HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LA CONSTITUTION

 

LIVRE SIXIÈME. — LA MARSEILLAISE.

 

 

I. — COMMISSION EXÉCUTIVE QUI N'EXÉCUTE RIEN.

 

Comment notre commission nationale pourrait-elle agir en quoi que ce soit après un 20 juin comme celui là, contrecarrée en tout ; une forte sympathie pour Sa Majesté si grossièrement insultée, se manifeste de toutes parts, par des adresses et des pétitions ; pétitions de vingt mille habitants de Paris et autres semblables de tous les citoyens constitutionnels ; un ralliement autour du trône est décidé.

On a pensé que le roi Louis était pour quelque chose dans cette décision ; cependant il ne fit rien et n'essaya même pas de faire quelque chose ; car toutes ses vues se portaient sur sa famille et sur la coalition de Coblentz principalement. Bien qu'en elle-même cette sympathie ne valût pas beaucoup. Il y eut sympathie de la part des hommes qui croyaient encore que la constitution pouvait marcher. C'est pourquoi, désaccord et fermentation, provenant de la sympathie des feuillants pour la royauté ; d'un autre côté les jacobins sympathisant avec la patrie l'un contre l'autre dans l'intérieur, et la terreur au dehors, la terreur de Coblentz et de Brunswick ; ces querelles et ces fermentations doivent avoir leur cours, jusqu'à ce qu'une catastrophe se mûrisse et éclate. On pense que comme Brunswick est sur le point de s'avancer, cette catastrophe ne peut pas être éloignée. Travaillez, vous, vingt-cinq millions d'habitants, vous, souverains étrangers, et émigrés affichant la menace ; sergents instructeurs allemands, chacun fait ce qu'il peut ! Et toi lecteur, en sûreté à distance, assiste au drame qui va se dérouler.

Considère d'abord ce pitoyable 20 juin, comme une futilité ; ce n'est point une catastrophe, c'est plutôt une catastate. Ces culottes noires ne tournoient-elles pas dans l'imagination des historiens, comme un triste drapeau de détresse, implorant un appui que nul mortel ne peut lui donner ? implorant une pitié que toi, cœur honnête et bon, tu ne peux franchement lui accorder ni à un seul ni à tous. Il y a d'autres circonstances, sombres et clairs phénomènes symboliques qui occuperont l'imagination des historiens.

Le premier phénomène est celui de Lafayette à la barre de l'Assemblée huit jours après. Aussitôt qu'il eût connaissance de ce scandaleux 20 juin, Lafayette se démet du commandement des frontières du Nord, qu'il laisse en bon ou mauvais ordre, et vient le 28 pour réprimer les jacobins, non par correspondance maintenant, mais par paroles, et cela courageusement face à face. L'auguste Assemblée trouve cela indiscret, néanmoins elle lui accorde l'honneur de siéger. Honneur et avantage que peu de personnes, malheureusement, obtenaient. Le fougueux Isnard était sombre, le mordant Guadet ne lançait aucun sarcasme.

Et au dehors, lorsque la séance est levée, le sieur Resson, propriétaire du café patriote dans le quartier, entend dans la rue un charivari épouvantable ; il sort lui et ses habitués patriotes pour voir ce qu'il en est ; c'est l'équipage de Lafayette avec une tumultueuse escorte de grenadiers bleus, de canonniers, voire même d'officiers de la ligne, poussant des hourras et caracolant tout autour de lui. Ils s'arrêtent en face de la porte du sieur Resson, secouent leurs plumets, montrent le poing en criant : à bas les jacobins, mais fort heureusement ils passent sans orage ; on sort pour aller planter un mai devant la maison du général avec force menaces ; de quoi le sieur Resson fait avec peine un rapport, le soir même à la Société-Mère ; mais tout ce que le sieur Resson et la Société-Mère peuvent deviner est créé ; qu'un conseil de feuillants haut placés, votre état-major de la garde non dissous, qui a ses statuts et son importance, délibère dans ce moment-ci en conseil privé chez le général, pour savoir : si l'on ne pourrait pas abattre le jacobinisme par la force. Le lendemain il y aura revue dans le jardin des Tuileries, pour savoir ceux qui se retireraient ; hélas, dit Toulongeon, cent décampèrent alors. Remise au lendemain, pour plus de publicité, le lendemain qui est un samedi, trente environ quittent en haussant les épaules. Lafayette aussitôt remonte en voiture et s'en retourne, tout en réfléchissant à beaucoup de choses.

La poussière de Paris était à peine abattue, un dimanche d'été encore à son aurore, les cordeliers en députation arrachèrent ce mai planté chez eux ; avant le coucher du soleil les patriotes l'avaient brûlé en effigie, des argumentations et des doutes plus violents s'élevèrent dans la section, dans l'Assemblée nationale au sujet de la légalité de la visite anti-jacobiste d'un général. Ces doutes parcourent et se répandent dans toute la France pendant six semaines et plus ; on parle à n'en pas finir de ces soldats usurpateurs, de l'anglais Monk, même de Cromwell ; quant au roi Louis, il examine froidement l'entreprise.

Dans le même sens et avec le même résultat travaille notre directoire à Paris, qui, le 6 juillet prit sur lui de destituer le maire Pétion et le procureur Manuel, pour leur conduite, et de plus, ainsi qu'on l'allègue, pour omissions et commissions à l'occasion de ce beau 20 juin. Le vertueux Pétion se considère un martyr ou un pseudo-martyre, accusé injustement. Il exhala des plaintes héroïques auxquelles le patriote de Paris et de la Législative répondirent durement. Le roi Louis et le maire Pétion se sont déjà vus et entretenu avec une remarquable franchise de part et d'autre, entretiens qui se sont terminés du côté de Louis par ces mots : Taisez-vous.

Du reste, cette suspension de notre maire parait une mesure prise à contre-temps. Par mauvaise chance elle paraît précisément le jour de ce fameux baiser de Lamourette ou baiser de la réconciliation miraculeuse de Dalila dont nous avons parlé il y a longtemps, lequel baiser de Dalila n'eut aucun résultat. Maintenant Sa Majesté a à écrire cette nuit même pour demander une Assemblée conciliatrice, destinée à donner des avis ; cette Assemblée conciliatrice ne donnera pas d'avis, n'interviendra pas. Le roi confirme la suspension avant peut-être que l'As- semblée n'intervienne, le tumulte du Patriote-Paris devenant plus fort. Ainsi notre baiser de Dalila a eu le même résultat que celui du premier parlement, il devient une bataille des Philistins !

Il circule que beaucoup de citoyens et parmi eux trente des principaux sénateurs patriotes, doivent être jetés en prison par l'ordre des juges de paix, qui étaient à Paris des hommes très-capables de faire de tels actes ; ce fut à la fin de mai que le juge de paix Larivière, sur la plainte de Bertrand-Molleville au sujet du comité autrichien, eut la hardiesse de prononcer un ordre contre trois fortes têtes de la montagne, les députés Bazire, Chabert, Merlin ; les sommant de paraître devant lui et d'avoir à déclarer où était ce comité autrichien, sinon, d'en subir les conséquences. Lequel ordre, le trio fut assez hardi de jeter au feu, et de soutenir courageusement les privilèges du parlement. Ainsi, pour son zèle irréfléchi le pauvre juge Larivière languit aujourd'hui dans les prisons d'Orléans y attendant son jugement de la haute cour. Son exemple n'empêchera pas qu'il n'y ait d'autres juges peu judicieux. Et ainsi ces. mots des trente arrestations continuent à n'être purement qu'un mot.

Mais par-dessus tout, bien que Lafayette ait été jugé avoir peu de poids, et qu'il était en son mai, les principaux feuillants n'hésitèrent pas à lever la tête haute en présence des termes de la loi. Ils forment un directoire feuillant, pris parmi les plus importants, avec le duc de la Rochefoucault pour président, fonction bien hasardeuse pour lui ! bien obscure est maintenant cette première lueur d'anglomanie produite par ces nobles admirables. Le duc de Liancourt offre sur le sol de la Normandie dont il est le seigneur lieutenant, non-seulement de recevoir Sa Majesté pensant qu'elle serait obligée de fuir, mais encore de lui avancer une somme énorme. Sire, ce n'est point une révolte, disait-il, c'est une révolution et certainement une qui n'est pas à l'eau de rose ! Les nobles vraiment dignes n'étaient, ni en Europe, ni en France, excepté ces deux-là.

Un autre phénomène que nous remarquons dans ce commencement de juillet, c'est qu'un certain nombre de volontaires nationaux fédérés tournent de différents points leurs regards sur Paris, pour une nouvelle fête de la fédération, ou fête des Piques pour le 14. L'assemblée nationale la désirait, la nation la demandait, par ce moyen nous pourrons, peut-être, garder notre camp patriote en dépit du véto, car ces fédérés ne peuvent-ils pas après avoir célébré leur fête des Piques, marcher sur Soissons, y être exercés et enrégimentés, et puis envoyés aux frontières ; là où bon leur semblera, et ainsi l'un des véto est adroitement esquivé.

Pour l'autre véto à propos des prêtres, il sera également éludé, et cela sans beaucoup d'adresse. Les Assemblées provinciales, par exemple, jugent et bannissent de leur propre autorité les prêtres antinationaux, et ce qui est pis, elles peuvent sans le concours de l'Assemblée provinciale, sans l'exaspération du peuple comme à Bordeaux, en pendre deux à la lanterne sans jugement préalable. Pitié pour le véto en question puisqu'il ne peut pas être exécuté !

Il est vrai qu'un fantôme de ministre de la guerre, ou de ministre de l'intérieur, car c'était ainsi alors, fantôme que nous ne nommons pas, écrit aux municipalités et aux commandants du roi, qu'ils aient par tous les moyens imaginables à empêcher cette fédération et même de disperser les fédérés par la force des armes, et il envoie un message plein de doutes, de futilités et de confusion ; il irrite la pauvre Législative et réduit les fédérés, comme nous le voyons, à un faible contingent. Mais demandez à cet esprit fort et aux autres esprits ce qu'il y a à faire pour sauver la patrie, ils répondent qu'ils n'en savent rien, que de leur côté ils ont le matin même résigné en masse, et abandonné purement et simplement et avec convenance le gouvernail ; à ces mots ils sortent brusquement de la salle aux applaudissements des galeries. La pauvre Assemblée législative resta pendant quelque temps silencieuse ! ainsi font les ministres, dans les cas extrêmes ; les voir abandonner le poste, c'est l'un des plus tristes augures. Il n'y aura plus de cabinet de ministres complet ; seulement des fragments, et les changements ne seront jamais entiers ; apparitions fantastiques qui ne peuvent pas paraître telles qu'elles sont ! Le roi Louis écrit qu'il approuve maintenant cette fête de la fédération, que lui-même il veut y prendre part.

Et ainsi ces minces toiles d'araignées de fédérés s'étendent de Paris sur toute la France paralytique. Faibles toiles. Il n'y a pas autant de gaieté dans les masses qu'à cette première fête des piques, non, ces pauvres fédérés marchent aujourd'hui contre l'Autriche et le comité autrichien vers les dangers et tout espoir est perdu ; hommes à dures chances, caractères décédés, mais pauvres des biens de ce monde. Les municipalités paralysées par le ministre de la guerre sont froides pour faire venir l'argent au trésor ; il faut bien le dire, ces malheureux fédérés ne peuvent pas s'armer ni marcher avant que la Société-Mère de l'endroit n'ait ouvert sa bourse et souscrit. Il n'y en avait pas en tout trois mille d'arrivés, au jour indiqué. Et de plus, qu'ils sont maigres et souffreteux ces fédérés ! c'est la chose que l'on remarque dans cet étrange spectacle. Bourdonnements de colère, frémissements, agitation et gémissements de cette pauvre France, gouvernée comme par enchantement par une constitution qui ne marche pas, dont l'effrayant sommeil magnétique doit avoir, maintenant, pour fin, la mort ou la folie. Les fédérés portent, sans nul doute, avec eux, des clameurs et des pétitions pour obtenir que la commission exécutive nationale agisse, ou sinon, la déchéance du roi, ou au moins sa suspension. Ils seront les bienvenus auprès de l'Assemblée législative, de la mère du patriotisme, et Paris pourvoira à leur logement.

La déchéance, vraiment, et quoi après ? une France libre comme par enchantement, une révolution sauvée et autre chose ; et tout ensuite ! ainsi répond d'un air maussade, Danton avec les extra-patriotes enfoncés dans leur région souterraine de complots, où ils sont maintenant plongés. La déchéance répond Brissot, avec des restrictions ; le prince royal aura la couronne, avec une régence composée de Girondins et du ministère patriote qui sera au-dessus de lui. Hélas, pauvre Brissot, il espère, comme le fait toujours un malheureux, la terre promise de la paix pour le lendemain, décidant ce qui sera la fin du monde, avec une vue qui ne s'étend pas au delà de son nez ! Bien plus sages sont les extra-patriotes souterrains, qui avec une lumière pour le présent, laissent le surplus aux dieux.

Quoi qu'il en soit dans la position où nous sommes, le résultat le plus probable de tout cela est que Brunswick, à Coblentz, venant d'amasser autour de lui une masse considérable, peut arriver le premier, et arrêter la déchéance, et spéculer là-dessus. Brunswick est à la veille de se mettre en marche avec quatre-vingt mille hommes, dit-on, farouches Prussiens, Hessois et émigrés plus farouches encore, un général du grand Frédéric avec une telle armée ! Et nos armées ? et nos généraux ? Pour Lafayette depuis sa dernière apparition au comité, il ne bouge pas, et la France entière dispute et censure ; il semble que Lafayette soit plutôt disposé à lutter contre nous que contre Brunswick. Luckner et Lafayette sous prétexte de faire un échange de corps, exécutent des mouvements que le patriotisme ne peut comprendre. Ce point seul est très-clair, c'est que leurs corps d'armées font des marches et contre-marches dans l'intérieur du pays, et beaucoup plus près de Paris qu'auparavant ! Luckner a donné l'ordre à Dumouriez de se joindre à lui ; de quitter Maulde et le camp fortifié qui s'y trouve. Auquel ordre, l'homme aux nombreux conseils, Dumouriez, avec les Autrichiens près de lui et occupé en outre à apprendre à quelques milliers d'hommes le maniement des armes, et l'exercice à feu, à être soldats enfin, déclare, advienne que pourra, qu'il ne peut obéir. La pauvre Assemblée législative approuvera-t-elle Dumouriez en cette circonstance, sans savoir s'il existe un ministre de la guerre, ou approuvera-t-elle Luckner et les mouvements de Lafayette ?

La pauvre Assemblée législative ne sait que faire. Elle décrète cependant, que l'état-major de la garde de Paris et tous les états-majors, car ils sont pour la majeure partie feuillants, seront dissous et remplacés. Ce décret rédigé aussi fortement qu'un décret peut l'être, déclare que la patrie est en danger. Et finalement le 15 juillet, le matin de ce jour où le ministère se démit de ses fonctions, elle annonce par des messagers envoyés partout que la patrie est déclarée en danger. Que le roi sanctionne, que la municipalité prenne des mesures, ou non, si une telle déclaration peut être faite, elle produira un résultat.

En danger, vraiment ; comme si jamais la contrée y avait été ! Lève-toi, ô France, ou bien tu seras renversée et réduite à une ruine ignominieuse ! n'y a-t-il pas chance de cent contre une, qu'une levée en masse du pays, le sauvera contre Brunswick, les émigrés et l'Europe féodale s'approchant.

 

II. — MARCHONS !

 

Mais, selon nous, le plus remarquable de tous ces mouvements phénoménaux, est celui des six cents marseillais de Barbaroux qui savent comment mourir.

Accédant à la demande de Barbaroux, la municipalité de Marseille réunit ces hommes le matin du 5 juillet à l'Hôtel de Ville et leur dit : Marchez, abattez le tyran, et ces hommes en fronçant le sourcil répondirent : Marchons ! et partirent. Pénible voyage, mission chanceuse ; enfants de la Patrie, qu'un génie bienveillant vous guide ! Un cœur endurci et la foi les dirigeront, et non cet avertissement de quelque génie bon ou mauvais ! ils sont cinq cent dix-sept hommes intelligents avec des capitaines pour chaque cinquante ou dix hommes, bien armés, fusil sur l'épaule et sabre au côté, en outre ils traînent avec eux trois pièces de canons, car qui sait ce qui peut arriver ? Là-bas, les municipalités sont paralysées par le ministre de la guerre ; les commandants ont ordre d'arrêter, même, toute fédération militaire, au point même que si des arguments solides n'ouvrent pas les portes d'une ville, il y a de la poudre pour les faire sauter ! Ils se sont séparés de leur brillante cité phocéenne, de leur - port de mer, de son mouvement, de ses fleurs ; ils ont quitté le cours planté de vertes avenues, ces chantiers à navire goudronnés, les bosquets d'amandiers et d'oliviers, les orangers sur le haut des maisons et les brillantes bastides qui couronnent les collines sont maintenant derrière eux ; ils poursuivent leur pénible voyage des extrémités du sol français, a travers des pays inconnus, vers une destinée qu'ils ignorent avec un projet qu'ils connaissent.

Phénomène bien surprenant ; comment dans une cité commerçante et paisible a-t-il pu se trouver autant de chefs de famille de la ville ou de la campagne qui renoncent l'un après l'autre à leurs professions et leurs industries pour se charger d'armes de guerre et entreprendre un voyage de six cents milles pour abattre le tyran. Vous consultez toutes les histoires, toutes les brochures, tous les journaux pour avoir quelques éclaircissements à cet égard, malheureusement sans résultat. La rumeur et la terreur précèdent cette marche qui aura de l'écho sur vous, la marche elle-même est une chose inconnue. Weber dans l'escalier dérobé des Tuileries a entendu dire que c'étaient des forçats, de fieffés coquins que ces Marseillais, que tandis qu'ils traversaient Lyon, les habitants avaient fermé leurs boutiques et aussi que le nombre, s'élevait. à quelques quatre mille hommes. Blanc Gillé parle aussi de forçats et de dangers d'un pillage. Forçats, ils ne l'étaient pas ; il n'y avait aucun danger, aucun pillage à craindre avec eux. Pour des hommes de conduite régulière, ayant la bourse des mieux garnies, il devait en être difficilement ainsi. La seule chose dont ils avaient besoin, était celle de savoir mourir. L'ami Dampmartin les vit de ses propres yeux, marchant en ordre pas à pas, dans les rues de Villefranche en Beaujolais, mais il les a vus très-légèrement, étant préoccupé, et songeant lui-même qu'il allait partir pour traverser le Rhin. Bien grand fut son étonnement en réfléchissant à une telle marche, sans règlement, sans ordre, sans étape ou munition. Du reste, c'était les mêmes hommes qu'il avait connus autrefois dans les troubles du Midi, parfaitement honnêtes ; il ne put empêcher les soldats de causer un peu avec eux.

Bien vagues sont tous ces moniteurs, histoires parlementaires, équivalant au silence. La babillarde histoire, ce qui est trop ordinaire, ne dira rien de ce que vous désirez le plus qu'elle vous dise ! Si un curieux excité jette jamais les yeux sur les registres du conseil municipal de Marseille, il ne découvrira peut-être aucune trace de cette délibération des plus extraordinaires, et s'il est disposé à recourir à ce que disent les biographies, dignes ou non de confiance de ces cinq cent dix-sept, le flot du temps ne les a pas encore englouties irrévocablement.

Ainsi, ces Marseillais ne sont pas encore bien définis, les traits n'en sont pas encore reproduits clairement ; c'était une masse à peau bronzée avec des lignes de feu qui s'agitait sous un ciel chaud et étouffant, vraiment curieuse à observer. Ils partent en laissant derrière eux une multitude de doutes et de craintes, de périls ; eux, ne doutent pas. Le destin et l'Europe féodale, ayant décidé de venir du dehors, ils ont également décidé de marcher à sa rencontre. La face couverte de poussière, avec peu de vivres, ils pensent avant tout ; fermes, rien ne peut les ébranler. Une telle marche sera célèbre. La pensée qui travaille sans bruit sur cette masse bronzée, un colonel Tyrtée inspiré, Rouget de Lisle, dont le monde se souviendra toujours, l'a reproduite avec un rythme et une mélodie vigoureuse, dans son hymne ou marche de la Marseillaise ; la plus heureuse composition musicale qui ait jamais paru. Cet air fait bouillir le sang dans les veines d'un homme ; dans toutes les armées, dans toutes les réunions on la chantera, avec des pleurs et du feu dans les yeux, avec un cœur bravant la mort, le despotisme et le démon.

On remarquera bien que ces Marseillais seront en retard pour la fête de la fédération. Par le fait, ce n'est pas le serment du jeu de Paume qu'ils ont en vue. Ils ont une autre chose à faire, un comité national exécutif et paralytique à faire marcher. Ils doivent renverser qui que ce soit, le tyran ou le fainéant martyr, qui la paralyse ; battre ou être battu, et avant tout réussir ; et au besoin on sait mourir.

 

III. — QUELQUES CONSOLATIONS POUR LE GENRE HUMAIN.

 

Des fêtes de la fédération nous n'en dirons presque rien. Il y a des tentes plantées dans le Champ de Mars ; tente pour l'Assemblée nationale, tente pour la représentation héréditaire, laquelle s'y rend, en vérité, de trop bonne heure, car elle aura à attendre longtemps pour cette fête. Il y a quatre-vingt-trois arbres de la liberté représentant chaque département ; arbres et mais en assez grande quantité ; le plus beau de tous est un mai très-élevé surchargé d'écussons, de blasons, de livres de généalogies, et ce qui est encore mieux, de sacs de procédure. Ce mai sera brûlé. Les cent trente rangs des bancs de cette fameuse enceinte sont déjà occupés ; nous avons un soleil brillant et tous marchent, coulent et mugissent, mais à quoi bon ? Le maire, le vertueux Pétion, que les feuillants avaient destitué, fut réinstallé seulement la veille par décret de l'Assemblée. Les dispositions d'esprit des spectateurs sont des plus mauvaises. Sur les chapeaux que portent les hommes, est écrit avec de la craie : Vive Pétion, et même Pétion ou la mort.

Le pauvre Louis qui a attendu jusqu'à cinq heures avant que l'assemblée n'arrivât, prête aujourd'hui le serment national, avec une cuirasse sous son gilet qui cache aussi des pistolets. Madame de Staël, de la tente royale, avance la tête d'un air de désespoir ; elle ressemble à une agonisante redoutant que le flot de la multitude qui a reçu Sa Majesté ne la renvoie pas vivante. Aucun cri de vive le roi ne frappa l'oreille, il n'y eut que celui de vive Pétion ! Pétion ou la mort ! La solennité nationale fût une véritable confusion, chacun beuglant bien avant que les évolutions fussent commencées. Le gué-mai avec ses écussons et ses sacs de procédure est oublié, il n'est point encore brûlé, lorsqu'un certain député patriote désigné par le peuple en approche une torche, et ce mai disparaît morceau par morceau. C'était la plus triste des fêtes des Piques que jamais mortel ait vu. Le maire Pétion, dont le nom figure sur les chapeaux, est au zénith dans cette fédération ; Lafayette à son nadir.

Pourquoi le tocsin de Saint-Roch se fait-il entendre le samedi suivant ? Pourquoi les habitants ferment-ils leurs boutiques ? c'est que les sections défilent, on a peur de l'effervescence. Le comité législatif après longue délibération au sujet de la présence de Lafayette et des anti-Jacobins, déclare ce jour-là qu'il n'y a pas motif à accusation. Patriotes ! soyez néanmoins tranquilles et que le tocsin cesse ; les débats ne sont pas terminés, ni le rapport accepté ; mais Brissot, Isnard et la Montagne le passeront au crible, et le repasseront peut-être dans trois semaines au plus.

Il y a tant de cloches, de tocsins et de bruit, que c'est à ne rien entendre, l'un étouffant l'autre. Par exemple, le tocsin de Lafayette de samedi n'était pas sans avoir un ton mineur, languissant, semblable à celui des cloches que la députation de l'Assemblée législative fit sonner pour le chevalier Paul Jones à sa mort ; tocsin ou chants funèbres, ne font plus qu'un pour lui, maintenant ! Dans dix jours, Brissot le patriote, insulté par ceux des galeries, sera lui-même étouffé par eux, à cause de son patriotisme restreint ; on tirera sur lui pendant qu'il discoure, et recevra deux balles. Il repose aujourd'hui dans un monde muet, exempt des tons mineurs et majeurs d'arcs-de-triomphe et de terreur, de bruit et de chutes !

La plus touchante cérémonie est cette autre solennité qui eut lieu le matin où sonna le tocsin de Lafayette pour la proclamation de la patrie est en danger, jusqu'à aujourd'hui dimanche il n'y avait pas eu solennité pareille. L'Assemblée législative la décréta il y a une quinzaine environ ; mais la royauté et le fantôme ministériel la reculèrent autant que possible. Aujourd'hui cependant, dimanche 22 juillet 1792, ils ne la reculeront pas davantage, et la solennité est un fait vrai, touchant à contempler. Les municipaux et le maire ont leurs écharpes, des décharges de canon partent du Pont-Neuf et par intervalle de simples coups, et cela toute la journée. Les gardes sont à cheval, les notabilités en écharpes, avec hallebardes et cavalcades ; des banderoles et des drapeaux emblématiques, entre autres un immense sur lequel flottent tristement ces mots : Citoyens, la patrie est en danger. Les masses parcourent les rues au son d'une musique lugubre et de cornets aigus ; faisant une pose à chaque station et au bruit des trompettes inspirant la mélancolie ; on crie par l'intermédiaire d'un héraut ce que le drapeau expose aux regards : Citoyens, notre patrie est en danger.

Y a-t-il un cœur d'homme qui puisse entendre ces mots sans frissonner ? Les bourdonnements et les mugissements qui partent de cette multitude, disent que ce n'est point un triomphe ; c'est un bruit plus triste que celui d'un triomphe. Mais quand la longue cavalcade et la proclamation eurent leur fin, et que notre immense drapeau fût fixé sur le Pont-Neuf, on en posa un autre semblable à l'Hôtel-de-Ville, où il se mit à flotter en attendant de meilleurs jours ; chaque officier municipal occupe un siège au centre de sa section, sous une tente élevée sur une place en plein air ; les tentes sont surmontées des drapeaux de la patrie en danger, et tout au haut, sont une pique et un bonnet rouge, sur le devant sont deux tambours sur lesquels repose une table de bois, et sur cette table un livre ouvert ; auprès est assis un commis, comme un ange conservateur, tout prêt à écrire les listes, disons-le, des enrôlements ! Oh ! alors, il semble que les dieux même ont les regards fixés dessus. Jeunes Patriotes, Culottes et Sans-Culottes, se précipitent à qui mieux mieux poussés par l'émulation. Voici mon nom ; nom, sang et vie, tout est pour la patrie, que n'ai-je davantage ! Les jeunes gens de petite taille se désolent de n'être pas assez grands. Les vieillards accourent en hâte un fils à chaque bras, les mères elles-mêmes offrent le fruit de leurs entrailles, l'envoient au champ d'honneur tout en versant des pleurs. Et la foule de répéter de tous côtés ces mots : Vive la patrie ! qui se reproduit au loin ; et des étincelles ardentes s'échappent de tous les yeux ; le soir chaque membre du conseil municipal s'en retourne à l'Hôtel de Ville suivi d'une longue queue de braves volontaires inscrits sur la liste, il dit en promenant les regards autour de lui : voilà ma moisson d'aujourd'hui. Demain ils partiront pour Soissons avec un sac léger contenant toute leur fortune.

Ainsi avec vive la patrie ! vive la liberté ! Paris de pierre brille comme l'Océan dans ses gouffres. Chaque jour les officiers municipaux enrôlent sous la tente aux trois couleurs et en présence des drapeaux du Pont-Neuf et de l'Hôtel de Ville, sur lesquels est inscrit : Citoyens, la patrie est en danger. Environ dix mille combattants, sans discipline, mais pleins de courage, vont marcher dans peu de jours. Il en est ainsi dans toutes les villes de France. Remarquez pourtant que si la patrie a besoin de défenseurs, nous avons une commission exécutive nationale ? que les sections et les Assemblées primaires, en tous cas, deviennent permanentes et siègent continuellement à Paris et dans toute la France par un décret législatif du mercredi 25 de ce mois.

Remarquez d'un autre côté, comme dans ce même moment du 25, Brunswick s'ébranle à Coblentz ! Il se met en route ; une telle expression semble dire qu'il va y avoir une secousse. C'est un ramassis successif, simultané, de trente mille fantassins, dix mille cavaliers, et en tête ces fanfarons d'émigrés, avec tambours, cymbales, tapage et jurons, et de longs chariots criards, chargés de provisions. Tout cela se meut avec Brunswick ; sans tout cela cet homme ne marcherait pas, il couvre un espace de quarante milles ; portant avec lui son manifeste daté, ainsi que nous le disions du 25 ; papier officiel digne d'attention !

Par ce document il semblerait que la France est sur le point d'expirer ; le peuple français doit maintenant se rallier autour de Brunswick et des seigneurs émigrés, la tyrannie d'un Jacobin ne l'opprimera plus, il reviendra et reprendra faveur auprès de son bon roi qui, par une déclaration — il y a trois ans — du 23 juin, à promis le bonheur. Quant à l'Assemblée nationale et autre corps d'individus investis d'un nuage d'autorité, ils sont chargés de maintenir intactes les villes et les places fortes du roi, jusqu'à ce que Brunswick arrive pour les en débarrasser. Il est certain qu'une prompte soumission peut atténuer beaucoup, mais il n'y a pas de temps à perdre pour cela. Tout garde national ou personne non en uniforme qui résisterait les armes à la main sera traité comme traître, ce qui veut dire pendu sans délai. Du reste, si Paris, avant que Brunswick n'y arrive, insulte d'une manière quelconque le roi, ou si, par exemple, il souffre qu'une faction chasse Sa Majesté, dans ce cas Paris sera mis en état de siège et foudroyé par le feu du canon. Il en sera de même pour toute autre ville qui, témoin de pareils actes, contraires aux intérêts de Sa Majesté, ne s'y opposerait pas par tous moyens possibles. Paris, toute autre ville, places en insurrection, cours et prisons coupables desdits actes de sacrilège, seront réduits en cendre, et leurs ruines fumantes laissées sur place pour servir de leçon. Une pareille vengeance est bien certainement le signe d'un insigne méfait. Ô Brunswick, quels mots as-tu écrit et publié hautement ! Dans ce Paris, comme dans l'ancienne Ninive, il y a tant de milliers de gens simples qui ne peuvent distinguer la main droite de la main gauche, et aussi beaucoup de bêtes ; les vaches à lait, les ânes à la vie dure, et le pauvre petit canari, mourront-ils aussi ?

La déclaration royale et impériale de la Prusse et de l'Autriche dont on n'avait pas besoin, expose le plus amplement possible leur version de Sans-souci-Schönbrunn sur cette révolution française, depuis son commencement, et la colère avec laquelle ces fortes têtes ont vu de pareilles choses se faire sous la voûte des cieux ! Cependant comme une légère consolation pour l'humanité, elles expédient Brunswick, sans regarder à la dépense, comme on peut le croire, ni aux sacrifices personnels ; soulager les hommes n'est-ce pas le premier des devoirs ?

Sereines altesses, qui faites là-bas des protocoles et des manifestes et consolez le genre humain ! que fera-t-on si un jour, dans mille ans, vos parchemins, vos formulaires, vos raisons d'État étaient jetés aux quatre vents ; la réalité, sans nécessité, vous regarderait avec surprise, oui, vous, en face ; l'humanité se demanderait quelle est la chose qui pourrait la consoler.

 

IV. — LE SOUTERRAIN.

 

Jugez s'il y avait de la satisfaction pour ces sections siégeant en permanence et délibérant pour savoir comment une commission nationale exécutive pourrait marcher.

La réponse devient difficile, non pas de provoquer la terreur, mais de faire dominer la confiance, et vive la nation ! votre jeune valeur courant en masse à la frontière, la patrie en danger, ce qu'elle dit elle-même en silence sur le Pont-Neuf. Les sections sont occupées dans leur éternelle profondeur, et bas, plus bas encore, travaille le patriotisme sans borne, cherchant le salut dans le complot. L'insurrection, direz-vous, devient le plus sacré des devoirs ? Le comité s'est choisi lui-même son siège, comme s'il était un soleil d'or. Les journalistes Parer, Camille Desmoulins, l'Alsacien Westermann, ami de Danton, l'Américain Fournier de la Martinique, comité connu du maire Pétion, qui, en qualité de personnage officiel ne doit dormir que d'un œil ; connu également du procureur Manuel, enfin, du substitut Danton ! Celui-ci plongé dans l'obscurité, étant aussi un être officiel, supporte sa charge sur ses épaules de géant ; Atlas épais et invisible, du reste.

Beaucoup plus invisibles encore sont les Jacobins avec leurs réticences. L'insurrection doit éclater mais quand ? Nous pouvons seulement remarquer ceci, c'est que les fédérés ne sont point encore partis pour Soissons, pas plus qu'ils ne sont disposés d'y aller maintenant pour les motifs, dit le président des Jacobins, qu'il est bon de ne rien arrêter, et d'avoir un comité central siégeant tout près, sous le toit de la Société-Mère. Il est difficile de savoir ce qu'il y a de convenable à faire avec sécurité au milieu d'un tel ferment d'effervescence et d'un tel danger ; les quarante-huit sections ont leur comité central, formé pour les communications promptes, auquel comité central la municipalité désireuse de l'avoir sous la main ne refusera pas un logement dans l'Hôtel de Ville.

Singulière cité ! au-dessus de tout cela, il y a, comme d'ordinaire, des boulangers, et des brasseurs, des ouvriers, des émousseurs ; de frétillants promeneurs sous les arbres, des promeneuses avec ombrelles vertes s'appuyant sur votre bras. Les chiens dansent, les décroteurs cirent sur ce même Pont-Neuf, où la patrie est en danger, ainsi tout a son cours, mais ce cours de toutes choses est bientôt changé et terminé.

Regardez ce château et ce jardin des Tuileries ; silencieux comme le Sahara ; nul n'y peut pénétrer sans billet, les grilles en sont fermées depuis la journée des culottes-noires. Cependant l'Assemblée nationale murmure quelque chose à propos de la terrasse des feuillants, à savoir : que la susdite terrasse étant contiguë à la porte d'entrée de derrière de leur salle, doit être en partie, propriété nationale, et la justice nationale a aussi planté un drapeau tricolore au-dessus comme ligne de démarcation respectée avec, la plus triste rigueur par tous les patriotes. Il flotte là, ce drapeau tricolore, comme ligne de démarcation, et porte des inscriptions satiriques sur des cartes ; elles sont généralement en vers, et derrière est écrit Coblentz ; et il est isolé, silencieux comme un Golgotha victime du destin, en vain le soleil le frappe de ses rayons ou le place dans l'ombre. Tuileries, séjour que maltraite la destinée, quel espoir peut s'y trouver ? Des billets mystérieux peuvent seuls en ouvrir les portes ; on y parle d'insurrections très-imminentes. L'état-major du génie de Rivarol eût mieux fait d'acheter des mousquetons, des bonnets de grenadiers et des uniformes rouges suisses, ce serait utile. L'insurrection arrivera ; mais n'aura-t-elle pas à lutter aussi ? Elle sera renversée, on doit l'espérer, avant que Brunswick n'arrive ?

Mais remarquez encore que si les bornes, les pliants et les chaises restent silencieuses, si le collège des hérauts des afficheurs ne bougent pas, la sentinelle de Louvet donne des avertissements gratis sur tous les murs, que Sulleau est occupé, que l'ami du peuple Marat et l'ami du roi Royou, coassent et contre-coassent. Pour Marat, bien qu'il ait disparu depuis ce massacre du Champ de Mars, il vit encore. Il a demeuré, qui sait dans quelle cave ; peut-être dans celle de Legendre, nourri par un steak provenant d'un bœuf tué par ce dernier. Mais depuis avril sa voix tenant de celles du taureau et de la grenouille, résonne de nouveau, plus désagréable que les cris les plus aigus. Pour le moment, une sombre terreur le tourmente. Ô brave Barbaroux ne me transporteras-tu pas à Marseille déguisé en cocher ? Dans le Palais-Royal et les places publiques, ainsi que nous le lisons, il existe une grande activité. Des particuliers haranguent en faveur des enrôlements ; ils prêchent pour que la commission exécutive puisse agir. Les journaux royalistes doivent être brûlés en public, sur cela, arguments et débats qui se terminent ordinairement par des coups de cannes. Pensez à ceci : à l'heure de minuit à la salle de manège, l'auguste Assemblée vient d'y prononcer un ajournement, des citoyens des deux sexes entrent de force en criant : vengeance, ils ont empoisonné nos frères en mêlant du verre pillé dans le pain à Soissons ! Vergniaud prononça quelques paroles flatteuses, disant que des commissaires ont déjà été envoyés pour faire des investigations sur ce verre en poudre et qu'ils ont fait ce qui était nécessaire en pareil cas ; alors les citoyens gardent un profond silence et vont chez eux se coucher.

Tel est Paris, le cœur d'une France qui lui ressemble. Des soupçons surnaturels, des doutes, des inquiétudes, des anticipations sans nom, de bord à bord ; et ces bronzés Marseillais marchant poudreux, presque nus au milieu de tout cela ; ils ne doutent de rien. Ils marchent au bruit sourd qui résonne dans tous leurs cœurs, ils franchissent sans s'arrêter de longues distances pendant ces trois semaines et plus, précédés de la terreur et de la rumeur. Les confédérés de Brest arrivent le 26 au milieu des hourras de la rue. Ce sont également des hommes déterminés, portant et ne portant pas la pique sacrée de Château-Vieux, ayant surtout de la haine pour Soissons. Bien certainement les frères marseillais approchent de plus en plus chaque jour.

 

V. — AU DÎNER.

 

Ce fut un beau jour pour Charenton que le 29 du mois lorsque les frères marseillais furent en vue. Barbaroux, Santerre et les patriotes sont partis à la rencontre des terribles voyageurs. Le patriote parisien presse sur sa poitrine le patriote poudreux ; il y a lavement de pieds et repos ; un dîner de douze cents couverts au Cadran bleu, et une sérieuse conférence privée, dont on ne sait rien. Conférence qui, à la vérité, aboutit à peu de chose ; quant à Santerre, la bourse ouverte et le ton élevé, il n'a presque plus sa tête, néanmoins on passera là la nuit ; à demain l'entrée publique dans Paris.

De cette entrée publique les historiens du jour ou plutôt les journalistes, ainsi qu'ils s'intitulent, nous ont assez conservé le souvenir. Quelle réception fraternelle hommes et femmes et Paris en général leur ont faite, au milieu des bravos et des claquements de mains dans les rues encombrées. Seulement nos Marseillais remarquaient çà et là des cocardes en rubans de soie, et faisaient signe d'avoir à les enlever et de les remplacer par des cocardes et des rubans de laine, ce qui était fait. La Société-Mère en corps vint de la place de la Bastille pour leur donner le baiser fraternel. Ils allèrent ensuite en triomphe à l'Hôtel de Ville recevoir le baiser du maire Pétion, et déposer leurs fusils dans les casernes de la France régénérée, qui n'étaient pas loin ; ensuite ils se dirigèrent vers un cabaret retenu à l'avance dans les Champs-Elysées, pour y prendre part à un repas frugal, mais patriotique.

Les Tuileries, indignées de tout cela, sont averties de ce qui se passe, au moyen des billets d'entrée. Les Suisses au costume rouge surveillent encore plus aux grilles du château, bien qu'il n'y ait aucun danger. Les grenadiers bleus de la section des filles Saint-Thomas sont de service ce jour-là, hommes d'agio, comme nous l'avons vu, aux bourses bien garnies avec cocardes en ruban ; parmi lesquels est Weber. Une partie de ces derniers, avec les capitaines et plusieurs notabilités des feuillants, Moreau de Saint-Méry de l'ordre des trois mille et autres, ont pris part à un repas plus respectable dans un cabaret tout près. Le dîner terminé, ils proposent des toasts patriotiques et de fidélité, pendant que les Marseillais, vrais patriotes nationaux vont prendre leur modeste repas dans de la faïence ! Ce qui eut lieu ce jour-là ne peut se décrire, mais le fait en dehors est que plusieurs de ces grenadiers des filles Saint-Thomas quittèrent leur cabaret, peut-être émus, mais, vraiment, pas encore étourdis par les boissons qu'ils avaient absorbées, avec l'intention la plus prononcée de témoigner aux Marseillais, et à la masse des patriotes parisiens qui se trouvaient là, que les hommes des filles Saint-Thomas n'étaient pas moins patriotes que tout autre individu de quelque classe qu'il pût être.

C'était un dur message ! car comment la foule des flâneurs pouvait-elle croire à une telle chose ou faire autrement que d'en rire, provocante et provoquée. — Jusqu'à ce qu'enfin les grenadiers tirent leurs sabres du fourreau, et alors un cri aigu, strident, s'élève : A nous Marseillais ! aussi prompts que l'éclair, malgré que le dîner ne fût pas encore sur la table, les Marseillais ouvrent les portes et les fenêtres du cabaret, en sortent ; ils courent, ils volent, ces cinq cent dix-sept patriotes, sans avoir dîné, le sabre tiré, et sont sur la scène de la lutte. Parlementerez-vous, capitaines des grenadiers et personnages importants, officiels, avec vos physionomies devenues subitement pâles, rapportent des témoins ? Le plus sage, dans ce moment, était une prompte retraite ! Les hommes des filles Saint-Thomas se retirent : ils reviennent en nombre, font face les premiers : alors, hélas, aussi promptement que possible on se trouve vis-à-vis ; les Marseillais, comme des lions, d'après un témoin, détruisirent les palissades et comblèrent les fossés : messieurs, c'était un spectacle imposant.

Alors ils s'enfuient, les Marseillais les poursuivant vers les Tuileries de plus en plus vite, où un pont-levis reçut la masse des fuyards, et les sauva en se relevant. Quelques-uns échappèrent aussi en se précipitant dans le fossé couvert d'un limon verdâtre ; tous, ah ! non ! Moreau de Saint-Méry, par exemple, étant trop gras ne peut pas courir vite ; il reçut un coup, seulement, sur l'épaule ; il tomba la face contre terre, et disparut alors de l'histoire de la Révolution. Il y eut bien aussi quelques égratignures sur le derrière, beaucoup de pans d'habits emportés et autres dégâts. Le pauvre sous-lieutenant Duhamel, simple changeur, quel sort lui était réservé ! il se retourna vers ses poursuivants le pistolet à la main, fit feu, il manqua son coup ; il en prit un second, tira et manqua de nouveau ; alors il s'enfuit, mais malheureusement en vain. Dans la rue Saint-Florentin, il fut empoigné et égorgé avec fureur. Ce fut la fin de la nouvelle ère ou plutôt de toutes les ères, qui étaient réservées à ce pauvre Duhamel.

Il y eut une accusation portée à la barre de l'Assemblée, contre-accusation et défense ; les Marseillais demandant un tribunal composé de jurés libres, qui ne fut jamais constitué. Nous demanderons plutôt quel peut être, selon toute probabilité, le résultat de ces antes accumulés de folie. Selon toute probabilité, il y en aura, et l'époque n'en est pas éloignée ! Les comités centraux des fédérés, dans l'église des Jacobins, les sections à l'Hôtel de Ville, le comité de Cara, Camille Desmoulins et compagnie au soleil d'or, tous sont occupés, semblables à ces divinités sous-marines, ou appelez-les, les divinités de la bourbe, travaillant dans les sombres profondeurs des eaux, jusqu'à ce que tout soit prêt.

Maintenant notre Assemblée nationale, semblable à un navire submergé, sans aide, est flottante ; les galeries des femmes vociférant et des fédérés armés rugissant après elle ; elle n'est pas sans être effrayée, et attend qu'il plaise au flot de la chance de lui donner un moyen de salut. C'est douteux, mais d'un autre côté, il est certain qu'une explosion sous-marine est une calamité ! Des pétitions pour forfaiture contre le roi sont souvent adressées : pétition de la section de Paris, pétitions des villes et des provinces patriotes, d'Alençon, de Briançon et des marchands de la foire de Beaucaire ; mais qu'en fera-t-on ? Le 3 août, le maire Pétion et la municipalité, ceints de leurs écharpes tricolores, en déposent une pour forfaiture, et cela publiquement. La forfaiture, c'est ce que tous les patriotes demandent et attendent. Tous les Brissotins en masse la réclament avec le prince royal pour souverain, sous leur direction. Les emphatiques fédérés demandent à la législative : Pouvez-vous ou ne pouvez-nous pas nous sauver ? Les quarante-sept sections ont approuvé la forfaiture seule ; la section des filles Saint-Thomas est en opposition. Bien plus, la section Mauconseil déclare, positivement, qu'il y a forfaiture, qu'en conséquence, elle s'affranchit dès aujourd'hui, dernier jour de juillet, de toute fidélité au roi, et en prend note en présence du public. Acte que l'on blâme hautement, mais qui sera hautement applaudi, et le nom de Mauconseil ou mauvais conseil, est depuis lors changé en celui de Bonconseil.

Le président Danton dans la section des Cordeliers, fait autre chose ; il invite tous les citoyens à prendre place dans les affaires des sections, un danger les menaçant tous. Lui, Atlas nuageux qui supporte tout, comme personnage officiel, il travaille également pour avoir dans sa région éloignée du Sud-Est ce bataillon des bronzés Marseillais. Le poli Chaumette, le cruel Billaud, le député Chabot, Huguenin avec son tocsin en permanence dans les oreilles, les y recevront avec empressement. Ô législateurs, pouvez-vous, oui ou non, nous sauver ? Pauvres législateurs, avec leur législation submergée, avec une explosion volcanique sous elle ! La forfaiture sera débattue le 9 août ; on espère que cette misérable affaire de Lafayette aura une fin le 8.

Le lecteur, à présent, jettera un coup d'œil sur ce lever du dimanche 5 ! le dernier ? non, depuis longtemps, jamais, dit Bertrand Molleville, lever fut si brillant, du moins si pressé. Un sombre intérêt de mauvais augure se peint sur tous les visages ; les yeux de Bertrand sont humides de larmes, car au dehors, loin de ce ruban tricolore sur la terrasse des Feuillants, le Corps législatif discute, les sections défilent, tout Paris est effrayant ce grand dimanche, — en demandant la déchéance. Cependant ici, dans l'intérieur des Tuileries, une importante proposition est en question pour la centième fois, c'est celle de transporter le roi à Rouen et au château de Gaillon. Sa Majesté sur le point d'accepter, recule, il écrit, après quelques instants, le cœur palpitant pour un beau jour d'été sans fin que il a raison de penser que l'insurrection n'est point aussi mûre que vous le supposez ; sur quoi, Bertrand de Molleville éclate d'humeur et de désespoir.

 

VI. — LES CLOCHES À MINUIT.

 

Malgré cela, il est certain que l'insurrection est arrivée à maturité. Le jeudi 9 août, si la forfaiture n'est pas prononcée par la législature ce jour-là, nous devons la déclarer nous-mêmes.

La législature ? Pauvre législature submergée qui ne peut se prononcer sur rien. Le mercredi 8, après des discours à perdre haleine, elle ne peut pas seulement prononcer une accusation contre Lafayette, elle l'absout, sachez-le, patriotes, par une majorité d'une voix. Le patriotisme l'apprend ; le patriotisme poursuivi par la terreur qu'inspire la Prusse, par un soupçon surnaturel, rugit autour de la salle de manège ; insultant plusieurs députés du côté droit qui ont prononcé le renvoi, les chassent, les prennent au collet, le tout avec force menaces ; le député Vaublanc et autres de sa caste, sont heureux de trouver refuge dans les casernes des gardes, et de s'échapper par les fenêtres de derrière. Le lendemain plaintes sans nombre, lettres sur lettres de députés insultés ; plaintes amères, discussions et bavardages présomptueux. Le soleil de jeudi se couche comme ses prédécesseurs et point de forfaiture prononcée. Enfin, retournez à vos tentes, ô Israël !

La Société-Mère cesse de parler, les groupes de harangueurs, les patriotes, les lèvres closes maintenant, se prennent bras dessus bras dessous en rang deux par deux, et d'un pas accéléré, disparaissent dans les lieux obscurs de l'est de la ville. Santerre est prêt, ou nous ferons qu'il le soit : quarante-sept des quarante-huit sections sont également prêtes ; celle des filles Saint-Thomas même passe du côté des Jacobins et se tient également à disposition. Que les extra-patriotes aient les yeux sur leurs armes, celui-ci sur sa pique, celui-là sur la gâchette de son fusil, et sur leurs frères de Brest ; avant tout, les bronzés Marseillais se préparent pour l'heure suprême ! Le syndic Rœderer sait tout cela, et se lamente sur les conséquences qui résulteront de ces cinq mille cartouches distribuées dans ces derniers jours aux fédérés à l'Hôtel de Ville.

Et vous aussi braves messieurs, vous les défenseurs de la royauté, vous encombrez de votre côté les Tuileries, non pour un lever, non pour un coucher ; là, beaucoup seront mis au lit. Vos billets d'entrée sont nécessaires, vos mousquetons le seraient beaucoup plus. Ils viennent en foule, comme des braves qui savent aussi mourir : le vieux Maillé, maréchal de camp est arrivé, ses yeux étincellent de nouveau, bien qu'affaibli par un catarrhe de près de quatre-vingts ans ; courage, frères ! nous avons mille Suisses, tous hommes de cœur, solides comme le granit de leurs montagnes. Les grenadiers nationaux sont pour le moins amis de l'ordre ; le commandant Mandat échauffera leur loyale ardeur ; il en répondra sur sa tête ; Mandat et son état-major, car cet état-major, bien qu'il y ait un décret et arrêt pour la dissolution, n'a fort heureusement jamais été renvoyé.

Le commandant Mandat a eu des correspondances avec le maire Pétion ; il a, depuis trois jours, un ordre écrit de lui, pour repousser la force par la force. Un escadron sur le Pont-Neuf obligera les Marseillais, par la voix du canon, à retraverser la rivière ; un escadron de l'Hôtel de Ville coupera en deux le faubourg Saint-Antoine venu de l'arcade Saint-Jean ; une moitié sera forcée de retourner dans la sombre région de l'Est, et l'autre d'aller dans les labyrinthes autour du Louvre. Des escadrons nombreux et bien montés ; escadrons dans le Palais-Royal, sur la place Vendôme, qui chargeront au moment donné, balayeront cette rue-ci, puis celle-là ; nous aurons un nouveau 20 juin ; seulement moins profitable ? Probablement que l'insurrection n'osera éclater ? Les escadrons de Mandat, de la gendarmerie à cheval et les gardes bleus marchent avec bruit, les canonniers murmurent ; dans l'obscurité de la nuit, au bruit de la générale qui commence à se faire entendre, lorsque les hommes devraient aller se coucher. C'est la nuit du 9 août 1792.

D'un autre côté, les quarante-huit sections se correspondent par de prompts messages ; chacune d'elles choisit ses trois délégués munis de pleins pouvoirs. Le syndic Rœderer, le maire Pétion sont dépêchés aux Tuileries ; courageux législateurs, — c'est au moment même où le tambour bat le danger, — reviendront-ils à leur salle ? La demoiselle Théroigne, ayant sur la tête son bonnet de grenadier, porte un habit de cheval à basques courtes, deux pistolets ornent son étroite poitrine, et le sabre au côté soutenu par un ceinturon.

Une telle scène se joue dans le pandémonium de Paris ou séjour de tous les démons ! De plus, cette même nuit, où le maire Pétion se promène dans le jardin des Tuileries, est belle et calme. Des pléiades d'étoiles jettent leur éclat avec une entière sérénité. Pétion y est venu lorsque la chaleur à l'intérieur était à son comble. La vérité est que Sa Majesté le reçut on ne peut plus rudement, ainsi que cela devait être. Puis il ne trouva plus d'issue, les escadrons de Mandat le repoussèrent à chaque grille, les grenadiers des filles Saint-Thomas même donnèrent un libre cours à leurs langues. Que tu le payeras cher, vertueux Pétion si ça tourne mal, bien que les autres se montrent fort civils ! Certainement si un homme en France s'est trouvé dans de petits draps cette nuit, c'est bien le maire Pétion ; obligé sous peine de mort, dit-on, de montrer un visage souriant d'un côté et pleurant de l'autre. C'est la mort s'il n'est pas adroit ! L'Assemblée nationale jusqu'à quatre heures du matin n'entendant pas parler de son émissaire, le somme d'avoir à rendre compte de l'état de Paris, de ce Paris dont il ne sait rien ; malgré cela il n'en ira pas moins chez lui se coucher, ayant seulement laissé son équipage doré.

La tâche de Rœderer n'est pas beaucoup moins délicate, il ne sait pas encore s'il doit se lamenter ou non. Il entre de temps en temps, il écoute, il parle, il envoie chercher le directeur du département, lui, son procureur syndic ne sachant que faire. Les appartements sont encombrés, sept cents personnages en noir intriguent, les Suisses habillés de rouge et durs comme des roches ; des fantômes ou des moitiés de fantômes de ministres avec Rœderer et des conseillers voltigent autour de Leurs Majestés ; le vieux maréchal de Maillé se précipite aux pieds du souverain en disant que lui et ces braves messieurs viennent pour mourir pour la royauté. S'enrô1er ! à minuit, au sein de la tranquillité de la nuit, troublée par la cloche d'alarme qui résonne au loin ! Il en est ainsi, à chaque mot flatteur, cloche après cloche répète le conte merveilleux. Les mauvais courtisans écoutent aux fenêtres, les ouvrent pour respirer l'air, distinguent les cloches par leur son. Celle-ci est le tocsin de Saint-Roch, celle-là de Saint-Jacques nommé la Boucherie ? Et messieurs, n'entendez-vous pas aussi celle de Saint-Germain l'Auxerrois ? C'est le même métal qui annonça l'orage il y a 220 ans, alors également par ordre de Sa Majesté, la veille de la Saint-Barthélemy ! De même comme alors sonnent aujourd'hui les cloches. Quel est le courtisan qui peut en faire une différence. Bien plus, il semble que l'on entende celle de l'Hôtel de Ville, nous la reconnaissons à son timbre. Oui, amis, c'est la terrible cloche de l'Hôtel de Ville, qui se fait entendre pendant la nuit. Par miracle, langue de cloche et bras d'homme ; c'est Marat lui-même, si vous le saviez, qui en tire la corde ! Marat sonne ; Robespierre reste caché, invisible pendant quarante heures ; des hommes ont du cœur, et quelques-uns aussi bon qu'aucun autre, et la frénésie même n'en donnera pas à d'autres.

Quelle mouvante confusion, dont l'issue avance lentement. L'heure incertaine, accompagnée de peines et de luttes, aura sa certitude qui existera toujours ! Des délégués chargés de pleins pouvoirs, trois de chaque section, en tout cent quarante-quatre, allèrent en masse à l'Hôtel de Ville vers minuit. L'escadron de Mandat qui y stationnait ne s'opposa point à leur introduction, n'y a-t-il pas le comité central des sections qui y siège habituellement, cette nuit en plus grand nombre ? on y voit dominer la confusion, l'irrésolution et le claquement des langues. Les sentinelles sont sans repos, les rumeurs propagées par les faux courtisans, les Suisses rouges de Mandat et ses escadrons qui chargeront. Le mieux est de renverser l'insurrection ? oui, renversez-la. Ah ! écoutez !... Le faubourg Saint-Antoine fait entendre son tocsin bien significatif ! amis, non, vous ne pouvez pas anéantir l'insurrection, vous devez la supporter, vivre ou mourir avec elle.

C'est pourquoi il faut de la promptitude maintenant ; que ces anciens municipaux munis de pleins pouvoirs, et mandataires du peuple souverain se démettent de leurs fonctions, et que ces nouveaux cent quarante-quatre s'en saisissent. Le voulez-vous ou ne le voulez-vous pas, dignes municipaux, vous devez marcher. N'est-ce pas heureux pour plusieurs d'entre eux de pouvoir se laver les mains de telles affaires et de siéger paralysés, sans avoir à rendre compte jusqu'à ce que l'heure arrive pour agir, ou pour se retirer chez soi, pour s'y livrer aux douceurs du repos ? Deux seulement des anciens municipaux ou tout au plus trois, nous les citons : le maire Pétion, se promenant dans le jardin des Tuileries, le procureur Manuel, le procureur substitut Danton, l'invisible Atlas par-dessus tout, sont absents. Ainsi avec nos cent quarante-quatre parmi lesquels se trouve un Huguenin, un Billaud, un Chaumette, l'éditeur Tallien et Fabre d'Eglantine, des Sergent, des Panise, et en un mot les imprévus et les prévus comblent la mesure, toute la fleur de l'extra-patriotisme. N'avons-nous pas comme par magie créé une nouvelle municipalité, prête à agir d'une manière illimitée, et qui se déclare elle-même en pleine insurrection. Avant toute chose, on envoie chercher le commandant Mandat par l'ordre du maire de cette municipalité. Pour ces escadrons qui doivent charger, et font sonner plus violemment que jamais la cloche d'alarme, aussi pour vous, les hardis cent quarante-quatre, reculer est aujourd'hui impossible !

Lecteurs, n'allez pas vous imaginer que dans cette position languissante, cette insurrection est facile. L'insurrection est difficile, chaque individu doute même de son proche voisin et ne connaît nullement ceux qui sont éloignés ; il ignore sa force, et la force qu'il a contre lui. Seulement il est certain qu'en cas d'insuccès, son lot sera le gibet ! huit cent mille têtes et dans chacune une différence d'appréciation, des incertitudes, un théorème séparé d'action en rapport avec cela ; en dehors de tant d'incertitudes, il y a la certitude avec son résultat net, inévitable, qui ne peut être détruit, tendant, à tous moments, soit à la couronne civique ou à un coup ignominieux.

Si le lecteur peut prendre le vol d'Asmodée et planer tant sur les toits à l'extérieur, que pénétrer dans l'intérieur des maisons, qu'il regarde des tours de Notre-Dame ce qu'est Paris ! ce sont des voix hautes de plaintes, de véhémence ou des voix basses de grognements, d'hésitation ; le courage se livrant à une défiance désespérante ; la lâcheté tremblante, silencieuse derrière, la porte barrée, et partout la paresse ronflant paisiblement, car grand nombre de nonchalants, restent étendus sur leurs matelas, toujours endormis. Oh ! entre la fanfare de ces bruyants tocsins élevés, et ce ronflement de la nonchalance, quelle gamme de trépidation, d'excitation de désespoir, et pardessus tout d'incertitude, de périls ; Atropos et nox !

Les combattants de cette section firent une sortie, ce que l'autre section ne fait pas ; et par conséquent ils rentrèrent. Le faubourg Saint-Antoine de ce côté de la rivière doute si le faubourg Saint-Marceau y a pris part. Fermes dans l'assoupissement de l'inactivité sont les six cents Marseillais qui savent mourir. Mandat, deux fois sommé d'aller à l'Hôtel de Ville, ne s'est pas présenté. Les sentinelles avancées n'arrêtent pas, elles vont et viennent avec une folle précipitation ; beaucoup de rumeurs circulent. Théroigne et des patriotes non officiels se meuvent dans l'obscurité, observant de tous côtés, comme des oiseaux de nuit. Environ trois mille gardes nationaux ont suivi Mandat et sa générale ; le reste suit son théorème à lui sur les incertitudes, théorème qui est, qu'on marchera plutôt avec le faubourg Saint-Antoine ; innombrables théories, dont la meilleure en pareille circonstance est le sommeil. Alors les tambours frappent d'une manière effrayante, et les cloches d'alarme carillonnent. Le faubourg Saint-Antoine lui-même ne fait que des sorties et des retraites, le commandant Santerre ne peut croire que les Marseillais et Saint-Marceau marcheront. Toi, cuve à bière, sonore et commune, à voix forte et à tête de bois, est-ce le moment, maintenant de biaiser ? L'Alsacien Westermann l'empoigne à la gorge, le sabre nu ; ainsi l'imagine la tète de bois. De cette manière s'écoule lentement la nuit, au milieu d'agitation, d'incertitude et de tocsin ; les dispositions des hommes s'élevant jusqu'au paroxysme, et rien de fait.

Cependant Mandat, à la troisième sommation se pré- sente, il vient sans garde, il est étonné de voir une municipalité nouvelle. On le questionne fortement sur cet ordre du maire de repousser la force par la force ; sur ce plan stratégique de diviser le faubourg Saint-Antoine en deux parties, il répond ce qu'il peut ; on pense qu'il est juste d'envoyer ce commandant a la prison de l'Abbaye, et de laisser à un tribunal le soin de décider sur son compte. Hélas, en fait de lois, il n'y en a pas d'autres que le code de la loi primitive, c'est-à-dire les réunions tumultueuses, les coups de coude au dehors, tous les citoyens furieux jusqu'au paroxysme ; foule aussi cruelle que craintive, aussi aveugle que la nuit. Une telle cour de justice et non une autre peut seul arracher le pauvre Mandat de ses gardiens ; elle le terrasse, le massacre sur les marches de l'Hôtel de Ville. Regardez, vous, les nouveaux municipaux, et toi peuple en état d'insurrection ! Le sang est répandu, le sang doit attirer le sang ; hélas, dans un tel paroxysme de dispositions, il y aura encore plus de sang versé ; il en est ainsi du tigre ; cela ne fait que commencer.

Dix-sept individus ont été arrêtés dans les Champs-Elysées par des patriotes explorateurs, ils se glissent dans le clair obscur. Vous avez des pistolets, des rapières, vous les dix-sept ? L'un d'eux, maudit les fausses patrouilles qui font la maraude dans une intention antinationale, courant après ce qu'elles peuvent espionner, et ce qu'elles peuvent détruire ! Les dix-sept sont amenés au corps de garde le plus proche ; onze d'entre eux s'échappent par un des passages de derrière. Comment cela ? La demoiselle Théroigne se présente devant la porte d'entrée avec sabre, pistolets, et une suite ; dénonce une connivence de traîtres, demande, reprend les six restants, en disant que la justice du peuple ne doit pas être jouée. Des six deux s'échappèrent encore dans le tourbillon et grâce au désordre tumultueux. Les quatre autres infortunés sont massacrés, comme le fut Mandat., deux ex-soldats des gardes du corps, un abbé débauché et un pamphlétaire royaliste, Sulleau, que nous connaissons de nom, éditeur habile et auteur spirituel de toutes sortes d'ouvrages ; pauvre Sulleau, avec ses Actes des apôtres et ses étranges journaux-placards — car c'était un habile homme — arriva à sa fin de cette manière ! De tels faits eurent lieu le 10 août 1792.

Pensez, quelle nuit a dû passer cette pauvre Assemblée nationale, siégeant en très-petit nombre, essayant de discuter, frissonnante et tremblante, fixant ses regards sur les trente-deux azimuts à la fois de l'aiguille aimantée, quand l'orage est dans l'air ! Si l'insurrection arrive ? Si elle vient et si elle tombe ? Hélas, dans ce dernier cas, les courtisans avec leurs mousquetons, les Suisses avec leurs baïonnettes se précipitent animés par la victoire et nous demandent : Toi Législative indéfinissable submergée, frénétique et qui te divise toi-même, ne feras-tu pas ici naufrage ? Figurez-vous les pauvres gardes nationaux bivouaquant sous des tentes volantes, ou se tenant en rang, s'appuyant tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre, et cela toute une nuit de fatigue. Les nouveaux conseillers municipaux ordonnant une chose, les capitaines de défunt Mandat une autre. Le procureur Manuel a donné l'ordre que les canons fussent retirés du Pont-Neuf, nul ne s'est risqué de désobéir. Il paraît certain alors que le vieil état-major, condamné depuis si longtemps, a été enfin dissous ; Mandat n'est plus aujourd'hui notre chef, mais Santerre. Oui, amis, désormais Santerre, et bien certainement jamais Mandat ! Les escadrons qui doivent charger ne voient rien de positif, excepté qu'ils ont froid et faim, et qu'ils sont surchargés de surveillance. C'est pénible de massacrer des frères français, plus pénible encore d'être tué par eux. Au dehors et au dedans des Tuileries, de tristes et indécises dispositions d'esprit règnent parmi ces hommes ; les Suisses seuls tiennent fermes. Leurs officiers dans ce moment-ci se rafraîchissent avec quelques gouttes d'eau-de-vie, les gardes nationaux refusent d'en prendre leur part.

Le roi Louis pendant ce temps se couche pour goûter un instant de repos et sommeiller ; sa perruque, lorsqu'il reparut avait perdu sa poudre d'un côté. Le vieux maréchal de Maillé et les gentilshommes se montent l'esprit, puisque l'insurrection ne veut pas se montrer ; on se dit maintenant, avec ironie : Le tocsin ne rend pas, le tocsin, comme une vache sans lait, ne produit rien. Du reste, ne pourrait-on pas proclamer la loi martiale ? pas aisément ; le maire Pétion, à ce qu'il paraît, est parti. D'un autre côté, notre commandant par intérim, ce pauvre Mandat étant pour jamais à l'Hôtel-de-Ville, se plaint qu'il y a tant de courtisans qui encombrent le service que cela augmente la peine des nationaux ; à quoi, Sa Majesté réplique avec force : qu'ils obéiront à tout, qu'ils souffriront tout, qu'ils sont tous des hommes sûrs.

C'est ainsi et sur une pareille scène que disparaît avec la lueur grisâtre du matin la lumière jaunâtre des lampes dans le palais du roi, scènes de mouvements, de confusions, et vraiment de conclusions pour l'objet dont on veut la fin. Rœderer et les fantômes de ministres se remuent dans la presse, se consultent dans un cabinet d'à côté avec une ou les deux majestés. La sœur Élisabeth attire la reine à la fenêtre ; sœur, voyez quel beau lever de soleil, au-dessus de l'églises des Jacobins et de ce quartier ! qu'il est heureux que le tocsin ne se soit pas fait encore entendre ! Mais Mandat ne revient pas ; Pétion est parti ; beaucoup de choses s'agitent dans l'invisible horizon. Vers cinq heures environ, il s'élève du jardin une sorte de bruit, comme un cri de joie qui s'est changé en un hurlement, et au lieu de vive le roi ! c'est vive la nation ! Mon Dieu, s'écrient les fantômes de ministres, que se passe-t-il là-bas ? Sa Majesté descendit avec le vieux maréchal Maillé, pour passer en revue les troupes, et les compagnies les plus rapprochées répètent ces mêmes mots. Sa Majesté la reine fondit en larmes. Cependant en retournant à son cabinet, ses yeux étaient secs et son regard serein, son air même était gai. La lèvre autrichienne et le nez aquilin, plus gros que d'ordinaire, donnent à sa contenance, dit Peltier, quelque chose de si imposant, que ceux qui ne l'ont pas vue de leurs propres yeux ne peuvent s'en faire une idée. C'est bien toi, fille de Thérèse !

Le roi Louis rentre, pâle de fatigue, mais du reste, c toujours avec son air indifférent. De toutes les espérances, maintenant, la plus agréable est celle que le tocsin n'a pas sonné.

 

VII. — LES SUISSES.

 

Malheureux amis, le tocsin sonne, il a sonné ! Voyez, avec les premiers rayons du soleil, cette marée de l'Océan chargée de piques et de fusils ; brillante, elle vient de loin, dé l'Est ; elle est immense, enfantée par la nuit ! Ils marchent, ces hôtes à mine rébarbative. Le faubourg Saint-Antoine de ce côté-ci de la rivière, le faubourg Saint-Marceau de celui-là, les bronzés Marseillais en avant ; ils arrivent avec bourdonnements et murmures, entendus de loin, semblables à la marée de l'Océan, qui, ainsi que nous le disons, s'élève par l'influence de la lune du fond des ondes et roule étincelante. Nul roi ne peut la forcer de : se retirer. Sur les bords sont des spectateurs qui vont ça et là, sans armes, mais non sans voix, et les gens armés se glissent aux milieu d'eux. Le nouveau commandant Santerre a vraiment pris position à l'Hôtel-de-Ville ; il s'y est installé, c'est à peu près à moitié chemin de sa maison. — l'Alsacien Westermann, le sabre reluisant, ne s'arrête pas non plus, ni les sections, ni les Marseillais, ni la demoiselle Théroigne, tous, sans interruption, sont debout.

Et maintenant où sont les escadrons de Mandat qui devaient charger ? Pas un ne donne signe de vie, ou bien ils sont dans une mauvaise direction, en dehors du vrai chemin. Leurs officiers se réjouissent qu'ils aient fait cela. Dans ce moment il est incertain si l'escadron sur le Pont-Neuf a fait ou non quelque résistance ; c'est assez, les Marseillais et le faubourg Saint-Marceau, les suivant, traversent sans obstacle ; ils traversent dans la ferme espérance que le faubourg Saint-Antoine et le reste iront en masse vers les Tuileries, le but de leur message. Les Tuileries au tumulte qu'ils font, le répètent ; les Suisses ont l'œil fixé sur le bassinet de leurs fusils, les courtisans préparent leurs mousquetons, leurs rapières, leurs poignards, quelques-uns ont des pelles à feu, chacun a une arme de guerre.

Jugez si dans ces circonstances le syndic Rœderer se sent à l'aise ! le ciel dans sa bonté n'enverra-t-il pas un moyen terme au pauvre syndic qui se trouve entre deux feux. Si, par exemple, Sa Majesté consentait à aller à l'Assemblée. Le roi et surtout la reine ne peut pas y consentir, aussi Sa Majesté répond-elle à la proposition par un fi donc ! Elle dit même qu'on la clouerait plutôt aux murs ? Évidemment non. On a écrit aussi qu'on offrit au roi un pistolet, en ajoutant que c'était le moment de se montrer. Des témoins oculaires qui se trouvaient là tout près n'ont rien vu de cela, ni nous non plus. Ils ont vu seulement que la reine avait une contenance royale, calme ; qu'elle ne discuta pas, qu'elle ne fit aucun reproche au destin inexorable, et comme César au Capitole, elle se drapa de son manteau, ainsi qu'il convient à un noble fils d'Adam ; mais toi, ô Louis ! De quelle étoffe es-tu fait ? il n'y a pas d'énergie en toi, pour sauver ta couronne et ta vie. Le plus timide des daims qui est poursuivi ne meurt pas ainsi. Es-tu le plus faible des mortels ou le plus doux ? En tous cas, tu es le plus malheureux des prédestinés.

La marée approche, le syndic Rœderer et toute la foule se serre de plus en plus. Les fanfares des nationaux armés se font entendre dans la cour. De loin comme de près, un vacarme de langues. Quel coup d'œil ! voilà la marée haute ! les messagers, les avant-coureurs parlent chaleureusement en dehors des grilles, et à cheval sur les murs, on a des pourparlers. Le syndic Rœderer sort et rentre. Les canonniers lui demandent : Devons-nous tirer sur le peuple ? Les ministres du roi : Le palais du roi sera-t-il forcé ? Le syndic Rœderer a un rude jeu à jouer. Il adresse aux canonniers de belles et chaleureuses paroles, aussi chaleureuses que peut le faire un homme dont le sang est tout à la fois chaud et froid. Chaud et froid, ô Rœderer ? pour nous, nous ne pouvons pas en même temps vivre et mourir ! Les canonniers répliquent en jetant au loin leurs cartouches. Réfléchissez sur cette réponse, ô roi Louis et vous ministres du roi, et prenez le terme moyen de salut du pauvre syndic, allez à la salle de manège. Le roi Louis s'assied, les mains sur ses genoux, la contenance libre ; il fixe pendant quelque temps le syndic Rœderer, et reprend en fixant la reine par-dessus les épaules du syndic : Marchons ! Ils partent ; le roi Louis, la reine, la sœur Elisabeth, les deux enfants de Leur Majesté avec leur gouvernante, ils partent suivis de Rœderer et des principaux personnages de la cour, entre un double rang de gardes nationaux. Les hommes avec leurs mousquetons, les solides Suisses paraissent tristes et semblent faire des reproches, et n'entendent seulement que ces mots de Rœderer : le roi va à l'Assemblée, faites faire passage. Huit heures venaient de sonner à toutes les horloges, lorsque le roi quitta les Tuileries — pour toujours.

Quant à vous, bons Suisses, et vous braves gentilshommes, pour quelle cause vous sacrifiez-vous, et serez-vous sacrifiés ? Regardez des fenêtres de l'ouest, vous pouvez voir le roi Louis poursuivant tranquillement sa marche, le pauvre petit prince royal ramassant en folâtrant des feuilles tombées, sur la terrasse des Feuillants, et à ses côtés tourbillonne une foule agitée, au milieu est un homme très-bruyant, avec un long bâton, il est là pour qu'on n'obstrue pas le dehors, ni l'entrée de derrière de la salle, quand on y arrivera. La garde du roi ne peut pas aller plus loin qu'au pied de l'escalier. Voici la députation des législateurs qui paraît, l'homme au long bâton est requis de garder le silence ; les gardes de l'Assemblée se joignent à ceux du roi, et tous doivent monter en cas de nécessité ; l'escalier de l'extérieur est libre, ou du moins non encombré. Voyez, la royauté monte les marches, un grenadier bleu enlève le pauvre petit prince de la presse. La royauté est entrée, la royauté a disparu à jamais de nos regards. Et vous ? laissés là, ou milieu des abîmes entr'ouverts et des cratères de l'insurrection, sans but, sans ordre ; si vous périssez, ce sera plus que comme martyrs, vous serez des martyrs sans cause ! Les mauvais courtisans disparaissent promptement par toute voie praticable. Ces pauvres Suisses ne savent que faire ; un seul devoir est bien clair pour eux, c'est celui de se tenir fermes à leur poste : ce devoir, ils le rempliront.

Le plus fort de la marée est arrivé, elle frappe maintenant les grilles du château et les cours de l'est ; rien ne peut lui résister, elle fait entendre partout son bruit, pénètre, inonde la cour du Carrousel ; les bronzés Marseillais sont en avant. Le roi Louis est allé, dites vous, à l'Assemblée nationale ! A la bonne heure : mais si l'Assemblée prononce sa déchéance, à quoi cela servira-t-il ? Notre poste est dans ce château ou dans une de ses forteresses. Jusque-là, nous devons persister. Réfléchissez, fidèles Suisses, s'il est bien que l'assassinat horrible commence et que vos frères mis en pièces servent à construire l'édifice. Pauvres Suisses ! ils ne savent que faire ; des fenêtres du midi partent quelques cartouches en signe de fraternité ; à l'est du dehors et dans l'intérieur, tout le long des escaliers et des corridors, ils se tiennent en rang et fermes, tranquilles ; ils refusent de bouger maintenant. Westermann leur adresse la parole en allemand-alsacien ; les Marseillais parlent en chaleureux provençal, avec accompagnement de gestes expressifs ; il s'y fait un vacarme étourdissant de causeries, de menaces, et cela partout et sans fin. Les Suisses tiennent bon, calmes et toujours immobiles ; c'est un pilier de granit dans cette vaste et impétueuse mer d'acier.

Qui peut prévoir l'issue inévitable : les Marseillais et la France entière de ce côté-ci, les solides Suisses de ce côté-là. La pantomime devient de plus en plus animée ; les sabres marseillais brillent par le mouvement, le front du Suisse se rembrunit ; la main pose la poudre dans le bassinet. Et, écoutez ! un bruit foudroyant domine les autres et passe en sifflant au-dessus des toits, ce sont trois canons marseillais du Carrousel qu'un maladroit canonnier a pointés ; à vous, Suisses, par conséquent, à faire feu ! Les Suisses tirent par volées, par pelotons, en fusillades roulantes ; les Marseillais, en grand nombre, et un homme de haute taille qui était plus grand parleur qu'aucun, gisent silencieux et brisés sur le pavé. Beaucoup de Marseillais, après un long et pénible voyage, ont fait pour toujours une halte ici. Le Carrousel est désert, la marée repoussée ; les fuyards courent jusqu'au faubourg Saint-Antoine sans s'arrêter. Les canonniers, manquant de munitions, se sont éclipsés en laissant leurs pièces que les Suisses ont saisies.

Pensez quelle clameur résonne profondément dans les quatre coins de Paris et dans tous les cœurs, semblable au bruit que fait l'équipement de Bellone. Les bronzés Marseillais, se ralliant promptement, sont devenus de terribles démons qui savent mourir. Brest est dans une mauvaise passe, l'Alsacien Westermann, la demoiselle Théroigne, la sybille Théroigne : Vengeance ! la victoire ou la mort ! s'écrie en masse l'artillerie patriote, faible et forte. De tous les endroits ouverts propices à l'insurrection, des terrasses, des places, il part des rugissements semblables à celui d'un tourbillon de flammes. Les gardes nationaux bleus, en rang dans le jardin, ne peuvent faire autrement que leurs armes soient dirigées contre des assassins étrangers. Il y a sympathie entre mousquets dans les grandes masses d'individus ; l'espèce humaine n'est-elle pas, comme des cordes montées, d'une concordance et d'une unité infinie : vous en pincez une et toutes commencent à répondre sur le ton doux ou sur le ton furieux de la démence. La gendarmerie à cheval galope comme une folle, traverse à brides abattues sur le pont Royal, tirant et courant, nul ne sait où. Les cerveaux parisiens, cerveaux fiévreux, ont perdu la raison, ils ont, comme on dit, pris feu.

Écoutez, les fusillades ne se ralentissent pas ; celles des Suisses continuent toujours sans interruption à l'intérieur. Ils ont pris des canons, comme nous l'avons vu, et maintenant, d'un autre côté, ils en prennent trois de plus. Hélas ! des canons sans amorces, l'acier et la pierre à feu y suppléeront, ont-ils eu la chance de répondre ! Le patriote spectateur a ses pressentiments ; un patriote observateur, tout à fait étranger, pense que les Suisses avec un chef auraient triomphé. Ce n'est point un homme incapable d'en juger, son nom est Napoléon Buonaparte. Des spectateurs, hommes et femmes, parmi lesquels se trouve le spirituel docteur Moor (de Glasgow), sont de l'autre côté de la rivière ; les canons passent près d'eux avec un bruit sourd, s'arrêtent sur le pont Royal et lancent contre les Tuileries leurs entrailles de fer, et à chaque coup les spectateurs des deux sexes poussent des bravos et frappent des mains. Cité de tous les démons ! Dans les rues éloignées, les habitants prennent leur déjeuner au café, poursuivent leurs affaires, s'arrêtant de temps à autre lorsqu'un triste écho reproduit un son plus fort. Et ici ? les Marseillais tombent blessés, mais Barbaroux est leur docteur, Barbaroux est tout près, dirigeant quoique en sous-main et sous-couvert. Le Marseillais tombe frappé à mort, léguant à son camarade son fusil, et indiquant dans quelle poche sont les cartouches, et meurt, en murmurant : Venge-moi, venge ta patrie ! Les officiers fédérés de Brest, galopant en habits rouges, sont tués, pris pour des Suisses ! Tenez ! le Carrousel est la proie des flammes ! Paris pandemonium ! La malheureuse cité, nous l'avons déjà dit, est dans un accès de fièvre et de convulsion ; et de telles crises se sont présentées dans l'espace d'une demi-heure environ.

Mais qu'est-ce que cela, qui se risque sous le couvert des insignes de la législative, au milieu du vacarme et de la grêle mortelle, par la porte d'entrée de derrière de la salle de manège ? et se dirige vers les Tuileries et les Suisses ; c'est l'ordre, écrit de Sa Majesté, pour qu'on cesse le feu ! Ô infortunés Suisses, pourquoi n'y a-t-il pas eu d'ordre de ne pas commencer ? Les Suisses cesseront-ils avec plaisir ; que celui qui a suscité cette fâcheuse insurrection cesse de tirer ? Vous ne pouvez pas raisonner avec l'insurrection pas plus qu'avec une hydre. Les morts et les mourants par centaine, gisant de tous côtés, sont portés à travers les rues, tout sanglants et privés de secours ; leur aspect ressemble à une torche des furies éclairant la folie. Paris la ville patriote rugit comme l'ourse privée de ses petits. Sus, patriotes, vengeance ! la victoire ou la mort ! On a vu des hommes se précipiter dans la lutte, armés seulement d'une canne. La terreur et la démence règnent partout.

Les Suisses, pressés par le dehors et paralysés à l'intérieur, ont cessé de tirer, mais non d'être tués. Que feront-ils ? le moment est désespéré ; un abri ou une mort prompte ; voilà tout ce qu'ils peuvent espérer. Une partie s'enfuit par la rue de l'Échelle, elle est détruite en entier ; une seconde, d'un autre côté ; elle se jette dans le jardin à travers une dure fusillade, et se rue, suppliante, dans la salle de l'Assemblée nationale ; elle y trouve refuge et commisération derrière les banquettes. La troisième et la plus considérable, au nombre de trois cents, s'élance en colonne dans les Champs-Elysées. Ah ! qu'il leur soit au moins possible de gagner Courbevoie, où il y a d'autres Suisses ! Ô malheur ! voyez, au milieu même d'une telle fusillade, la colonne se sépara bientôt et follement, par diversité d'opinions, les uns d'un côté, les autres d'un autre ; ils se réfugient dans des maisons ou meurent en se battant de rue en rue. Le fer et le feu ne s'arrêteront pas, non, de longtemps encore. Les concierges des hôtels, porteurs de vêtements rouges sont massacrés, étant pris pour de véritables Suisses, ou Suisses de nom seulement. Les nombreux pompiers qui travaillent et font jouer la pompe sur cet enfumé Carrousel, sont également tués. Pourquoi le Carrousel ne brûlerait-il pas ? Quelques Suisses trouvent protection dans des maisons particulières ; ils ont la preuve que la pitié se voit encore dans le cœur de l'homme. Les braves Marseillais sont compatissants. Mais trop tard ; on fait ce qu'on peut pour en sauver. Le journaliste Gorsas discute fortement avec les groupes furieux, Clémence, un marchand de vin, se présente à la barre de l'Assemblée traînant un Suisse par la main : il expose avec chaleur comment il l'a sauvé, les périls qu'il a courus, et déclare que désormais il pourvoira à tous ses besoins, étant lui-même sans enfant, et s'évanouit au cou du pauvre Suisse, au milieu des applaudissements. Mais la majeure partie est massacrée, mise en pièces. Cinquante — quelques-uns disent quatre-vingts — furent conduits, comme prisonniers, par les gardes nationaux à l'Hôtel de Ville ; le peuple, furieux, les assaillit sur la place de Grève et les massacra jusqu'au dernier. Ô peuple, la jalousie de l'univers ! peuple en folle effervescence.

Certes, il y a peu, dans l'histoire des massacres, de faits plus douloureux, quelles traces ineffaçables de sang se gravent plus tristement dans la mémoire, que celles dé cette pauvre colonne suisse, partagée même d'opinions, et se dispersant dans l'obscurité et la mort. Honneur à vous, braves mortels, à vous pitié honorable pour de longues années ! vous fûtes plus que martyrs. Il n'était pas votre roi ce Louis, et il vous délaissa comme un misérable et un bélître. Vous n'étiez pour lui que des mercenaires, à raison de quelques pauvres deniers par jour. Il vous fallait travailler pour gagner vos gages et remplir votre engagement ; cet engagement était de mourir, et vous l'avez exécuté. Honneur à ces dignes hommes ! fussent-ils suisses ou danois, ils vivront éternellement. Ils n'étaient pas des bâtards, ces Suisses, mais bien des êtres légitimes, nés fils de citoyens de Sempach et de Murton, qui fléchirent le genou, mais non devant toi, ô Bourgogne ! Que le voyageur, lorsqu'il traverse Lucerne, se retourne pour regarder un instant leur lion monumental. ; il est tiré du roc, le sujet y tient, et les eaux du lac reproduisent langoureusement de loin et toujours le ranz des vaches que les montagnes de granit répètent sourdement aux alentours, et quoique inanimé, il parle à l'esprit.

 

VII. — LA CONSTITUTION MISE EN PIÈCES.

 

Tel fut le 10 août, avec ses profits et pertes. Le patriote compte ses morts par milliers, tant fut terrible, de ces fenêtres, le feu des Suisses, qui étaient à la fin cependant réduits à douze cents. Ce n'était pas un jeu d'enfants, — non, ce n en est pas un ! A deux heures de l'après-midi, le massacre, le pillage et l'incendie n'étaient point à leur fin.

Que de déluges de sans-culottisme frénétique rugissaient dans tous les passages vers les Tuileries ; impitoyables dans la vengeance ! que de serviteurs furent égorgés, foulés aux pieds ! la dame Campan vit le sabre des Marseillais planer sur sa tête ; mais le bronzé lui dit : Va- t-en ! — et la repoussa sans la frapper. Dans les caves, que de bouteilles pleines de vin furent brisées, de tonneaux défoncés et absorbés ? Et dans les appartements, même jusqu'aux greniers, toutes les fenêtres furent brisées, et leurs riches et royales garnitures jetées dehors, ainsi que les glaces dorées, les rideaux de soie, les lits de plumes, et les cadavres des hommes. Les Tuileries étaient comme n'est aucun jardin sur terre. Celui qui en a le désir, peut voir tout cela longuement détaillé dans Mercier, dans le mordant Montgaillard ou dans les Deux amis de Beaulieu. Cent quatre-vingts corps suisses y sont entassés les uns sur les autres, tout nus et enlevés seulement le lendemain. Les patriotes ont mis en pièces leurs uniformes rouges qu'ils promènent au bout des piques. Des cadavres horribles et à découvert sont étendus là, sous le soleil et les étoiles, attirant la curiosité d'une foule des deux sexes ; curiosité, puissions-nous en être dispensés. En outre, une centaine de voitures surchargées de morts se dirigent vers le cimetière de Sainte-Madeleine, accompagnées de pleurs et de regrets ; car chacun de ces cadavres avait des amis, une mère, sinon ici du moins là-bas. C'est un de ces champs de carnage dont on a lu la désignation sous le titre de Glorieuse victoire, que chacun répétait chez soi.

Mais les bronzés Marseillais ont chassé le tyran du château. Il est tombé si bas qu'il ne peut se relever qu'avec peine. Quel moment pour l'Assemblée législative que celui où le représentant de l'hérédité y entra, et surtout dans de semblables conditions. Le grenadier portant le petit prince royal pour lui éviter la presse, le déposa sur la table de l'Assemblée. Un des membres adoucit l'amertume de ce spectacle en prononçant un discours en attendant ce qu'un autre aurait à dire ! Louis lâcha quelques mots : Il était venu, dit-il, pour prévenir un grand crime, et se croyait maintenant plus en sûreté ici qu'aux Tuileries. Le président Vergniaud répondit brièvement en phrases vagues, avouons-le : il parla, prit la défense des autorités constituées, et déclara que leur devoir était de mourir à leur poste.

Alors le roi s'assit, d'abord ici, puis là : une difficulté surgit ; la constitution ne permet pas que le débat ait lieu en présence de Sa Majesté qui, à la fin, va avec sa famille dans la loge du sténographe, en face du circuit constitutionnel, dont elle est séparée par une balustrade. Cette loge de dix pieds carrés environ, avec un petit cabinet derrière, forme maintenant tous les appartements du roi de la grande France ; il y doit, lui et sa famille, rester captif, exposé aux regards de l'univers, ou se retirer de temps en temps dans le cabinet, et cela pendant l'espace de seize heures.

Bientôt on entend les trois canons marseillais, et le feu roulant des Suisses, sans interruption, semblable à celui du tonnerre, commence à se faire entendre ! Les honorables membres tressaillent ; les balles perdues semblent siffler une oraison funèbre tout en pénétrant dans la salle avec bruit et après avoir brisé les verres des fenêtres. C'est ici notre poste, mourons ici ! Conséquemment ils se posent sur leurs sièges comme des législateurs de pierre. Mais ne peut-on pas forcer l'entrée de derrière de la loge du sténographe ? On y voit des larmes au pied de la balustrade qui la sépare du centre de la salle enchantée constitutionnelle ! Voici les huissiers, précurseurs des pleurs et des tourments ! Sa Majesté s'arme de courage ; royauté et législative sont réunies dans la même salle, une destinée inconnue plane sur elles deux.

Sonnettes et encore sonnettes allant jusqu'au bruit du tonnerre, se font entendre ; des messagers hors d'haleine et l'œil égaré entrent précipitamment les uns après les autres ; l'ordre du roi pour les Suisses est parti. C'était un terrible tonnerre. Mais, ainsi que nous le savons, il eut son terme. Messagers essoufflés, Suisses fugitifs, patriotes dénonciateurs, trépidation, à la fin convulsion, voilà ce qui a occupé beaucoup jusqu'à quatre heures.

Les nouveaux conseillers municipaux allaient et venaient, ainsi que ces trois drapeaux : liberté, égalité, patrie ! et le vacarme du vivat. Vergniaud qui, comme président, parlait il y a quelques heures pour justifier les autorités constituées, a, en sa qualité de rapporteur du comité, proposé la suspension de la représentation héréditaire, et la constitution immédiate d'une convention nationale pour décider sur ce qu'il y aurait à faire ! Rapport remarquable que le président devait avoir tout prêt dans sa poche ? Un président, dans de semblables circonstances, doit avoir beaucoup de choses prêtes, voire même de non prêtes, et, comme Janus, voir par devant et par derrière.

Le roi Louis prête l'oreille à tout, se retire vers minuit dans les trois petites chambres aux étages supérieurs, jusqu'à ce que le Luxembourg soit préparé pour lui, la sauvegarde de la nation. Il serait plus en sûreté si Brunswick était ici, mais hélas ! Têtes infortunées, découronnées ! La foule vient le lendemain matin les voir dans leurs trois chambres élevées. Montgaillard prétend que les augustes captifs avaient l'air enjoué, même gai ; que la reine et la princesse de Lamballe qui l'avait rejointe le soir, regardaient à la fenêtre ouverte, secouant la poudre de leur coiffure sur les gens qui se trouvaient au bas, et riant. L'homme est vraiment un être piquant et étrange.

Du reste, on doit supposer que la Législative et que la nouvelle municipalité sont sans cesse occupées. Des conseillers municipaux ou des membres de l'Assemblée, des messagers et des dépêches se répandent dans tous les coins de la France, annonçant des triomphes, mêlés de larmes d'indignation, pour les douze cents qui ont péri. La France répond par des acclamations ; le 10 août sera comme le 14 juillet, seulement plus sanglant et plus remarquable. La cour a conspiré ? pauvre cour ! La cour a été vaincue, elle aura à supporter, tout à la fois, la peine et le mépris. Les statues des rois sont alors renversées ! Henri IV lui-même, bien qu'il porte la cocarde tricolore pour la première fois, disparaît du pont Neuf, où flotte la patrie en danger. Louis XIV tombe de plus haut sur la place Vendôme, et se brise dans sa chute. Le curieux peut remarquer écrit sur le fer du cheval : 12 août 1692, juste un siècle et un jour.

Le 10 août était un vendredi : la semaine n'est point finie, quand le ministère patriote est rappelé ; que peut-on en obtenir ? Le strict Roland, le Genevois Clavière, le lourd mathématicien Monge, autrefois simple ouvrier, et, pour ministre de la justice Danton, qui entre ici, comme il le dit lui-même, en employant une de ses expressions figuratives gigantesques, par la brèche du canon patriote. Ces personnages, sous les comités législatifs, doivent diriger le naufrage autant qu'ils le pourront : assez confusément, avec une vieille assemblée législative submergée, avec une nouvelle municipalité si vive. Mais la Convention nationale s'assemblera, et alors ! sans perdre de temps, une cour de justice avec un jury et une cour criminelle seront établies à Paris pour juger les crimes et les conspirations des Dix ; la haute cour d'Orléans est éloignée et lente : le sang des douze cents patriotes, quoi qu'il advienne des autres sangs versés, on s'en enquerra avant tout. Tremblez, criminels et conspirateurs, le ministre de la justice est Danton ! Robespierre, également après la victoire, prend place dans la nouvelle municipalité, municipalité improvisée insurrectionnaire, qui s'intitule le conseil général des communes.

Pendant trois jours, Louis et sa famille ont assisté aux débats de l'Assemblée législative, dans la loge du sténographe, et se sont retirés la nuit dans leurs chambres. Le Luxembourg, la sauvegarde de la nation, ne peut pas encore être prêt. Du reste, il parait que le Luxembourg a tant d'issues et de souterrains, qu'aucune municipalité ne pourrait y exercer une surveillance nécessaire. La solide prison du Temple, pas aussi élégante bien certainement, est beaucoup plus sûre. Ce temple par conséquent ! Le lundi 13 août 1792, Louis et les malheureuses personnes attachées à sa maison y sont conduits dans la voiture du maire Pétion. Tout Paris est dehors pour les apercevoir. En traversant la place Vendôme, ils voient la statue de Louis XIV brisée sur le pavé. Pétion craint que le dédain peint fortement sur les traits de la reine ne produise une provocation ; elle tient les yeux baissés et ne regarde pas du tout. La foule est considérable, mais calme ; çà et là, on entend le cri de Vive la nation ! Mais, pour la plupart, c'est le silence. La royauté de la France disparaît derrière les grilles du Temple. Ces vieilles tours élevées et pointues en forme d'éteignoirs, où Bonsoir domine le bâtiment. Sans sortir de ces mêmes tours, Jacques Molay et ses Templiers périrent sur un bûcher par ordre de la royauté française, il y a cinq siècles. Telles sont les inconstances du destin ici-bas. Les ambassadeurs étrangers, y compris lord Gower, Anglais, demandèrent tous des passeports, et se dirigèrent immédiatement vers leurs demeures respectives.

Ainsi la Constitution est passée ? pour jamais et dans un jour. Elle est passée cette merveille de l'univers ; le premier parlement biennal sous l'eau reste jusqu'à ce que la Convention arrive, et puis s'enfoncera dans des profondeurs infinies. On ne peut s'imaginer la rage intérieure des anciens constituants, constructeurs de constitution, des feuillants éclipsés, ces hommes qui croyaient. que la Constitution marcherait. Lafayette s'élève à la hauteur de sa position à la tête de son corps d'armée. Les commissaires législatifs vont en poste pour se joindre à lui et à ses actes, sur les frontières du nord, pour féliciter et pérorer. Lafayette ordonne à la municipalité de Sedan d'arrêter ces commissaires et de les tenir étroitement en prison, comme rebelles, jusqu'à nouvel ordre de sa part. La municipalité de Sedan obéit.

Les conseillers municipaux de Sedan acquiescent ; mais les soldats de l'armée de Lafayette ? les soldats de Lafayette ont, comme tous les soldats, une sorte de sentiment profond qu'ils sont, eux aussi, des sans-culottes en uniforme avec des ceinturons de buffle ; que la victoire du 10 août est également un triomphe pour eux. Ils ne bougeront pas, ils ne suivront pas Lafayette à Paris ; ils se soulèveront et l'y enverront ! Le samedi suivant, 18, Lafayette, avec deux ou trois officiers indignés de son état-major, dont l'un est l'ancien constituant Alexandre de Lameth, après avoir d'abord mis son armée en ordre autant que possible, traverse rapidement à cheval la frontière et passe en Hollande. Il court, hélas ! se jeter dans les griffes des Autrichiens ! Longtemps ballotté par les flots, il s'arrêta dans les donjons d'Olmutz. Cette histoire n'en saura pas davantage de lui. Adieu, toi le héros des deux mondes ; le plus mince, le plus digne, le plus sociable, le plus honorable des hommes ! Dans une longue, dure et triste captivité, au milieu des révolutions, des triomphes et des changements, tu peux toujours et avec raison te flatter d'avoir été fidèle aux doctrines de Washington, et d'être un héros de noble caractère n'ayant qu'une seule idée. Les conseillers municipaux de Sedan se repentent et protestent, les soldats crient : Vive la nation ! Dumouriez Polymète, de son camp de Maulde, se voit fait commandant en chef.

Ô Brunswick ! quelle sorte d'exécution militaire Paris mérite-t-il aujourd'hui ? En avant ! vous, hommes bien exercés et destructeurs, avec votre artillerie et vos ustensiles de campement. En avant, haut et chevaleresque roi de Prusse, vous, fanfarons d'émigrés, et dieu de la guerre, Broglie, pour apporter quelque consolation à l'humanité, qui, vraiment, n'est pas sans en avoir besoin.

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME