HENRI DE GUISE LE BALAFRÉ

 

CHAPITRE XII.

 

 

Prédictions pour l'année 1588. — Après la mort du duc de Bouillon, le duc de Lorraine porte les armes contre Jametz. — La Noue, protecteur de Charlotte de Bouillon et gouverneur de Sedan, proteste contre les prétentions du duc de Lorraine. — Prise de Jametz. — Violente polémique entre d'Épernon et l'archevêque de Lyon Pierre de l'Espinac. — Gaverston et l'Anti-Gaverston. — Mort d'Henri de Bourbon prince de Condé (5 mars 1588). — Emprisonnement de sa femme. — Instructions de Mucius à de Treule pour Mendoza. — Requête des ligueurs réunis à Nancy. — Les trois partis : Bellièvre et la Guiche envoyés par le roi auprès du Balafré. — Les Seize forment encore divers complots dont le roi est informé par Poulain. — Émoi de la cour en apprenant que le duc de Guise se rapproche de Paris. — Secours promis par l'Espagne. — Le roi s'oppose à ce que le duc de Guise vienne à Paris. — Entrée triomphale de Guise à Paris (9 mai 1588). — Entrevue du duc et de la reine mère. — Le roi et ses conseillers. — Arrivée du duc de Guise chez le roi. — Les Parisiens, craignant pour la vie de Guise, attendent sa sortie autour du Louvre. — Mesures que prennent réciproquement l'un contre l'autre le duc de Guise et le roi. — Nouvelle entrevue (10 mai) entre le roi et le duc dans le jardin de l'hôtel de Catherine de Médicis. — Tranquillité relative de Paris dans la journée du 11. — Dans la nuit du 11 au 12 et dans la matinée, les troupes du roi entrent dans Paris et occupent les postes les plus importants. — Fautes de stratégie. — L'hôtel de Guise dans la matinée de la journée des Barricades (jeudi 12 mai). — Inutiles négociations. — La journée des Barricades. — La place Maubert. — Le cimetière des Innocents. — Le grand et le petit Châtelet. — Le mont Saint-Michel. — Guise au milieu des insurgés. — Il les calme et leur fait crier : Vive le roi ! — Collision regrettable au Marché-Neuf. — Guise arrête l'effusion du sang et délivre les troupes du roi. — La reine mère va voir Guise à son hôtel. — Conversation politique. — Conditions du duc de Guise. — Conseil tenu dans la nuit chez le roi. — Fuite du roi, qui se retire à Chartres. — Appréciations diverses sur la journée des Barricades. — Causes de la magnanimité de Guise. — Mesures d'ordre. — Le Balafré écrit aux villes catholiques. — Il fait offrir sa protection à l'ambassadeur d'Angleterre. — Réponse du président de Harlay. — La justice reprend son cours. — Manifeste du Balafré aux gouverneurs des provinces. — Sa lettre au roi. — Le duc de Guise nomme le prévôt des marchands, des magistrats et des officiers à la place de ceux qu'il a destitués. — Henri III dénonce Guise aux puissances. — Sa correspondance avec son beau-frère Philippe II. — L'ordre est rétabli dans la capitale mais Guise continue à prendre des mesures de précaution. — Les pénitents de Paris vont en procession jusqu'à Chartres. — Députation du parlement de Paris auprès du roi. — Réponse du roi.— Requête du cardinal de Bourbon et du duc de Guise au nom de la Ligue tout entière. — Réponse d'Henri III à cette requête. — Le duc d'Épernon se démet de ses fonctions. — Voyage du roi à Rouen. — Négociations. — Édit de juillet, appelé édit de l'Union. — Traité secret. — Le cardinal de Bourbon et Guise font remercier le roi. — Guise lieutenant général du royaume. — Convocation des états généraux. — Entrevue du roi et du Balafré à Chartres. — Parallèle entre l'édit de l'Union et l'édit de Saint-Germain (1570), et entre Guise et Coligny. — La faction caroline. — Nevers contre les Guises. — Changement de ministère. — D'Entragues à Orléans. — D'Épernon à Angoulême. — Soissons et Conti retournent à la cour et obtiennent l'absolution du Saint-Père. — Défaite de la flotte espagnole. — Guise et le roi se préparent à paraître devant les états.

 

Jamais année (1588) n'avait été tant célébrée que celle-ci, non par les faux oracles de quelques devins insensés ; mais par les prédictions certaines des plus habiles astronomes ; et il n'y en eut jamais aussi de marquée par des événements si singuliers ; mais elle fut surtout funeste à la France, puisque ce fut alors que, par l'indolence ou le peu d'habileté des ministres, aussi bien que par la faiblesse naturelle et l'aveuglement malheureux du prince, on vit le premier trône du monde chanceler et prêt à tomber en ruine.

Ce n'est point, un commentateur arriéré, un esprit faible, ajoutant une foi naïve aux révélations des nécromanciens et des astrologues florentins, grands diseurs de bonne aventure, que protégeait Catherine de Médicis ; non, c'est l'honnête et grave de Thou qui débute ainsi dans le livre Xe de son Histoire universelle. Après cet exorde, l'érudit et judicieux historien s'étend gravement sur les prédictions de Régiomontan, de Gispard Bruschius et de Jean Stoffler pour l'année 1588. Aux prédictions savantes succèdent les prodiges, dont l'énumération est faite avec une exactitude méticuleuse et une touchante simplicité.

Dans le mois de février, ce sont deux jumeaux qui naissent à cinq jours de distance, et cinq parhélies qui paraissent dans le ciel ; au mois de mai, on prit à Gripswalde, en Poméranie, un espadon d'une énorme grandeur, marqué de lettres ou figures qui semblaient annoncer la guerre, telles que croix, épées, drapeaux, bêches, poignards, têtes de chevaux et vaisseaux. On voyait tout cela et même plus encore sur cet espadon phénoménal. Dans la Bretagne et dans l'Anjou, il eut une secousse de tremblement de terre qui se fit sentir jusqu'à Saumur. La Loire même, avec ses vagues et ses flots écumants, parut émue de ces secousses. Mais ce qu'il y eut de plus extraordinaire, ce fut le soleil qui s'obscurcit tout à coup en Saxe-Veimar et parut, ce jour-là, porter à sa bouche (?) une épée dont la pointe menaçait le monde !

Prédictions savantes, enfants phénomènes, monstres marins, tremblement de terre et éclipse de soleil, c'est-à-dire la science et la nature également épouvantées, annonçaient au monde que la Ligue allait être victorieuse ! Le sévère et honnête historien, se rappelant le prodige dont Rome fut témoin sous Néron, lorsque le parc de Vectius Marcellus, planté d'oliviers, fut transporté de l'autre côté du chemin, déclare que ce prodige est pour lui moins étonnant que d'avoir vu l'Espagne transportée en France et marcher fièrement la tête levée dans les rues de Paris.

Le fait est vrai, pour être moins prodigieux que celui dont parle l'histoire romaine, nous comprenons qu'il ait laissé une impression plus douloureuse dans le cœur des bons patriotes. Seulement ces bons patriotes auraient dû, avant de lancer aux ligueurs et aux Guises leurs anathèmes, se rappeler que si la réforme avait été alors victorieuse, au lieu de l'Espagnol c'eut été l'Allemand qui eût marché fièrement et la tête levée dans les rues de Paris. Et Dieu sait, si reîtres et lansquenets étaient entrés en vainqueurs dans la capitale, ce qu'il serait advenu de cette ville et de ses habitants !... Sans conclure que tout fût donc pour le mieux, nous pouvons dire, sans passion ni parti pris, qu'on pouvait craindre pire.

A la mort du duc de Bouillon, le duc de Lorraine porta ses armes contre Jametz ; le roi de France voulait que les places de ce duché fussent mises en séquestre entre ses mains jusqu'à la majorité de Charlotte de Bouillon, héritière, des biens, de son frère. La Noue revenu en France, avait dû sa liberté au roi de Navarre et au duc de Lorraine, qui s'étaient portés caution pour lui ; en outre de sa rançon, il s'était encore engagé à ne servir ni contre le roi de France ni contre le roi d'Espagne. Si la reconnaissance lui faisait un devoir de ne pas combattre non plus contre le duc de Lorraine, il avait aussi promis au duc de Bouillon de défendre les droits de sa jeune sœur, dont le duc de Montpensier était nommé tuteur. Le brave la Noue, en arrivant à Sedan, dont il était gouverneur, adressa une protestation aussi ferme que loyale, pour expliquer sa conduite à l'égard du duc de Lorraine, dont il reconnaissait les bienfaits. Jametz fut pris, maigre la résistance héroïque de son gouverneur ; et, après une trêve de six semaines, il fut convenu que les hostilités cesseraient de part et d'autre pour négocier le mariage de Mlle de Bouillon avec le comte de Vaudemont, sous réserve du consentement du roi de France et du duc de Montpensier. Par la suite les jeunes fiancés ratifièrent également cet accord fait pour eux.

Parmi les écrits qui parurent à cette époque et dont nous avons parlé à la fin du chapitre précédent, il en est deux qui eurent, un retentissement plus grand que tous, les autres, à cause de la haute situation qu'occupaient leurs auteurs et de la violence de leur polémique.

A la mort de Joyeuse, le roi donna la charge d'amiral à d'Épernon, que le peuple et la noblesse haïssaient également à cause de son insolence. Un jour, dans le conseil, Pierre de l'Espinac, archevêque de Lyon, ayant prononcé 'des paroles violentes contre le roi de Navarre, qu'il déclarait indigne du trône, d'Épernon releva ces propos en termes outrageants pour le prélat, lui reprochant d'avoir fait profession d'hérésie dans sa jeunesse et d'avoir, commis des actions infâmes. Depuis ce jour, le ministre tout puissant et l'archevêque se firent une guerre incessante. A l'occasion des victoires de Guise sur les reîtres et des nouvelles faveurs dont d'Épernon venait d'être comblé par le roi, l'Espinac fit publier un libelle dans lequel le favori était comparé à Gaverston[1], célèbre dans l'histoire d'Angleterre sous le règne d'Édouard II au commencement du XIVe siècle. Le prélat rappelait que ce Gaverston, favori d'Édouard II, s'étant rendu par son orgueil, son insolence et son avarice, odieux au peuple et aux grands du royaume, occasionna des révoltes à la suite desquelles il fut deux fois exilé (en 1308 et 1311). Mais, ayant été rappelé chaque fois par son souverain, une nouvelle sédition éclata, et le favori fut condamné et exécuté en 1312. Édouard II ayant pris un autre favori, Hugue Spencer, officier sa maison, au fils duquel il fit épouser une des sœurs de Glocester, les seigneurs tramèrent encore une conjuration, dont le duc Lancastre fut le chef. Sur le conseil de Spencer, Lancastre fut arrêté et eut la tête tranchée. Alors la guerre éclata dans tout le royaume, et le trop faible monarque fut dépouillé de tous ses États, tandis que les Spencer furent pendus.

L'analogie était trop évidente pour que tous les personnages visés par le prélat ne se reconnussent dans les portraits qu'il faisait d'eux sous des noms d'emprunt.

Le duc d'Épernon répondit à ce libelle par un pamphlet ayant pour titre : l'Anti-Gaverston, et dédié à Henri de Vaudemont, autrement dit de Lorraine. Cent ainsi que par dérision le duc de Guise était désigné à la cour. Le pamphlet débutait par une attaque furieuse contre l'archevêque de Lyon avant d'atteindre le duc de Guise, contre lequel l'auteur renouvelait toutes les accusations portées sur la branche cadette de Lorraine, depuis François Ier, qui en mourant avait conseillé à son fils de tenir ces princes éloignés de la cour, jusqu'à ce jour, où, sous le couvert de la religion, ils voulaient s'emparer de la couronne.

La violence de ces écrits, les attaques directes qu'ils contenaient contre les personnes du roi et des princes, achevaient de ruiner l'autorité royale dans l'opinion publique et fournissaient des armes aux séditieux. Aussi Paris était-il dans cet état d'effervescence qui précède les grandes catastrophes.

D'un autre côté, un drame sinistre venait de s'accomplir dans le camp des protestants. Henri de Bourbon, prince de Condé, mourait empoisonné à Saint-Jean-d'Angély, le 5 mars. Un ancien avocat de Bordeaux, nommé Jean Billaud, soupçonné d'avoir fourni aux domestiques du prince le poison qu'ils lui versèrent et de leur avoir procuré des chevaux sur lesquels ils prirent la fuite, fut condamné à être écartelé, et Charlotte-Catherine de la Trémouille, accusée de complicité dans l'empoisonnement du prince son époux, fut enfermée jusqu'à ce qu'on pût informer contre elle. Elle resta cinq ans en prison.

Pendant que ces évènements s'accomplissaient, le Balafré était venu à Nancy avec le duc de Lorraine pour présider une réunion à laquelle assistèrent les principaux chefs de la Ligue. Devant ses parents et alliés, il persiste dans la résolution d'attaquer Sedan et Jametz, afin de n'avoir pas à licencier les troupes qui, opèrent dans le duché de Bouillon et de les tenir prêtes à entrer en France ou à passer dans les Flandres, selon que les circonstances l'exigeront.

Dans un mémoire[2] adressé à Mendoza par l'intermédiaire de la Treule, Guise, toujours sous le pseudonyme de Mucius, rend compte de toutes les opérations de la dernière campagne, et termine ce rapport par les détails suivants :

À quoi il (de la Treule) adjoutera que sur l'avis qu'il (Mendoza) nous a donné du passage des soldatz d'Éspernon en Picardie (le duc de Nevers était gouverneur de cette province depuis la mort de Condé), où l'on a coustume, après la guerre finie, de les envoyer en garnison, que j'ay pour ceste ocasion faict despécher en diligence aux villes de Picardie, afin qu'elles ne reçoivent lesdites garnisons et prennent soigneusement garde à leur conservation comme je m'assure qu'elles feront, et que cela pourrit toujours beaucoup servir à l'observacion du traicté, bouchant à ceux qui peuvent nuyre le passage de ceste frontière... Faict à Nanzi, 8 février 1588[3].

A la suite des conférences de Nancy, les ligueurs adressèrent au roi une requête où leurs désirs sont formulés en termes non équivoques. Ils demandent au roi, sous forme de supplication, qu'il s'associe à eux sans réserve et ordonne l'exécution des articles du concile de Trente et l'établissement d'un tribunal de l'inquisition dans toutes les capitales des provinces ; qu'il remette entre leurs mains plusieurs placés fortes et les autorise à y faire construire de nouveaux travaux de défense élever des citadelles, y entretenir garnison aux frais des villes ou en mettant leurs environs à contribution ; de placer sur la frontière de Lorraine un nombre de troupes suffisant pour repousser l'invasion, et enfin de prendre des mesures fiscales très énergiques contre les protestants pour leur faire supporter principalement les frais de la dernière guerre.

Le roi, ne pouvant accepter de telles conditions, qui étaient l'abdication de tous ses droits entre les mains de la Ligue[4], ni les rejeter absolument, parlementa, et fit traîner l'affaire, en longueur. Mais Guise, sans attendre une réponse formelle d'Henri III, avait fait pénétrer des forces en Picardie pour venir au secours de d'Aumale et rester maître de cette frontière voisine du Pays-Bas, où le duc de Parme préparait l'expédition de l'Espagne contre l'Angleterre.

Les trois partis qui depuis si longtemps divisaient la France et la conduisaient à sa ruine étaient debout et menaçants, animés les uns contre les autres d'une égale fureur.

Le parti du roi, ou des politiques, était le plus faible, et ne comptait guère qu'à titre d'appoint. Sa principale force lui venait du prestige dont jouissait, encore l'autorité royale. Autour d'Henri III, faible et indolent monarque, dont le cœur, peut-être généreux, se laissait trop facilement dominer par ceux qu'il avait pris en affection, se pressait une meute avide et peu scrupuleuse de courtisans, n'ayant d'autre but que le lucre et les jouissances. Dans cette foule sordide, qui cachait au roi les périls dont son trône était menacé, dans la crainte de lui voir prendre de viriles résolutions qui auraient rendu leurs services inutiles, se montraient çà et là quelques âmes honnêtes et désintéressées ; mais leur voix était étouffée et leurs conseils méconnus.

La politique de la reine mère dominait encore parmi les conseillers de son fils, qui se croyaient très habiles en s'embrouillant eux-mêmes dans mille intrigues mal cousues et mal conduites, dont l'Italienne profitait pour ressaisir quelques lambeaux de puissance et de crédit qu'elle disputait aux favoris.

Quiconque se sentait quelque intelligence et quelque ambition quittait cette cour et se tournait vers Guise ou vers le roi de Navarre. Les plus sages et les meilleurs se tenaient à l'écart et courbaient leurs fronts soucieux.

Le parti de la réforme avait pour chef le Béarnais, qui était aussi heureux capitaine qu'habile politique et loyal gentilhomme. Aidé de Rosny, de Lesdiguières et d'autres officiers intrépides accomplissait chaque jour des prodiges de valeur. La cause qu'il défendait en France était celle de l'Angleterre, du Danemark de la Suède et de toute l'Allemagne luthérienne. Les rois et les princes de ces pays avaient trop d'intérêt à le soutenir pour qu'ils ne répondissent pas immédiatement à son appel quand il avait besoin d'hommes et d'argent.

Dans une lettre adressée au roi[5], Bellièvre et la Guilde, envoyés en mission auprès du duc de Lorraine, informent Sa Majesté que déjà les hérétiques allemands préparent d'autres levées pour se venger des défaites d'Auneau et de Vimory.

Il (le duc de Lorraine) nous a dict, écrivent-ils à Henri III, estre averty que le duc Casimir a donné charge à Boissey de lever promptement deux mille reîtres, que le landgrav faict disposer trois mille reîtres,  et, le duc de Wurtemberg, trois autres mille reîtres ; que, oultre ce, ledict duc Casimir faict lever quatre mille arquebusiers et lansquenets[6]. Ainsi, à peine une armée était-elle détruite qu'une autre se levait.

Enfin il y avait le parti de la Ligue, le plus fort, parce qu'il était le plus populaire, et de plus soutenu par l'Espagne, comme la réforme l'était par l'Angleterre et l'Allemagne. Henri III seul n'avait pas un allié sincère. Le Balafré, dont les véritables projets sont restés une énigme de laquelle sa tombe n'a pas révélé le mot, dirigeait son parti avec une fermeté et une sûreté de coup d'œil qui déjouaient toutes les entreprises de ses ennemis. Le roi, sachant en correspondance assidue avec Rome et avec l'Espagne, le faisait surveiller activement, ainsi que l'ambassadeur Mendoza, pour surprendre leurs lettres et découvrir leurs desseins. Ne pouvant le vaincre par la force, Henri III, obligé de compter avec lui, lui dépêcha également Bellièvre et la Guiche pour sonder ses intentions et essayer de se l'attirer par de brillantes promesses.

Ces deux envoyés, après plusieurs belles paroles, lui proposèrent trois choses : le Voyage de Guyenne, sur lequel le roi voulait avoir son avis afin d'organiser ses forces et son armée en conséquence, le conviant de l'y accompagner, avec l'assurance qu'il serait traité plus convenablement que tout autre ; les affaires de Picardie, que le roi souhaitait de voir bien accommodées, que M. d'Aumale en fust retiré et les garnisons remises et reçues ; que le faict de Valence fust aussi bien remis ; désirant en oultre que pour l'affection particulière qu'il porte à Espernon, la Ligue eût à se servir de luy. Ce sont, dit Guise, les propres expressions de Bellièvre.

Sur les deux premiers points, le Balafré répondit qu'il ne pouvait rien résoudre par lui-même, et qu'estant joint d'intérêts communs avec d'autres, il devait attendre leur retour peur leur communiquer les propositions du roi. Sur le troisième point il resta absolument muet.

Bellièvre et la Guiche achevèrent leur mission en proposant duc de se séparer de Rome et de l'Espagne ; s'il faisait cela, le roi, lui dirent-ils, l'honorerait de beaucoup de bienfaits et de charges dignes de sa qualité. Le Balafré dit à Mendoza qu'il comparait ces artifices à la tentation que le diable fit à Notre-Seigneur sur la montagne, et il assure qu'il trouvera toujours de bons anges qui le porteront et détourneront le mal que ses ennemis lui voudraient procurer. Je vous suplie, dit-il en terminant, que personne ne sache cette négociation, et principalement ce dernier point, lequel je n'ay voulu confier qu'à vous seul, n'en ayant rien voulu mander au duc de Parme, encore qu'il ayt ici envoyé un home exprès pour en être informé[7].

Cependant les événements se précipitaient, et révolution était imminente.

Les Seize levaient hautement dans Paris l'étendard de la révolte, malgré Guise et malgré l'ambassadeur, d'accord entre eux pour ne rien précipiter. Le roi avait été informé par Poulain de divers complots organisés contre sa personne. La Ligue espérait pouvoir compter, dans Paris seulement, sur vingt mille hommes, dont Guise avait lui-même désigné les principaux officiers, qui étaient Laval, de Bois-Dauphin, Charles de Cossé, comte de Brissac, de Maineville, de Gomeron, de Richebourg, frère de Mouy, d'Esclavol, de Chamois, de Saint-Paul, de Foinen, le capitaine Joanne et plusieurs autres, dont l'intelligence et le dévouement lui étaient connu. Le duc aurait voulu en outre que Paris ne fût divisé qu'en cinq quartiers au lieu de seize, afin de moins disperser les commandants et obtenir une plus grande unité d'action.

La Chapelle-Marteau envoyait auprès de lui de fréquents émissaires pour l'engager à venir à Paris, où sa présence était indispensable.

Le roi redoutait l'arrivée de Guise, et, pour lui ôter tout prétexte à ce voyage, il manifesta l'intention d'aller en Picardie, où d'Aumale, éludant les ordres de la cour, conservait pour la Ligue les places dont il s'était emparé. Mais Guise répondit que si le roi allait en Picardie, il saurait bien vite le contraindre à revenir sur ses pas.

Henri III, bien que le Balafré ne fût pas à Paris, n'était nullement assuré dans son Louvre. Par Poulain il est informé d'abord que les ligueurs avaient décidé de s'emparer de sa personne le jour du mardi gras, tandis que, masqué, il irait courir dans les rues de Paris comme il avait l'habitude de le faire tous les ans. Il se tint pour averti, et ne sortit pas. Peu après il apprit encore, toujours par le même personnage, que l'armée de la Ligue devait l'enlever pendant qu'il reviendrait de Vincennes, tuer ses gardes et d'Épernon, et l'enfermer en un lieu sûr. Villequier et plusieurs autres ministres, soit qu'ils fussent dans les projets de la Ligue, soit qu'ils se refusassent sincèrement de croire à tant d'audace, engageaient le roi à mépriser ces informations, inventées disaient-ils, par des factieux n'ayant d'autre but que de jeter alarme dans le royaume et dans l'esprit de Sa Majesté. Mais les déclarations de Poulain, qui cette fois fut admis devant le roi, étaient si catégoriques et les preuves qu'il fournit si évidentes, que les ordres furent donnés pour prévenir cet attentat.

Pendant ce temps (avril) on apprit à la cour que le duc de Guise était à Soissons les cardinaux de Bourbon, de Vendôme, de Guise, le commandeur Moreo, l'un des signataires du traité de la Ligue, et plusieurs autres ligueurs l'avaient rejoint.

C'est dans ces réunions que l'action fut décidée et le retour de Guise à Paris résolu.

Guise avait appris que le roi, sortant enfin de son apathie, venait de faire marcher sur Paris quatre mille Suisses et de renforcer sa garde française des menaces déterminèrent l'explosion de la conjuration.

Le commandant Moreo promit qu'aussitôt que les hostilités auraient commencé dans Paris, le roi d'Espagne retirerait son ambassadeur d'auprès du roi et en accréditerait un autre auprès de la Ligue catholique ; de plus, le duc de Parme devait envoyer à la frontière cinq à six mille lansquenets et deux régiments de mille à douze cents lances, qu'il devait licencier, pour qu'après leur licenciement, le duc de Guise pût les faire entrer en France par Cambrai, Guise et Rocroi. Enfin le même duc de Parme devait fournir à là Ligue les trois cent mille écus promis en cette occasion et les faire parvenir au Balafré par Mézières ou par Guise, selon que ces fonds se trouveraient à Namur ou du côté de Bruxelles[8].

Guise, comme preuve évidente de sa bonne foi et gage de sa parole, devait envoyer son fils, le prince de Joinville, et les gentilshommes de sa maison pour faire partie de l'armée (la Santa Armada ou Hermandad) qui allait quitter Lisbonne et faire voile pour l'Angleterre sous le commandement du duc de Parme[9].

En Picardie, où d'Aumale commandait pour la Ligue, et en Bourgogne, où trouvait le duc de Mayenne, ces deux princes s'agitaient ouvertement en faveur de Guise, et leur attitude, malgré leur langage, s'efforçaient de rendre respectueux, était de plus en plus révolutionnaire.

La duchesse de Montpensier avait vainement sollicité du roi d'accorder au duc de Guise la permission de venir à Paris. La reine mère elle-même s'opposait à ce retour, dans la crainte trop justifiée que la révolte ne reçût, par l'arrivée du duc, une dernière et décisive impulsion[10].

La Guiche et Bellièvre firent plusieurs fois le voyage de Soissons pour déterminer le Balafré à ne pas revenir à Paris, et n'obtinrent que des paroles vagues, ne promettant rien et laissant tout supposer. De leur côté, les Seize réclamaient instamment le chef de la Ligue parmi eux, craignant chaque jour que le roi ne les fit tous embastiller, juger et condamner pour crime de lèse-majesté.

La cour expédie à Guise un dernier courrier pour lui annoncer que le roi est résolu à donner satisfaction à la Ligue sur plusieurs points, à accorder aux Parisiens et aux princes lorrains les sûretés qu'ils réclament ; mais les coffres sont épuisés, au point que ce courrier ne peut partir faute des vingt-cinq écus nécessaire pour le voyage, et la dépêche, mise à la poste, arrive trop tard, ou Guise feint de ne pas l'avoir reçue.

Le 8 mai, le duc laisse à Soissons le cardinal son frère et le prince de Joinville, et, en même temps qu'il écrit au cardinal de Bourbon pour le prier d'informer le roi de son retour, il se met en route pour la capitale, après avoir imploré la miséricorde de Dieu dans une église et s'être recommandé aux prières des minimes de la ville. Le 9 au matin, il arrive dans les environs de Saint-Denis, et, après avoir fait reposer ses chevaux, il continué sa marche, le visage caché sous son manteau[11], escorté seulement de six gentilshommes et d'un envoyé des Seize, nommé Brigard[12].

A midi, il traverse la rue Saint-Denis ; le peuple, en reconnaissant son héros, se précipite sur ses pas et laisse éclater un enthousiasme délirant. Tandis que les hommes l'accueillent avec des cris et des bravos frénétiques, les femmes s'approchent de lui pour toucher ses habits, les faire toucher à leurs enfants, et même pour lui baiser les mains.

Le Balafré reçoit ces témoignages d'affection, dont un roi serait fier, avec un sourire affable, exempt de morgue et de fierté. L'immense popularité dont il jouit ne l'émeut point ; l'encens ne le grise pas plus que la mauvaise fortune ne le décourage.

Au lieu de descendre à son hôtel, il va tout droit chez la reine mère, qui ne peut s'empêcher de lui témoigner l'effroi que sa présence lui cause en un tel moment et malgré la défense formelle que le roi lui avait faite de venir. Mais, après lui avoir fait ces reproches, elle s'empresse de le combler de caresses pendant la courte conversation qu'elle a avec lui, en attendant qu'elle connût la réponse de son fils, qu'elle s'est empressée de faire prévenir elle-même de l'arrivée soudaine du duc[13].

Quand la réponse du roi fut arrivée, Catherine de Médicis monta dans une chaise à porteurs tandis que Guise la suivait à pied à la portière de droite. Le Balafré, qui avait alors trente-huit ans, était dans tout l'éclat de sa puissance et de sa beauté. En le voyant, disait-on, les huguenots étaient de la Ligue[14], et la maréchale de Retz s'écriait qu'auprès de lui les-autres princes semblaient peuple.

Le duc était vêtu ce jour-là d'un pourpoint de damas blanc, d'un manteau de velours noir et de bottines de buffle. Tête nue et la figure souriante, il tenait à la main son chapeau, orné d'une plume verte ; et répondait aux acclamations nouvelles de la foule par des saluts gracieux. Les cris de : Vive Guise ! Vive le pilier de l'Église ! mêlés au chant de l'Hosanna filio David, retentissaient depuis l'hôtel de la reine mère, lorsque enfin on arriva au Louvre.

Quand le page de Catherine vint annoncer l'arrivée du Balafré, le roi, qui était avec l'abbé d'Elbène, le colonel Alphonse d'Ornano et quelques-uns de ses gardes du corps, fut saisi d'un tremblement nerveux, et s'appuya sur un siège le front dans la main.

Eh bien ! dit Henri III en se tournant vers ses conseillers, que feriez-vous à ma place ?

L'abbé d'Elbène laisse froidement tomber cette sentence de mort : Percutiam pastorem, et dispergentur oves.

Le Corse Alphonse d'Ornano (qui fut plus tard maréchal de France) dit au roi qu'il se chargeait de donner au duc de Guise le coup de la mort ; les gardes se déclarent prêts à le soutenir. Mais Bellièvre, Villequier et le chancelier, qui arrivèrent en ce moment, furent d'avis contraire, et firent ressortir que cet assassinat ne résoudrait rien, n'étant qu'une mesure incomplète, et aurait pour effet d'exciter le peuple de Paris à commettre d'atroces vengeances.

Tandis que les ministres et le roi délibéraient encore, la reine mère entra, suivie du Balafré, qui, se baissant, fit devant Henri III une profonde révérence.

Je vous avais fait avertir, Monsieur, que vous ne vinssiez pas, dit le roi avec un visage courroucé.

Sire, répondit Guise, je suis venu me mettre entre les bras de Votre Majesté pour lui demander justice et me justifier en même temps des calomnies de mes ennemis. Toutefois je n'aurais eu garde de venir, si j'en eusse reçu un commandement plus clair, et plus exprès de la part de Votre Majesté.

Bellièvre dit alors au roi que le dernier courrier expédié au duc de Guise était arrivé trop tard ; et peut-être même n'était pas arrivé à sa destination. Henri III interrompant Bellièvre, dit alors à Guise, sur un ton plus adouci, qu'il ne savait si quelqu'un l'avait calomnié ; qu'en tout cas son innocence paraîtrait s'il n'arrivait rien qui pût causer dans l'État les troubles que l'on redoutait.

Après ce court entretien, Catherine de Médicis et la duchesse d'Usez attirèrent le roi à part, et, lui racontant les ovations faites au chef de la Ligue ; lui firent, comprendre qu'il n'était pas temps encore de se porter à des résolutions extrêmes.

Pendant ce temps, Guise, feignant d'être fatigué par le voyage, demanda au roi la permission de prendre congé de Sa Majesté, et se retira en traversant la foule des courtisans, qu'il saluait avec son aisance et sa courtoisie ordinaires. Mais personne ne se dérangea pour l'accompagner.

Quand il fut dans la rue, la même affluence de peuple l'attendait pour le reconduire à son hôtel, rue Saint-Antoine, au milieu des mêmes acclamations[15].

Si brave qu'il fût, le Balafré ne se dissimulait pas le danger qu'il venait de courir, et la prudence lui conseillait de ne plus s'y exposer. Plus que lui-même ses amis craignaient pour ses jours, et quand il sortit du palais, le capitaine Saint-Paul s'y était, déjà introduit par la force, tandis que d'autres ligueurs ne parlaient de rien moins que d'escalader les murs pour aller le chercher.

Pendant toute la journée et toute la nuit du 9 au 10 mai, les Seize, les capitaines ligueurs et les gentilshommes catholiques ne cessèrent de se porter à l'hôtel du duc, dont ils gardèrent toutes les issues, dans la crainte que les gardes et les Suisses n'essayassent de s'emparer de ce chef, vénéré jusqu'à l'idolâtrie.

Le 10, qui était un mardi, le Balafré manda près de lui les capitaines des quartiers et le conseil des Seize ; après s'être longuement consulté avec eux, il ordonna que toutes les avenues fussent gardées, que les capitaines tinssent leurs compagnies prêtes à la première alerte pour se rendre sur les points les plus importants de la ville et principalement à son hôtel, qui dans la nuit avait été rempli d'armes à feu, d'épées, de piques, de casques, de tambours et de trompettes.

Le roi, de son côté, avait pris des mesures défensives à l'issue d'une entrevue qu'il eut encore avec Poulain aussitôt après le départ de Guise. Cet espion ne lui avait pas caché qu'autant les ligueurs étaient abattus avant l'arrivée de Guise, autant maintenant ils se montraient résolus à dépasser  toutes les limites.

Henri III tient son conseil au Louvre avec ses ministres ; de même que le Balafré avec les chefs de la Ligue.

Les gardes du palais sont doublés, tous les postes renforcés ; un édit est lancé pour enjoindre à ceux qui n'ont pas de domicile, ou que leurs affaires ne retiennent pas à Paris, d'avoir immédiatement à sortir de la ville.  L'édit est sans effet, l'hôtel de Guise et ceux des seigneurs de la Ligue étant ouverts à ceux qu'il pourrait atteindre.

Le même jour, tous les principaux magistrats sont appelés dans le conseil du roi, et comme ils sont aussi capitaines des milices bourgeoises, c'est à eux qu'est confiée la garde du cimetière des Innocents.

Le duc de Guise et le roi eurent aussi, ce jour-là une entrevue chez la reine mère ; l'explication, pour être plus longue, n'en fut pas plus cordiale pour cela. Guise se plaignit des calomnies dont il était l'objet, et fit une longue énumération des griefs des catholiques ; il dépeignit la funeste influence des favoris, et indiqua sommairement les réformes à apporter dans le gouvernement pour imprimer une meilleure impulsion à la marche des affaires de l'État. Le roi protesta de son dévouement pour la religion, de sa sincérité à combattre l'hérésie et de sa bienveillance toute particulière pour la maison de Lorraine, déclarant toutefois qu'il ne pouvait pas mettre. toutes les charges de l'État sur la tête d'un seul des membres de cette famille. Il disculpe aussi ses favoris, dont le zèle pour la religion lui est connu, et il ajoute, rapporte-t-on : Qui aime le maître, aime le chien. — Oui, répliqua Guise, à la condition qu'il ne morde pas[16].

En l'état des esprits, si sincères qu'ils fussent l'un et l'autre, il leur était impossible de rien résoudre, touchant la situation, dans une conversation particulière. La querelle était publique, elle ne pouvait se terminer que par un acte public.

La journée du 11 se passe, en apparence, assez tranquillement ; les rumeurs les plus contradictoires circulent, les partis se prêtent mutuellement les projets les plus sanguinaires ; mais la trêve n'est pas rompue.

On se prépare de part et d'autre, on s'arme, on négocie, on attend les événements qui sont dans l'air.

A la nuit, les compagnies les plus importantes de Paris, celles sur lesquelles le roi croit pouvoir dompter avec le plus de certitude, prennent position dans le cimetière des Innocents. C'est Augustin de Thou, le président au parlement, qui en a le commandement, en attendant que Nicolas de Brichanteau vienne se mettre à leur tête pour exécuter les ordres du roi. A trois heures du matin, le marquis d'O vient les visiter, et s'aperçoit que quatre d'entre elles ont quitté leur position, et sont répandues dans la rue Saint-Honoré. Les hommes de ces compagnies appartiennent à la Ligue ; c'est un commencement d'insurrection que le marquis, accompagné seulement de quelques archers, n'est pas en mesure de réprimer. Il encourage néanmoins ces hommes à faire leur devoir, et vient dire à de Thou de tenir ferme à son poste jusqu'à l'arrivée des renforts.

A la pointe du jour le marquis d'O va lui même ouvrir la porte Saint-Honoré au régiment des gardes-françaises et aux Suisses, que le roi vient d'appeler à son secours. Ces troupes marchent en silence jusqu'au cimetière des Innocents ; quelques-unes restent à cet endroit ; les autres, tambours battant, se dirigent vers les postes qui leur sont des assignés. Le roi vint à cheval les voir défiler à la porte Saint-Honoré.

Le maréchal de Biron, avec trois compagnies de Suisses, se rend au Marché-Neuf ; une de ces compagnies est détachée pour occuper le Petit Pont, qui est tout proche.

Le pont Saint-Michel et le Petit-Châtelet sont occupé chacun par une compagnie de gardes-françaises, que commandent Marivaux et du Guast.

Le marquis se rendait maître en même temps, avec compagnies, quatre de Suisses et deux françaises, de la place de Crève et de l'hôtel-de-ville, où Perroux, prévôt des marchands, Laurent Tîtes, chevalier du guet, et quelques autres fidèles royalistes ont passé la nuit.

Le restant des renforts étrangers appelés par le roi est placé en réserve dans le cimetière des Innocents.

Le roi et ses capitaines commirent de graves fautes de stratégie. Préoccupés avant tout de mettre le Louvre à l'abri, ils négligèrent d'entourer le quartier du duc de Guise, de façon à lui couper les communications avec la rive gauche et le faubourg Saint-Antoine, en faisant occuper fortement la place Maubert qui était la première dont on devait s'emparer, les alentours de la Bastille et les rues Saint-Denis et Saint-Martin. Par ce moyen, le Balafré se serait trouvé enfermé dans son hôtel comme dans une place dont le siège est fait de tous les côtés[17].

Paris n'avait pas dormi de toute la nuit du mercredi au jeudi (11 mai). A l'aube, le bruit des tambours et le pas pressant des soldats en armes achevèrent de jeter la consternation dans le cœur des bourgeois qui ne songèrent plus qu'à tenir cois dans leur logis. Quelques-uns paraissaient aux fenêtres, d'autres, plus hardis, voulurent ouvrir les volets de leurs boutiques ; mais bientôt, toutes fenêtres et toutes portes furent calfeutrées, et bourgeois et artisans prirent les armes et attendirent les ordres du duc de Guise.

De grand matin Catherine de Médicis, qui n'avait pas plus dormi que les autres, envoya Davila, son chevalier d'honneur, à l'hôtel de Guise, sous prétexte de visite de politesse, et en réalité pour s'informer des préparatifs qui s'y faisaient. L'hôtel était fermé et l'envoyé de la reine mère fut introduit par une petite porte qui donnait dans la cour[18]. Trois cents gentilshommes en armes étaient rangés dans cette cour en ordre de bataille.

Le duc se promenait au milieu, la tête basse et le front soucieux. Lui, d'ordinaire si calme et si souriant la veille d'une bataille, était fébrile et pensif dans son propre  hôtel, dans ce Paris dont il était l'idole. C'est qu'on ne tire jamais l'épée contre son roi ; si juste que soit la cause que l'on sert, sans avoir la conscience inquiète. Tel qui brave la mort des champs de bataille le sourire aux lèvres, le front intrépide, tremble et pâlit à l'idée qu'il va peut être attacher son nom de l'épithète de factieux.

Le Balafré ne pouvait pas se méprendre sur le but de cette visite matinale. Après avoir répondu avec courtoisie aux compliments de l'envoyé de la reine mère, il lui montra ses gentilshommes rangés sur deux rangs dans la cour, et le fit passer dans le jardin pour lui faire voir en détail tous ses préparatifs de défense. Le jardin était rempli d'armes, et à travers les soupiraux on voyait reluire dans les bas offices des pointes de lances et de piques. Il ne voulait pas être l'agresseur, mais il était résolu à opposer une résistance énergique s'il était attaqué.

Davila quitta le duc après de nouveaux compliments, et se rendit au Louvre, où la reine mère l'attendait dans le cabinet du roi. Mais depuis le matin Paris avait changé d'aspect. Les rues commençaient à s'animer : ouvriers et bourgeois se préparaient à la défense en traînant dans les rues de grosses poutres, en remplissant de terre des tonneaux qu'ils sortaient des boutiques, et en commençant à tendre des chaînes dans les rues. Les gentilshommes de Guise, les capitaines de la Ligue et les chefs de quartiers couraient de toutes parts, transmettant les ordres du duc, auxquels chacun s'empressait d'obéir. La place Maubert et l'entrée de la rue Saint-Antoine étaient les points où les groupes armés se montraient les plus nombreux et les plus résolus.

Lorsque Davila eut rendu compte à la reine mère de ce qu'il avait vu à l'hôtel de Guise et dans son passage à travers les rues de Paris, le roi, qui l'écoutait et lui avait fait répéter deux fois son récit[19], envoya son secrétaire Benoise pour donner ordre au marquis d'O de faire couper la place Maubert et la rue Saint-Antoine.

C'était trop tard ; Bois-Dauphin, avec les jeunes gens des écoles et les bateliers de Saint-Jean-en-Grève, s'était saisi de la place Maubert, et quand Crillon y arriva, bien qu'il eût d'excellente troupes, les barricades étaient levées, et force lui fut de rétrograder. Mais derrière lui les rues ont été barrées immédiatement, et, au lieu de pouvoir retourner d'où il est venu, il se trouve enfermé entre le quartier Sainte-Geneviève et les ponts. C'était le comte de Brissac, à la tête des ligueurs du faubourg Saint-Germain, qui venait de lui couper la retraite.

Cependant les négociations continuaient entre le Louvre et l'hôtel de Guise. Bellièvre, envoyé par la reine mère, était chargé de proposer au duc de quitter Paris, sous promesse formelle, que rien ne serait fait contre lui ni contre ses amis ; le duc refusa : il veut des garanties et des places de sûreté ; et puis, du reste, peut-il abandonner à la fureur et à la vengeance de ceux qui se sont emparés de l'esprit du roi tant de zélés catholiques qui ne se sont armés que pour défense de la religion et de leur vie[20] ?...

A la demande de la reine de faire cesser le tumulte, Guise répond que ce sont des taureaux eschapez et mal-aisez à arrester. Vainement il est encore sollicité de se rendre au Louvre, où le roi l'attend et lui promet d'avance tout le contentement qu'il peut souhaiter ; il élude de répondre, afin de faire traîner les choses en longueur et d'avoir le temps de voir venir les événements.

De huit heures à onze heures du matin, l'insurrection, qui n'a rencontré de résistance sérieuse nulle part, s'est rendue maîtresse de presque toute la ville ; on n'a encore aucune violence à déplorer. Mais tout à coup le tocsin sonne de toutes parts ; les cris : Aux armes ! retentissent, et avant midi toutes les rues sont bouchées à l'aide de barricades, qui enserrent de tous côtés les postes où les Suisses et les gardes-françaises sont consignés.

Le capitaine Saint-Paul, qui commande dans les quartiers de Montmartre et de Saint-Eustache, vient établir sa dernière barricade devant le premier poste qui défend le Louvre.

A midi, le Balafré, qui jusque-là était resté dans son hôtel, parcourt les rues de son quartier avec l'archevêque de Lyon et quelques gentilshommes.

A la même heure, les Suisses, qui sont restés au cimetière des Innocents, sont assaillis par des forces si nombreuses, que toute résistance leur est impossible. La compagnie des mêmes trompes qui est au Petit-Pont est attaquée et obligée de se replier sur le Marché-Neuf, où commande Biron. Pendant ce temps, Marivaux, qui est au Petit-Châtelet avec une compagnie de gardes-françaises, a voulu essayer de s'emparer du Grand-Châtelet, mais il est repoussé ; et du Guast, qui est au pont Saint-Michel, est dans une situation non moins cruelle.

Le sang va être répandu ; la chaleur qui commence à être assez grande, à excité quelques hommes à boire un peu plus que de coutume, les imaginations sont exaltées, les mèches brûlent aux mousquets, on va faire feu de part et d'autre, lorsque le Balafré, à cheval, sans escorte et sans armes, tenant une petite canne, traverse les barricades aux cris mille fois répétés de : Vive le duc de Guise ! A ce peuple en délire il fait entendre, de sa voix calme et persuasive, des paroles de paix et de modération. Il rappelle aux combattants qu'ils n'ont pas pris les armes dans le but de se montrer agresseurs, et qu'ils n'ont qu'à rester sur une sage défensive à remercier Dieu, qui leur a fait la grâce d'épargner leurs vies et celles de leurs familles, leur liberté, la religion et l'honneur de la sainte Église. Quant au reste, ajouta-t-il, ne vous en mettez pas en peine, et reposez-vous sur moi, les choses estant réduites en une pleine seurete.

Les cris de : Vive le duc de Gusie ! redoublent ; mais lui, se tournant vers la foule, dit : Mes amis, c'est assez ! c'en est trop ! criez : Vive le roi ! Alors le cri de Vive le roi ! se fit entendre.

Avec la même confiance il s'approche des postes occupés par les Suisses et par les gardes-françaises ; et, après avoir adressé à ces troupes et à leurs officiers des paroles affectueuses, il les engage à mettre bas leurs armes et à se replier vers le Louvre. Il rallie ainsi les compagnies de l'hôtel-de-ville et du pont Saint-Michel. Malheureusement il arrive trop tard pour prévenir au Marché-Neuf une collision regrettable. Là un Suisse ayant eu la maladresse de tirer un coup d'arquebuse, une fusillade terrible répond de tous les côtés à ce coup de feu. Une trentaine de Suisses sont tués, une soixantaine blessés. Guise sauve les autres d'un massacre certain en les faisant conduire au Louvre par le capitaine Saint-Paul qui marche à leur tête, sans armes, et les remet au maréchal de Biron, qui les loge dans les environs. Le Balafré se rend ensuite au cimetière des Innocents, où est le reste des troupes suisses, qu'il fait également conduire au Louvre sous l'escorte de Brissac. Toutes ces compagnies avaient défilé sans armes et sans tambours, ainsi que des prisonniers de guerre ; Guise leur fit rendre leurs armes, comme il le leur avait promis. Seules, les compagnies de gardes-françaises n'avaient pas été désarmées par le peuple.

Le calme rétabli, ou tout au moins tout grave danger disparu, Guise donna ordre à ses troupes improvisées de ne pas quitter leurs postes, surtout dans les alentours du Louvre ; tout en leur défendant expressément de tenter la moindre entreprise et de se livrer à n'importe quelle manifestation contre ce palais et contre ceux qu'il renferme. Ensuite il se dirige vers son hôtel pour attendre des propositions qu'on ne manquera pas de lui faire.

En effet, quelques instants après, la reine mère sortait du Louvre en carrosse pour se rendre à l'hôtel du Balafré ; mais, les barricades barrant le chemin, elle fut obligée de monter dans sa chaise. Le duc, qui l'attendait, alla au-devant d'elle et lui fit, coram populo, car la cour de son hôtel était pleine de ligueurs, de gentilshommes et de soldats, l'exposé de ses plaintes. Il regrette à haute voix que le roi ait si mal choisi son temps pour mettre une garnison étrangère dans Paris ; car la vue de ces troupes avait fait craindre aux bons catholiques qu'on ne voulût les égorger, et l'émeute était née de ce soupçon. Après tant de témoignages de bons et fidèles services, il souffrait aussi de voir de quelle façon le roi le traitait, ainsi que la bonne et catholique ville de Paris ; mais que néanmoins il avait fait son possible pour rassurer le peuple et apaiser cette sédition.

Catherine de Médicis, non moins habile et dissimulée, répondit, sur le même ton, que le roi n'avait rien voulu faire autre que mettre hors de Paris les étrangers qui y étaient. Ayant été mal servi en cette affaire, il avait appelé ses gardes, avec le dessein d'en faire lui-même la revue et de joindre ses soins à son autorité pour divertir le mal dont il voyait les habitants menacés ; que, du reste, on était allé un peu vite en besogne en courant aux armes sur un simple soupçon. Elle termina en espérant que toutes choses se pacifieraient quand la vérité serait reconnue.

Tout cela n'avait été dit que pour la galerie ; ni l'un ni l'autre des deux interlocuteurs ne s'y était mépris un seul instant. Guise, après ces propos, conduisit la reine mère dans le jardin, où, sachant qu'ils n'étaient plus écoutés, tous deux laissèrent tomber le masque.

Que voulez-vous ? dit la reine mère ; quelles sont vos conditions ?

Le Balafré avant de se découvrir entièrement, commença par faire le procès du roi, dont il avait, disait-il, pénétré les secrètes pensées qui étaient de ruiner tous les grands du royaume et d'opprimer tous ceux qui portaient ombrage à ses favoris ; aussi n'était-il que temps de songer à sa conservation et à celle de tous les autres. Voici quelles étaient ses conditions ; et il faut bien reconnaître que si le bien de l'État et celui de la religion y entraient pour beaucoup, son ambition s'y était fait la plus grosse part.

Il voulait, en premier lieu, être nommé lieutenant général du royaume, avec les mêmes pouvoirs que son père avait exercés sous François II, et demandait que cette charge lui fût confirmée par les états généraux assemblés dans Paris ; que les princes de Bourbon fussent, par un édit, déchus de leurs droits à la couronne comme hérétiques ; qu'on, limitât à l'avenir les tailles et contributions du peuple ; que les favoris d'Épernon, la Valette, son frère, le Corse Alphonse Ornano, le maréchal de Retz, d'O, Biron, etc., fussent privés de leurs charges et bannis de la cour ; que d'Aumale fût nominé gouverneur de Picardie, d'Elbeuf, de Normandie ; Nemours, gouverneur de Lyon ; Brissac, de Paris, avec la charge de colonel de l'infanterie française qu'avait d'Épernon ; que Mayenne fût réintégré dans sa charge d'amiral ; que la Châtre fût fait maréchal de France ; que deux armées seulement fusent levées, l'une en Dauphiné et l'autre en Poitou pour combattre les huguenots ; que six places fortes lui fussent remises, avec l'argent nécessaire, pour y entretenir garnison ; et qu'enfin les quarante-cinq fussent licenciés, et que roi se contentât de la garde qu'avaient ses prédécesseurs[21].

Catherine de Médicis, après avoir discuté une à une toutes les conditions qu'elle venait d'entendre, acheva en disant que c'était vouloir mettre son fils dans les fers et lui ôter la couronne de la tête. Guise répondit en avouant que la médecine pouvait paraître amère au commencement, mais que néanmoins elle ne laisserait pas d'estre à la fin très utile.

Ils discutèrent encore, longuement, et la nuit était proche lorsqu'ils se séparèrent sur ces paroles de Guise : Puisque le roy a mis l'intérieur de son âme à découvert, et réduit les choses à ce point-là je suis résolu de perdre la vie ou d'assurer la religion et l'estat de ma maison.

Quand la reine arriva au Louvre, la nuit était tout à fait venue. Le roi, elle, le chancelier, les ministres et les favoris la passèrent tout entière à discuter les propositions de Guise. Villeroi, Villequier et le chancelier, qui tenaient pour la Ligue, dont ils étaient assez bien vus, conseillaient à Henri III d'accepter les conditions du Balafré ; les autres, qui voyaient leur crédit perdu, penchaient pour la résistance ; la reine mère gardait un juste milieu. Elle disait que Guise avait demandé le plus pour avoir le moins, et qu'en patientant il ferait des concessions. Le roi était furieux et aurait voulu ne rien céder ; mais le Louvre était serré de près par les assiégeants, et les vivres commençaient à manquer.

Pendant qu'ils délibéraient, ils apprirent que Guise avait décidé de faire sortir de Paris le lendemain huit mille hommes pour fermer le chemin du Louvre du côté de la campagne[22]. A cette nouvelle, le roi prit le seul parti qui lui restât, celui de fuir, si toutefois il en était temps encore. Après avoir entendu la messe à la première heure, il envoya sa mère auprès du Balafré pour endormir sa vigilance en discutant longuement chacune des conditions qu'il lui avait fait présenter la veille.

Guise avait également passé la nuit, mais à cheval. Parcourant les postes, surveillant les barricades, excitant les uns, calmant l'impatience des autres, comme dans une ville assiégée, on le voyait partout à la fois afin d'éviter toute surprise offensive de la part des troupes qui étaient dans le Louvre et d'empêcher qu'il ne se commît le moindre excès contre les habitants. La matinée était assez avancée, et il revenait de ses rondes nocturnes, se félicitant de l'heureux succès de son entreprise, quand la reine mère arriva à son tour. La discussion roulait depuis un bon moment sur le même sujet que la veille, lorsque Mayneville ; abordant le duc, lui dit à l'oreille que le roi s'était enfui du Louvre.

Ah ! Madame, s'écria le duc, me voilà mort ! Tandis que Votre Majesté m'amuse ici, le roi s'en va pour me perdre.

La reine feignit la plus grande ignorance, et, après avoir demandé sa chaise, retourna au Louvre, où elle ne trouva plus, que quelques compagnies de Suisses ; les autres et la suite du roi avaient disparu.

Voici comment les choses s'étaient passées :

Après avoir entendu la messe, le roi fit appeler sa mère et s'entretint longuement avec elle. C'est pendant cette conversation que le plan d'évasion fut définitivement arrêté.

Tandis que la reine mère traversait les barricades avec sa chaise, le roi descendait dans le jardin du Louvre pour faire sa promenade ordinaire ; de là il passait dans le jardin des Tuileries, entrait dans ses écuries, qui étaient proches, prenait un costume de campagne, montait à cheval, et, suivi de seize gentilshommes et de quelques valets, il sortait de Paris par la porte Neuve, dont il avait la clef. Il avait été précédé par les régiments de ses gardes et plusieurs compagnies suisses : la cour tout entière s'évada par le même chemin et peu après le roi.

Le roi coucha à Trappes, et arriva à Chartres le lendemain (14 mai).

L'évêque, Nicolas de Thou[23], et le clergé du diocèse, allèrent à sa rencontre et le conduisirent à la cathédrale aux acclamations de la foule. Il y avait beau temps que le pauvre monarque n'avait pas entendu sur son passage crier : Vive le roi ! avec tant de sincérité.

La journée des Barricades a été suivie de trop près de la mort du duc pour qu'on puisse, à notre avis, la juger à sa véritable valeur. Cette journée fut à la fois un effet et une cause. Elle fut un effet, étant le résultat de mesures prises depuis longtemps et imposées aux ligueurs par la mauvaise politique d'Henri III à l'égard de tous les partis ; elle fut une cause, parce qu'elle marqua la toute puissance de Guise, et que son succès obligea le roi à souscrire aux conditions du chef de l'Union.

Les personnages les plus éminents et les esprits les plus subtils, depuis Sixte-Quint jusqu'à Voltaire, ont émis ou laissé entrevoir le même jugement sur cette journée, ainsi que sur Guise et Henri III. Tout ce qu'ils ont dit, en vers ou en prose, peut se résumer dans ces quatre mots : trop ou trop peu.

Sixte-Quint s'écria : Ô l'imprudent ! ô le téméraire ! en apprenant que le duc de Guise s'était rendu seul au Louvre ; mais quand il sut que le roi l'avait laissé. échapper, il dit : Ô le faible prince !Quand il connut le résultat de la journée des Barricades, il dut sans doute faire entendre les mêmes exclamations, dit judicieusement Anquetil.

Voltaire dit, dans la Henriade qu'après s'être emparé de Paris, Guise fit,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . Quel, que fût son projet,

Trop peu pour un tyran, mais trop pour un sujet.

Se faisant prophète après coup, l'auteur de Candide ajoute :

A quiconque a pu forcer un monarque à le craindre

A tout à redouter s'il ne peut tout enfreindre.

Le duc de Parme, rappelant les paroles que Guise avait déjà dites aux Seize, qui voulaient l'entraîner à la révolte-à main armée, s'écria, en apprenant la journée des Barricades : Quand on tire l'épée contre un roi, il faut jeter le fourreau. Étienne Pasquier est de l'avis de Sixte-Quint quand il énumère les dangers que Guise courut le mardi 10 et le mercredi 11 en venant seul dans le Louvre et en restant dans Paris, où le roi était encore le maître et le pouvait faire arrêter. Mais puisque Guise, ajoute-t-il, avait surmonté tous ces dangers, il n'aurait jamais dû sauver le roi. Il fallait, malgré lui, prendre un état auprès de lui, et ensuite on en aurait tiré telle déclaration qu'on aurait voulu[24].

Si Guise avait nourri le dessein de détrôner Henri III et de l'enfermer dans un monastère, il 'aurait commis une grande faute au point de vue de son ambition en arrêtant l'insurrection au lieu de lui laisser consommer son œuvre. Mais tel n'était pas son désir. Ce qu'il voulait, c'était de faire sentir sa force, sa puissance, au roi d'abord, et ensuite à toute l'Europe, afin que nul n'ignorât que sa popularité et son génie, à défaut de sa naissance légitimaient ses droits à la couronne. En attendant l'heure prescrite par Dieu, il ne voulait pas brusquer le dénouement et renverser le faible monarque qu'il tenait dans sa forte main.

Les jours des frêles enfants de Catherine de Médicis étaient comptés ; Guise avait donc tout intérêt à sembler le dernier soutien de cette race condamnée à disparaître, et à résumer en lui seul tout le pouvoir royal sous la pâle effigie du dernier des Valois.

Monarque de fait tant qu'aurait vécu Henri III, il aurait préparé pendant ce temps toutes ses armes pour devenir roi légitime à l'heure voulue. Il fallait même que ce fût un Valois qui déclarât la guerre aux Bourbons et les fit exclure du trône.

Le départ du roi pouvait retarder de quelques jours la réussite des projets de Guise, mais non en compromettre le succès. Les effets de la journée des Barricades étaient acquis ; et plus le Balafré s'était montré magnanime dans sa victoire en maintenant ce peuple qu'il avait soulevé, dans le respect et l'obéissance des lois, plus il établissait sa force et son pouvoir. Le Louvre pris d'assaut, les tribunaux envahis, les maisons des politiques pillées, les courtisans massacrés, n'auraient plus fait de lui qu'un vulgaire chef d'émeutiers. Si plus tard il était parvenu à mettre la couronne sur son front, n'aurait pas manqué de l'accuser de l'avoir ramassée dans la boue et dans le sang.

L'exclamation qu'il laissa échapper  devant Catherine de Médicis prouve combien il s'attendait peu à ce que le roi eût le triste courage de fuir sa capitale. Il croyait qu'Henri III, avant de s'abandonner à cette extrémité, préférerait traiter avec lui, et, dissimulant la violence qui lui était faite, rejetterait sur d'Épernon l'insurrection qui venait d'éclater. Mais, ce premier moment de stupéfaction passé, loin de manifester le moindre mécontentement, il s'empresse d'accorder des passeports à tous ceux qui désirent sortir de Paris pour rejoindre le roi, et même aux Suisses et aux gardes qui sont restés au Louvre.

Comme un souverain, il donne le mot d'ordre du guet, veille à la sûreté de tous les habitants ; et s'efforce d'avance de pallier son acte insurrectionnel par des mesures pleines de prudence et de modération. En même temps il écrit à tous les habitants des villes catholiques du royaume pour les supplier, au nom de Dieu et de leur patrie affligée, tout en gardant inviolablement la fidélité qui est due au roy, de son mouvement si enclin à la justice, de ne laisser faire aucune altération dans leurs villes pour servir d'arsenal aux passions inconsidérées de quelques-uns qui seraient bien aises, sous prétexte du service du roi, de dresser une armée dans leurs murailles et possessions.

Cependant, malgré le calme qu'il affectait et les démonstrations de sujet fidèle qu'il affichait en toute occasion, sa conscience, avec laquelle il essayait de capituler, lui faisait de sévères reproches. Quoi qu'il en dit, il savait bien que, sans trahir la cause de la religion, et même en la servant avec le zèle le plus grand, ce n'est pas ainsi qu'un bon serviteur l'État se conduit à l'égard de son roi. Voulant connaître comment sa conduite était apprécier par ceux dont il avait à redouter le jugement, il dépêcha le comte de Brissac à l'hôtel du comte Stafford, ambassadeur de la cour d'Angleterre auprès du roi de France, tandis qu'il allait bientôt lui-même faire visite au président de Harlay.

Brissac venait remplir auprès du noble lord une mission à la fois amicale et diplomatique; en offrant, au nom du duc de Guise ses bons offices à l'ambassadeur de Sa Majesté Britannique. Les ligueurs, maîtres de Paris, n'aimaient point Élisabeth, parce qu'elle était protestante, et surtout depuis la mort tragique de Marie Stuart. Ils pouvaient donc se porter à quelque acte de violence contre son ambassadeur. Afin d'éviter ce malheur, la duc de Guise faisait offrit à lord Stafford des troupes pour garder son hôtel. L'ambassadeur de la reine d'Angleterre répondit fièrement que les portes de son hôtel étaient ouvertes à tout le monde, mais que si on l'attaquait, il saurait se défendre ; que, du reste, sa place était partout où était le roi, qu'il était sous sa protection, et que, la jugeant suffisante, il n'en voulait point d'autre.

La réponse de de Harlay fut plus sévère encore, et d'autant plus dure que le duc de Guise eut à l'essuyer en face.

Le Balafré, suivi de son neveu le chevalier d'Aumale, était allé trouver de Harlay, magistrat intègre, et d'une rare fermeté de caractère, pour lui demander de rouvrir le parlement, dont il était le premier président, afin que la justice suivit son cours ordinaire. Achille de Harlay lui répondit des paroles bien connues, mais qu'on ne saurait trop répéter, surtout à notre époque : C'est grand'pitié quand le valet chasse le maître. Au reste, mon âme est à Dieu, ma foi à mon roi, mon corps entré les mains des méchants ; ils en feront et qu'ils voudront. Vous me parlez d'assembler le parlement ; mais quand la majesté du prince est violée, le magistrat n'a plus d'autorité.

Guise, qui bravait en face son souverain et soutenait sans faiblir les assauts de la reine mère, ne sut que répondre à l'intègre et sévère magistrat qui, fort de sa conscience sans ambages ni détour, venait en peu de mots, de résumer contré lui et cendre tous les révolutionnaires futurs le jugement de l'histoire.

Tous les membres du parlement n'imitèrent pas la réserve de de Harlay ; le président Brisson et presque tous les autres conseillers au parlement, que Guise alla également visiter ; se rendirent à sa demande, et la justice, à partir du 14 et du 15 mai, suivit son cours ordinaire.

En outre de lord Stafford, dont nous venons de parler, il se mit aussi en rapport auprès des ambassadeurs des autres puissances, pour qu'en instruisant leurs gouvernements des faits qui venaient de s'accomplir, ils leur fissent part aussi de ses intentions, qui n'avaient rien de subversif, étant celles d'un loyal sujet, animé du bien de l'État et de l'intérêt de la religion.

En même temps il adresse aux gouverneurs de province une sorte de manifeste dans lequel il rend compte à sa façon des événements qui sont survenus le 12 mai, journée toute reluisante de l'infaillible protection de Dieu. Il explique longuement les motifs qui le déterminèrent à venir à Paris pour le disculper des calomnies répandues  contre lui, comptant uniquement sur son innocence et sur ses services pour lever tous les ombrages qu'on avait pu donner au roi sur sa conduite. Il connaît toutes les mesures prises par le roi ou par ses conseillers dans les journées du 10 et du 11 ; mais en ce qui concerne l'insurrection qui éclata dans la nuit du 11 au 12, il ignore tout : Pour moi, dit-il, j'étais dans mon lit, ne pensant à rien moins qu'à ce qui lorsque je fus réveillé par quelques-uns de mes amis que les affaires avoient appelés à Paris, qui m'informèrent de ce qui se passoit.

Loin de prendre part à cette action insurrectionnelle, il n'a employé tout son crédit et toute son autorité qu'à la calmer à force de prières, de conseils, d'exhortations et même de menaces de sorte qu'il n'y a eu personne pouvant se plaindre d'avoir souffert la moindre violence, bien que le peuple fût extrêmement surexcité, sur ce qu'il disoit savoir très certainement qu'on avait préparé vingt gibets, que plusieurs bourreaux s'étaient rassemblés, et que la cour voulait faire pendre plus de six vingts bourgeois, dont elle avait donné la liste.

Ses ennemis l'accusaient de vouloir faire une boucherie de Paris, de mettre la ville au pillage, de se saisir de la personne du roi. Eh bien ! tous ces desseins, n'était-il pas en état de les exécuter ? Il ne l'a pas fait, cela devrait donc suffire pour fermer la bouche à ses ennemis. Ce qui me cause d'autant plus de plaisir, dit-il encore, qu'en même temps j'ai prouvé par là le respect que j'avois pour Sa Majesté, en faisant rendre aux troupes du roi leurs armes, leurs drapeaux, leurs tambours et prenant soin qu'elles fussent conduites en lieu de sûreté, enfin en me comportant en tout avec modération et retenue qu'en pareil cas on auroit eu, peut-être bien de la peine à trouver dans tout autre. Et il termine ainsi : Mais cette joie n'a pas duré longtemps, parce que Sa Majesté tout d'un coup sortit de Paris, sur l'idée que les auteurs de cette émotion lui avaient encore mise en teste, que j'avais dessein de m'assurer de sa personne ; mais à Dieu ne plaise, quoique' j'eusse pu l'exécuter sans peine, qu'un pareil projet me soit jamais venu dans l'esprit. Depuis je me suis rendu maître de l'arsenal, de la Bastille et de quelques postes avantageux aux environs de Paris[25] ; j'ai fait sceller les coffres du roi, afin que, comme ses finances n'appartiennent qu'à lui, elles lui soient remisée aussitôt que son ressentiment sera passé ; et j'ai lieu d'attendre des prières de tous les gens de bien, des soins de Sa Sainteté et autres princes catholiques, et des preuves que j'ai données en cette occasion de mon zèle et de mon attachement à sa personne, qu'il ne sera pas, en effet, de longue durée. Que s'il arrive autrement, j'espère, par les mêmes moyens que j'ai employées jusqu'ici, continuer dans la suite à défendre la religion et les catholiques, et les mettre à couvert des pernicieux complots qu'avoient formés contre eux les fauteurs d'hérésie dont sa Majesté est obsédée[26].

Il écrivit également au roi une lettre pleine de respect et de soumission, qu'il terminait en disant qu'il était résolu de ne point s'écarter de la modération avait gardée jusqu'alors, et de se comporter de telle sorte, dans tous ces troubles, que Sa Majesté et tous les gens de bien fussent obligés de reconnaître qu'il ne souhaitait rien davantage que de mériter les borines grâces de Sa Majesté et l'approbation de tous les honnêtes gens en accomplissant exactement tous ses devoirs.

Ces formalités remplies, dans le but bien évident de disculper sa conduite auprès des puissances étrangères et des catholiques qui ne voulaient pas séparer la cause de la religion du respect dû au souverain, il se disposa à continuer la lutte, prouvant ainsi que s'il n'avait pas jeté le fourreau, il n'avait pas non plus jeté l'épée.

Resté maître de Paris, de lai Bastille, de l'hôtel de ville, des tribunaux de l'arsenal de Vincennes et de tous les environs, après qu'il a fait enfermer Perreuse, il nomme, de son autorité privée, La Chapelle-Marteau prévôt des marchands Compan et Roland échevins, à la place de deux bourgeois qui remplissaient ces fonctions et ont suivi le roi à Chartres, fait encore plusieurs nominations dans la magistrature, et remplacé dans les quartiers les colonels et les capitaines dévoués au roi par des bourgeois notables connus pour leur dévouement à la Ligue.

Mendoza avait écrit au roi d'Espagne, son maître (15 mai), que, les villes catholiques n'ayant pas eu le temps de se concerter simultanément, l'abcès n'a point crevé, comme on s'y attendait[27], mais Guise ne paraît pas douter un seul instant de l'entier succès de son entreprise. Nous ne sommes dépourvus, disait-il à Bassompierre, de moyens ni de résolutions, et il ne nous manque ni force, ni courage, ni amis.

Aussitôt à Chartres, Henni III avait écrit au pape et aux principaux souverains pour leur dénoncer les manœuvres du duc de Guise ; puis il avait envoyé en Espagne son ambassadeur Longlée avec une note détaillée contenant les griefs de Sa Majesté Très Chrétienne à l'égard de la Ligue et de l'ambassadeur Mendoza. Il y était dit : Sa Majesté Très Chrétienne croit devoir faire, observer que don Bernardino de Mandoça s'este montré excessivement favorable à plusieurs de ces mouvements, et c'est pourquoy elle prie Vostre Majesté de remédier par les moyens qu'elle croira les plus convenables à cet état de choses[28]. La lettre d'Henri III à Philippe II est datée de Chartres, ce 20e jour de may, et signée : Vostre bien bon frère, HENRY. La réponse de Philippe II est du 26 juillet ; elle ne répond pas à l'accusation portée contre Mendoza ; elle roule seulement sur l'attitude que Sa Majesté Très Catholique voudrait voir prendre à Sa Majesté Très Chrétienne à l'égard des hérétiques.

Le roi avait aussi écrit à sa mère pour l'engager à rester dans Paris et à y gouverner à sa place, comme elle avait coutume de faire quand il était absent. Mais on a vu que Guise ne lui en avait pas laissé le temps. Catherine de Médicis se borna à suivre attentivement les démarches de Guise et à observer toutes ses actions pour profiter de la moindre faiblesse.

Sur la nouvelle que d'Épernon s'avançait vers Chartres avec des forces pour venir au secours du roi, Guise fait lever deux régiments dans Paris ; tandis que d'Aumale lui envoie de Picardie de nombreuses troupes.

La grande cité a repris son allure habituelle. Dès le lundi qui a suivi l'émeute, les barricades ont disparu, les boutiques sont rouvertes, le calme s'est rétabli partout ; mais tous les postes sont doublés, et Guise, toujours à cheval, veille lui-même à ce que la ville soit à l'abri d'un coup de surprise, qu'il soupçonne le roi de lui ménager.

Le 29 mai, il écrit au duc de Parme pour lui rappeler le traité de Soissons, lui demander trois cent mille écus stipulés dans ce traité, et le prier de faire avancer vers la frontière trois à quatre mille lansquenets et cinq à six cents lances, et d'envoyer au colonel Pfiffer (ou Piffer) l'argent nécessaire pour lever dans les cantons huit mille Suisses. Par Mendoza il faisait supplier le duc de Parme de hâter ces envois en argent et en hommes, et de presser d'autant plus le colonel Pfiffer que si l'Union levait ces huit mille Suisses pour elle, le roi ne pourrait plus trouver de ce côté les ressources sur lesquelles il comptait. En même temps il s'assurait le concours du duc de Lorraine, pressait d'Aumale en Picardie et Mayenne en Bourgogne de mettre le plus grand nombre de villes possible dans l'intérêt et sous l'autorité de la Ligue. Selon ses ordres, d'Aumale va essayer de s'emparer de Boulogne, Mayenne introduit secrètement des troupes dans Dijon, et le cardinal de Guise s'empare de Troyes, où il s'établit en véritable souverain.

Quant à Guise, il se prépare ouvertement à marcher contre le roi en allant faire le siège de Chartres aussitôt qu'il aura réuni les forces qu'il attend, si d'ici là Henri III n'a pas souscrit à ses conditions.

Pourtant la reine mère, qui était restée dans Paris, ainsi que nous l'avons dit, avait fait le voyage de Chartres pour décider son fils à entrer en accommodement avec Guise. N'y ayant pu parvenir, elle était revenue dans la capitale et s'était mise en relation avec de Harlay et d'autres magistrats, afin qu'une députation du parlement fût envoyée vers le roi, et à son tour entamât les négociations.

Il se passa alors un incident sans importance aucune, mais que nous devons raconter, parce qu'il a son cachet d'originalité et peint assez bien les mœurs de cette époque. Tout le monde sait que ce c'était que les mystères, processions symboliques représentant les scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Cinq ans auparavant, le roi avait fondé à Paris une confrérie de pénitents dont presque tous les ligueurs faisaient partie. Le jour de la fête, cette confrérie sortit en procession et alla jusqu'à Chartres, sous prétexte de saluer le roi son fondateur, mais en réalité pour sonder les dispositions de la cour et se mettre en rapport avec les ligueurs de cette ville. Il n'y avait pas de procession sans mystère. Celui de cette année rappelait la Passion de Notre-Seigneur, et c'était Henri de  Joyeuse, en religion frère Ange, qui conduisait la procession et représentait Jésus portant la Croix. Quand le cortège arriva devant le roi, le brave Crillon, en voyant les bourreaux frapper Joyeuse toutes les fois qu'il fléchissait sous le poids de sa croix, se prit à crier : Frappez ! frappez fort ! c'est un lâche qui a pris le froc pour ne pas porter les armes ! Peu s'en fallut qu'il ne vînt lui-même flageller l'ancien mignon : ce fut Henri III qui l'en empêcha et le fît taire.

Deux jours après, c'est-à-dire le 19 mai, la députation du parlement qui avait été envoyée à Chartres sur les instigations de Catherine de Médicis revint à Paris. Ces magistrats, ayant à leur tête le président de la Guesle, étaient : Jacques Brisart, Jean Courtin, Prosper Bauin, Jacques Gillot, et le procureur général de la Guesle. La députation avait pour mission d'assurer au roi la fidélité du parlement et le supplier de pardonner les barricades, et l'injure faite à sa couronne[29]. Le roi les accueillit avec bonté et exprima pour son peuple de Paris des sentiments paternels, rejetant tous les torts de ses sujets sur quelques méchants dont il avait voulu purger la capitale.

Guise était allé faire un voyage à Château-Thierry lorsqu'il apprit à son retour que le roi avait envoyé près du parlement Claude Dorron, maître des requêtes, pour annoncer que les intentions et dernières volontés de Sa Majesté étaient que, pourvu que les Parisiens rentrassent dans le devoir, elle consentait à tout oublier, que les états généraux seraient assemblés avant la fin de l'année (le roi s'engageant à faire strictement observer ce qui y serait résolu), pris des mesures pour lui donner, parmi les princes de son sang, un successeur qui fût catholique, mais qu'il fallait avant tout qu'on mît bas les armes, sous peine pour les contrevenants d'être poursuivis comme coupables du crime de lèse-majesté.

Pensant que le moment de négocier à son tour était venu, Guise fît alors présenter au roi une requête, signée du cardinal de Bourbon et de lui seulement, mais au nom de la Ligue tout entière. Cette requête, qui fut portée à Sa Majesté par les nouveaux échevins, ne différait que dans la forme des autres écrits déjà soumis au roi et concernant les améliorations que les membres de l'Union désiraient qu'il apportât dans l'administration des affaires publiques.

Le roi y répondit le 29 mai ; en premier lieu, il s'efforçait d'établir qu'il avait toujours consacré tous ses soins au maintien de la religion catholique à là conservation de l'État et au soulagement du peuple. Après s'être étendu longuement sur les guerres qu'il avait soutenues contre les hérétiques, il conjurait encore les bons catholiques de s'unir à lui pour continuer à les combattre. Pour remédier aux maux de l'État, il annonçait la réunion des états généraux, qu'il fixait au 5 août prochain, dans la ville de Blois. En attendant il supprimait les édits bursaux, et annonçait qu'il ferait droit aux plaintes de ses sujets concernant le duc d'Épernon et son frère.

Depuis la journée des Barricades, d'Épernon, qui s'était retiré dans son gouvernement de Normandie, avait reçu à Rouen, de la part des magistrats chargés de le haranguer, certains avis comminatoires qui l'avaient vivement irrité. La réponse à la requête du cardinal de Bourbon et du duc de Guise ne lui laissa plus aucun doute sur les intentions du roi à son égard. Lui et son frère étaient trop fiers pour implorer la faveur d'être maintenus dans leurs charges : ils préférèrent s'en démettre librement. Toutefois d'Épernon, avant de donner sa démission de gouverneur de la Normandie, vint trouver le roi et lui demanda de ne pas lui donner pour successeur un de ses ennemis personnels. Henri III s'empressa d'acquiescer à cette prière en lui annonçant qu'il aurait pour successeur dans cette province le duc de Montpensier.

La cour avait quitté Chartres ; elle était maintenant à Vernon, où la reine-mère venait d'envoyer Miron, premier médecin du roi, pour rendre compte à son fils de la situation de la Ligue dans Paris. L'avis de Miron était qu'aucune négociation n'aboutirait tant qu'on n'aurait pas donné satisfaction au duc de Guise.

Miron, Schomberg et, un peu plus tard, Villeroy furent chargés de négocier avec le duc, et de lui offrir au besoin l'épée de connétable. La reine ayant appris que Guise se contenterait du titre de généralissime des armées du roi, il ne fut plus question de la charge de connétable.

Le 11 juin, le roi s'étant rendu à Rouen, les négociations continuèrent, et, après de nombreux voyages sur la route de Normandie à Paris, il fut publié l'édit de juillet, connu sous le nom de l'Édit de l'Union, et qu'on put considérer l'abdication d'Henri III entre les mains du duc de Guise. Cet édit débutait par une longue exposition, que le roi faisait de ses sentiments pour la religion catholique, apostolique et romaine, qu'il s'engageait par serment de maintenir dans tout le royaume en extirpant toutes les hérésies condamnées par les saints conciles, en particulier par celui de Trente. Le roi s'engageait à ne point mettre bas les armes qu'il n'eût absolument détruit tous les hérétiques, et exigeait que tous les princes seigneurs et états du royaume, villes, communautés et universités, prissent le même engagement que lui, et jurassent, s'il lui arrivait de mourir sans enfants mâles, de ne reconnaître pour roi qu'un prince catholique ordonnait que quiconque ne faisait point profession de catholicisme ne pût exercer aucune charge dans le gouvernement ; moyennant quoi, tous devaient s'engager par serment à être fidèles au roi et à renoncer à toute ligue, soit au dedans, soit au dehors du royaume. Enfin un pardon absolu était accordé pour tous les actes passés, et tout particulièrement pour ceux qui se rattachaient aux événements survenus dans Paris.

Cet édit fut enregistré par le parlement de Rouen le 19 juillets et le 21 du même mois par le parlement de Paris,

Après la publication de l'édit, il fut passé entre les parties contractantes un traité secret qui liait absolument les mains à Henri III, et assurait le triomphe du Balafré. D'après ce traité, qui ratifiait celui de Nemours, passé trois ans auparavant, il était convenu qu'on lèverait deux armées la première pour combattre en Guyenne contre le roi de Navarre, et dont le roi donnerait le commandement à qui il voudrait ; la seconde en Dauphiné, sous les ordres de Mayenne, à cause des succès qu'il avait eus dans cette province. Le roi devait ordonner la publication des articles du concile de Trente, à l'exception de ceux qui portaient atteinte au pouvoir royal et à la liberté de l'Église gallicane. Venaient ensuite les conditions relatives aux places de sûreté accordées à la Sainte Union, et la désignation des capitaines qui devaient en être nommés gouverneurs. Les biens des hérétiques seraient vendus pour subvenir aux frais de la guerre. Les troupes levées par les princes et les seigneurs de la Ligue recevaient leurs montures, et étaient traités sur le même pied que les troupes du roi. La Bastille devait être remise entre les mains de Sa Majesté, qui en nommerait gouverneur qui lui plairait. Enfin, pour laisser au roi un semblant d'autorité,  le prévôt des marchands et les échevins nommés par Guise devaient donner leur démission ; mais il était entendu que, pour le bien de la paix publique, ils seraient maintenus dans leurs charges. Les prisonniers devaient être élargis de part et d'autre.

Aussitôt après la publication de l'édit de l'Union et la signature des articles secrets qui en étaient le complément, le cardinal de Bourbon et le duc de Guise envoyèrent à Rouen l'archevêque de Lyon et la Châtre pour présenter au roi leurs félicitations et leurs respectueux hommages. Guise, toujours habile, — ou de bonne foi, — avait tout particulièrement chargé ses amis de remercier Sa Majesté des faveurs personnelles qu'elle lui avait accordées, le suppliant de le démettre de la charge de lieutenant général, ne voulant exercer à la cour que celle de grand maître de la maison du roi, Henri III aurait peut-être accédé à la prière du duc ; mais, Villeroy lui ayant fait comprendre que s'il revenait sur sa parole il se rendrait suspect aux ligueurs, le roi ordonna au Balafré d'accepter une charge qu'il n'avait accordée qu'à son mérite et en considération des services rendus.

Le vendredy 26 d'aoust, furent publiées au parlement de Paris les lettres patentes du roy, expédiées de Chartres le 4 d'aoust, par lesquelles il déclaroit le duc de Guyse son lieutenant général en toutes les armées[30].

Henri III, après avoir fait enregistrer l'édit de l'Union et fait convoquer les états à Blois pour le 15 septembre, quitta Rouen le 21 juillet ; le 23, la reine sa mère vint à sa rencontre à Mantes pour le supplier de revenir à Paris ou bien de retourner à Chartres. Mais le roi resta inflexible dans sa résolution de priver la capitale de sa présence. La reine retourna alors sur ses pas et vint chercher, pour les accompagner elle-même auprès de son fils, le cardinal de Bourbon et le duc de Guise.

Voici comment les chroniques de l'Étoile racontent l'entrevue du roi et du duc de Guise ; dans ces récits, où l'épigramme perce sous le style naïf de l'auteur, les caractères des personnages sont dessinés avec plus de netteté et de vigueur que nous ne pourrions le faire nous-même :

Le samedy 30 juillet, la reyne mère, le duc de Guyse, accompagné de quatre-vingts chevaux, le cardinal de Bourbon, précéder de cinquante archers de sa garde, vestus de casques de velours cramoisy bordés de passémens d'or ; l'archevêque de Lyon et plusieurs autres partirent de Paris et arrivèrent le lundy à Chartres, et furent bien accueillis par le roy ; ici la reyne mère, interpellée du duc de Guyse et ceux de son party d'interposer derechef son crédit pour persuader le roy de retourner à Paris, luy en fit une fort affectionnée supplication ; mais le roy lui répondit qu'elle ne l'obtiendroit jamais, et la pria de ne l'en importuner davantage ; alors, ayant recours aux larmes, qu'elle avoit toujours en commendement (sic) : Comment ! mon fils, lui dit-elle, que dira-t-on de moy, et quel compte pensés-vous en fasse ? Seroit-il bien possible qu'eussiez changé tout d'un coup votre naturel, que j'ay toujours connu si aysé à pardonner ?Il est vray, Madame, ce que vous dîtes, répondit le roy ; mais que voulez-vous que j'y fasse ? c'est ce méchant d'Espernon qui m'a gasté, et m'a tout changé mon naturel bon.

Le mardi 3 d'aoust, Sa Majesté, entretenue du duc de Guyse pendant son disner, luy demanda à boire, puis lui dit : À qui boirons-nous ?À qui vous plaira, Sire, répondit-le duc ; c'est à Vostre Majesté d'en ordonner. — Beuvons à nos bons amys les huguenots, dit le roy. — C'est bien dit, Sire, répond le duc. — Et à nos bons barricadeurs, reprit le roy ; ne l'oublions pas. A quoy le duc se prit à sourire, mais d'un rys qui ne passait pas, le nœud de la gorge, mal content de l'union nouvelle que le roy vouloit faire des huguenots avec les barricadeurs.

L'entrevue du souverain avec son vassal révolté fut d'une part des plus cordiales, et de l'autre des plus respectueuses. En se trouvant devant le roi Guise avait fléchi le genou ; mais Henri III l'avait relevé immédiatement pour l'embrasser avec effusion.

Le traité de l'Union rappelait, à s'y méprendre, le traite de paix signé le 2 août à Saint-Germain-en-Laye en faveur des huguenots, et d'où sortit le massacre de la Saint-Barthélemy.

Henri III embrassa et traita le Balafré comme son frère Charles IX avait embrassé et traité Coligny. Les événements ne devaient pas tarder à prouver. combien la similitude était complet.

La fortune aveugle ceux qu'elle accable de ses faveurs. Pas plus que Coligny, Guise ne se méfiait du roi, et, à l'exemple de l'amiral, le lieutenant général ne veut croire aucun avis : Maugré-lieu de Lorrain ! s'est écrié le brave Vins, qui est en Dauphiné, où il commande pour la Ligue ; a-t-il si peu de jugement de croire qu'un roi auquel il a voulu en dissimulant oster la couronne ne dissimule pas à son endroit pour lui oster la vie ?

La sœur de ce ligueur, Mme de Saint-Bonnat, est du même avis que son frère quand elle écrit : Puisqu'ils sont si près l'un de l'autre, vous entendrez dire au premier jour que l'un ou l'autre a tué son compagnon.

Le Balafré n'avait pas seulement pour adversaires irréconciliables les huguenots et les politiques ; mais une troisième action venait se former contre lui dans le royaume et semait pour la première fois la division dans la maison de Guise. Une rivalité d'amour avait faillit armer l'un contre l'autre Guise et Mayenne. Les deux frères allèrent même sur le terrain ; mais, au moment de croiser le fer ils rougirent tous deux de l'action qu'ils allaient commettre et se réconcilièrent.

Depuis ce jour il y eut entre eux un refroidissement, qui altéra de plus en plus leurs rapports, jusqu'alors affectueux. Mayenne était profondément dévoué à la religion catholique ; mais l'ambition de son frère l'effrayait. Les ducs d'Elbeuf, de Mercœur, d'Aumale et de Nemours se séparaient chaque jour aussi plus ostensiblement du duc de Guise pour se rapprocher de Mayenne. Le parti de ces princes, tout en restant attaché à là Ligue, prit le nom de faction Caroline, à cause du prénom de Charles que portaient la plupart des chefs. Cette faction était composée des ligueurs qui, sans sortir de l'Union, étaient pour le roi contre le duc de Guise, qu'ils soupçonnaient de vouloir accaparer la couronne en se défaisant d'Henri III d'une façon quelconque.

Il y avait encore à la cour un personnage qui, après avoir été tout la dévotion de Guise, s'était aussi détaché de lui, et était même devenu son ennemi mortel depuis trois ans : le duc de Nevers. Ce prince était jaloux de la fortune et de la gloire du Balafré, qu'il ne cessait de dénoncer au roi en l'accusant de nourrir lei desseins les plus perfides et les plus sanguinaires. Nevers avait reçu le commandement de l'armée qui devait opérer en Poitou ; il s'en désista sous prétexte qu'il n'était plus d'âge à bien conduire une telle entreprise ; et que du reste il savait les finances de l'État si obérées, qu'il serait dans l'impossibilité de payer ses troupes, Sa Majesté s'étant engagée à envoyer encore une armée dans le Dauphiné. Ii s'offrit de lever à ses frais cent gentilshommes, et de combattre comme un simple officier.

La véritable raison qui lui faisait refuser l'honneur de ce commandement, c'était moins la crainte d'un échec que de voir le duc de Guise paraître, en vertu de sa charge, à la tête de l'armée et réparer par sa valeur les fautes du hasard et de la fortune[31].

Guise était ardemment soutenu par les Seize, l'ambassadeur du roi d'Espagne, la duchesse de Montpensier, sa sœur, le cardinal de Guise et le chevalier d'Aumale ; mais on voit que, pour lutter contre tant d'ennemis avoués ou secrets, il n'avait pas trop de toutes ses forces et avait surtout besoin de faire appel à tout son génie. C'est lui surtout qui aurait pu dire : Mon Dieu, gardez-moi de mes amis, car de mes ennemis je m'en charge ?

La jalousie du roi fut encore excitée par les lettres que Sixte-Quint adressa au cardinal de Bourbon et au duc de Guise, à la dater du 15 juillet, et que les ligueurs firent traduire, imprimer et distribuer pour que tout le peuple en eût connaissance. Parlant du duc, le Saint-Père disait qu'en pensant à sa valeur il ne pouvait s'empêcher de se rappeler ces généreux Macchabées qui combattirent si longtemps pour la défense de leur patrie, de la foi et de la loi, et par là sauvèrent Israël.

Après avoir tant accordé au duc de Guise, le roi fut obligé de faire aussi la part du cardinal de Bourbon. Un édit (16 août) donnait au prince le droit royal de créer des maîtrises dans tout le royaume, et le proclamait le plus proche parent de Sa Majesté. Ce droit de créer des maîtrises n'appartenait qu'aux rois et aux reines les jours de joyeux avènement, tels que la naissance d'un dauphin, ou tout autre événement heureux pour la nation.

Le titre de plus proche parent accordé par le roi au cardinal, semblait désigner ce dernier comme successeur éventuel à la couronne au préjudice d'Henri de Navarre, fils d'Antoine de Bourbon, frère aîné du cardinal. Ce fut ainsi que l'interpréta en plein parlement Franàois Hotman lorsque l'édit fut enregistré. Les ligueurs, de leur côte, firent grand bruit autour de cet édit, qu'ils traduisaient dans le sens le plus favorable à leur dessein.

Depuis quelque temps Villeroy et les d'Entragues étaient en négociation auprès du roi pour obtenir, en faveur de Dunes et de son frère Balzac d'Entragues, le gouvernement de la ville d'Orléans, dont le chancelier Chiverny était gouverneur. Les d'Entragues s'engageaient à conserver cette ville pour le roi, bien 'qu'ils fussent de la Ligue. Après l'édit de l'Union, Villeroy s'opposa à ce que. la ville d'Orléans, qui était comprise parmi les places de sûreté accordées au duc de Guise, passât sous l'autorité du roi, dans la crainte que ce manque de parole ne donnât lieu à de nouvelles querelles capables de troubler la paix publique, si péniblement établie. Les d'Entragues, en voyant Villeroy se tourner contre eux, ressentirent une vive colère, et présentèrent au roi ce ministre, jusqu'alors si avant dans sa faveur, comme un espion des Guises qui, tout en feignant un grand zèle pour Sa Majesté, servait sous maintes ennemis de sa gloire.

Henri III était trop mécontent de lui-même pour ne pas l'être surtout des autres. Le traité qu'il venait de signer, et dont il ne pouvait se dissimuler l'importance, l'exaspérait. Il passait les nuits à se parler à lui-même, pesant longuement tout ce que les uns et les autres lui avaient dit[32], ne savait plus, en fin de compte, ni qui il devait croire, ni ce qu'il devait faire. Sa mère lui était suspecte ; c'était elle qui avait paralysé toutes ses actions et l'avait livré à ses ennemis. Ses ministres conspiraient contre lui et lui étaient devenus odieux. Ce fut dans cette situation d'esprit, qu'un jour, feignant à leur égard les mêmes sentiments qu'autrefois, il permit à Villeroy, au chancelier Chiverny et à Bellièvre de ses retirer quelques jours chez eux, en leur donnant rendez-vous à Blois. À peine furent-ils retirés de la cour, au commencement de septembre, par Charles Benoise, secrétaire de son cabinet, que Sa Majesté était très contente de leurs services mais qu'elle leur ordonnait de ne plus reparaître à la cour. Les secrétaires Prisart et Brûlard furent également remerciés.

François de Montholon, avocat général au parlement de Paris, protégé par le duc de Nevers, eut la charge de grand chancelier à la place de Chiverny. Les secrétaires d'État, en remplacement de Villeroy et de Bellièvre, furent Martin Ruzé de Beaulieu et Louis de Révol, qui depuis leur jeunesse avaient toujours montré beaucoup d'attachement à la personne d'Henri III. Ces trois nouveaux personnages, joints au Corse Alphonse d'Ornano, au marquis de Rambouillet et au maréchal d'Aumont, formaient le conseil intime du roi, conseil où le duc de Guise était mortellement détesté.

Après la disgrâce de Chiverny, le gouvernement d'Orléans fût donné à Dunes d'Entragues avec son frère pour principal officier. Quant à d'Épernon, il s'était retiré à Angoulême, où il avait put entrer avant qu'arrivât dans cette ville l'ordre donné par Henri III de lui en fermer les portes. Assailli dans son château par les habitants, il fit pendant trente-six heures une résistance héroïque ; sa femme tomba prisonnière entre les mains de ses ennemis ; mais enfin, ayant été secouru à temps, il resta maître de la ville, et fit alliance avec le roi Navarre.

Dans le Dauphiné, la Valette, frère de d'Épernon, résolut de ne pas attendre l'arrivée de Mayenne pour s'allier avec Lesdiguières. Le 13 août, un traité alliance offensive et défensive fut signé par le favori d'Henri III avec le lieutenant du Béarnais. Peu après, des députés du marquisat de Saluces, dont la Valette était gouverneur, vinrent aussi en Dauphiné, se firent comprendre dans le même traité, promettant de contribuer aux frais de la guerre.

On se rappelle que les frères de Condé, les comtes de Conti et de Soissons, ayant brusquement quitté la cour de France s'étaient rapprochés du Béarnais, et que l'un était allé à la rencontre des reîtres tandis que l'autre avait combattu à la bataille de Coutras. Le comte de Soissons avait espéré.que le Béarnais lui accorderait la main de sa sœur la princesse Catherine irrité du refus qu'il essuya, et ce prince ne songea plus qu'à se rapprocher d'Henri III, dans le dessein, assure-t-on, de se poser en prétendant à la couronne. L'Édit de l'Union mettait obstacle à ses prétentions, à cause de l'alliance qu'il avait faite avec les hérétiques. Le pardon d'Henri III ne suffisait pas pour le réhabiliter aux yeux des catholiques, il lui fallait l'absolution du Saint-Père.

C'était là un ennemi de plus pour Guise et un obstacle nouveau dressé devant ses pas. Pour s'opposer à la réhabilitation du comte de Soissons, Guise intrigue à Rome et en Espagne. Je fais, écrit-il à l'ambassadeur de Philippe II, ce que je puis pour empescher le déclaration que le comte de Soyons a obtenue, qui est grandement préjudiciable aux catholiques que par là on veuille préparer la voie au prince de Béarn et aux austres de mesme farine ; ce qui seroit perdre la religion. Il est nécessaire que nostre saint-père y interpose son autorité. Vous aurez sceu l'empeschement et l'opposicion que j'ay fait former soubz main pour que la court du parlement ne procède à la vérification des lettres[33]. Les efforts du duc furent vains ; le pape accorda l'absolution au comte de Soissons et le roi des lettres patentes pour rendre témoignage sentence pontificale. Les lettres furent portées au parlement, qui toutefois ne les enregistra point, ayant été ce jour-là envahi par les ligueurs.

Les relations entre Guise et Philippe II étaient plus étroite que jamais, malgré ou peut-être même à cause du désastre que la flotte espagnole venait de subir devant Plymouth.

Il y avait cinq ans que le fils de Charles-Quint préparait cette expédition contre l'Angleterre et dix-huit ans qu'il y pensait. En un jour ce projet d'invasion, si péniblement construit et si mûrement préparé, fut englouti au fond des mers. Lord Howard Effingham, ayant rencontré l'Armada, commandée par le duc de Medina-Sidonia pendant qu'elle faisait voile vers les Flandres pour rejoindre le duc de Parme, l'attaqua et incendia ceux de ses vaisseaux que la tempête avait épargnés (10 août). Le désastre de la flotte espagnole eut lieu pendant qu'Henri III convoquait les états généraux.

C'est devant les états assemblés que le roi et le duc de Guise allaient livrer leur dernier combat. Ni l'un ni l'autre ne se dissimulaient l'importance de cette lutte suprême, et tous deux s'y préparaient. en faisant jouer les ressorts les plus puissants dont ils pouvaient disposer. L'un et l'autre également usaient de toutes sortes d'intrigues et de toutes jours influences personnelles. pour obtenir des électeurs des trois ordres une majorité qui leur fût favorable.

A peine le traité d'Union était-il signé, que Guise pressait Mendoza de lui faire tenir les trois cent mille écus qu'il lui avait promis, et sur lesquels il ne lui en fut remis que soixante-dix mille en acompte. Pour subvenir aux dépenses énormes qu'il était obligé de faire, s'était vu dans l'obligation d'emprunter deux cent mille écus à des négociants et à des bourgeois de Paris[34]. 

Si le Balafré, pas plus que Coligny, ne paraissait se douter du sort qui l'attendait, du moins il ne se laissait pas prendre absolument aux paroles flatteuses du roi. Mendoza écrivait encore à son maître à ce sujet : Mucius (Guise) et les siens ne s'y fient pas cependant, et ne laissent point endormir leur vigilance par dehors des protestations dont ils connaissent toute la fausseté[35].

Guis ne pouvait pas ignorer non plus qu'une époque, aussi fertile en assassinats aucun des partis qui lui étaient opposés ne se ferait scrupule de se débarrasser, de lui de la même façon qu'on s'était débarrassé de son père. J'ay assez d'avis, écrivait-il à Mendoza à la date du 5 septembre, de plusieurs lieux que nos ennemis y atantent (à sa vie) par divers moyens estimant par ma mort restablir plus facilement les affaires et les hérésies ; mais j'espère que Dieu me conservera pour son service, et j'y veille avec mes amis et serviteurs, desquelz je me fais accompagner du plus grand nombre que je puis sans y rien espargner. Plus loin il dit encore au même : Au reste, quant à nos nouvelles, je vous diray que le roy mon maistre presse fort la tenue des estats généraulx, et monstre y avoir beaucoup de volonté. Partout on pratique pour faire nomer des députez en faveur des princes suspectz, et pour faire requérir par le peuple, soubz couleur de son soulagement ; une paix générale avec les hérétiques. Je n'oublie rien de  mon côté, ayant envoyé en toutes les provinces et bayliages des personnes confidentes pour faire promouvoir un contrayre effet ; je pensé y avoir tellement pourveu que le plus grand nombre desdicts députéz sera pour nous et à nostre dévocion. Les marquis de Conti, comte de Soyssons et duc de Montpensier arrivent dedans peu de jours, bien assistez de noblesse, la plupart huguenotz... J'ay mandé aussi mes amis de toutes parts, et je me prometz de n'estre point le plus foyble[36].

Avant de suivre la cour à Blois pour assister aux séances des états et de parler du drame sanglant qui va s'y dérouler au milieu des intrigues des partis, il était indispensable de jeter un rapide coup d'œil sur la marche des événements depuis que Guise avait été élevé à la dignité de lieutenant général du royaume, et d'expliquer dans quelle situation d'esprit et sous l'empire de quel sentiment, Henri III et le Balafré se rendaient à ces grandes assises.

 

 

 



[1] Gaverston était l'anagramme de Nogarest.

[2] Copia del discurse que la Treule dio de parte de Mucio, en escrito. (Archives nationales) fonds espagnol, B. 60, n° 255, 256, 257, 258 et 259.

[3] Copia del discurse que la Treule dio de parte de Mucio, en escrito. (Archives nationales) fonds espagnol, B. 60, n° 255, 256, 257, 258 et 259.

[4] Mendoza écrivait à Philippe II que le roi considérait la proposition de la Ligue comme tendant, sous prétexte de religion, à la division du royaume et à l'anéantissement de ses forces au profit du roi d'Espagne. (Archives nationales.)

[5] 24 mars 1588.

[6] Bibliothèque nationale.

[7] Lettre du duc de Guise à Mendoza. (Archives nationales, fonds espagnol, B. 61, n° 98.)

[8] Voir tous ces détails dans le Mémoire envoyé par le duc de Guise au duc de Parme. (Archives nationales, fonds espagnol, B. 61, n° 184, Copia de la caria de Mucio para et duque de Parma.)

[9] Lettre de Mendoza au roi d'Espagne, loc. cit. Il parait toutefois que Philippe II ne tenait pas beaucoup à avoir le fils de son allié dans les rangs de son armée ; car il écrivit de sa propre main en marge de la lettre : Je ne sais pas si ce ne serait pas trop se découvrir.

[10] René de Bouillé.

[11] L'Estoile.

[12] Journal d'Henri III.

[13] Voici, d'après Davila, les termes de la conversation du duc de Guise avec la reine mère : Elle lui dit qu'encore qu'elle fust bien aise de le voir, elle l'eust vu maintenant beaucoup plus volontiers en un autre temps. A quoy le duc fit réponse avec une mine fort modeste, quoyqu'en termes altiers, qu'il estoit bon serviteur du roy, qu'ayant appris les calomnies dont on chargeoit son innocence, les choses qui se tramoient contre la religion, et les embusches que l'on dressoit aux plus gens de bien d'entre le peuple, il estoit là venu exprès pour divertir ce mal, et pour se justifier lui-mesme, ou bien pour exposer sa vie au service de l'Église, et pour la conservation universelle de la foy. Ce discours s'estant interrompu comme. Il vint à saluer les autres dames de la cour ; ainsi que c'est la coustume, la reine appela Louis Davila (le frère de l'historien), son chevalier d'honneur, et luy commanda en mesme temps d'aller advertir le roy que le duc de Guise venait d'arriver et qu'elle-mesme ne tarderait guère à le luy mener au Louvre.

[14] Balzac.

[15] Étienne Pasquier et tous les auteurs contemporains citent une foule de faits se rapportant aux démonstrations dont le duc de Guise fut l'objet. On vit un couvreur qui, pour s'en approcher, se laissa glisser le long d'une corde, au risque de se casser le cou. Une jeune fille l'embrassa de force en disant : Nous ne craignons plus rien avec un si grand prince. Des bonnes femmes lui faisaient toucher leurs chapelets, etc. etc.

[16] René de Bouillé.

[17] L'hôtel de Guise avec ses dépendances constituait un vaste enclos fermé par les rues du Chaume, des Quatre-Fils et de Paradis. Avant les Guises, il avait appartenu au connétable de Clisson. A la mort de Marie de Lorraine (1688), il fut acheté par les Rohan-Soubise. C'est aujourd'hui le dépôt des archives de France. La porte de l'École des chartes, en face la rue de Braque, date seule d'une époque reculée ; l'écusson des Guises y brille encore comme au XVIe siècle. (MICHAUD.)

[18] Histoire des guerres civiles, par Davila.

[19] Histoire de guerres civiles, par Davila.

[20] Vie du duc de Guise, par Péron. — Les Ducs de Guise, par René de Bouillé.

[21] Ces conditions imposées par Guise à la reine, nous les traduisons d'après Davila, qui nous a paru le mieux instruit, sur ce sujet, à cause de l'emploi que son frère exerçait auprès de la reine mère.

[22] La place de la Concorde, les Champs-Élysées, etc.

[23] Frère de Christophe de Thou, premier président.

[24] Lettres d'Étienne Pasquier, liv. XII.

[25] Vincennes s'était également rendu au duc de Guise.

[26] On remarquera que l'orthographe de cette lettre n'est pas la même que celle employée ordinairement par Guise dans sa correspondance. Cette lettre n'est qu'une traduction aussi fidèle que possible de l'original, prise dans de Thou.

[27] Archives nationales, fonds espagnol, B. 60, n° 193, su Ma. don Bernardino de Mendoza.

[28] Archives nationales.

[29] L'Estoile cite encore le président de Neuilly, député de la cour des aides, et dit qu'il pleurait comme un veau en prononçant sa harangue. Hé ! pauvre sot, lui aurait répondu le roi, pensez-vous que si j'eusse eu quelque mauvaise volonté contre tous et ceux de votre faction, je ne l'eusse point su ou pu exécuter ? (sic.)

[30] Journal d'Henri III.

[31] De Thou, liv. XCI.

[32] Histoire des guerres civiles, par Davila.

[33] Archives nationales, lettre de Mucius à Mendoza, 5 septembre 1588, B. 61, n° 93.

[34] Lettre de Mendoza à Philippe II (Archives nationales, fonds espagnol.)

[35] Lettre de Mendoza à Philippe II (Archives nationales, fonds espagnol.)

[36] Lettre de Mendoza à Philippe II (Archives nationales, fonds espagnol.), B. 61, n° 93.