HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LA GUILLOTINE

 

LIVRE SEPTIÈME. — VENDÉMIAIRE.

 

 

I. — LA DÉCADENCE.

 

Combien on était loin de supposer que c'était non-seulement la fin de Robespierre, mais aussi celle du système de la Révolution 2 Ceux qui le supposaient le moins, c'étaient tous les membres dos comités qui s'étaient soulevés, sans autre vue que de continuer la régénération nationale, tout en conservant leurs têtes sur leurs épaules ; et pourtant c'était la vérité. La pierre insignifiante qu'ils ont brisée, si inutile qu'elle fût partout ailleurs, était pourtant la clef de voûte ; l'édifice entier du sans-culottisme commença à fléchir, à craquer, à se lézarder et tomba pièce à pièce, avec une rapidité prodigieuse, jusqu'à ce que l'abîme l'eût tout à fait englouti, et sur cette terre le sans-culottisme n'était plus.

Quelque méprisable que pût être Robespierre lui-même, la mort de Robespierre fut le signal auquel une grande masse d'hommes, muets de terreur auparavant, sortirent de leur retraites cachées, et pour ainsi dire, se virent les uns les autres, reconnurent combien ils étaient nombreux, et commencèrent à discourir et à se plaindre. Ils se comptaient par milliers et millions, ceux qui avaient supporté de cruelles injustices. De plus en plus fortes s'élèvent les plaintes de cette masse ; elles s'enflent en un cri général, en ce bruit universel qu'on appelle l'opinion publique. Camille avait demandé un Comité de pardon et n'avait pu l'obtenir ; mais aujourd'hui, la nation entière s'érige elle-même en comité de pardon ; la nation a essayé du sans-culottisme, et elle en est fatiguée. Puissance de l'opinion publique ! quel roi, quelle convention peut lui résister ? Vous luttez en vain : la chose qui est repoussée comme calomnieuse aujourd'hui doit passer pour vraie et triompher un autre jour ; les dieux et les hommes ont déclaré que le sans-culottisme ne peut pas être. Le sans-culottisme, dans cette nuit du 9 thermidor, s'est brisé par un suicide la mâchoire inférieure et git en se tordant pour ne plus se relever.

Dans les quinze mois suivants, il y a ce que nous pouvons appeler l'agonie du sans-culottisme. Le sans-culottisme, l'anarchie de l'évangéliste Jean-Jacques, étant maintenant assez affaibli, va périr et faire place à un nouveau et singulier système de culottisme et d'ordre, car l'ordre est indispensable à L'homme ; l'ordre n'eût-il pour base que la force, cet évangile primitif, et un sceptre en forme de marteau ! Nous voulons de la méthode, de l'ordre ! s'écrie tout le monde, fût-ce mime celui qu'établit un caporal. Bien plus supportable est la baïonnette disciplinée, que cette guillotine indisciplinée, incalculable comme le vent. — Le sans-culottisme, se tordant dans une agonie mortelle, essaya deux et même trois fois, de se remettre sur les pieds ; mais il retomba toujours au bout d'un instant, et à la fin rendant le dernier souffle de vie, il cessa tout mouvement ; voilà les événements sur lesquels maintenant, à la distance voulue, avec la brièveté voulue, nous allons jeter les yeux. Et alors — ô lecteur ! courage, je vois la terre !

Les deux premiers actes de la Convention, bien naturels après ces affaires de thermidor, sont à enregistrer ici : le premier est le renouvellement des commissions gouvernementales. Les deux comités, de Sûreté générale et de Salut public, éclaircis par la guillotine, demandent à être complétés ; nous les compléterons tout naturellement avec des Tallien, des Fréron, des vainqueurs de thermidor ; bien plus encore, pour arriver au but, nous ordonnons, ainsi le veut la loi, qu'ils ne seront pas de nom seulement, mais de fait, renouvelés et changés périodiquement, le quart sortant chaque mois. La Convention ne sera plus sous le joug des comités, sous la terreur de la mort, mais elle sera une Convention libre, libre de suivre son propre jugement, et la force de l'opinion publique. Il n'est pas moins naturel d'arrêter que les prisonniers et les personnes sous le coup d'une accusation auront le droit de réclamer un acte d'accusation, et de voir clairement de quoi ils sont accusés. Actes bien naturels, avant-coureurs de centaines d'actes non moins naturels aussi.

Quant au commerce de Fouquier, enchaîné par l'acte écrit d'accusation et la preuve légale, c'est comme si on l'avait supprimé ; il ne sert plus que contre la queue de Robespierre seulement. Les prisons rendent leurs suspects, les rejettent de plus en plus vite ; les comités se voient assiégés par les amis des prisonniers, se plaignent d'être arrêtés dans leurs travaux ; on dirait ces multitudes qui s'échappent violemment d'une place encombrée, et se font obstacle les unes aux autres. Les tables sont renversées, les prisonniers sortent à flots. Les geôliers, les moutons et la queue de Robespierre vont là où ils avaient coutume d'envoyer les autres ! — les cent trente-deux républicains Nantais, que nous vîmes marcher chargés de chaînes, sont arrivés, réduits à quatre-vingt-quatorze, le cinquième ayant succombé en route. Ils arrivent et il se trouve tout à coup qu'au lieu d'avoir à défendre leur vie ils vont porter des dénonciations mortelles. Comme le son de la trompette, leurs témoignages répandent de toutes parts les grandes atrocités du règne de la terreur. Pendant l'espace de dix-neuf jours, ils font leurs dépositions avec toute la solennité et la publicité possibles. Le représentant Carrier, la compagnie de Marat, les noyades, les mariages sur la Loire, tout ce qui s'est fait dans l'obscurité, parait au grand jour. Haute est la voix de ces pauvres Nantais ressuscités, et les journaux, les discours, le comité général, lui donnent un écho qui retentit dans tous les cœurs et toutes les oreilles. Une députation d'Arras arrive et dénonce les horreurs du représentant Lebon. Une convention adoucie tient à sa propre existence ; pourtant que faire ? Le représentant Lebon, le représentant Carrier, ont à paraitre devant le tribunal révolutionnaire ; nous avons beau résister, apporter tous les délais possibles, le cri de la nation les poursuit, de plus en plus retentissant. Eux aussi, Tinville est obligé de les condamner, s'il ne veut être condamné lui-même.

Nous devons, de plus, remarquer l'état de décrépitude dans lequel est tombée la société mère. Legendre en a jeté les clefs- sur la table de la Convention, dans cette nuit de thermidor ; son président a été guillotiné avec Robespierre. Cette mère, naguère puissante, vint quelque temps après, d'un air soumis, demander la remise de ses clefs, qui lui furent restituées ; mais le pouvoir ne lui fut pas rendu, sa force a disparu pour toujours. Hélas ! son jour est passé En vain la tribune en plein air résonne, comme autrefois ; elle n'excite plus que l'horreur et même le dégoût. Peu à peu l'affiliation est interdite ; la puissante mère se voit tout à coup sans enfants, et gémit comme une Rachel enrouée.

Les comités révolutionnaires, n'ayant plus de suspects à dévorer, périssent d'inanition, De quarante-huit qu'ils étaient à Paris, ils sont réduits à douze ; leurs quarante sons sont supprimés ; encore quelque temps, et il ne restera plus de comités -révolutionnaires. Le maximum sera aboli ; que le sans-culottisme se nourrisse comme il pourra[1]. Il n'y a plus aujourd'hui de municipalité, plus de centre à l'hôtel de ville. Le maire Fleuriot et compagnie ont disparu, et nous ne nous hâterons pas de les remplacer. L'hôtel de ville est abattu, soumis, ne sachant pas bien ce qu'il surviendra ; il sait seulement qu'il est devenu impuissant et qu'il doit obéir. Si nous divisions Paris, dit-on, en douze municipalités distinctes, incapables de se concerter ! les sections seraient ainsi sans danger, — ou même les sections aussi ne pourraient-elles pas erre détruites ? vous aurez alors tout simplement douze communes paisibles et traitables, sans centre et sans subdivision[2], et le droit sacré d'insurrection tombera dans l'impuissance.

Telles sont les choses qui sont abolies, et s'engloutissent promptement dans le néant ; car la presse parle, et la langue de l'homme également. Les journaux, sérieux ou légers, sur le ton de la philippique ou du burlesque, le renégat Fréron, le renégat Prudhomme, parlent plus haut que jamais, seulement dans un sens opposé. Et les ci-devant se montrent en personne, se pavanant presque, comme s'ils sortaient du sommeil de la mort ; ils publient les tourments mortels qu'ils ont éprouvés. Les grenouilles du marais coassent emphatiquement. Vos soixante-treize protestants, sortis avec effort des prisons, reprendront leurs sièges ; vos Louvet, Isnard, Lanjuinais, et les naufragés girondins rappelés de leurs granges et des caves de la Suisse occuperont d nouveau leurs places dans la Convention[3], ennemis naturels de la Terreur !

Le thermidorien Tallien et les ennemis de la Terreur gouvernent dans cette Convention, et au dehors. La montagne comprimée se fait petite, de plus en plus silencieuse. Le modérantisme élève de plus en plus la voix. Ce n'est pas la tempête, avec ses menaces, c'est plutôt le ronflement d'un orgue puissant, et le concert harmonieux et assourdissant de l'opinion publique, sortant des vingt-cinq millions de tuyaux d'une nation, formant tout entière un immense comité. de clémence ; comment un corps isolé d'individus pourrait-il y résister ?

 

II. — LA CABARRUS.

 

Comment, surtout, la pauvre Convention nationale y résisterait-elle ? Dans cette pauvre Convention nationale, brisée, affolée par une longue terreur, par tant de bouleversements, d'exécutions, il n'y a pas de pilote, il n'y a pas même de Danton qui puisse vous diriger dans une telle tourmente. Tout ce que peut faire une Convention affolée c'est de tournoyer, de louvoyer, d'essayer de se maintenir, et de fuir devant la rafale. Inutile de lutter, de gouverner contre le vent et de lui faire tête ! Une Convention affolée ne saurait lutter contre le vent, elle sombrerait bientôt. Le vent est si fort et si changeant, il fraichit de plus en plus, venant du doux sud-ouest ; vos vents du nord-est dévastateurs et vos sauvages ouragans de la Terreur ont été balayés l Le sans-culottisme n'est plus, tout devient culottisme.

Regardez seulement la coupe des vêtements ; ce résultat léger et visible est l'expression claire de milliers de choses qui ne sont pas visibles. Dans l'hiver de 1793, les honnies sortaient en bonnets rouges, les municipaux eux-mêmes sortaient en sabots ; les citoyennes même avaient été obligées de pétitionner contre une telle coiffure. Mais aujourd'hui, dans cet hiver de 1794 où est le bonnet rouge ? mais où sont les neiges d'antan ? Le citoyen riche cherche avec de profondes méditations quel est le plus élégant des costumes ; il se demande s'il ne s'habillera pas comme les anciens peuples libres de l'antiquité. La citoyenne plus hardie l'a déjà fait. Regardez-la, cette belle et l'asdic citoyenne, revêtu du costume des anciennes Grecques, tel que le peintre David a pu le reproduire : avec ses longues tresses enfermées dans un filet brillant à l'antique, avec la tunique aux couleurs éclatantes des femmes grecques ; ses petits pieds nus, comme ceux des statues antiques, n'ont que des sandales, retenues par de légers rubans -- elle brave la gelée !

Il y a une véritable effervescence de luxe. Car vos ci-devant émigrés n'ont pas emporté avec eux leurs hôtels et leurs mobiliers ; ils les ont laissés ici, et dans le prompt changement de propriétés, grâce à la monnaie frappée sur la place de la Révolution, aux fournitures des armées, aux ventes des domaines des émigrés, des terres de l'Église, des terres de la couronne, et de plus grâce à la lampe d'Aladin de l'agio, dans un temps de papier-monnaie, ces hôtels ont trouvé de nouveaux occupants. Le vin vieux provenant des bouteilles des ci-devant, coule dans de nouveaux gosiers. Paris s'est nettoyé, éclairé ; les salons, les soupers non fraternels, rayonnent encore avec l'éclat qui leur convient et une couleur très-singulière. La belle Cabarrus est revenue de prison ; unie à son sombre Pluton, qu'elle traite, dit-on, trop fièrement, la belle Cabarrus donne les plus magnifiques soirées. Autour d'elle s'amasse une nouvelle arme républicaine de citoyennes en sandales, de ci-devant et autres ; tous les débris de l'élégance d'autrefois s'y rallient. A sa droite, pour servir cette cause, travaille la belle Joséphine, veuve Beauharnais, quoique sa situation soit précaire ; elles veulent tolites deux adoucir la rudesse de l'austérité républicaine et reciviliser le genre humain.

Lui rendre sa civilisation d'autrefois, par les charmes de la lyre d'Orphée, par le rythme d'Euterpe, par les Grâces, par les Ris ! Les députés thermidoriens assistent à ces soirées : le journaliste Fréron, l'orateur du peuple. Barras qui a connu d'autres danses que la carmagnole. De rudes généraux de la république y sont aussi, le cou enfoncé dans d'énormes cols de crins, bons contre les coups de sabre ; leur chevelure amassée en un seul nœud, flotte par derrière, fixée par un peigne. Parmi ces derniers ne reconnaissons-nous pas encore ce petit officier d'artillerie de Toulon, au teint bronzé, revenu des guerres d'Italie ! Il a l'air assez sévère, son aspect est farouche et presque cruel ; il a eu aussi ses tourments, sa santé est chétive. Il n'est pas en faveur c'est un homme qui a été élevé, à tort ou à raison, par les terroristes et Robespierre jeune. Mais est-ce que narras ne le connaît pas ? Barras ne dira-t-il pas un mot en sa faveur ? oui, si cela doit servir à Barras. Aujourd'hui il est un peu abandonné par la fortune cet officier d'artillerie. Il envisage, de son œil sérieux et profond, un avenir désolé. Taciturne, et cependant, si vous l'éveillez, il a des discours étranges, de ses paroles jaillissent des lumières, des éclairs. En somme, c'est un homme dangereux. Être insociable, oui insociable. Il inspire la terreur et l'horreur à tous fantômes, car il est lui-même du genre réalité ! Il est là sans rien faire ou regardant avec indifférence, restant à l'écart ; — il lance, cependant des coups d'œil, à ce qu'il semble, sur le doux visage de Joséphine Beauharnais ; et, du reste, avec une contenance sévère, les yeux ouverts et les lèvres serrées, il attend ce qui arrivera.

Cependant on peut voir que les bals ont, cet hiver, une nouvelle physionomie. Plus de carmagnole, de grossiers tourbillons de haillons ainsi que Mercier les appelait, précurseurs de l'orage et de la destruction. Non ; mais de doux rythmes ioniens, convenables pour la légère sandale et l'antique tunique grecque ! Le luxe fleurit dans tout son éclat, car les individus ont de la fortune, une fortune nouvellement acquise, tandis que sous la Terreur vous n'osiez danser qu'en guenilles. Dans ces nombreux bals de toute espèce, que le lecteur impatient remarque seulement ceux qu'on appelle les bals à la victime. Les danseurs, en costumes recherchés, ont tous le crêpe au bras ; pour y être admis, il faut que vous ayez été une victime, que vous ayez perdu un parent sous la terreur. Paix aux morts, dansons à leur mémoire ! car de toute façon il faut danser.

Il est très-remarquable, d'après Mercier, de soir combien de formes variées prend cette grande affaire de la danse. Les femmes, dit-il[4], sont des nymphes, des sultanes, quelquefois des Minerve, des Junon, voire même des Dianes. Sans manquer jamais à la cadence elles tournoient avec légèreté, Pair sérieux, dans un silence parfait, tant elles sont absorbées. Ce qui est extraordinaire, continue-t-il, c'est que les spectateurs sont pour ainsi dire confondus avec les danseurs, ils forment un élément ambiant autour des diverses contredanses, sans les troubler. Il est rare, en effet, qu'une sultane éprouve le moindre choc. Son joli pied se pose à un pouce du mien, elle lien éloigne de nouveau, c'est un jet de lumière ; mais bientôt la mesure la rappelle au point d'où elle est partie. Comme une brillante comète, elle parcourt son ellipse, roulant sur elle-même, par un double effet de gravitation et d'attraction.

En portant ses regards, un peu plus avant dans le temps, le même Mercier aperçoit les merveilleuses en caleçons couleur de chair, avec des anneaux or ; vraies houris dansantes d'un paradis artificiel de Mahomet, beaucoup trop mahométan. Montgaillard, avec son regard mélancolique, remarque une autre chose non moins étrange : que chaque citoyenne à la mode que vous rencontrez est dans une position intéressante. Grand Dieu, toutes ? Ce ne sont que des coussins et du coton, ajoute l'aigre observateur ; dans cette époque de dépopulation par la guerre et la guillotine, c'est la mode[5].

Voyez aussi, au lieu des farouches tape-dur de Robespierre, quels sont ces nouveaux groupes dans les rues ? Des jeunes gens vêtus, non de la carmagnole en peluche noire, mais bien d'habits carrés superfins ou jaquettes à queue rectangulaire, avec une sorte de collet élégant anti-guillotin, les cheveux ramenés sur les tempes, puis noués par derrière, flottants, dans le genre militaire ; ces jeunes gens s'appellent les muscadins, ils sont de l'espèce des dandys' Fréron, dans son ardeur, les nomme la jeunesse dorée. Elle est apparue cette jeunesse dorée, comme une espèce de résurrection ; elle, porte le crêpe au bras ; beaucoup ont été des victimes. De plus, ils portent les gourdins garnis de plomb, d'un air furieux. Tout tape-dur, ou reste de jacobinisme qu'ils peuvent rencontrer, passera un mauvais moment. Ils ont beaucoup souffert, leurs amis ont été guillotinés ; leurs plaisirs, leurs caprices, leurs collets superflus impitoyablement réprimés ; gare maintenant à ces vils bonnets rouges qui ont fait cela 1 La belle Cabarrus et l'armée des sandales grecques les applaudissent en souriant. Au théâtre Feydeau, la jeune valeur en habit à queue fixe la beauté en sandales grecques, et s'enflamme à ses regards : à bas le jacobinisme ! Plus d'hymnes ni de démonstrations jacobines, on ne permet que des démonstrations et des hymnes thermidoriens ; nous renversons le jacobinisme avec nos bâtons plombés.

Mais que quiconque examine la nature du dandy, combien il est pétulant, surtout en masse, pense quel élément était cette jeunesse dorée, dans le droit sacré d'insurrection t Querelles et batteries ; guerre sans trêve ni mesure Odieux est le sans-culottisme, autant que la mort et l'obscurité. Car, en vérité, le dandy n'est-il pas, de sa nature même, élégant, culotté ; n'est-ce pas un animal habillé qui ne vit, ne se meut, n'existe que dans ses habits

Ainsi on marche valsant, disputant ; la belle Cabanis, par ses charmes orphiques, lutte pour civiliser de nouveau l'espèce humaine. Non, sans succès, dit-on. Quel républicain si rigide qu'il soit peut résister aux sandales grecques, se mouvant sur un rythme ionien, aux orteils ornes de bagues d'or ?[6] Peu à peu la politesse la plus incontestable mit, grandit avec rapidité. Et pourtant, de nos jours même, a-t-on retrouvé cette fleur de politesse connue sous les anciens rois, à cette époque où le péché avait perdu toute sa laideur, où triomphait le Rien, où il exerçait un empire, possédait une royauté partout ailleurs inconnus ; ou bien cet esprit de société exquis[7] n'est-il pas perdu sans retour ? Quoi qu'il en soit, il faut que le inonde lutte et marche.

 

III. — QUIBERON.

 

Mais, vraiment, ces longues queues de cheveux flottants de la jeunesse dorée, ce costume demi-militaire, ne trahissent-ils pas une tendance encore plus importante ? La république abhorrant sa guillotine aime son armée.

Et avec raison, car, certainement, si se bien battre est une sorte d'honneur, comme &en est un quand on se bat à propos, et si, pour le vulgaire des humains &est même la première espèce d'honneur, ici on s'est bien battu, et plus à propos que jamais. Ces enfants de la république se sont levés, furieux jusqu'à la folie, pour la délivrer de l'esclavage et des Cimmériens. Et n'ont-ils pas réussi ? A travers les Alpes maritimes, à travers les gorges des Pyrénées, à travers les Pays-Bas, dans le Nord, tout le long de la vallée du Rhin, s'est retirée la coalition cimmérienne, loin de la patrie sacrée. Impétueux comme la flamme, ils ont porté leurs trois couleurs en face de tous leurs ennemis. — Sur les hauteurs escarpées, sur les batteries de canons, elles ont flotté triomphantes. La fureur leur a donné des ailes. Elle a onze cent mille combattants, sur pied cette république dans un certain moment elle en eut, ou supposa qu'elle avait eu, dix-sept cent mille[8]. Comme un cercle d'éclairs, ils l'ont enceinte de tous côtés en lançant des volées de mousqueterie et de ça ira. La coalition cimmérienne recule, frappée d'étonnement et d'une terreur extraordinaire.

Tel est le feu qui brûle chez ces républicains gaulois, jetant des flammes ardentes auxquelles ne peut résister aucune coalition ! Plus d'éclissons avec quatre quartiers de noblesse ; des ci-devant sergents qui ont gagné le généralat, à la bouche du canon, un Pichegru, un Jourdan, un Hoche, les commandent ; ils ont du pain, ils ont du fer : Avec du pain et du fer vous pouvez aller en Chine ! Voyez les soldats de Pichegru, pendant ce dur hiver, dans leur dénuement et dans leur misère, avec leurs chaussures de cordes de pailles et leurs manteaux de nattes, comme ils ont envahi la Hollande, semblables à une armée de démons, comme ils franchissent les rivières sur des ponts de glace, comme ils courent de victoire en victoire tout en jetant des cris de joie ! Des navires dans le Texel sont pris par des hussards à cheval ; York s'est enfui, le stathouder s'est sauvé, bien heureux de s'échapper en Angleterre, et de laisser la Hollande fraterniser[9]. Tel est le feu gaulois, disons-nous, qui brûle dans ce peuple, semblable à l'embrasement des herbes, et des broussailles sèches, auquel nul mortel ne peut résister ; — pour le moment.

C'est ainsi qu'il brillera et courra consumant tout ; et de Cadix à l'Archangel, le furieux sans-culottisme, enrégimenté et discipliné, conduit par quelque soldat armé de la démocratie — par exemple, cet officier monosyllabique d'artillerie — posera durement le pied sur le cou de ses ennemis, et ses hourras et leurs cris perçants rempliront l'univers ! — Téméraires rois coalisés, quel incendie vous avez allumé ! Vous-même manquez de feu ; vos soldats sont excités seulement par des sergents instructeurs, par des bavardages d'état-major, et le son du tambour ! Cependant, c'est commencé et ça ne finira pas ; non, pas avant vingt années. Vingt ans ce feu gaulois, à travers maint changement de couleurs et de formes, brillera sur toute la face de l'Europe, et éblouira et brûlera tout le monde — jusqu'à provoquer tout le monde ; jusqu'à allumer une autre sorte de feu, le feu teutonique, par exemple, qui l'éteindra, pour ainsi dire en un jour ! Car il y a un feu comparable à l'embrasement des broussailles ou de l'herbe sèche ; feu subit, flamboyant ; et un autre feu que nous comparons à celui du charbon et même à celui du coke, difficile à allumer, 'nais qu'alors, rien au monde ne peut éteindre. Le rapide feu gaulois, nous pouvons le remarquer encore, — et le remarquer, non-seulement dans les Pichegru, mais dans d'innombrables Voltaire, Racine, Laplace, même ; car un homme, qu'il se batte, qu'il chante, qu'il pense, sera toujours le même homme — est admirable pour faire cuire des œufs. Mais le feu de charbon teutonique, ainsi qu'on le voit dans les Luther, les Leibnitz, les Shakespeare, est préférable pour fondre les métaux. Quelle est heureuse notre Europe d'avoir les deux espèces !

Mais quoi qu'il en soit, la république est évidemment triomphante. Au printemps, la ville de Mayence se voit assiégée de nouveau, et changera encore de maître. Merlin de Thionville, avec sa barbe hérissée et son regard sauvage, n'a-t-il pas dit, que ce ne serait pas pour la dernière fois qu'on le voyait ? L'électeur de Mayence fait circuler parmi ses frères les souverains cette question fort opportune ne serait-il pas sage de traiter de la paix ? Qui ! répond plus d'un électeur du fond de son âme. Quant à Pitt, hésite qui voudra, lui, suspendant son habeas corpus, suspendant ses payements, se tient inflexible, — malgré les revers à l'étranger, les obstacles à l'intérieur, les conventions nationales écossaises et les Anglais amis du peuple, qu'il est obligé de juger, de faire pendre et -même de voir acquittés avec joie tant cet homme maigre est inflexible ! S. M. Espagnole, ainsi que nous l'avons prédit, fait la paix, et aussi S. M. Prussienne ; et il y a un traité de Bâle[10]. Traité avec les infâmes anarchistes et les régicides ! Hélas ! que faire Vous ne pouvez pas pendre cette anarchie, c'est comme si vous vouliez vous pendre vous-même ; il vous faut traiter avec

Le général Hoche a également réussi à pacifier la Vendée. Le coquin de Rossignol et ses colonnes infernales se sont évanouis ; par sa fermeté, sa justice, sa sagacité et son adresse, le général Hoche a rait cela ; dirigeant une colonne mobile non infernale ; enveloppant le pays, pardonnant à la soumission, abattant la résistance ; il soumet les révoltés ;es uns après les autres. La Rochejacquelein, le dernier des nobles, tombe sur le champ de bataille ; Stoffel lui-même entre en pourparlers ; Georges Cadoudal est retourné en Bretagne parmi ses chouans ; l'effrayante gangrène de la Vendée semble réellement extirpée. Cela a coûté, comme on le constate, en chiffres ronds, la vie de cent mille hommes ; joignez-y les noyades, les incendies des colonnes infernales, qui défient l'arithmétique. — Telle est la guerre de la Vendée[11].

Quelques mois après, elle éclate de nouveau, mais pour la dernière fois ; — soufflée par Pitt, par notre ci-devant Puisaye du Calvados et autres. Dans le mois de juillet 1795, des bâtiments anglais manœuvrent dans les parages de Quiberon. Ils y débarqueront de chevaleresques ci-devant, de prisonniers de guerre volontaires — qui ne cherchent qu'a déserter ; des armes à feu, des caisses remplies de vêtements, de proclamations royalistes et d'espèces. Les républicains, de leur côté, se mettent promptement sous les armes ; ils font une marche secrète, sur les berges de Quiberon ; vers minuit., le fort Penthièvre est enlevé ; le tonnerre de la guerre se mêle au rugissement nocturne de la mer, et le matin éclaira une scène comme il en avait peu vu ; les débarqués sont refoulés de nouveau dans leurs barques ou dans les vagues dévorantes en poussant des cris de détresse et des lamentations ; — en un mot, le ci-devant Puisaye a complètement échoué ici comme dans le Calvados, quand il partit du château de Vernon, sans bottes[12].

Cela a encore coûté la vie d'un grand nombre de braves au nombre desquels le monde entier regrette le courageux fils de Sombreuil. Infortunée famille ! Le père et le plus jeune des fils sont allés à la guillotine ; l'héroïque fille languit, réduite au besoin, et cache ses misères à l'histoire ; le fils ainé périt ici, tué par un tribunal militaire, comme émigré ; Floche lui-même ne peut le sauver. Si toutes les guerres civiles et autres sont des mésintelligences, que doit donc être une bonne intelligence ?

 

IV. — LE LION N'EST PAS MORT,

 

La Convention portée par le courant de la fortune à la victoire sur l'étranger, et poussée par le vent violent de l'opinion publique vers la démence et le luxe, marche vite ; toute la science du pilote est nécessaire, dans une telle rapidité.

Il est curieux de voir comme nous tournons et virons, puis sommes obligés de -virer encore et de fuir sous le vent. Si, d'un enté, nous admettons de nouveau les soixante-treize protestants, nous consentons, d'un autre côté, à consommer l'apothéose de Marat, à enlever son cadavre de l'église des Cordeliers, et à le transporter au Panthéon des grands hommes, — en jetant dehors Mirabeau pour lui faire place. Peine inutile, tant est violent le souffle de l'opinion publique ! La jeunesse dorée, les cheveux tressés, brise en pièces son buste du théâtre Feydeau, fouie les morceaux aux pieds et les jette, avec des vociférations, dans la fosse aux ordures de Montmartre[13]. On démolit sa chapelle de la place du Carrousel ; l'égout de Montmartre recevra jusqu'à sa poussière. Nul dieu n'eut une plus courte divinité. Quelques mois dans ce Panthéon ce temple de tous les immortels, puis l'égout, au grand cloaque de Paris et du monde ! Ses bustes dans un temps s'élevaient à quatre mille. Entre le temple des immortels nie cloaque de l'univers, comme les pauvres créatures humaines sont ballottées !

De plus une question s'élève : quand la constitution de 93 commencera-t-elle à être en vigueur ? De fortes têtes soupçonnent que la constitution de 93 ne sera jamais appliquée. Qu'elles s'occupent donc d'en préparer une meilleure.

Et maintenant, où sont les Jacobins ? Sans enfants, tout à fait décrépite, ainsi que nous l'avons vu, siégeait la puissante mère ; elle grince, non pas des dents, mais de ses gencives dégarnies, contre une Convention thermidorienne traîtresse, et le torrent des circonstances. Deux fois Billaud, Collot et compagnie furent accusés par Lecointre, Legendre, et la seconde fois on ne déclara pas l'accusation calomnieuse. Billaud dit de la tribune des Jacobins : Le lion n'est pas mort, il n'est qu'endormi. On lui demande dans la Convention ce qu'il entend par le réveil du lion ? et des contestations, des disputes, s'élèvent dans le Palais-Égalité entre les tape-dur et la jeunesse dorée ; des cris de à bas les Jacobins, les Jacoquins ! la tribune en plein air rend des sons de bataille, auxquels répondent seulement le silence et des cris étouffés. On parlait dans les comités gouvernementaux de suspendre les séances des Jacobins. Ce n'est pas tout. Le jour de la Toussaint, suivant l'ancien style, le 1er novembre de l’an de grâce 1794, triste date pour le jacobinisme, — une volée de pierres passe à travers nos fenêtres, avec des cris de malédiction. Les Jacobins femelles, les fameuses tricoteuses, prennent la fuite ; elles sont rencontrées aux portes par la jeunesse dorée et — une masse de quatre mille personnes ; elles sont huées, raillées, bousculées, fouettées ignominieusement, les cotillons retroussés, — et disparaissent au milieu d'attaques de nerfs. Sortez, Jacobins males ! Les Jacobins males sortent mais seulement pour se battre ; de là tumulte et confusion. De sorte que l'autorité armée est obligée d'intervenir, et le lendemain elle intervient encore, et suspend les séances jacobines pour jamais[14]. — Ils ont disparu les Jacobins, ils ont sombré dans l'invisible, au milieu d'un orage de rires et de huées. Leur club devient une école normale, la première qu'on ait vue, et puis elle se change en un marché du 9 thermidor, en marché Saint-Honoré, où l'on fait aujourd'hui un paisible trafic de volailles et de légumes. Ne sommes- nous pas, nous, et nos semblables sur cette terre, de l'étoffe dont sont formés les rêves ?

Le maximum aboli, le commerce devait prendre son libre essor. Hélas ! le commerce entravé, bouleversé, comme nous l'avons vu, et aujourd'hui rendu b. la liberté, ne peut, pour ie présent, prendre aucun essor, il ne peut que languir et se traîner. Il n'y a à proprement parler aucun commerce à présent. Les assignats, depuis longtemps en baisse, émis en quantités innombrables, tombent maintenant avec une rapidité sans pareille : combien la course ? demandait quelqu'un à un cocher de fiacre ; six mille livres, répondit-il, voilà ce que valait de papier-monnaie[15]. L'oppression du maximum supprimée, les objets sur lesquels il pesait disparaissent ; deux onces de pain par jour telle est la portion allouée. Longues, bruyantes et tristes sont les queues aux portes des boulangers ; les fermes sont devenues des boutiques de prieurs sur gages.

On peut s'imaginer, dans ces circonstances, avec quel ressentiment le sans-culottisme murmurait contre la Cabarrus, regardait les ci-devant au retour de la danse, l'éclat de la civilisation de thermidor, les bals en caleçons couleur de chair. On a des tuniques et des sandales grecques ; les armées do muscadins paradent avec leurs bâtons plombés,— et nous nous sommes ici chassés, abhorrés, ramassant les restes dans les rues ; nous nous agitons en queues devant la porte des boulangers pour nos deux onces de pain x Le lion jacobin, qui, disent-ils, a des réunions secrètes, à l'archevêché, en bonnets rouges, et pistolets chargés, ne s'éveillera-t-il pas ? Selon les apparences, non. Nos Collot, nos Billaud, Barrère, Vadier, dans ces derniers jours de mars 1795, sont déclarés dignes de la déportation ; provisoirement on les transporte au fort de Ham. Le lion est mort ; — ou à l'agonie.

Aussi voyez le jour appelé le 12 germinal — nommé également le 1er avril, jour malheureux —, comme ces rues de Paris sont une fois de plus agitées ! Des flots de femmes affamées, d'hommes crasseux, s'écrient : du pain, du pain, et la constitution de 93 ! Paris s'est soulevé encore une fois, semblable à la marée de l'Océan, il se porte vers les Tuileries, il veut du pain et une constitution. Les sentinelles des Tuileries font de leur mieux, ruais sans résultats ; la marée de l'Océan les balaye, inonde la salle de la Convention même, hurlant : du pain et la constitution !

Malheureux sénateurs, malheureux peuple, vous n'avez pas encore, après toutes ces peines et ces agitations, de pain ni de constitution. Du pain, pas tant de longs discours ! s'écriaient lamentablement les ménades de Maillard, il y a cinquante ans et plus ; vous faites entendre le mêmes plaintes aujourd'hui. La Convention avec une ferme contenance, avec une arrière-pensée que lion ne connaît pas, tient bon devant ce vaste et bruyant chaos, agite sa cloche d'alarme du pavillon de l'unité. La section Lepelletier, anciennement des Filles Saint-Thomas, où abondent les banquiers et la jeunesse dorée, volent à la rescousse et balayent ce chaos devant leurs baïonnettes. Paris est mis en état de siège. Pichegru, le conquérant de la Hollande, qui se trouve être là est nommé commandant jusqu'à la fin des troubles. Il les termina, pour ainsi dire, en un jour. Il enlève Billaud, Collot et compagnie, dissipe toute résistance avec deux coups de canon, encore n'étaient-ils chargés qu'y poudre, et la terreur de son rom ; et alors il dit avec un laconisme qui devrait être imité représentants vos ordres sont exécutés[16], puis se démet de son commandement.

Cette révolte de germinal est donc passée, comme une vaine clameur. Les prisonniers sont en sûreté à Ham, en attendant des bâtiments ; environ neuf cents des principaux terroristes de Paris sont désarmés. Le sans-culottisme, balayé par les baïonnettes, s'est enfui avec sa misère au fond des faubourgs Saint-Antoine et Saint. Marceaux — il y eut un temps où l'huissier Maillard avec ses ménades pouvait changer le cours de la législation, mais ce temps n'est plus. La législation parait s'être assurée des baïonnettes ; la section Lepelletier prend le fusil, non pas pour nous ! nous nous retirons dans nos sombres repaires ; notre cri de famine est appelé complot de Pitt ; les salons brillent, les caleçons couleur de chair tourbillonnent comme auparavant. C'était donc pour la Cabarrus, les muscadins et les banquiers que nous nous combattions ? C'était pour des bals en caleçons couleur de chair que nous prenions la féodalité corps à corps et que nous agissions en braves, répandant notre sang comme de l'eau ? Silence éloquent, médite leur éloge !

 

V. — LE LION À SON DERNIER SOUPIR.

 

Le représentant Carrier alla à la guillotine au mois de décembre dernier, protestant qu'il avait agi par ordre. Le tribunal révolutionnaire, après tout te qu'il a dévoré, n'a plus à présent, ainsi que l'anarchie, cm' se dévorer lui-même. Dans les premiers jours de mai, les hommes sont témoins d'une chose extraordinaire ; Foi-minier-Tin-ville plaide enfin à la barre pour .son propre compte, lui et ses principaux jurés, Leroi dix-août, le juré Vilate, et une fournée de seize ; ils se défendent énergiquement, soutenant qu'ils ont agi par ordre ; mais ils plaident en vain. Ainsi les hommes brisent la hache avec laquelle ils ont fait tant de choses horribles ; la hache même est de-. venue odieuse. Du reste Fouquier mourut avec assez de fermeté : Où sont tes fournées ? hurlait le peuple. — Canaille affamée, répliquait Fouquier, en payes-tu le pain moins cher ?

Trop illustre Fouquier, tu n'étais autrefois qu'un simple procureur, un de ces bassets de justice comme on en voit tant, qui vont furetant et suivant la piste avec acharnement, et à présent, tu es et restes le plus illustre des procureurs qui aient jamais existé et chassé sous le ciel ! Car, dans cette course terrestre du temps, la race des procureurs devait avoir un avatar. Le ciel avait dit qu'il y ait une incarnation, non divine, de cet esprit implacable du procureur, qui ne voit qu'une chose, l'accusation. Et l'incarnation  s'est faite, et elle a eu affaire à son tour au procureur. Disparais donc, avec tes yeux fureteurs, incarnation du procureur, qui au fond n'étais pas autre chose que les autres procureurs, fils trop affamés d'Adam ! Le juré Vilate lutte longtemps pour sa vie et publie en prison un livre ingénieux qui ne nous est pas inconnu ; mais il a beau faire, lui aussi disparaît ; et son livre Des causes secrètes de thermidor, plein de mensonges, avec quelques parcelles de -vérité, que l'on ne saurait trouver ailleurs, est tout ce qui reste de lui.

Le tribunal révolutionnaire a disparu, mais non la vengeance. Le représentant Lebon, après une longue lutte, est amené devant les cours ordinaires de justice et par elles guillotiné. A Lyon et ailleurs le modérantisme ressuscité, dans sa vengeance, n'attendra pas les lenteurs de la procédure légale ; il éclate dans les prisons, il les incendie, brûle cruellement quelques soixantaines de prisonniers jacobins, ou les suffoque avec de la fumée de paille. Là courent les vindicatives et impitoyables compagnies de Jésus, compagnies du soleil massacrant le jacobinisme partout où elles le rencontrent ; le lançant dans le Rhône, qui une fois encore porte au loin dans la mer une horrible cargaison[17]. Sur ces entrefaites, à Toulon, le jacobinisme se révolte, et semble vouloir pendre les représentants nationaux. — En présence de tant d'actions et de réactions, notre pauvre Convention nationale n'a-t-elle pas bien du mal ? C'est comme s'il s'agissait d'apaiser les vents et les eaux, les mers battues par un violent ouragan. Tantôt soulevé par la vague, tantôt plongé dans les vallées de la mer, notre vaisseau de la République a besoin de tout l'art du pilote. Heureux s'il échappe au naufrage !

Quel est le parlement ayant jamais existé sous la lune, qui ait eu une destinée comme celle de cette Convention nationale de France ? Elle s'est réunie pour faire une constitution, et au lieu de cela, elle n'a fait que détruire et renverser ; que brûler le catholicisme, l'aristocratisme, qu'adorer la Raison, déterrer le salpêtre ; que soutenir un  lutte de Titan contre elle-même et contre tout l'univers. Elle a été décimée par la guillotine ; plus du dixième des membres ont mis leurs têtes sous le couteau ; elle a vu danser devant elle la carmagnole, entendu les strophes patriotiques entonnées au milieu du pillage des églises ; elle a vu les blessés du dix août défiler dans des brouettes, et dans cette nuit infernale, les dames Égalité, en costume tricolore, boire de la limonade, et le spectre de Sieyès monter en disant, la mort sans phrase. Cette Convention a été chauffée au rouge, puis congelée ; pourpre de rage et pâle de rage, elle a siégé avec des pistolets dans ses poches, a tiré son épée dans son exaltation ; tantôt elle criait aux quatre vents par la voix d'un Danton : Éveille-toi, ô France, et frappe les tyrans ; tantôt elle tombait sous son Robespierre, dans un mutisme glacial, et répondait à sa voix sépulcrale par un soupir d'angoisse. Assassinée, décimée, poignardée, fusillée, dans les bains, dans les rues, sur les escaliers, elle a été le noyau du chaos. N'a-telle pas entendu la cloche de minuit ? Elle a délibéré environnée de cent mille hommes en armes, qui avaient leurs carions chargés, leurs fourgons remplis de vivres. Elle a été assourdie par le tocsin, emportée d'assaut par de noirs déluges de sans-culottisme ; elle a entendu ce cri perçant du pain et du savon, car, nous le disions plus haut, c'était le noyau du chaos ; elle siégeait au centre du sans-culottisme et déployait son pavillon sur ce profond abîme, où il n'y a ni sentier, ni limite, ni fond, ni bords.

Par sa valeur réelle, par l'intelligence, la fidélité, par la force et l'énergie, peut-être n’a-t-elle pas dépassé de beaucoup la moyenne des parlements ; mais en franchise de desseins, en singularité de position, elle n'a pas de pareille. Encore un plongeon du sans-culottisme, ou deux au plus, et ce vaisseau fatigué de la Convention prendra terre.

La révolte du 12 germinal s'est évanouie en une vaine clameur ; le sans-culottisme moribond s'est replongé dans l'invisibilité. Il y est resté en gémissant pendant six semaines ; gémissant et aussi faisant des projets. Les Jacobins désarmés, jetés à bas de leur tribune en plein air, ont besoin de s'aider eux-mêmes, de se réunir en sociétés secrètes, sous terre. Voilà pourquoi, le premier jour de prairial, 20 mai 1795, le bruit de la générale se fait de nouveau entendre ; il bat à coups redoublés ran-tan-plan, aux armes ! aux armes !

Le sans-culottisme s'est encore une fois élancé de la tanière où il agonisait, profond, se mouvant avec furie, comme la mer stérile. Saint-Antoine est sur pied du pain et la constitution de 93 résonne encore ; ces mots sont écrits avec de la craie sur le chapeau des hommes. Ils ont leurs piques, leurs fusils, leurs griefs écrits, leurs étendards, leur proclamation imprimée, rédigée d'une manière tout à fait officielle, — considérant ceci, et cela, eux, c'est-à-dire un peuple souverain qui a longtemps souffert est en état d'insurrection ; ils veulent avoir du pain et la constitution de 93. Et ainsi les barrières sont prises et la générale est battue, et !es tocsins carillonnent la discorde. Un noir déluge inonde les Tuileries ; en dépit des sentinelles, le sanctuaire même est envahi ; au milieu de notre ordre du jour pénètre un torrent de femmes échevelées, criant d'une voix lamentable : du pain ! du pain ! Le président se couvre et nous sonnons aussi notre tocsin du pavillon de l'unité ; le vaisseau de l'État roule et fait eau, les vagues le balayent ; il va sombrer sous les flots salés de l'océan stérile.

Quelle journée ! Les femmes-Sont chassées, les hommes emportent d'assaut le palais, encombrent les corridors, tonnent à toutes les portes. Les députés avancent la tête, prient, conjurent ; Saint-Antoine crie avec rage : du pain, la constitution ! Le bruit s'est répandu que la Convention assassine les femmes ; on se bouscule, on s'écrase, cris et fureur ! Les portes de chêne sont devenues des tambours de chêne et résonnent sous la hache de Saint-Antoine ; le plâtre craque, le bois se brise avec fracas ; la porte saute ; — dans la salle se précipite Saint-Antoine avec sa frénésie, ses clameurs, ses drapeaux en baillons, sa proclamation imprime, au son du tambour ; scène étonnante pour l'œil et l'oreille. Les gendarmes, les sectionnaires loyaux chargent par l'autre porte ; ils sont repoussés ; on fait feu ; Saint-Antoine ne peut être expulsé. Les députés suppliants supplient en vain ; respect au président, n'approchez pas du président ! Le député Féraud, étendant les mains, découvrant sa poitrine couverte de cicatrices reçues dans la guerre d'Espagne, conjure vainement, menace et résiste inutilement. Député rebelle envers le souverain, si tu as combattu, n'avons-nous pas aussi combattu ? nous n'avons ni pain, ni constitution ! On serre le pauvre Féraud, on le renverse, on le foule aux pieds, la fureur s'irrite au spectacle de ses propres exploits ; on le traîne dans le corridor, mort ou à peu près ; sa tête est tranchée et mise au haut d'une pique. Fallait-il donc que la malheureuse Convention vit ces nouvelles horreurs ? La tête die Féraud, toute dégouttante de sang, s'avance au bout d'une pique. Telle est le jeu qui a commencé, Paris et le monde en attendent la fin ; quelle sera-t-elle ?

Et ainsi roule librement le flot dans tous les corridors ; au dedans et au dehors, aussi loin que le regard peut s'étendre, on ne voit qu'un Bedlam déchaîné et le grand abîme débordé ! Le président Boissy-d'Anglas siège, ferme comme un roc ; le reste de la Convention est refoulé jusqu'aux banquettes supérieures. Les sectionnaires et les gendarmes encore en rang forment, pour eux une sorte de rempart. Et l'insurrection furieuse frappe ses tambours, lit sa liste de doléances, veut faire décréter ceci, veut obtenir cela. Le président Boissy reste assis et couvert sans bouger, comme un rocher battu par les vagues : On le menace, on le couche en joue ; il ne cède pas ; on lui présente la tête sanglante de Féraud ; d'un air grave et sévère, il la salue et ne cède pas.

La liste des doléances ne peut pas être lue à cause du tumulte et les tambours battent, les gosiers hurlent, et l'insurrection semblable à la musique des sphères ne peut s'entendre à cause du bruit même : Décrétez-nous ceci, décrétez-nous cela. Nous distinguons un homme qui crie à tout moment pendant une heure : Je demande l’arrestation des coquins et des lâches. C'était réellement une pétition des plus concises qu'on eût, jamais présentées ; en vérité jusqu'à présent elle renferme tout ce que vous pouvez raisonnablement demander à la constitution de Pan I, aux bourgs pourris, aux urnes du scrutin, à toute autre arche d'alliance politique miraculeuse que vous pourrez inventer jusqu'à la fin du monde ! Moi aussi, je demande l'arrestation des coquins et des lâches, et rien de plus. — La représentation nationale, inondée par le sombre sans-culottisme, s'écoule au dehors pour trouver de l'aide quelque part, de la sécurité quelque part, ici il n'y a point de secours possible.

Vers les quatre heures de l'après-midi, il ne s'y trouve plus guère que soixante-six membres ; des amis, ou même des chefs secrets, un reste de la cime de la montagne réduit au silence par l'esclavage thermidorien. Le temps est venu pour eux ; maintenant ou jamais qu'ils descendent et parlent ! ils descendent ces soixante-six, invités par le sans-culottisme : Homme du nouveau calendrier, Rühl du vase sacré, Goujon, Duquesnoy, Soubrany et le reste. Le sans-culottisme joyeux fait cercle devant eux ; Homme prend le fauteuil du président ; ils commencent à prendre .des résolutions et à rendre des décrets. Bien vite surgissent décrets sur décrets, ils se suivent et se répondent comme la strophe et l'antistrophe. — Ce qui rendra le pain moins cher, ce qui éveillera le lion qui dort. Et à chaque décret nouveau, le sans-culottisme s'écrie : décrété, décrété ! et les tambours battent.

On va vite ; te travail de plusieurs mois en quelques heures, — quand on voit entrer une figure, qu'à la lueur de la lampe nous reconnaissons pour celle de Legendre ; elle parle ; on la siffle ! Et alors voyez, la section Lepelletier ou une autre section de muscadins entre : voici la jeunesse dorée, la baïonnette en avant, la mine résolue, toute le% à frapper. Ils avancent, avancent toujours, les talonnettes brillant à la lueur des lampes : que peut-on faire, quand en est fatigué par une longue émeute, épuisé, affamé ? que faire ? sinon reculer, s'échapper et crier : sauve qui peut ! Les fenêtres sont enfoncées pour offrir aux sans-culottes une fuite plus facile. Les sections des banquiers et la jeunesse dorée les balayent avec des balais d'acier, jusqu'aux profondeurs de Saint-Antoine. Triomphe encore une fois ! Les décrets de ces soixante-six sont non-seulement cassés, ils sont de plus déclarés nuls et comme n'ayant jamais existé. Romme, Rühl, Goujon et les chefs, treize en tout, sont mis en accusation. La session permanente prend fin à trois heures du matin[18]. Le sans-culottisme, encore une fois culbuté, est à l'agonie ; il va rendre son dernier soupir.

Tel fut le 1er prairial (20 mai 1795). Les 2 et 3 prairial, pendant lesquels le sans-culottisme se tordit encore, sonna le tocsin, s'assembla en armes, ne servirent de rien au sans-culottisme. Nous avons beau, avec nos Romme et Rühl accusés, mais non arrêtés encore, composer une nouvelle et véritable Convention nationale dans l'est, avec nos propres partisans, et mettre les autres hors la loi ! Nous avons beau prendre les armes et marcher ! La force armée et les sections des muscadins au nombre de trente mille hommes à peu près environnent cette vieille et fausse Convention. Nous ne pouvons que nous quereller les uns les autres, crier muscadins, en réponse à buveurs de sang. L'assassin de Féraud est pris la main encore couverte de sang, et condamné, et sur le point d'être guillotiné sur la place de Grève, est délivré et ramené dans Saint-Antoine, mais en vain. La, Convention et la jeunesse dorée arrivent, suivant le décret, pour le chercher, et même désarmer Saint-Antoine ! On le désarme, en faisant rouler les canons, en sautant sur les pièces de l'ennemi, par l'audace militaire, et la terreur de la loi. Saint-Antoine rond les armes ; Santerre même le conseille, inquiet qu'il est pour sa vie et sa brasserie. L'assassin de Féraud se précipite du haut d'un toit, et tout est perdu[19].

Voyant ce qu'il en est, le vieux Rühl tire un coup de pistolet dans sa vieille et blanche tête, et se brise le crâne comme il avait brisé à Reims la sainte ampoule. Romme, Goujon et les autres sont en rang devant le tribunal militaire promptement formé. En entendant la sentence, Goujon tire un couteau et se le plonge dans la poitrine ; il le passe à Romme, son voisin, et tombe mort ; Romme en fait autant et un autre est sur le point de le faire. Le trépas à la romaine se propage comme un courant électrique, avant que vos gardes puissent intervenir. La guillotine eut le reste.

Ils furent les ultimi Romanorurn. Alors on ordonne que Billaud, Collot et compagnie soient jugés, mais ils sont déjà loin ; ils ont fait voile pour Sinamarri et la brûlante fange de Surinam. Billaud s'y entourera de per. roquets apprivoisés, Collot y prendra la fièvre jaune, y boira une bouteille entière d'eau-de-vie et se brûlera les intestins[20] ; le sans-culottisme a cessé de râler. Le lion endormi est mort, et maintenant, ainsi nous le voyons,. tout sabot peut le frapper.

 

VI. — LES HARENGS GRILLÉS.

 

Ainsi meurt le sans-culottisme, le corps du sans-culottisme ou du moins il se métamorphose ; sa danse pythienne en haillons, la carmagnole, a fait place à la danse pyrrhique, aux danses de la Cabarrus. Le sans-culottisme est mort, éteint par de nouveaux ismes, qui étaient sa lignée naturelle ; il est enterré par eux avec une explosion de joie si assourdissante, et au milieu d'un tel charivari funèbre, que ce ne sera qu'après un demi-siècle qu'on commencera à comprendre pourquoi il a existé.

Et pourtant il avait sa signification ; le sans-culottisme a vraiment existé, nouveau-né du Temps ; il existe même encore ; il n'est que changé. Son âme vit toujours, elle agit toujours au large et au loin ; quittant sa figure monstrueuse, elle en a pris une moins informe, comme c'est la coutume du Temps avec ses nouveau-nés. Un jour, arrivée à une forme parfaite, elle s'emparera de l'univers entier ! car l'homme sage peut aujourd'hui et partout voir qu'on doit compter sur son courage et non sur les ornements de son courage. Celui qui, à cette époque de notre Europe, compte sur les ornements, les formules, les culottismes, quels qu'ils soient, compte sur de vieux oripeaux et ne subsistera pas. Mais, quant au corps du sans-culottisme, il est mort et enterré, — et espérons-le, il ne sera pas nécessaire qu'il reparaisse sous sa première forme amorphe, avant mille autres années.

Ce fut la plus terrible chose que le temps ait jamais produite, une des plus effrayantes. Cette Convention, devenue anti-jacobine, publia, en vue de se justifier et de se fortifier, les listes des crimes de la Terreur, des lites des personnes guillotinées. Ces listes, s'écrie le morose abbé Montgaillard, n'étaient point exactes. Elles contiennent les noms de combien de personnes, pense le lecteur ? — Deux mille en tout, à peu de chose près. Il y en eut plus de quatre mille, s'écrie Montgaillard ; il n'y en eut pas moins de guillotinées, fusillées, noyées, livrées à une mort affreuse, et neuf cents étaient des femmes[21]. C'est un nombre épouvantable d'existences humaines, M. l'abbé. — Détruisez-en dix fois autant, mais suivant les règles, sur le champ de bataille, et vous aurez une glorieuse victoire avec un Te Deum. C'est à peu près la deux centième partie des pertes éprouvées pendant toute la guerre de Sept ans. Dans cette guerre de Sept ans, Frédéric le Grand n'arracha-t-il pas la Silésie des mains de Thérèse la Grande, et une Pompadour blessée par des épigrammes ne prouva-t-elle pas qu'elle n'était pas une Agnès Sorel ! La tête de l'homme est une étrange coquille qui sonne le creux, M. l'abbé ; et l'arithmétique ne lui sert pas à grand'chose.

Mais que dirions-nous si l'histoire, quelque part sur cette planète, entendait parler d'une nation où un homme sur trois a tout au plus, pendant trente semaines, chaque année, le tiers de la portion de pommes de terre suffisante pour à nourrir[22] ? L'histoire, dans ce cas-là se sent obligée d'avouer que la famine est la famine, que la famine, se propageant de siècle en siècle, donne terriblement à penser ; l'histoire se hasarde à dire que le sans-culotte français de 93, qui, sorti d'une longue léthargie mortelle, se précipitait tout d'un coup vers les frontières, et mourait en combattant pour un espoir immortel et une foi d'affranchissement pour lui et pour les siens, n'était pas le plus malheureux des mortels ! Le sans-pomme-de-terre irlandais n'avait donc ni sens, ni âme ! Dans sa froide obscurité, il était cruel pour lui de mourir de faim, cruel de voir ses enfants affamés. IL était cruel pour lui d'être mendiant, menteur et fourbe. Et si cette sombre bise irlandaise, ce souffle glacial du besoin, qui soufflait sur lui de génération en génération, l'avait gelé jusqu'à l'engourdir, jusqu'à le rendre insensible et stupide, était-ce là pour une créature pourvue d'une âme, un allègement à ses maux ; ou n'était-ce pas plutôt de tous les maux Je plus cruel ?

De telles choses existaient ; de telles choses existent ; et elles se perpétuent silencieusement, tranquillement ; et les sans-culottismes les suivent. Quand l'histoire, portant ses regards en arrière, les jette sur la France d'autrefois, sur l'époque de Turgot, par exemple, qu'elle y voit le servage muet s'approcher en tremblant du palais de son roi, étaler ses millions de visages livides, de corps hideux, épuisés et couverts de haillons, présenter, sous ces hiéroglyphes sinistres, ses suppliques et ses doléances, et n'obtenir, pour toute réponse, que de nouveaux gibets de quarante pieds de haut ; l'histoire, alors, avoue avec douleur qu'on ne peut citer une période où les 25 millions de Français aient en général moins souffert que pendant cette période appelée le règne de la Terreur ! Mais ce ne furent pas les millions de muets qui souffrirent, ce furent les milliers de parleurs, ce furent des centaines et des unités, qui criaient et publiaient, et faisaient retentir le monde de leurs plaintes autant qu'ils le pouvaient et le devaient ; c'est là la grande singularité de cette époque. Les plus effrayantes productions du temps ne sont jamais celles qui parlent haut, car celles-là meurent vite ; ce sont celles qui, silencieuses, peuvent se perpétuer de siècle en siècle ! L'anarchie, odieuse comme la mort, est abhorrée par toute l'espèce humaine, aussi doit-elle périr promptement.

Que tous les mortels sachent donc quels abîmes et quelles hauteurs sont toujours révélées chez l'homme ; et, avec crainte et étonnement, avec une juste sympathie ou une juste antipathie, avec un regard serein et un cœur ouvert, qu'ils contemplent cela, se l'approprient et en tirent d'innombrables conséquences. Cette conséquence-ci, par exemple, avant toutes, que si les dieux de ce bas-monde siègent sur leurs trônes brillants avec l'indolence des dieux d'Épicure, tandis que le chaos vivant de l'ignorance et de la faim se vautre à leurs pieds sans obtenir un regard, et que des parasites mielleux prêchent la paix, la paix, quand il n'y a pas de paix, alors le sombre chaos se lèvera ; — il s'est levé, et ô ciel ! n'a-t-il pas tanné leurs peaux pour s'en faire des culottes ! Afin qu'il n'y ait point de second sans-culottisme sur notre terre avant un millier d'années, sachons bien ce que fut le premier, et que riches et pauvres parmi nous agissent et vivent autrement. — Mais revenons à notre histoire.

Les sections des muscadins sont ivres de joie ; chez la Cabarrus les danses tournoient. Ce problème insoluble, la République sans l’anarchie, ne l'avons-nous pas résolu ? — La loi de fraternité ou la mort est anéantie ; le chimérique obtienne qui a besoin est devenu le pratique conserve qui a. A la République anarchique des pauvretés a succédé la République des richesses qui durera ce qu'elle pourra.

Sur le pont au Change, sur la place de Grève, sous de longs hangars, Mercier, dans ces soirées d'été, a vu des ouvriers prenant leurs repas. La quantité de pain allouée chaque jour est tombée à une once et demie. Les plats contiennent chacun trois harengs grillés, assaisonnés d'oignons pelés et arrosés d'un peu de vinaigre ; à ceci ajoutez une portion de prunes cuites et des lentilles nageant dans une sauce claire, A ces tables frugales, le gril du cuisinier siffle tout près, et le pot bout sur un feu entre deux pierres. Je les ai vus réunis par centaines, consommant sans pain leur maigre repas bien insuffisant pour des appétits si vigoureux et des estomacs si profonds[23]. L'eau de la Seine qui, tout près de là coule inépuisable, suppléera ce qui manque.

Ô homme de travail, ta lutte et ton audace pendant ces six longues années d'insurrection et de tourments ne t'ont donc servi à rien ? Tu avales ton hareng et ton eau dans la lumière de ces soirs dorés et bénis ! Ô pourquoi la terre était-elle si belle, empourprée par l'aurore et le crépuscule, si l'homme en devait faire pour l'homme une vallée de privations et de larmes, pas mare de douces larmes Destructions de Bastilles déconfitures de Brunswick, défis jetés aux principautés et aux puissances, au monde et à l'enfer, tout ce que tu as osé et supporté, — c'était pour cette république dansante des salons de la Caba.rus Patience, prends patience, ce n'est pas encore la fin.

 

VII. — LA MITRAILLE.

 

Au fait, rien ne pouvait être plus naturel, ni même plus inévitable dans cet état transitoire et post-sans-culottique. Après ce naufrage d'une république des pauvretés, qui s'est terminée par le règne de la Terreur, les débris confus s'arrangent comme ils peuvent. L'évangile de Jean-Jacques et beaucoup d'autres évangiles, devenant incroyables, qu'y avait-il à faire alors, si ce n'était de revenir au vieil évangile de Mammon ? Le Contrat social est vrai ou non ; la fraternité est la fraternité ou la mort ; mais l’argent aura toujours la valeur de l'argent. Dans le naufrage des croyances humaines, cela reste indubitable que le plaisir est agréable. L'aristocratie du parchemin féodal a passé emportée par le torrent, et maintenant, tout naturellement, nous arrivons à l'aristocratie des écus. C'est le. cours que suivent toutes les sociétés européennes dans ce temps-ci. C'est une sorte d'aristocratie encore plus basse, infiniment plus basse, la plus basse qu'on ait jamais connue.

Cependant elle a cet avantage, que, comme l'anarchie, elle ne peut durer. As-tu remarqué combien la Pensée est plus forte que tous les canons du monde, et comment, que ce soit cinquante ans ou deux mille ans après la mort du martyr, elle inscrit ou biffe les actes du parlement, remue les montagnes, pétrit le monde comme de l'argile molle ? Or, le commencement de toute pensée digne de ce nom est l'Amour, et il n'y eut jamais de tête sage sans un cœur généreux. Le ciel ne se lasse pas dans sa bonté ; il envoie des cœurs généreux à chaque génération. Et maintenant, quel noble cœur peut supposer ou être assez aveugle pour croire que la fidélité aux écus est une noble fidélité ? Mammon, s'écrie le noble cœur de tous les temps et de tous les pays, est le plus bas de tous les dieux connus, et même de tous les démons connus. En lui, quelle grandeur y a-t-ii qui puisse vous le faire adorer ? Point de gloire apparente, pas même de terreur ; rien que dieux associé à la bassesse ! — Les cœurs généreux, voyant d'un côté la misère sans bornes, sombre au dedans et au dehors, mouillant de larmes son once et demie de pain, et d'un autre côté, les bals en caleçons couleur de chair, et de pareilles pompes frivoles ou odieuses, ne peuvent que s'écrier : C'est trop, ô divin Mammon, c'est un peu trop ! — Or, quand une fois leur voix se fait entendre, elle prononce le fiat et le pereat pour toutes les choses d'ici-bas.

Cependant nous détesterons l'anarchie comme la mort, car elle est la mort ; et ce qui est pire que l'anarchie sera encore détesté davantage. Certes, la paix seule est féconde. L'anarchie est la destruction, c'est un incendie qui brûle le faux et l'intolérable, mais qui laisse le vide après lui. Sachez également ceci, que d'un monde de fous, on ne peut tirer que folie. Organisez-la, construisez-lui une constitution, passez-la à travers les urnes du scrutin, comme vous voudrez, elle est et restera folie ; — proie nouvelle de nouveaux charlatans et réceptacle de malpropretés, dont la fin ne vaut guère mieux que le commencement. Qui peut tirer une chose sage d'hommes insensés ? Personne. Ainsi le vide et la destruction générale étant arrivés pour cette France, que peut faire de plus l'anarchie ? Que l'ordre se fasse, quand ce serait par le sabre du soldat, que la paix se fasse et que la générosité du ciel ne soit pas gaspillée, que ce que dans sa sagesse il nous envoie porte des fruits dans la saison ! — il reste à voir comment les dompteurs du sans-culottisme furent eux-mêmes domptés, et le droit sacré d'insurrection emporté par la poudre ; ainsi finira cette extraordinaire histoire pleine d'événements appelée Révolution française.

La Convention ainsi emportée pendant trois années par un vent violent, par un violent courant, tantôt avec, tantôt sans pilote, est lasse de sa propre existence ; elle voit tous les hommes fatigués d'elle, et souhaite ardemment sa fin. Jusqu'au dernier moment elle se débat avec des contradictions ; maintenant elle se tâte de faire une constitution, et elle ne conne pas encore la paix. Sieyès, disons-nous, est en train de faire la constitution une fois de plus ; il l'a presque faite. Instruit par l'expérience, le grand architecte retranche beaucoup, ajoute beaucoup : distinction de citoyens actifs et passifs ; c'est-à-dire l'argent faisant les électeurs ; deux chambres, un conseil des anciens et un conseil des cinq cents : voilà la conclusion où nous sommes arrivés ! Dans un même esprit, évitant cette fatale abnégation personnelle de nos anciens constituants, nous arrêtons non-seulement que les membres de la Convention actuelle sont rééligibles, mais encore que les deux tiers seront réélus. Les citoyens actifs électeurs ne seront libres que de choisir un tiers de leur assemblée nationale. Cette clause de la réélection des deux tiers, nous l'ajoutons à notre constitution ; nous soumettons notre constitution à l'approbation des municipalités de France, et leur disons : Acceptez les deux ou rejetez les deux. Quelque répugnance que leur inspire cette addition, les municipalités, à une majorité considérable, acceptent et ratifient. Avec un directoire de cinq membres, avec deux bonnes chambres dont les deux tiers sont nommés par nous-mêmes, on espère que cette constitution sera définitive. Elle marchera, car ses jambes, les deux tiers réélus, sont déjà prêtes, en état de marcher. Sieyès regarde son édifice sur le papier avec un juste orgueil.

Mais à présent voyez comme les sections rebelles, la section Lepelletier en tête, regimbent et se cabrent ! N'est-ce pas une infraction manifeste aux franchises électorales, aux droits de l’homme, à la souveraineté du peuple, cette clause des deux tiers à réélire ? Tyrans insatiables, vous voulez Nous éterniser ! — La vérité est que leur victoire sur Saint-Antoine, et le long usage du droit d'insurrection ont gâté ces hommes. Considérez aussi que jusqu'ici chacun pouvait espérer ce qu'il désirait, mais maintenant il n'y a plus d'espoir à avoir, il faut jouir et jouir de ceci.

Chez des hommes gâtés par l'insurrection, quels ferments confus s'agitent une fois que les langues commencent à se déchaîner ! Les journalistes déclament ; vos Lacretelle, vos Laharpe, vos orateurs, déblatèrent. Il y a, dans cette explosion, du royalisme et du jacobinisme. Sur les frontières de l'ouest, sous le plus profond secret, Pichegru, sans oser se fier à son armée, traite avec Condé. Dans ces sections vocifèrent des loups couverts de peaux de brebis, des émigrés, des royalistes[24]. Chacun, comme nous le disons, avait espéré que l'élection donnerait quel- que avantage à son propre parti ; et maintenant il n'y a plus d'élection, ou seulement élection du tiers. Le noir s'unit au blanc contre la clause des deux tiers ; tous les agitateurs de France qui voient par là tout leur commerce proche de sa fin.

La section Lepelletier, après un assez bon nombre d'adresses, trouve qu'une telle clause est une infraction manifeste ; quant à elle, elle le déclare simplement, elle ne s'y conformera pas, et engage toutes les autres sections libres à se joindre à son opposition à former un comité central pour résister à l'oppression[25]. Presque toutes les sections se joignent à elle, fortes de leurs quarante mille hommes prêts à combattre. Aussi la Convention doit-elle se tenir sur ses gardes. La section Lepelletier, ce 12 vendémiaire (4 octobre 1795), siège en contravention ouverte dans son couvent des Filles-Saint-Thomas, rue Vivienne, les fusils armés. La Convention a environ cinq mille hommes de troupes régulières à sa disposition, des généraux en quantité, et quinze cents ultra-jacobins persécutés, de nuances diverses, qu'elle a dans cette crise, réunis et armés à la hâte, sous le titre de patriotes de 89. Forte de l'appui de la loi, elle envoie son général Menou, pour désarmer la section Lepelletier.

Le général Menou marche, par conséquent, fait les sommations et démonstrations voulues, sans résultat. Le général Menou, vers les huit heures du soir, se trouve rangé en bataille dans la nie Vivienne ; il fait des sommations inutiles ; des fusils armés sont braqués sur lui de toutes les fenêtres, et il ne peut faire rendre les armes à la section. Il est obligé de s'en retourner sans une égratignure, mais sans avoir rien obtenu ; il est mis en état d'arrestation comme traître ; alors les quarante mille se joignent tous à Lepelletier, qui ne peut être vaincu. De quel coté la tremblante Convention se tournera-t-elle à présent ? Notre pauvre Convention, après un si long voyage, vient échouer au port. Elle soutient une lutte effrayante contre les brisants qui rugissent autour d'elle, au nombre de quarante mil/e, comme pour la pr4cipiter, elle et sa cargaison. de Sieyès, et tout l'avenir de la France, dans les abîmes ! Une dernière fois elle lutte, près de périr.

Les uns demandent que le -commandement soit donné à Barras, qui triompha en thermidor. D'autres, mieux avisés, songent au citoyen Buonaparte, officier d'artillerie en non-activité, qui prit Toulon. C'est un homme de tête et d'action : Barras est choisi comme commandant nominal ; ce jeune officier d'artillerie est nommé commandant de fait. Il était, dans ce moment-là dans la galerie, et entendit cela. Ii se retira pendant une demi-heure pour délibérer en lui-même. Après une demi-heure de méditations profondes de to be or not to lie, il répond oui.

Et maintenant qu'il y a un homme de tête au centre, tout prend vie. Vite au camp des Sablons, pour nous assurer l'artillerie ; il n'y a pas vingt hommes pour la garder ! Un adjudant actif, on l'appelle Murat, part au galop, arrive à temps, mais de quelques minutes seulement, car Lepelletier y courait aussi. Les canons sont à nous. Et maintenant saisissez ce poste, puis cet autre, de la promptitude et de l'énergie, au guichet du Louvre, dans le cul-de-sac Dauphin, dans la rue Saint-Honoré, tout le long des quais, du côté du nord, jusqu'au pont ci-devant Royal, au midi, — formez autour du sanctuaire des Tuileries, un anneau d'acier ; que chaque canonnier ait sa mèche allumée que tous les hommes soient sous les armes !

Il y a alors séance permanente toute la nuit, et au lever du soleil, le lendemain, ors voit surgir de nouveau !a sainte insurrection ; le vaisseau de l'État touche sur l'écueil ; une mer houleuse l'assiège ; on bat la générale, on arme, on crie ;on ne sonne pas le tocsin, car nous n'avons laissé d'autre tocsin que le nôtre, celui du pavillon de l'unité. C'est un naufrage imminent qui mérite l'attention du monde entier. Il fatigue d'une manière effrayante, ce pauvre vaisseau, à une encablure du port. Le péril est immense pour lui, néanmoins il a un homme au gouvernail. Des messages d'insurrection sont reçus, d'autres renvoyés ; des messagers admis les yeux bandés ; conseil sur conseil, le pauvre vaisseau est ballotté ! — C'est le 13 vendémiaire an IV. Chose assez curieuse, c'est le 5 octobre, jour anniversaire de cette marche des Ménades, il y a six ans ; le droit sacré d'insurrection nous a menés loin.

Lepelletier s'est emparé de l'église Saint-Roch, puis du Pont-Neuf ; notre poste se retire sans faire feu. Des balles perdues, tirées parla section Lepelletier, tombent sur l'escalier des Tuileries. D'un autre côté s'avancent les femmes échevelées, criant la paix ! Lepelletier, derrière elles, agite son chapeau en signe de fraternité. Ferme ! l’officier d'artillerie est solide comme le bronze, il saura, s'il en est besoin, être prompt comme l'éclair. Il envoie huit cents mousquets avec des cartouches à la Convention môme ; les honorables membres en useront en cas d'extrémité, ce qui leur donne fort à penser. Quatre heures de l'après-midi ont sonné[26]. Lepelletier n'obtenant rien par messages, par la fraternité, ou en agitant les chapeaux précipite au midi, le long du quai Voltaire, à travers rues et passages, au pas de course, en une charge impétueuse. A toi, officier d'artillerie ! — Feu ! crient les lèvres bronzées. Alors, rugissement et foudre, rugissement sur rugissement ; sans trêve, tonnent comme un volcan ses batteries dans le cul-de-sac Dauphin, contre Saint-Roch. Ses canons tirent sur le pont Royal. Tous ses canons font feu et balayent environ deux cents hommes, principalement dans les environs de Saint-Roch ! Lepelletier ne peut résister à de pareilles décharges ; mil sectionnaire ne peut y résister ; les quarante mille cèdent de tous côtés, s'enfuient, cherchent des abris. Quelques centaines s'étaient réunis dans les environs du théâtre de la République ; mais, dit-il, quelques bombes suffirent à les déloger ; tout était terminé à six heures.

Le vaisseau a donc franchi la barre ; libre, il atteint le rivage, — au milieu des cris et des vivat ! Le citoyen Buonaparte est nommé général de l'intérieur par acclamation ; les sections, domptées, sont obligées de déposer les armes bon gré mal gré ; le droit sacré d'insurrection a péri pour toujours ! La constitution Sieyès peut débarquer et commencer à marcher. Le miraculeux vaisseau de la Convention a touché terre ; — et pour user de métaphore, s'est changé, comme c'est l'habitude des navires épiques, en une sorte de nymphe de mer, pour ne plus naviguer, pour aller nager à travers l'azur désert, comme un prodige de l'histoire !

Il est faux, dit Napoléon, que nous ayons d'abord tiré à blanc, ç'aurait été sacrifier des hommes inutilement. Rien donc de plus faux ; le feu était très-vif, des plus vifs. Tout le monde a bien vu que ce n'était point un jeu ; les cannelures et les plinthes de l'église Saint-Roch en montrent encore aujourd'hui les preuves. — Chose singulière ! Dans l'ancien temps de Broglie, il y a six ans, ces décharges de mitraille furent promises, mais ne purent alors avoir lieu ; elles n'auraient, à cette époque, servi à rien ; aujourd'hui, le temps est arrivé, ainsi que l'homme ; la voici, cette mitraille, et la chose que nous appelons révolution française a été balayée par elle ; elle a cessé d'exister !

 

VIII. — FIN.

 

L'épopée d’Homère, on l'a remarqué, est comme un bas-relief qui ne se termine pas, mais cesse tout simplement. Telle est vraiment l'épopée de l'histoire universelle elle-même. Les directoires, les consulats, les empires, les restaurations, les royautés constitutionnelles, se succèdent par un enchaînement nécessaire et s'engendrent mutuellement. Cependant la mère commune de tous, on peut le dire, a été balayée et détruite, comme nous l'avons vu. Une insurrection de Babeuf, l'année suivante, mourra au berceau, étouffée par l'armée. Un sénat, s'il est empreint d'une légère teinte de royalisme, peut être purgé par l'armée, et un 18 fructidor terminé par la simple apparition des baïonnettes[27]. Les baïonnettes du soldat peuvent être employées à posteriori contre le sénat, et le forcer à sauter par les fenêtres ; — bien que sans effusion de sang, et produire un 18 brumaire[28]. De tels changements doivent arriver ; mais ils sont dirigés par les intrigues, les cabales, puis par te mot d'ordre du commandant, presque comme de simples changements de ministère. Ce n'est plus, en général, par le droit sacré d'insurrection, mais par des moyens plus doux, toujours plus doux, que les événements de l'histoire de France s'accompliront désormais.

Reconnaissons que ce directoire, qui ne possédait, au début, que ces trois choses, une vieille table, une feuille de papier et une bouteille d'encre mais point d'argent ni d'appui apparent[29], a fait des merveilles ; que la France, depuis que la terreur s'est tue, est devenue une France nouvelle, qui s'est éveillée comme un géant de son engourdissement, et qu'elle s'est avancée dans cette existence intérieure, en faisant des progrès continus. Quant à la forme extérieure et au mode d'existence, — que pouvons-nous dire, si ce n'est que de ceux qui mangent, vient la force, que la folie, ne produit pas la sagesse ! Les faussetés ont disparu, et même, ce qui est encore une singularité de la France, leur langue même est anéantie. Les réalités nouvelles ne sont point encore arrivées. Ah ! non ! seulement des fantômes, des modèles sur le papier, des esquisses et des plans. En Franc ; il y a aujourd'hui quatre millions de propriétés foncières ; ce prodige effrayant d'une loi agraire est posas ainsi dire réalisé. Chose encore plus étrange, nous comprenons que tout Français ait le droit de se battre en duel, le cocher de fiacre avec le pair de France, s'il en est insulté. Telle est la loi de l'opinion publique. Égalité au moins dans la mort La forme de gouvernement est un roi citoyen sur lequel on tire souvent, mais qu'on n'a pas encore tué.

En somme, ce qui avait été prédit, après coup il est vrai, par l'archi-charlatan Cagliostro et autres, n'a-t-il pas été vraiment accompli ? En contemplant ces choses dans une extase prophétique, il avait parlé ainsi[30] :

Ah ! qu'est-ce que ceci ? Des anges, Uriel, Anachiel, et vous autres cinq, pentagone de rajeunissement, pouvoir qui détruis le péché originel ; terre, ciel et toi, limbe extérieur que les hommes appellent enfer ! Est-ce que l'empire de l'imposture chancelle ? avec un éclat semblable à celui des étoiles, des rayons de lumière jaillissent de ses noires fondations, il s'agite violemment et tremble, non dans les douleurs de l'enfantement, mais dans les douleurs de la mort ! Oui, des rayons de lumière clairs, perçants, saluent les cieux, voilà qu'ils l'enflamment ; leur clarté étoilée devient un feu rouge d'enfer.

L'imposture est en flammes, l'imposture est consumée mer rouge de feu, mugissant affreusement, enveloppe le monde, lèche, avec sa langue brûlante, toutes les étoiles. Les trônes y sont précipités ainsi que les mitres des Dubois, et les stalles des prébendiers d'où dégoûte la graisse : et — ha ! que vois-je ? — tous les chars de la création ; tous, tous ! malheur à moi ! Jamais, depuis les chariots de Pharaon dans la mer Rouge, il n'y eut un engloutissement de chars tel que celui-ci dans la mer de feu. Désolés, sous forme de cendres, sous forme de gaz, ils erreront dans le vent.

De plus en plus haut flamboie la mer de feu les nouvelles charpentes craquent disloquées ; le cuir et la soie pétillent. Les images de métal sont fondues ; les statues de marbre deviennent mortier et chaux ; les montagnes de pierre éclatent avec un bruit sourd. La respectabilité, avec tous ses équipages réunis, embrasés pour un bûcher funéraire, en poussant des lamentations, quitte la terre pour n'y revenir que sous un nouvel avatar. L'imposture brûle à travers les générations ; elle est brûlée, mais pour un temps. Le monde est une masse de cendres noires ; — ah ! quand deviendront-elles vertes ? Les statues se fondent toutes en un bronze corinthien sans forme ; toutes les demeures des mortels sont détruites, les -montagnes mêmes sont pelées et crevassées, les vallées noires et mortes c'est un monde vide ! Malheur à ceux qui seront nés alors ! — Un roi, une reine — ô malheur ! — ont été précipités ; ils pétillent un instant, ils surnagent, ils flambent comme un rouleau de papier. L'Iscariote Égalité a été précipité ; toi aussi, sombre Delaunay, avec ta sombre Bastille ; des races et des peuples entiers. Cinq millions d'hommes se détruisant mutuellement, car c'est la fin de la puissance de l'imposture — qui est l'obscurité, le gaz opaque et explosible — ; c'est le feu inextinguible, c'est l'embrasement de tous les chars qui sont sur terre.

 

Cette prophétie, dites-moi, ne s'est-elle pas accomplie, ne s'accomplit-elle pas ?

Et maintenant, ô lecteur ! le moment est-il venu de nous séparer ? Pénible a été notre voyage, pénible et douloureux, mais enfin il est accompli. Pour moi, tu as été comme une ombre chérie, l'esprit d'un frère qui n'a plus de corps ou qui n'en a pas encore. Pour toi, je n'ai été qu'une voix. Et pourtant nos rapports ont été en quelque sorte sacrés, n'en doute pas ! Bien que les choses sacrées autrefois deviennent des mots vides de sens, pourtant, quand la voix de l'homme parle à l'homme, n'as-tu pas là cette source de vie, d'où tout ce qui est sacré a jailli et jaillira encore ? L'homme, par sa nature, peut se définir un verbe incarné ; malheur à moi si j'ai parlé faussement c'était aussi à toi de m'entendre de bonne foi. Adieu.

 

FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] 24 décembre 1794 (Moniteur, n° 97).

[2] Dulaure, t. VII, p. 454-456.

[3] Deux Amis, t. XIII, p. 3-39.

[4] Mercier, Nouveau Paris, t. III, p. 138-153.

[5] Montgaillard, t. IV, P. 436-442.

[6] Montgaillard, Merder (Nouveau Paris, t. III, p. 138-153).

[7] De Staël, Considérations, t. III, c. X, etc.

[8] Toulongeon, t. III, ch. VII, v. X, (p. 194).

[9] Montgaillard, t. IV, p. 287-311.

[10] 5 avril 1795 (Montgaillard, t. IV, p. 319).

[11] Histoire de la guerre de la Vendée par M. le comte de Vauban. Mémoires de Mme de La Rochejacquelein, etc.

[12] Deux Amis, t. XIV, p. 94-105. Puisaye, Mémoires, t. III, p. 7.

[13] Moniteur du 25 septembre 1794, du 4 février 1795.

[14] Deux Amis, t. XIII, p. 43-49. — Moniteur, séances du 10-12 novembre 1794.

[15] Mercier, t. II, p. 9 (le 1er février 1796, à la bourre de Paris, le louis d'or de 20 francs coûte 5000 fr. en assignats. Montgaillard, t. IV, p. 419).

[16] Moniteur, séance du 13 germinal (2 avril) 1795.

[17] Moniteur du 17 juin, du 31 août 1795. Deux Amis, t. XIII, p. 124-129.

[18] Deux Amis, t. XIII, p. 129-146.

[19] Toulongeon, p. 297. — Moniteur, n° 244-245-246.

[20] Dictionnaire des hommes marquants, Billaud, Collot.

[21] Montgaillard, t. IV, p. 241.

[22] Rapport de la commission irlandaise de la loi des pauvres, 1836.

[23] Nouveau Paris, t. IV, p. 118.

[24] Napoléon, Las Cases (Choix des rapports, t. XVIII, p. 398-411.)

[25] Deux Amis, t. XIII, p. 375-406.

[26] Moniteur, séance du 5 octobre 1795.

[27] Moniteur du 4 septembre 1797.

[28] Moniteur du 9 novembre 1799.

[29] Bailleul, Examen critique des considérations de Mme de Staël, t. II, p. 275.

[30] Le collier de diamants (Carlyle, Miscellanies, vol. III).