FRANÇOIS DE LORRAINE

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Les Guises. — Claude de Lorraine, premier duc de Guise, et le cardinal Jean, son frère. — Les enfants de Claude à la cour de Henri II. — Duel entre Jarnac et la Châtaigneraie. — La cour de Henri II. — François de Lorraine, second duc de Guise, surnommé le Grand. — Son portrait, son caractère, ses premiers exploits. — Sa brillante conduite dans le Luxembourg. — La blessure qu'il reçut dans une escarmouche qui eut lieu contre les Anglais, près de Boulogne. — Catherine de Médicis et Diane de Poitiers. — Situation politique de l'Europe. — Le cardinal Charles de Lorraine à Rome. — Les Guises prennent leur essor.

 

Le nom des ducs de Guise ne peut être prononcé sans réveiller le souvenir de nos discordes civiles au XVIe siècle. Tous les services qu'ils rendirent à la patrie, les villes qu'ils défendirent, celles dont ils s'emparèrent, les batailles qu'ils gagnèrent, tout s'efface devant le terrible tableau des guerres de religion, devant la Saint-Barthélemy et devant la Ligue.

Si les membres de la branche cadette de la maison de Lorraine furent, un moment, plus puissants que les rois de France ; si la double croix qu'ils portaient dans leurs armes devint le signe de ralliement de tous les catholiques, c'est que, depuis longtemps, ils s'étaient acquis, par leur bravoure, par leur génie, par leur dévouement à leur patrie d'adoption, des titres sacrés à l'admiration et à la confiance du peuple.

Claude de Lorraine, que son père, René II, avait fait naturaliser Français à l'âge de onze ans, épousa Antoinette de Bourbon en 1513. Ami intime de François Ier, alors que le roi-chevalier ne portait encore que le titre de duc d'Angoulême, le prince lorrain se distingua de bonne heure à la cour de France. Après avoir été laissé pour mort sur le champ de bataille de Marignan, il suivit Bonnivet en Espagne (1521), et c'est sur lui qu'a rejailli toute la gloire de la prise de Fontarabie. Plus tard, après la trahison du connétable de Bourbon, il repoussa l'invasion anglaise en combattant contre le duc de Suffolk. Ce fut lui aussi qui défit les Impériaux à Neufchâteau.

Quand la capitale était menacée par les armées alliées de Charles-Quint et de Henri VIII, il accourait le premier pour la défendre, et les Parisiens, le voyant au milieu d'eux jurant de vaincre ou de mourir, reprenaient confiance.

Tandis que François Ier était prisonnier à Madrid, la France fut menacée d'être envahie par de fanatiques luthériens, sous la conduite d'Érasme Gerbert (mai 1525). Claude, avec l'aide de ses frères, leva toute une armée et refoula en Allemagne cette horde qui, après s'être emparée de Saverne, menaçait la Lorraine et comptait faire irruption en France par la Champagne. A la suite des victoires qu'il remporta sur ces fanatiques, il lui fut décerné le surnom de Grand-Boucher. Les troupes catholiques portèrent pour la première fois la double croix de Lorraine, depuis si célèbre dans nos guerres de religion.

Le règne de François Ier ne fut, on le sait, qu'une longue suite de guerres interrompues par des traités presque aussitôt violés que signés. Le duc Claude de Guise prit part à presque toutes les batailles livrées contre les Anglais et les Impériaux, et fut le seul de tous les généraux français de cette époque qui ne fut jamais battu. Ce fut lui qui, donné par François Ier au jeune duc d'Orléans pour être son principal lieutenant, conduisit, en 15412, la brillante campagne de Luxembourg.

François Ier, qui avait d'abord témoigné à Claude de Lorraine une affection et une reconnaissance dont il lui donna des preuves constantes en lui confiant le gouvernement de la Bourgogne et en élevant le comté de Guise en duché-pairie, manifesta vers la fin les craintes que lui inspirait l'ambition toujours croissante des princes lorrains. Les Guises se prétendaient légitimes héritiers du roi René par Yolande d'Anjou. Aussi, non contents de joindre à leurs armes celles de Sicile, de Naples, de Jérusalem, d'Anjou et de Provence, ils ne laissaient échapper aucune occasion de manifester leurs prétentions sur ces royaumes et sur ces provinces.

Le cardinal Jean de Lorraine, frère de Claude, fut l'un des prélats les plus magnifiques et les plus célèbres de cette époque. François Ier l'employa souvent dans ses négociations avec la cour de Rome et avec Charles-Quint. Mais, comme son frère, il revendiquait nécessairement l'héritage paternel, et son ambition était bien faite pour porter ombrage à la puissance royale. Voici un quatrain qui, dit-on, est de François Ier, et qui se trouve relaté dans tous les mémoires du XVIe siècle :

François premier prédict ce poinct

Que ceulx de la maison de Guyse

Nettoient ses enfants en pourpoinct

Et son poulvre peuple en chemise.

Cependant Brantôme rapporte, d'après Mme de Dampierre, que François Ier disait souvent : Foi de gentilhomme, je ne fais pas tant de bien à ces princes lorrains que je devrois ; car quand je pense que le roi Louis XI les a expuliez des duchés d'Anjou, comté de Provence et aultres terres leurs vrais héritages et qu'on leur retient, j'en ai charge de conscience.

Claude de Lorraine mourut le 12 avril 1550, à l'âge de cinquante-quatre ans. Son frère le cardinal Jean mourut la même année.

De son mariage avec Antoinette de Bourbon, Claude de Lorraine, duc de Guise, avait eu douze enfants : huit garçons et quatre filles. Ses deux premiers enfants, Pierre et Philippe, étaient morts en bas âge ; François, le troisième, né à Joinville le 17 février 1519, prit le titre de duc d'Aumale et devint de la sorte le chef de la famille. Après François venait Charles, qui fut plus tard cardinal de Lorraine, archevêque et duc de Reims, né à Joinville le 17 février 1524 ; Claude, né le ter août 1526, qui prit aussi le titre de duc d'Aumale et eut le gouvernement de la Bourgogne après la mort de son père ; Louis, archevêque de Sens, né le 21 octobre 1527, élevé au cardinalat en 1552 ; François, ne le 18 avril 1534, grand prieur de Malte en 1549 et général des galères de France en 1557 ; enfin René, marquis d'Elbeuf, qui fut aussi général des galères de France après son frère.

C'est avec ses six enfants que le duc de Guise se plaisait quelquefois à entrer dans l'appartement de François Ier. Ils avaient tous fière mine, et formaient à leur père une escorte qui faisait dire au roi : Vous n'avez pas peur qu'on vous oste la cape. Justement fier de ses nobles rejetons, Guise répondait que qui l'entreprendroit courroit fortune d'y laisser la sienne, et que ses compagnons ne l'endureroient pas.

Les quatre filles de Claude étaient : Marie, née le 22 novembre 1515, qui épousa le duc d'Orléans, duc de Longueville, le 4 août 1534, et Jacques V (Stuart), roi d'Écosse, le 9 mai 1538. A cette époque de l'histoire, Marie est régente d'Écosse au nom de sa fille Marie Stuart. La seconde fille de Claude fut Renée, abbesse de Saint-Pierre de Reims, née le 22 septembre 1522. La troisième, Antoinette, abbesse de Farmoustier, née le 31 août 1531 ; enfin Louise, née le 10 janvier 1520, mariée en premières noces à René de Nassau et de Chalons, prince d'Orange, et en secondes à Charles de Croy ; elle mourut le 18 octobre 1542.

Claude avait eu également un fils naturel, dom Claude de Lorraine, qui mourut le 28 mars 1612, après s'être distingué surtout par la dépravation de ses mœurs et par les cruautés dont il se signala au massacre de la Saint-Barthélemy.

C'est sous le règne de Henri II que la puissance des Guises commence à s'imposer à la France. François Ier, en mourant (31 mars 1547), avait adressé à son fils de sages recommandations. Après s'être préparé à une mort chrétienne qui édifia toute la cour, il appela le Dauphin qui devait régner sous le nom de Henri II et lui rappela les devoirs que la couronne lui imposait par rapport à ses sujets, par rapport à la religion, et lui recommanda d'appeler dans ses conseils l'amiral d'Annebault, le cardinal de Tournon, les seigneurs de Grignon et de Lorgeval, le capitaine Paulin et le secrétaire d'État Bayard.

Sauf Brantôme, presque tous les historiens du temps s'accordent à dire que François Ier redoutait l'influence que pouvaient exercer plus tard le connétable de Montmorency et la famille des Guises.

Montmorency était exilé, et si Claude de Lorraine ne se voyait pas frappé d'une disgrâce aussi apparente, il est hors de doute que le roi ne l'appelait plus dans la haute administration des affaires du royaume. Mais ses fils, l'archevêque de Reims surtout, avaient su, depuis longtemps, se mettre dans les bonnes grâces du futur roi, par le soin qu'ils avaient apporté en toute occasion à se déclarer ses partisans, et par l'influence qu'ils exerçaient sur l'esprit de Diane de Poitiers.

Henri II n'avait hérité de toutes les brillantes qualités de son père que d'une seule : le courage militaire. Faible d'esprit, plus propre à être conduit qu'à gouverner, selon les propres expressions de Mézeray, il était incapable de résister à l'ascendant que devaient exercer sur lui Diane de Poitiers, le maréchal de Saint-André, le connétable de Montmorency et les Guises, qu'il rappela immédiatement à la cour malgré les conseils de son père.

Soubs ce règne qui dura treize ans, non toutefois accomplis, et de l'entrée d'iceluy, la graine de nos guerres civiles fut semée par ceux qui tenoient les premiers lieux en l'administration publique, et print avec le temps si profonde racine qu'elle a mené le plus beau et le plus florissant Estat du monde jusques au bord de sa ruine et précipitation, dont il a esté préservé, non par prudence humaine, mais par une spéciale faveur et grâce de Dieu[1].

Les funérailles du feu roi eurent lieu avec une pompe inimaginable : cinq des fils du duc de Guise y figurèrent parmi les princes du grand deuil. Derrière le légat et les cardinaux venaient Charles, archevêque de Reims, et Louis, évêque de Troyes. René, marquis d'Elbeuf, portait le sceptre ; François, chevalier de Lorraine, cinquième fils de Claude, portait la couronne. Les restes de. François Ier furent réunis à ceux du Dauphin et inhumés à Saint-Denis.

Lorsque Henri II eut saisi le sceptre, ce fut, de la part de ses courtisans, une véritable curée. François et Charles de Lorraine obtenaient du roi et de Diane de Poitiers tous les emplois et sinécures qui étaient vacants. D'autre part, le maréchal de Saint-André recevait des dons considérables, et Montmorency se faisait payer cent mille écus comme arrérages des appointements de sa charge de connétable et de grand maître.

Au sacre du roi, qui eut lieu à Reims le 26 juillet 1547, par les mains de l'archevêque Charles de Lorraine que le pape nomma cardinal cinq jours après, les princes de Guise prirent place au même rang que les princes du sang royal. Il s'éleva même, à ce sujet, une vive querelle entre François de Lorraine, duc d'Aumale, et le duc de Montpensier.

Ce fut à cette époque qu'eut lieu le duel, resté si célèbre dans les chroniques, entre Guy Chabot de Jarnac, seigneur de Montlieu, et François de Vivonne, seigneur de la Châtaigneraie. François de Lorraine fut un des témoins de Vivonne. Lorsque Vivonne mourut des suites de la blessure qu'il reçut au jarret, d'Aumale fit élever à son ami un monument sur lequel il fit graver cette inscription : Un grand prince lorrain et français, grandement triste et fasché d'un tel événement inopiné, a dédié ce monument aux mânes de ce brave chevalier poitevin.

Le cardinal Charles de Lorraine, voulant assurer par tous les moyens la puissance de sa famille, négocia le mariage de Claude de Lorraine, marquis de Mayenne, son frère, avec Louise de Brézé, dame d'Anet, fille aînée de la trop célèbre Diane de Poitiers.

Ce mariage attira à François de Lorraine cette verte apostrophe que lui fit Gaspard de Châtillon, alors son ami intime : Il vaut mieux, lui dit-il, avoir un pouce d'autorité avec honneur qu'une brassée sans honneur.

La cour de France avait complètement changé de face depuis la mort du feu roi. La grande souveraine, la dispensatrice de toutes les faveurs royales, était Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois. Elle était alors âgée de quarante-huit ans, et exerçait encore sur l'esprit du roi un ascendant que la jeune et astucieuse Catherine de Médicis ne pouvait contre-balancer.

L'amiral d'Annebault avait été remplacé par le connétable Anne de Montmorency. Le connétable possédait de grandes qualités militaires et administratives, et apportait dans l'exercice de sa charge une inflexible rigueur. Ce fut grâce à sa fermeté que la discipline put enfin être introduite dans l'armée. Il institua les cours prévôtales à l'aide desquelles il réprima les licences des gens de guerre. On disoit dans les armées qu'il falloit se garder des patenôtres de M. le connétable ; car en les disant et marmottant, lorsque les occasions se présentaient. comme force débordements et désordres y arrivent, maintenant il disoit : Allez-moi pendre un tel ; attachez celui-là à un arbre ; faites passer celui-là par les piques tout à cette heure, et les arquebuse : tous devant moi. Taillez-moi en pièces ces marauds, brûlez-moi ce village ; boute-moi le feu partout à un quart de lieue à la ronde ; et ainsi tels et semblables mots de justice et de police de guerre proféroit-il selon ses occurences, sans se débaucher nullement de ses pater jusqu'à ce qu'il les eût parachevés[2].

Après le connétable, peut-être même avant, venait dans le conseil François de Lorraine, duc d'Aumale, qui avait été le compagnon d'armes du jeune roi et exerçait sur lui ce prestige dont voudraient en vain se défendre les natures vulgaires lorsqu'une fois elles ont été mises en rapport avec des hommes que la promptitude de leur jugement et la souplesse de leur esprit ont fait naître pour le commandement et pour la domination.

François de Lorraine, qui porta jusqu'à la mort de son père le titre de duc d'Aumale, est une des plus grandes et des plus nobles figures du XVIe siècle. Sa taille était majestueuse, et son regard fixe et pénétrant embarrassait même le roi Henri II, qui était obligé de baisser les yeux devant lui. Mais son sourire affable, ses paroles courtoises et son exquise politesse, corrigeaient ce qu'il y avait en lui de trop altier. Il avait le front large, les yeux bleus et la barbe blonde. Doué d'une force et d'une adresse incroyables à tous les exercices du corps, il aimait passionnément la chasse et les combats, où il se distinguait par une bravoure qui allait souvent jusqu'à la témérité. Quel que fût le rang qu'il occupait dans l'armée, il était toujours le premier pour marcher à l'assaut ou pour diriger une charge. Cependant sa prudence était excessive, et autant, si ce n'est plus, que le duc d'Albe, il était avare du sang de ses soldats, dont il était aimé à l'idolâtrie, ne négligeant aucune occasion de faire valoir leur mérite et de les récompenser quand ils avaient accompli quelque action d'éclat. Il faisait tout et voyait tout par lui-même. Qu'il entreprît un siège où qu'il défendît une ville, il dressait lui-même les batteries, pointait les pièces et faisait des reconnaissances en personne. Son coup d'œil était prompt et hardi, et l'exécution était aussi rapide que la pensée.

S'il a été, sans conteste, le plus grand homme de guerre que la France ait possédé au XVIe siècle, il a été aussi le politique le plus habile et le plus généreux de son époque. Tous le redoutaient et tous étaient obligés (le rendre hommage à la magnanimité et à la grandeur de son caractère. Même lorsqu'il semblait n'occuper à la cour qu'un rôle secondaire, ses ennemis le considéraient toujours comme l'âme de son parti. Catherine de Médicis, malgré toute son astuce, était obligée de céder devant lui et d'obéir à sa volonté.

Élevé par sa mère, la noble et vertueuse Antoinette de Bourbon, il faisait profession, comme tous ceux de sa race, d'un catholicisme ardent et convaincu. François de Lorraine ne se mit pas à la tête du parti catholique par ambition seulement, mais par amour pour la religion de ses pères. Son ambition, si grande qu'elle fût, ne parla jamais plus haut que son patriotisme. On peut regretter seulement dans sa carrière, si remplie d'événements militaires et politiques, qu'il se soit quelquefois laissé influencer par son frère Charles, archevêque de Reims, plus tard cardinal de Lorraine.

Tout jeune, on pourrait dire tout enfant, il suivait son père sur les champs de bataille. A l'âge de dix-sept ans, il était déjà dans l'armée de Champagne, et son père écrivait à François Ier qu'il voulait bientôt lui céder son épée, comme plus capable de rendre des services entre ses jeunes mains qu'entre les siennes. Il fit avec son père et le duc d'Orléans la campagne de Luxembourg (1542). Il avait alors pour compagnon d'armes et pour ami intime Gaspard de Châtillon, si célèbre depuis sous le nom de l'amiral de Coligny. L'année suivante, le jeune prince accomplit encore des prodiges de valeur dans la petite armée de Vendôme, qui était chargée principalement de ravitailler Thérouanne et de mettre cette place à l'abri d'un coup de main.

À la tête de quelques gentilshommes dont il était le chef, parmi lesquels il faut citer Laval, d'Esguilly, Saint-André, il faisait de fréquentes sorties et allait chercher l'ennemi, pour le forcer à livrer bataille, jusque sous les murs d'Aire et de Saint-Omer. Dans une de ces entreprises, appuyé par une escorte d'environ deux cents chevau-légers, commandée par des Cars, il battit quatre cents Impériaux entre Hesdin et Thérouanne, dans un lieu situé près d'un pont jeté sur l'Aquette. Il fit prisonniers à peu près la moitié des ennemis, et contribua aussi puissamment à la prise de Lillers.

Après avoir tenté quelques coups de main contre la place d'Avesnes, il vint s'enfermer avec enthousiasme dans Landrecies, que menaçaient les Impériaux. Avec lui s'était jetée dans cette place toute la fleur de la jeune noblesse française : le duc de Nevers, Gaspard de Châtillon, Dandelot son frère, les deux la Rochefoucauld, Bonnivet, les deux frères Maillé de Brézé, et leur témérité était si grande qu'elle fit craindre à François Pr qu'ils ne compromissent la sûreté de Landrecies. Sous ce prétexte, le roi les rappela auprès de lui pour qu'ils le suivissent dans le Luxembourg, persuadé, non sans raison, que lui seul aurait assez d'autorité sur eux pour les empêcher de commettre les coups de tête dont ils étaient familiers.

D'Aumale eut le commandement d'une partie de l'avant-garde de l'armée du Luxembourg. Ce fut lui qui s'empara du château de Sainte-Marie et des petites places environnantes qui, si elles étaient restées au pouvoir de l'ennemi, auraient pu empêcher le ravitaillement de l'armée.

Le 10 septembre 1543, les Français arrivaient devant la place de Luxembourg, et ce fut d'Aumale qui parvint le premier à mettre ses batteries en ligne une heure avant le jour. Afin d'être reconnu par ses soldats au milieu de l'obscurité, le prince était vêtu de blanc. Ce fut donc dans ce costume qu'il sortit de la tranchée pour aller reconnaître les remparts de la ville et indiquer l'endroit où il fallait faire brèche. Mais à peine fut-il à découvert qu'un coup de mousquet, ou arquebusade à crocs, lui fut tiré des murailles et lui perça le dessus du col du pied, près de la cheville. Les os furent fracturés et les nerfs lésés si fortement, qu'on le transporta presque sans espoir, d'abord sous sa tente et ensuite à Longwy, à cinq lieues en arrière de Luxembourg. Il fut redevable de sa guérison aux prompts secours que lui prodiguèrent les chirurgiens mandés en toute hâte par le roi, et aux soins dont son père l'entoura. Dans la douleur que lui faisait éprouver les pansements, le duc d'Aumale ne pouvait s'empêcher de laisser échapper des gémissements. En l'entendant ainsi se plaindre, son père lui dit un jour ces paroles dignes des anciens Spartiates : Les personnes de notre rang ne doivent point ressentir les blessures, mais, au contraire, prendre plaisir à bastir leur réputation sur la ruine de leur corps.

Après le traité conclu le 18 septembre 1544, entre Charles-Quint et François Ier, traité contre lequel protestèrent le Dauphin, le duc de Vendôme, d'Aumale et une foule d'autres seigneurs de la cour, François Ier tourna ses forces contre l'Angleterre.

Lejeune prince lorrain faisait partie de l'armée commandée par le maréchal du Biez. Avec lui se trouvaient le comte d'Enghien, le jeune et brillant vainqueur de Cérisoles, le duc de Nevers, le comte de Laval et la Trémoille. Il n'y eut pas de bataille réglée, mais les escarmouches étaient journalières entre nos troupes et celles de Henri VIII. Ce fut dans une de ces rencontres que d'Aumale reçut au visage la glorieuse blessure dont il porta la Cicatrice le reste de ses jours.

Aux environs de Boulogne, près du mont Lambert, un vif engagement avait lieu entre les Français et les Anglais. Le jeune Lorrain était spectateur de la lutte, lorsqu'il vit que le combat commençait à tourner à notre désavantage, à la suite d'un renfort que recevait l'ennemi et qui nous chargeait en flanc. Sans s'inquiéter s'il était suivi par ses compagnons, il tira l'épée et se précipita au plus fort de la mêlée. Les Anglais fléchissent un moment ; mais, le voyant presque seul, ils reviennent contre lui, l'entourent, le pressent et l'accablent sous leur nombre, et le forcent à se défendre avec la rage du désespoir. Le capitaine anglais qui commandait le renfort fond tout à coup sur lui et lui porte au- dessus de. l'œil droit, un rude coup de lance qui, déclinant vers le nez, passe entre l'oreille et la nuque avec une si grande violence qu'elle se brise dans la tête, où elle avait pénétré à plus d'un demi-pied. Le fer de la lance reste tout entier dans la plaie, ainsi que la douille et deux doigts de la longueur du bois. Ambroise Paré dit que ledit seigneur allait toujours guerroyer à face découverte, voilà pourquoi la lance passa outre de l'aultre part.

Chose incroyable, d'Aumale ne fut point désarçonné sous ce rude coup ! Il continua de se battre et joua même si bien de l'épée qu'avec l'aide seulement de son jeune frère Claude et de son ami de Vieilleville, qui ne l'avait point abandonné, il se dégagea des mains des ennemis et rentra à cheval dans son camp.

La blessure était horrible. Avec cette plaie béante d'où s'échappaient des flots de sang, le visage du jeune prince n'avait plus rien d'humain. Quand il apparut au milieu des siens, les chirurgiens furent si stupéfaits et si convaincus de l'inutilité des efforts qu'ils pourraient tenter pour sa guérison, qu'ils se refusèrent à faire subir au comte d'Aumale un surcroît d'inutiles souffrances. Le roi envoya immédiatement au jeune prince son meilleur chirurgien, le célèbre Ambroise Paré. Celui-ci, avec cette sûreté de coup d'œil de l'homme de génie et cette adresse remarquable qui a fait sa réputation de grand praticien, résolut de tenter une opération qui aurait suffi à sa renommée.

En présence d'une foule considérable de gentilshommes et d'officiers, et assisté de maître Nicole Lavernan, il fit coucher le prince lorrain par terre et lui demanda s'il ne trouverait point malséant qu'il lui posât le pied sur le visage. Je consens à tout, travaillez, dit le prince, qui se souvenait des stoïques recommandations de son père. Le grand chirurgien prit alors des tenailles de maréchal-ferrant, saisit avec cet instrument primitif le bois de la lance qui sortait de la plaie, et l'arracha de la blessure, ce qui se fit non sans fracture d'os, de nerfs, de veines et d'artères. Le prince soutint cette opération comme si on lui eût tiré un cheveu, dit Martin du Bellay. Ah ! mon Dieu ! exclama-t-il ; et ce fut tout le signe de douleur qu'il laissa échapper. Transporté à Pecquigny, d'Aumale fut trois jours en danger de mort. Mais la nature fit de si puissants efforts et le prince était si robuste, qu'il fut bientôt en complète guérison, ne conservant plus de cette blessure qu'une glorieuse cicatrice qui l'aurait fait surnommer le Balafré, comme son fils, si l'histoire ne lui eût décerné le titre de Grand. Ambroise Paré avait coutume de dire, en parlant de cette cure merveilleuse : Je le pansay, et Dieu le guarit.

A peine le comte d'Aumale fut-il en convalescence, qu'il s'empressa de faire parvenir au roi ce billet écrit d'une main mal assurée, mais qui témoigne d'une remarquable fermeté d'esprit : Sire, je prendrai la liberté de vous mander que je me porte bien, j'espérant n'estre point borgne. Vostre très humble serviteur : LE GUIZARD.

Le roi admira grandement l'énergie du jeune prince lorrain, et le récompensa des services qu'il avait déjà rendus, en lui donnant lu gouvernement du Dauphiné par lettres expédiées le 9 mars 1546.

Antoinette de Bourbon, mère du comte d'Aumale, jouissait alors d'une réputation presque de sainteté : réputation qu'elle méritait, du reste, par ses grandes vertus et la noblesse de son caractère. Les partisans des Guises, très nombreux déjà, attribuèrent aux prières de cette pieuse princesse le miracle de la conservation du comte d'Aumale. Il est dit, dans la Conjonction des lettres et armes, qu'Antoinette conserva pieusement, tout le reste de sa vie, le fer de la lance qui avait pénétré dans la tête de son fils.

Ce n'était pas seulement en France, c'était dans toute l'Europe que grandissait chaque jour la puissance des Guises. On se souvient de l'empressement qu'avait mis Claude de Lorraine à lever une, armée à ses propres frais pour aller à la rencontre d'Érasme Gerbert lorsque celui-ci voulut envahir la France (1525). Depuis cette époque, la réforme avait fait d'immenses pi ogres. Les doctrines de Luther avaient triomphé dans une grande partie de l'Allemagne. Les Vaudois réfugiés dans le midi de la France s'étaient convertis à la confession de Calvin.

Henri VIII, autant pour satisfaire ses passions que ses goûts sanguinaires, s'était déclaré à son tour pour la réforme, et donnait contre les catholiques le signal des plus violentes et des plus infâmes persécutions.

Les Guises ne laissaient échapper aucune occasion de se montrer les champions de la foi catholique. C'est sur leur vaillance et sur leur haute renommée que les papes faisaient reposer leur plus ferme appui. C'est sur eux que comptait leur sœur Marie de Lorraine, veuve de Jacques V, roi d'Écosse, pour maintenir contre Henri VIII les droits de sa fille Marie Stuart ; et c'est autour d'eux que commençait à se former le premier faisceau de catholiques qui devait plus tard tenir en échec la puissance royale, et d'où devait sortir un jour cette formidable conjuration qui s'appela LA LIGUE, mais à laquelle la France dut la conservation de sa foi séculaire et de sa puissante unité nationale.

A peine d'Aumale fut-il en convalescence, qu'il reprit sa place dans l'armée et vint de nouveau combattre sur la terre d'Oye et sur le bord de la mer, où le maréchal du Biez avait réuni toutes ses forces afin de s'emparer du bourg de la Marck, dans lequel les Anglais s'étaient solidement retranchés. Après quelques marches et contremarches des deux armées, ayant pour objectif ou la ville de Mézières ou le bourg de la Marck, la paix fut enfin conclue entre la France et l'Angleterre. Les principaux articles de ce traité furent la restitution de Boulogne dans huit ans, moyennant une somme de deux millions d'écus d'or, à des échéances stipulées, et une pension de cent mille écus qui ne fut jamais payée.

Charles-Quint, qui gouvernait l'Allemagne et l'Italie en César, voyait se former contre lui une ligue qui aurait pu porter un coup terrible à sa puissance. L'électeur de Saxe, le landgrave de Hesse et plusieurs autres princes allemands, conjurés contre l'Empereur, demandaient l'appui de François lei ; mais la mort vint surprendre le roi de France (31 mars 1547) au moment où il faisait ses préparatifs pour cette nouvelle campagne.

A côté du roi Henri II, qui dissimulait l'indolence de son esprit sous une grande dépense de forces physiques, se dressait dans l'ombre, presque dans l'arrière-plan, la silhouette de la plus sombre et de la plus terrible figure de cette époque : Catherine de Médicis. Jeune, belle, spirituelle et instruite, habile dans l'art de la dissimulation comme tous ceux de sa race, ambitieuse et vindicative elle se voyait dédaignée par le roi, son mari. Feignant d'être une épouse patiente et résignée, elle se fit la courtisane de la toute-puissante Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, afin d'obtenir d'elle quelques légères faveurs. Elle, la reine de France, devait se montrer satisfaite de la dédaigneuse protection que voulait bien lui accorder la maîtresse de son mari. On comprend tout ce qui s'amassait de colère et de haine dans cette âme ardente, qui devait plus tard ne reculer devant aucun crime pour satisfaire son ambition, pour venger les injures faites à son amour-propre, ou pour se débarrasser de ses ennemis.

Il est indispensable que nous jetions maintenant un rapide coup d'œil sur la situation politique de l'Europe, au moment où les Guises s'apprêtent à jouer en France un si grand rôle.

Henri VIII, qui était mort quelque temps avant François lei, avait laissé la régence de son fils, Édouard VI, au duc de Somerset, qui prit le titre de protecteur. Le régent, qui était en même temps l'oncle du roi, s'arrogea une telle autorité que, sous son gouvernement, les discordes civiles ne tardèrent pas à éclater. La plupart des seigneurs anglais, justement irrités de l'arrogance tyrannique du protecteur, soulevèrent dans le sein de l'Angleterre des factions qui mettaient cette puissance dans l'impossibilité matérielle de porter la moindre atteinte à la sécurité de la France.

En Écosse, le cardinal de Saint-André, régent de la jeune Marie Stuart, était mort assassiné, victime aussi de l'antipathie de la noblesse et de sa sévérité envers les réformés. Marie de Lorraine, régente du royaume, était restée de cœur profondément attachée à la France. Comprenant tous les périls que faisait courir à l'Écosse la puissante rivalité de l'Angleterre, elle servait en toute occasion les intérêts de la France, et poussait les dispositions naturelles de son peuple à Se mettre sous la protection de Henri H. Elle était soutenue dans cette politique par ses frères, qui voyaient tout l'avantage qu'ils pourraient retirer d'une alliance entre leur sœur et le roi de France. Marie Stuart était fiancée au fils de Henri VIII. La reine d'Écosse proposa la main de sa fille au jeune Dauphin, qui devait régner plus tard sous le nom de François II ; et la princesse, alors âgée de six ans, fut envoyée à la cour de France, où elle fut élevée.

Charles-Quint avait en ce moment sur les bras la ligue de Smalkalde. Toute une partie de l'Allemagne, ayant embrassé la religion réformée, avait résolu de secouer son joug. La mort surprit François Ier au moment où ce monarque allait s'unir aux protestants pour porter un coup terrible à la puissance de Charles-Quint. Henri II aurait pu profiter de la situation où se trouvait l'ennemi séculaire de la France, pour exiger la révision de la plupart des traités conclus sous le règne précédent. Les ambassadeurs que le roi envoya auprès de l'Empereur se montrèrent si irrésolus dans leurs demandes, que Charles-Quint, comprenant qu'il n'avait rien à redouter du côté de la France, se borna à gagner du temps en leur faisant de vagues promesses.

En Italie, les affaires étaient plus embrouillées encore. Le pape Paul III (Alexandre Farnèse) avait investi des duchés de Parme et de Plaisance Pierre- Louis Farnèse, son fils, qu'il avait eu d'un mariage secret contracté dans sa jeunesse. Pierre s'était rendu odieux à ses sujets par ses exactions et par les dérèglements de ses mœurs. Pour se mettre à l'abri des attaques de l'Empereur, il fit construire dans Plaisance une citadelle qu'il croyait imprenable. Mais il fut assassiné dans son propre palais par ses courtisans, qui jetèrent son cadavre au peuple. Ses restes sanglants furent traînés dans les rues de la ville.

Au même instant où ce crime s'accomplissait, les Espagnols qui étaient dans le Milanais se présentèrent aux portes de la ville et s'en emparèrent au nom de l'Empereur. Parme ne fut sauvée que par la vigilance d'un officier du pape, qui parvint à entrer dans la ville avant l'arrivée d'un détachement espagnol.

Bien que Charles-Quint s'en défendît ensuite auprès de Paul III, il est hors de doute que l'assassinat de Pierre-Louis Farnèse n'avait pas été médité seulement par les courtisans de ce prince. Si les Espagnols se présentèrent si inopinément devant les villes de Plaisance et de Parme, c'est qu'ils connaissaient de longue date la conjuration qui venait d'avoir un si dramatique résultat.

Le pape Paul III était donc dans une position des plus difficiles, lorsque le cardinal Charles de Lorraine vint à Rome pour lui porter l'hommage de l'obédience filiale du roi son maître. Le célèbre cardinal devait ensuite se rendre au concile qui se tenait en ce moment à Bologne ; mais le véritable but de son voyage était d'engager le pape à devenir l'allié de la France.

Arrivé à Rome, le 31 octobre 1547, avec le marquis de Mayenne son frère, il fut reçu par le saint - père avec les marques de la plus grande affection, et eut sa chambre tout à côté de celle du souverain pontife. Dans sa correspondance, il se loue d'avoir trouvé à Rome une compagnie d'affectionnés Français, et se félicite de ce que le peuple romain parloit maintenant autant François qu'italien et sçavoit du moins bien dire : Vive la France !

Dans le consistoire du 15 décembre, le cardinal Charles de Guise se montra, malgré sa jeunesse, aussi habile ambassadeur et aussi grand diplomate que le cardinal Jean de Lorraine, son oncle.

Après avoir parlé en termes éloquents de l'amour des rois de France pour la religion et de leur respect et de leur soumission pour le successeur des apôtres, il demanda au souverain pontife de s'opposer de bonne heure aux factions naissantes qui souvent, malgré leur faiblesse à leur origine, produisent des effets funestes, et lui indiqua, comme moyen le plus efficace à cet égard, le rétablissement d'une intime union avec le monarque très chrétien. Car, vous n'ignorez pas, très saint père, disait l'habile cardinal, dans quelles extrémités une trop grande sécurité réduisit autrefois les papes Jean XIII, Grégoire VII, Pascal II et Alexandre III, jusqu'à ce que leurs successeurs eussent, avec l'aide des Français, recouvré leur ancienne autorité que les empereurs avaient usurpée.

Ce dernier trait était destiné à mettre en défiance le souverain pontife contre Charles-Quint, à faire tourner à l'avantage exclusif de la France les débats que le concile soulevait journellement entre eux, et préparait l'accomplissement de la mission réelle, secrètement donnée au cardinal, d'entraîner le pape dans une ligue contre l'Empereur[3].

Voici quelles furent les causes qui déterminèrent cette ligue.

L'empereur Charles-Quint, après avoir fait prisonnier l'électeur de Saxe et le landgrave de Hesse, avait lancé un édit appelé interim, rédigé par trois théologiens, deux catholiques et un protestant, et par lequel il accordait aux réformés l'exercice public de leur religion, le mariage des prêtres et la communion sous les deux espèces.

Cet édit devait rester en vigueur jusqu'à ce que le concile, réuni à Trente d'abord et ensuite à Bologne, eût fait connaître ses décisions sur les points controversés. Le pape les rejeta pour les catholiques et les toléra seulement pour les protestants, comme moyen de conciliation pour les ramener aux véritables croyances. Mais ni les catholiques ni les protestants ne se montrèrent satisfaits de ce compromis, qui blessait également leurs consciences. L'Empereur voulait que le concile fût de nouveau tenu à Trente ; mais le pape, qui redoutait la domination du puissant empereur, résolut de placer l'indépendance du concile sous la haute protection de la France en le maintenant à Bologne. Pour permettre aux Français de pourvoir à la sûreté du pape, il fut résolu que l'on profiterait des troubles qui venaient d'éclater dans le royaume de Naples pour y faire pénétrer les Français, et que le second petit-fils de Paul III, Horace Farnèse, épouserait Diane d'Angoulême, fille naturelle du roi de France et d'une demoiselle piémontaise. Le duc Urbain, le duc de Ferrare et le comte de la Mirandole, dont les États venaient presque jusque sous les murs de Rome, devaient entrer dans cette ligue contre Charles-Quint. Il fallait pour cela obtenir l'agrément du concile, où siégeaient plusieurs cardinaux favorables à Charles-Quint. Si la ligue réussissait, Charles-Quint était rejeté d'un seul coup hors de l'Italie ; les Français restaient maîtres de Naples, et les princes de Farnèse régnaient dans le Milanais.

Le cardinal de Guise déploya tant d'activité et promit aux cardinaux tant de bénéfices français, qu'il obtint l'accession solennelle du consistoire à ses projets. Mais était-ce bien pour le compte du roi de France que travaillait l'habile cardinal ? Le pape Paul III était alors âgé de plus de quatre-vingts ans. Un conclave était donc imminent. Tous les historiens du temps s'accordent à peu près à dire que Guise ne traitait pas seulement, dans le concile de Bologne, les questions politiques et religieuses que les cardinaux avaient à résoudre, mais qu'il préparait aussi l'élection de son oncle, le cardinal Jean de Lorraine, au siège de saint Pierre ; et après l'oncle celle du neveu.

Le cardinal insistait donc fortement auprès du roi pour qu'il sanctionnât ses projets et les mît promptement à exécution ; en envoyant à Paul HI un secours de vingt mille hommes, fournis pendant quatre mois et qui devaient servir à la conquête du royaume de Naples, conquête dont il s'exagérait la facilité. Quant à Naples, écrivait-il le 11 novembre, le pape m'a dit que les portes en étoient si ouvertes, qu'elles devoient donner envie d'y faire entreprise. Mais il faudroit savoir si nous pourrions faire venir le Grand Seigneur en querelle avec l'Empereur, ou, pour le moins, si de lui ou du roi d'Alger on pourroit avoir quarante ou cinquante galères. Sire, il n'est pas croyable la quantité de forusiens[4] qui est par deçà, tous ne demandant qu'un aveu pour faire la guerre audit Naples ; et n'ai tous les jours autre offre sinon qu'ils vous supplient de permettre qu'ils vous fassent leur roi. Les astres me disent que, si vous ne vouliez entendre à cette entreprise, que vous m'advouiez ou l'un de mes frères ; qu'ils me bailleront gens et argent et me mettront dans ledit royaume pour le bailler à un de mes frères.

C'est un vrai labyrinthe d'intrigues, presque inextricable, que ce voyage du cardinal Charles de Lorraine à Rome. Pour arriver à ses fins, le jeune et ambitieux cardinal allait jusqu'à rêver une alliance entre la Sublime Porte et le Saint-Siège. Dans sa vaste imagination, il avait combiné toutes les chances de succès qui pouvaient assurer à sa famille la possession presque complète de l'Italie, et cela en se montrant toujours, autant par intérêt que par conviction, le champion zélé du catholicisme. Par le cardinal de Farnèse, neveu du pape, il se faisait donner l'assurance de l'élection du cardinal son oncle au trône pontifical. Il voyait d'autre ?part son frère aîné, François, duc d'Aumale, déjà roi de Naples, et lui assurait en Italie une puissante alliance en négociant son mariage avec Anne d'Este, fille d'Hercule II, duc de Ferrare, et de Renée de France, fille de Louis XII ; mariage qui fut célébré un an après, en même temps que celui d'Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, avec Jeanne d'Albret, fille de Henri, roi de Navarre, et de Marguerite, sœur de François Ier. C'est de cette union d'Antoine de Bourbon et de Jeanne d'Albret que naquit le roi Henri IV.

Voilà donc les Guises prenant leur grand essor. L'union constante de tous les membres de leur famille, les grandes qualités qui semblent héréditaires chez eux ; l'audace, la bravoure, le talent militaire, l'habileté, l'éloquence, tous ces dons précieux dont l'ensemble constitue le génie, leur permettent d'étendre la main à la fois sur la couronne et sur la tiare. D'un coup d'œil hardi ils embrassent la France, l'Écosse et l'Italie. Le roi de France et le pape subissent à un égal degré cette domination qu'ils savent imposer à tous ceux qui les entourent. Nul autant que le duc d'Aumale ne sait se rendre populaire par sa libéralité envers les petits, son caractère chevaleresque, sa familiarité envers le soldat, dont il partage tous les périls et supporte toutes les fatigues. Habile capitaine autant que brave, il a, comme le connétable de Bourbon, le rare mérite d'être sûr de trouver autour de lui des soldats toujours prêts à se faire tuer à ses côtés. Chef de parti, à son nom des milliers de croyants se lèveront arborant, en signe de ralliement, la double croix de Lorraine, qui brille dans ses armes.

 

 

 



[1] Mézeray, Histoire de France.

[2] Brantôme.

[3] Histoire des ducs de Guise, par René de Bouillé, t. I, p. 179.

[4] Mot emprunté à l'italien fuori usciti, émigrés.