HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LA BASTILLE

 

LIVRE VI. — CONSOLIDATION.

 

 

I. — FAITES LA CONSTITUTION.

 

C'est peut-être ici le moment de déterminer, d'une manière un peu plus précise, ce que doivent signifier ces deux mots Révolution française ; car, à bien considérer, ils peuvent avoir autant de significations qu'il y a de gens qui en parlent. Toutes choses sont en révolution, en changement, d'heure en heure, ce qui devient plus sensible d'époque en époque : dans ce monde qui appartient au temps, il n'y a, à proprement dire, rien que révolution et mutation, et même rien autre chose n'est concevable. Révolution, répondez-vous, signifie changement plus rapide. Sur quoi on peut demander encore : A quel degré de rapidité ? A quels points spéciaux de cette marche variable qui varie en vitesse, mais ne s'arrêtera jamais jusqu'à ce que le temps lui-même s'arrête ; à quels points reconnaît-on le commencement ou la fin d'une révolution ? Quand cesse-t-elle d'être une mutation ordinaire ? quand recommence-t-elle à l'être ? C'est une chose qui dépendra d'une définition plus ou moins arbitraire.

Pour nous, nous répondrons que la révolution française signifie ici la rébellion ouverte et violente, la victoire de l'anarchie désemprisonnée sur l'autorité corrompue et usée. La révolution nous montre comment l'anarchie brise sa prison, s'élance des profondeurs infinies et déploie ses tempêtes, incontrôlable, incommensurable, enveloppant le monde, passant d'accès en accès de la fièvre à la frénésie, jusqu'à ce que la frénésie se dévorant elle-même et que les éléments d'un ordre nouveau se développant — car toute force en contient en elle —, l'incontrôlable se trouve non pas réemprisonné, mais enharnaché, et ses forces déréglées sont dirigées vers l'accomplissement de leur objet comme des forces saines et réglées. En effet, de même que les hiérarchies et les dynasties de toutes sortes, théocraties, aristocraties, autocraties, pornocraties, ont toutes dominé le monde, de même il a été décidé dans les décrets de la Providence que cette même victorieuse anarchie, jacobinisme, sans-culottisme, révolution française, ou tout autre nom que l'on voudra, doivent avoir leur tour. La destructive colère du sans-culottisme, voilà ce que nous allons raconter, n'ayant malheureusement pas de voix pour chanter.

Grand phénomène assurément ! transcendantal, dépassant toutes règles, toute expérience, le phénomène couronnement de nos temps modernes. Car ici encore, d'une manière bien inattendue, se présente l'antique fanatisme dans de très-nouveaux accoutrements, miraculeux comme tout fanatisme. Appelez-le fanatisme d'en finir avec les formules. Le monde des formules, le monde formé et réglé comme l'est tout le monde habitable, doit nécessairement détester le fanatisme comme la mort, et se mettre avec lui en mortelle hostilité. Le monde des formules doit vaincre le fanatisme, ou sinon doit mourir en l'exécrant et l'anathématisant, mais ne peut néanmoins l'empêcher d'être et d'avoir été. Les anathèmes sont là, et la chose miraculeuse est aussi là.

D'où vient-elle ? Où va-t-elle ? Voilà les questions ! Quand l'âge des miracles s'est évanoui dans l'éloignement comme une tradition incroyable ; quand l'âge des conventions a vieilli ; quand l'existence même de l'homme, a, pendant de longues générations, reposé sur de vaines formules devenues creuses par l'action du temps ; quand il semblait qu'il n'existait plus aucune réalité, mais seulement des fantômes de réalité ; quand enfin l'univers de Dieu n'était plus que l'œuvre des tailleurs et des tapissiers, et les hommes que des masques de carton minaudant et grimaçant, voici que tout à coup la terre s'entr'ouvre et qu'au milieu des fumées tartaréennes et des éblouissements d'une menaçante lumière, se lève le SANS-CULOTTISME avec ses têtes multiples et son haleine de feu, s'écriant : Comment me trouvez-vous ? A bon droit les masques de carton peuvent tressaillir, frappés de terreur, et se serrer l'un contre l'autre en groupes expressifs et bien condensés ! C'est qu'il est, en effet, mes amis, quelque chose d'étrange, quelque chose de fatal. Quiconque n'est que carton et fantôme, n'a qu'à y prendre garde, mal peut lui arriver ; et maintenant, ce me semble, il ne peut pas être longtemps ici. Malheur aussi à beaucoup qui ne sont pas entièrement cartons, mais seulement en partie réels et humains ! l'âge des miracles est revenu. Voici venir le phénix du monde, consumé dans le feu et renaissant dans le feu ; ses grandes ailes éventent l'espace ; sa mélodie de mort retentit au loin dans le tonnerre des batailles et la chute des villes ; la flamme funéraire lèche le ciel et enveloppe toutes choses : c'est la mort et la naissance d'un monde.

Il en résultera cependant, ainsi que nous l'avons répété, une bénédiction inexprimable : à savoir, que l'homme et sa vie ne reposeront plus sur le vague et le mensonge, mais sur le réel et quelque genre de vérité. Salut à la vérité la plus vulgaire, pourvu que c'en soit une, en échange du mensonge le plus royal. La vérité, quelle qu'elle soit, engendre toujours une vérité nouvelle et meilleure : ainsi le roc de granit réduit en poussière sous les influences bénies du ciel se convertira en sol cultivable, et se couvrira de verdure, de fruits et d'ombrage. Quant au faux, qui, par la même logique, devient toujours plus faux, que pourrait-il faire étant mûr, que de tomber, de se décomposer lentement ou violemment, et de rentrer dans le sein de son Père pour s'y consumer probablement dans les flammes ?

Le sans-culottisme brûlera beaucoup de choses, mais il ne brûlera pas ce qui est incombustible. Ne redoutez pas le sans-culottisme, reconnaissez-le pour ce qu'il est, l'inévitable et terrible fin de beaucoup de choses, le miraculeux commencement de beaucoup. Une autre chose que tu peux y voir aussi, c'est qu'il vient de Dieu ; car, n'a-t-il pas été ? C'est de loin en effet, comme il a été écrit, que se préparent les accomplissements de Dieu dans la grande profondeur des choses terribles et merveilleuses, aujourd'hui comme dans les commencements : Dieu parle aussi dans l'ouragan, et la colère des hommes sert à le glorifier. Mais quant à juger et à mesurer cette chose incommensurable, le sans-culottisme, à l'expliquer, à en rendre compte, à le réduire à une vaine formule logique, ne l'essaye pas. Bien moins encore faut-il vociférer jusqu'à l'enrouement, pour le maudire ; car déjà cela a été fait sur tous les tons et sur une grande échelle. Mais comme fils vivant du temps, contemple avec un profond et immuable intérêt, souvent dans un respectueux silence, ce que le temps a apporté ; édifie-toi, instruis-toi, nourris-toi de cette contemplation, ou contente-toi même d'y chercher des distractions et des passe-temps.

Une autre question qui à chaque nouvel incident se représente et demande toujours une nouvelle réplique, est celle-ci : Où la révolution française se rencontre-t-elle spécialement ? Dans le palais du roi, dans les discours, les fautes, les cabales, les imbécillités et les malheurs de Sa Majesté ou de Leurs Majestés, répondent quelques-uns ; lesquels ne méritent pas qu'on leur réponde. Dans l'Assemblée nationale, répondent de larges multitudes mêlées ; lesquelles, en conséquence, se placent dans le siège du rapporteur, et de là prenant note des proclamations, actes, rapports, joutes de logique, éclats d'éloquence parlementaire qui semblent agiter l'intérieur, et des tumultes et rumeurs perceptibles au dehors, produisent volume sur volume, et appelant le tout Histoire de la révolution française, en font avec orgueil une publication. Faire de même dans les plus grands développements, avec les extraits des journaux, choix des rapports, histoires parlementaires, qui existent par charretées, serait chose facile pour nous. Facile, mais peu profitable. L'Assemblée nationale qui s'appelle maintenant Assemblée constituante, poursuit son cours, faisant la constitution, mais la révolution française aussi poursuit son cours.

En général, ne pouvons-nous pas dire que la révolution française se trouve dans le cœur et la tête de tout Français qui a des emportements de parole ou des emportements de pensée. Mais dire comment vingt-cinq millions de ces Français agissent et réagissent dans leurs mouvements compliqués, peuvent donner naissance aux événements, savoir quel événement devient successivement le principal, et de quel point de vue il doit être le mieux apprécié, voilà le problème. Et pour résoudre ce problème, il faut la plus saine intelligence, puisant la lumière à toutes les sources, dirigeant son point visuel partout où un rayon ou une lueur de rayon peut se montrer, et encore devrait-on se trouver content d'une solution admissible même d'une manière approximative.

Quant à l'Assemblée nationale, en tant qu'elle domine encore de haut sur la France, à la façon d'un carroccio hautement suspendu, quoique n'étant plus à l'avant-garde, sonnant encore les signaux pour la marche et la retraite, elle est et continue d'être une réalité parmi les réalités. Mais en tant qu'elle s'occupe de faire une constitution, elle n'est qu'une impuissance et une chimère. Hélas ! dans ces édifices héroïques, ces châteaux de cartes, Montesquieu-Mably, quoique salués par les acclamations de tout un monde, quel intérêt y a-t-il ? Lancée dans cette voie, une auguste assemblée nationale ne devient autre chose qu'un sanhédrin de pédants, sinon une fabrique de gérondifs, au moins rien de plus utile ; et les bruyants débats, les interminables récriminations sur les droits de l'homme, le droit de paix et de guerre, le veto suspensif, le veto absolu, ne semblent-ils pas reproduire cette fameuse malédiction de pédants : Que Dieu vous confonde pour votre théorie des verbes irréguliers.

On peut édifier une constitution, plusieurs constitutions même à la Sieyès, mais l'effrayante difficulté est de trouver des hommes pour s'en accommoder et y vivre. Si, pour sanctionner la constitution, Sieyès eût pu emprunter au ciel le tonnerre et les éclairs, c'eût été bien : mais sans aucun tonnerre ? Et encore, à bien considérer, n'est-il pas toujours vrai que sans quelque sanction céleste, donnée visiblement en tonnerre, ou invisiblement d'autre manière, aucune constitution ne peut à la longue valoir mieux que le papier sur lequel elle est écrite ? La constitution, c'est-à-dire la collection de lois ou d'habitudes d'action prescrites, que les hommes acceptent pour règle, est celle qui réfléchit leurs convictions, leur foi en ce qui concerne ce merveilleux univers ; et leurs droits et leurs devoirs et leurs capacités ; laquelle, par conséquent, est sanctionnée par la nécessité elle-même, et sinon par une divinité visible, au moins par une divinité invisible. Les autres lois, dont il y a toujours une assez bonne provision toute faite, ne sont que des usurpations, auxquelles les hommes n'obéissent pas, contre lesquelles ils se révoltent et qu'ils abolissent à la première occasion.

La question des questions surtout pour des révoltés et des abolisseurs, serait donc celle-ci : A qui appartient-il de faire une constitution ? A celui-là seulement qui peut réfléchir la croyance générale quand il y en a une, et en inculquer une quand il n'y en a pas, comme c'est le cas pour la France. Homme rare, assurément toujours comme autrefois, homme envoyé de Dieu ! Ici cependant, à défaut d'un tel homme suprême et transcendantal, le temps, avec ses successions infinies d'hommes simplement supérieurs, chacun apportant sa petite contribution, le temps fait beaucoup. La force aussi — car, ainsi que l'enseignent d'antiques philosophes, le sceptre royal fut dans le commencement quelque chose comme un marteau pour casser les têtes qui se refusaient à la conviction —, la force trouvera en tout temps quelque chose à faire. Et c'est ainsi que dans une suite perpétuelle d'abolitions et de restaurations, de déchirements et de réparations, d'efforts et de luttes, avec les maux du présent, avec les espérances qui tendent vers les biens de l'avenir, la constitution, comme toute chose humaine, doit se faire progressivement ou se défaire et succomber selon qu'elle le peut ou l'entend. Ô Sieyès ! et vous autres hommes de comités, et les douze cents individus mélangés de toutes les parties de la France ! Quelle est la croyance de la France et la vôtre, si vous la connaissez ? N'est-elle pas qu'il ne doit y avoir aucune croyance, que toutes formules disparaissent. Quelle est la constitution qui peut aller avec cela ? Hélas ! trop évidemment, une non-constitution, une anarchie ; laquelle aussi, en saison voulue, vous sera accordée.

Mais, après tout, que peut faire une infortunée Assemblée nationale. Considérez seulement qu'ils sont là douze cents individus mélangés : pas une unité d'entre eux qui n'ait son propre appareil de pensée, son propre appareil de parole. Dans chaque unité il y a quelque croyance, quelque espérance, différentes chez tous, sur la régénération nécessaire de la France, sur la mission qu'il lui appartient individuellement d'accomplir. Douze cents forces séparées, attachées pêle-mêle à tout objet, et pêle-mêle sur tous les côtés de l'objet, avec injonction de tirer sous peine de mort ! Ou bien est-ce généralement dans la nature des assemblées nationales d'aboutir après un bruit et un travail sans fin, à ne faire rien ? Les gouvernements représentatifs sont-ils au fond, la plupart, également des tyrannies ? Dirons-nous que ces tyrans, ces ambitieux disputeurs, venus de tous les coins du pays, se réunissent dé cette manière dans un seul local, et là, avec des motions et des contre-motions, avec du jargon et du vacarme, se paralysent l'un l'autre, et produisent, pour résultat net, zéro ; le pays, pendant ce temps-là, se gouvernant ou se guidant lui-même avec ce qui peut exister de sagesse reconnue ou non reconnue dans des têtes individuelles figurant çà et là. Et cependant, cela même était un grand progrès : car dans les vieux temps', avec leurs factions guelfes et gibelines, avec leurs roses rouges et leurs roses blanches, les partis arrivaient à paralyser aussi bien le pays tout entier. En outre, ceux-ci font l'affaire sur un champ de bataille bien plus étroit, entre les quatre murs de l'Assemblée, avec çà et là quelques postes avancés de hustings ou de tonneaux ; ils la font d'ailleurs avec la langue, non avec le sabre, ce qui, dans l'art de produire zéro, peut encore compter pour un 'grand progrès. Mieux que tout cela, quelques heureux continents — comme celui de l'ouest lointain, avec ses savanes, où quiconque a quatre membres de bonne volonté peut trouver du pain sous ses pieds et un ciel sur sa tête — peuvent se passer de gouverner et d'être gouvernés. — Questions de sphinx, auxquels le monde ahuri de la génération actuelle elle-même est tenu de répondre sous peine de mort.

 

II. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.

 

Il y a une chose à laquelle est propre une assemblée de douze cents élus : détruire. Ce qui en vérité n'est qu'un emploi plus décidé de son talent naturel à ne rien faire. Ne faites rien, ou ne faites qu'agiter et débattre ; les choses se détruisent d'elles-mêmes.

Ainsi et non autrement procéda l'auguste Assemblée nationale. Elle prit le nom de Constituante, comme si sa Mission n'avait été que de construire ou édifier ; ce qu'aussi, de toute son âme, elle essaya de faire. Cependant, dans la destinée, dans la nature des choses, il lui était réservé précisément de toutes les fonctions la plus opposée à celle-là. Il est étrange de voir à quels Évangiles les hommes peuvent croire, même à des Évangiles selon Jean-Jacques ! Ce fut une foi opiniâtre chez ces députés nationaux comme chez tout Français pensant que la constitution pourrait être faite, que eux, là et alors, étaient appelés à la faire. Comment, avec l'inflexibilité des vieux Hébreux ou des Ismaélites musulmans, un peuple en toute autre chose si incrédule, si changeant, a-t-il persisté dans son Credo quia impossibile, et braver pour lui le monde en armes et devenir fanatique, héroïque même, et lui devoir ses exploits ? La constitution de l'Assemblée constituante, avec plusieurs autres, étant imprimée et non manuscrite, pourra survivre jusqu'aux générations futures comme un instructif et presque incroyable document de l'époque, comme la peinture la plus significative de la France d'alors, ou au moins comme la reproduction de la peinture que ces hommes en ont faite.

Mais en vérité et en toute franchise, que pouvait faire l'Assemblée nationale ? La chose à faire était, comme on le disait alors, de régénérer la France, d'effacer la vieille France, et d'en faire une neuve, paisiblement ou violemment, par concession ou par contrainte : c'est ce qui, en vertu de la loi de nature, était devenu inévitable. Quant au degré de violence, cela dépend de la sagesse de ceux qui la dirigent. Il aurait pu en être autrement, sans doute, avec une parfaite sagesse dans l'Assemblée nationale ; mais que la régénération pût être, en aucune façon, pacifique, autre chose même que sanglante et convulsive, il est permis encore de le mettre en question.

Accordez, toutefois, que cette Assemblée constituante puisse jusqu'à la fin continuer à être quelque chose. En soupirant, elle se voit incessamment détournée de sa tâche divine et infinie de perfectionnement de la théorie des verbes irréguliers pour des tâches terrestres et finies, lesquelles encore pour nous ont une certaine signification. C'est la cynosure de là France révolutionnaire que cette Assemblée nationale. Tout le travail du gouvernement est tombé dans ses mains ou sous son contrôle ; tous les hommes tournent les yeux vers elle pour une direction. Au sein de cette formidable révolte de vingt-cinq millions d'âmes, elle plane d'en haut comme un carroccio ou un étendard de bataille, donnant et recevant l'impulsion de la manière la plus confuse : si elle ne peut pas beaucoup diriger, elle semblera au moins le faire. Elle émet des proclamations d'apaisement, non en petit nombre, avec plus ou moins de résultat. Elle autorise l'enrôlement des gardes nationales, de peur que les brigands ne viennent nous dévorer et couper les blés avant la maturité. Elle envoie des missions pour calmer les effervescences, pour sauver les hommes de la lanterne. Elle peut prêter l'oreille aux adresses de congratulation qui arrivent journellement par centaines, la plupart en style du roi Cambyse, et aussi aux pétitions et aux plaintes de tout mortel ; de sorte que la plainte de tout mortel, si elle n'obtient pas redressement, peut au moins s'entendre plaindre. Pour le reste, une auguste Assemblée nationale peut produire l'éloquence parlementaire, et nommer des comités : comité de la constitution, des rapports, des recherches et de bien d'autres ; ce qui ensuite entasse des montagnes de papier imprimé ; thème d'une nouvelle éloquence parlementaire, en éclats bruyants ou en sources abondantes coulant avec calme. Et ainsi de ce vaste groupe sur lequel toutes choses vont tourbillonnant et s'émondant, émergent doucement les lois organiques, ou ce qui en est la similitude.

Avec des débats sans fin, nous obtenons les Droits de l'homme écrits et promulgués : vraie base de papier pour toute constitution de papier. Oubliant, crient les opposants, de déclarer les devoirs de l'homme, oubliant, ajouterons-nous, de reconnaître les forces de l'homme ; une des plus complètes omissions ! Bien mieux, quelquefois comme au 4 août, notre Assemblée nationale, enflammée soudainement d'un enthousiasme presque surnaturel, accomplira en une seule nuit des masses de besogne. Nuit mémorable que celle du à août : dignitaires temporels et spirituels, pairs, archevêques, présidents au parlement, se dépassant l'un l'autre en dévouement patriotique, viennent successivement déposer leurs possessions maintenant intenables sur l'autel de la patrie. Avec des acclamations de plus en plus bruyantes, car, en vérité, c'est aussi après dîner, ils abolissent les dîmes, les redevances seigneuriales, la gabelle, l'excessive protection du gibier ; bien plus, les privilèges, les immunités, la féodalité, branches et racines, puis décrètent un Te Deum, et, finalement, se séparent vers trois heures du matin, portant jusqu'aux étoiles leurs têtes sublimes. Cette nuit imprévue, mais à jamais mémorable, fut celle du 4 août 1789. Quelques-uns la trouvent miraculeuse ou demi-miraculeuse. Une nouvelle nuit de Pentecôte, dirons-nous, façonnée selon les temps nouveaux, et selon la nouvelle Église de Jean-Jacques Rousseau. Elle eut ses causes, elle aura aussi ses effets.

Ainsi travaillent les députés nationaux, perfectionnant leur théorie des verbes irréguliers, gouvernant la France et gouvernés par elle, avec peine et bruit, brisant d'anciens et intolérables liens, et pour en faire de nouveaux, filant assidûment des cordes de sable. Cependant, que leurs travaux soient rien ou quelque chose, les yeux de toute la France sont respectueusement fixés sur eux, et l'histoire ne peut jamais longtemps les laisser hors de vue.

Pour le moment, si nous plongeons nos regards dans leur salle d'assemblée, nous la trouverons naturellement très-déréglée. Pas moins de cent membres sont debout en un instant ; aucune règle pour faire les motions, ou seulement des commencements de règle ; la tribune des spectateurs ayant droit d'applaudir et même de siffler[1]. La nomination du président tous les quinze jours, élève bien des fois des têtes peu sérieuses au-dessus des flots. Néanmoins, comme dans toutes réunions humaines, les semblables se rapprochent selon la vieille règle Ubi homines sunt, modi sunt. Des rudiments de méthodes se produisent, rudiments de partis. Il y a un côté droit, un côté gauche, suivant la droite ou la gauche du président. Comme intermédiaire, le constitutionnalisme anglomaniaque ou royalisme à deux chambres, avec ses Mounier, ses Lally, marchant rapidement vers une non-entité. Proéminent au côté droit, plaide et pérore Cazalès, le capitaine de dragons, éloquent, modérément ardent, qui lutte pour gagner l'ombre d'un nom. Là aussi fait son tapage Mirabeau-Tonneau, non sans esprit ; le sombre d'Esprémesnil, qui ne sait que renifler et éjaculer ; il pourrait, se plaît-on à penser, terrasser Mirabeau l'aîné lui-même, si seulement il voulait essayer[2], mais il n'essaye pas. Le dernier et le plus grand, contemplez un moment l'abbé Maury, avec ses yeux jésuitiques, son impassible figure de bronze, image de tous les péchés cardinaux. Indomptable, intarissable, il combat avec une rhétorique de jésuite, avec des poumons et un cœur de fer, pour le trône, surtout pour l'autel et les dîmes. De sorte qu'une voix aiguë s'écria un jour de la galerie : Messieurs du clergé, il faut que l'on vous rase ; si vous remuez trop, vous vous ferez couper[3].

Le côté gauche est aussi appelé le côté d'Orléans, et quelquefois, en dérision, le Palais-Royal. Et cependant les choses sont si confuses, le réel si imaginaire, qu'il était douteux, comme disait Mirabeau, que d'Orléans lui-même appartînt au parti d'Orléans. Ce que l'on peut savoir et voir, c'est que sa face de lune rayonne dans ce point de l'espace. Là aussi s'assoit le verdâtre Robespierre, étalant son léger bagage, mais encore sans effet. Mince puritain, maigre homme de précision, il veut aussi en finir avec les formules, et cependant vit, agit, plonge tout son être dans des formules d'une autre sorte. Peuple, telle devrait être, suivant Robespierre, la méthode royale pour promulguer les lois, peuple, voici la loi que j'ai rédigée pour toi ; l'acceptes-tu ? A quoi, côté droit, centre et gauche répondent par un rire inextinguible[4]. Mais les hommes à longues vues, prévoient que le verdâtre pourrait aller loin. Cet homme, dit Mirabeau, fera quelque chose, il croit à tout ce qu'il dit.

L'abbé Sieyès n'est occupé qu'au travail constitutionnel ; malheureusement, ses confrères dans l'œuvre s'y montrent moins dociles qu'ils ne devraient l'être avec un homme qui a achevé la science de la politique. Courage, néanmoins, Sieyès ! Encore quelque vingt mois de travail héroïque, de contradictions de la part des stupides, et la constitution sera édifiée. La pierre fondamentale en a été posée au milieu des acclamations ; dis plutôt le papier fondamental, car tout cela est du papier ; et toi, tu y as fait de ton mieux, c'est tout ce que la terre et le ciel pouvaient exiger de toi.

Notez maintenant ce trio, mémorable en beaucoup de choses, mémorable surtout en ce que son histoire est écrite dans une épigramme. Pour tout ce que ces trois ont en tête, il est dit : Duport le pense, Barnave le dit, Lameth le fait[5].

Mais le royal Mirabeau ? Éminent entre tous les partis, placé au-dessus et au delà de tous, cet homme grandit de plus en plus. Ainsi que nous l'avons dit, il a un œil, il est une réalité, quand les autres ne sont que des formules, des lunettes. Dans le transitoire il découvrira le perpétuel, et trouvera pour son pied quelque solide appui, même dans les gouffres de papier. Sa renommée s'est répandue sur toutes les terres : elle a même réjoui le cœur du vieux bourru, ami des hommes avant sa mort ; même les postillons des tavernes ont entendu parler de Mirabeau. Quand un voyageur impatient se plaint que l'attelage est insuffisant, le postillon répond : Oui, monsieur, mes deux chevaux de trait sont mauvais, mais mon Mirabeau est excellent[6] — le cheval de charge.

Et maintenant, lecteur, tu peux quitter ce bruyant désaccord d'une assemblée nationale, et, si tu as un cœur humain, non sans pitié. Douze cents hommes, douze cents frères, sont là dans le centre de vingt-cinq millions, combattant si fièrement contre la destinée et contre l'un l'autre, usant et consommant leur vie comme la plupart des fils d'Adam pour ce qui ne profite pas. Bien mieux, il est admis, au total, que c'est très-ennuyeux. Ennuyeux comme l'assemblée de ce jour, dit l'un d'entre eux. Pourquoi dater ? répondit Mirabeau.

Considérez qu'ils sont douze cents ; que non-seulement ils discourent, mais encore lisent leurs discours, et même empruntent et volent des discours pour les lire. Avec douze cents parleurs faciles et leur déluge de lieux communs, le silence, qu'on ne peut obtenir, pourrait sembler le premier bonheur de la vie. Mais figurez-vous douze cents pamphlétaires débitant lentement de perpétuels pamphlets : et personne pour les bâillonner ! En outre, les arrangements sont loin d'être parfaits, comme dans le congrès américain. Ici un sénateur n'a pas son propre pupitre ni son journal ; il n'y a pas la moindre provision de tabac, encore moins de pipes. La conversation elle-même ne peut avoir lieu qu'à voix basse, avec de continuelles interruptions : seulement des notes au crayon circulent librement en nombre incroyable, jusqu'au pied même de la tribune[7]. Tant il y a de travail pour régénérer une nation, ou pour perfectionner sa théorie des verbes irréguliers !

 

III. — CULBUTE GÉNÉRALE.

 

De la cour du roi, pour le moment, il n'y a presque rien à dire. Silencieux et déserts sont ces murs ; la royauté languit abandonnée de son dieu de la guerre et de toutes ses espérances, jusqu'à ce que l'Œil-de-Bœuf se rallie encore une fois. Le sceptre n'est plus dans les mains du roi Louis, il est passé à la salle des Menus, à l'hôtel de ville de Paris, on ne sait où. Dans les jours de juillet, quand toutes les oreilles étaient assourdies par l'écroulement de la Bastille quand ministres et princes étaient dispersés aux quatre vents, il semblait que les valets eux-mêmes fussent devenus avides d'entendre..Besenval en fuite aussi vers l'espace infini, mais s'arrêtant un peu à Versailles, s'adressait à Sa Majesté personnellement pour un ordre de chevaux de poste, lorsque le valet de service se place familièrement entre Sa Majesté et moi, allongeant le cou pour savoir ce que c'était. Sa Majesté, prise de colère, se retourna, saisit les pincettes : Je l'arrêtai doucement ; elle saisit ma main pour me remercier, et je vis des larmes dans ses yeux[8].

Pauvre roi ! car les rois de France sont aussi des hommes. Louis XIV lui-même saisit une fois les pincettes et même frappa. Mais c'était alors sur Louvois, et madame de Maintenon intervint.

La reine est assise pleurant dans ses appartements intérieurs, environnée de faibles femmes : elle est au sommet de l'impopularité, universellement regardée comme le mauvais génie de la France. Ses amis et ses conseillers familiers sont tous en fuite ; en fuite, assurément, par la plus insensée des combinaisons. Le château de Polignac domine encore fièrement sur son énorme rocher cubique, parmi les fleurissantes campagnes, au milieu de l'enceinte bleue des montagnes de l'Auvergne[9] ; mais aucun duc, aucune duchesse de Polignac ne regarde du haut de ses tourelles ; ils sont en fuite, rencontrant Necker à Bâle : ils ne reviendront pas. Que la France eût vu ses nobles résister à l'irrésistible, à l'inévitable, avec la contenance d'hommes irrités, c'eût été malheureux, non inattendu : mais avec la contenance et les dépits d'enfants maussades ? Ce fut sa particularité. Ils ne comprirent rien, ne voulurent rien comprendre. N'y a-t-il pas, à cette heure, un nouveau Polignac, premier-né de ces deux, assis, pensif au château de Ham (1835), dans un étonnement dont il ne reviendra jamais ; le plus stupéfait des mortels existants ?

Le roi Louis a son nouveau ministère, un simple composé de popularités : pour président le vieux Pompignan, avec Necker revenu en triomphe, et d'autres semblables. Mais à quoi cela lui sert-il ? Comme il a été dit, le sceptre, à l'exception du sceptre de bois doré, est transporté ailleurs. La volonté, la détermination n'est pas chez cet homme ; l'indolence seulement et l'innocence, dépendant de tous excepté de lui-même, de toutes circonstances excepté de celles dont il était maître. Tant il y a de confusion intérieure à Versailles et dans ses œuvres. Magnifique vu de loin et resplendissant comme un soleil ; mais vu de près, une simple atmosphère de soleil, cachant l'obscurité, un vrai ferment de ruine. !

Mais sur toute la France se poursuit la plus irrésistible destruction de formules, d'où suit une transaction de réalités. Tant de millions d'individus, tous enchaînés, presque étranglés par les formules, chez lesquels cependant il y a passablement de vie réelle, au moins la faim de vivre ! Le ciel a enfin envoyé une moisson abondante : mais en quoi cela profite-t-il aux pauvres hommes, quand la terre se met en travers avec ses formules ? L'industrie, dans des temps d'insurrection, doit nécessairement chômer ; le capital, comme d'habitude, sans circulation, mais dormant timidement dans des cachettes. Le pauvre est à court d'ouvrage et en conséquence à court d'argent ; et même eût-il de l'argent, il ne pourrait pas acheter du pain.

Soit complot des aristocrates, soit complot d'Orléans, soit la crainte des brigands, les terreurs surnaturelles et le retentissement de l'arc argenté d'Apollon, les marchés sont vides de blé, pleins seulement de tumultes. Les fermiers semblent répugner à battre, étant, dit-on, payés ou plutôt n'ayant pas besoin de l'être, avec des prix toujours à la hausse, peut-être parce que les fermages ne pressent plus autant. Puis viennent les arrêtés municipaux, ainsi conçus : Avec tant de mesures de blé on sera tenu d'en vendre tant de seigle. Et, chose singulière, ces arrêtés, avec d'autres de même nature, ne remédient à rien. Des dragons avec le sabre au poing sont debout au milieu des sacs de blé, souvent autant de dragons que de sacs[10]. Des multitudes affamées abondent, grossissant en multitudes d'une plus terrible espèce.

La famine a été avant ce temps connue dans la communauté française, bien connue et familière. N'avons-nous pas vu ces malheureux, en 1775, avec leurs faces livides, leur misère et leurs haillons, présenter leur pétition de griefs, et avoir pour réponse une potence de nouvelle construction, haute de quarante pieds ? La faim et les ténèbres pendant de longues années ! Regardez dans le passé cette lointaine émeute de Paris, lorsqu'un grand personnage usé par la débauche passait pour avoir besoin de bains de sang, et que des mères en vêtements déchirés mais avec un cœur vivant dessous, remplissaient les places publiques de leurs sauvages cris de Rachel ; émeute qui fut aussi apaisée par la potence. Il y a vingt ans, l'ami des hommes — prêchant aux sourds — décrivait les paysans limousins avec leur aspect de souffre-douleur, un aspect qui défie tout remède, comme si l'oppression des grands était, comme la grêle et le tonnerre, une chose irrémédiable, une loi de nature[11]. Et maintenant, si à quelque grand moment, le bruit d'une Bastille croulante venait à vous réveiller, et qu'il soit découvert que cette oppression n'était qu'une loi d'artifice, remédiable, réversible !

Ou le lecteur a-t-il oublié ce flot de sauvages, qui, sous les yeux de ce même ami des hommes, descendit des hauteurs du Mont-d'Or ? Les hommes au teint hagard, aux cheveux plats, aux formes amaigries, élevés sur des sabots ; aux sayons de laine, avec des ceintures de cuir parsemées de clous de cuivre ! Battant la mesure avec les pieds, avec les coudes, pour suivre les coups de la querelle et de la bataille qui ne fut pas longue à s'engager, poussant des cris féroces, leurs pâles figures distordues en un semblant de rire cruel. Car ils étaient obscurcis et endurcis, longtemps la proie des hommes d'octroi et d'impôts, des bureaucrates avec le froid jet de leurs plumes. Notre vieux marquis prophétisa ce que personne ne voulut entendre, qu'un tel gouvernement de Colin-Maillard, se démenant trop longtemps, finirait par une culbute générale.

Personne ne voulut entendre ; chacun poursuivit indifféremment sa route, et le temps et la destinée avaient aussi leur marche. Le gouvernement de Colin-Maillard, en se démenant, est arrivé au précipice inévitable. Les pauvres souffre-douleur, à force d'être harcelés par leurs lâches bureaucrates avec le froid jet de leurs plumes, se sont transformés en une communauté de douleurs ! Car maintenant leur sont arrivées d'étranges nouvelles portées sur les ailes de papier des journaux parisiens, et ce qui est plus prodigieux, là où il n'y a pas de journaux[12], annoncées par conjectures et par rumeurs : L'oppression n'est pas inévitable ; une bastille est renversée, une constitution est en voie d'édification ! Laquelle constitution, si elle est quelque chose, si elle n'est pas un néant, que peut-elle être que du pain à manger ?

Le voyageur, gravissant une montagne, la bride en main, rencontre une pauvre femme, véritable image de la souffrance et de la famine, paraissant avoir soixante ans, quoiqu'elle n'en ait que vingt-huit. Elle et son souffre-douleur ont sept enfants, une ferme avec une vache qui aide à faire la soupe aux enfants, aussi un petit cheval ou bidet. Ils ont des fermages et des redevances, des volailles à tel seigneur, des sacs d'avoine à tel autre ; les impôts du roi, les corvées, les taxes d'Église, une foule de taxes, et n'ont pas de mots pour exprimer la dureté des temps. Elle a entendu dire que quelque part, de quelque manière, quelque chose va être fait pour les pauvres. Que Dieu nous l'envoie promptement, dit-elle, car l'impôt et les redevances nous écrasent[13].

De belles prophéties sont racontées, mais non accomplies. Il y a eu des notables, des assemblées, des entrées et des sorties, des intrigues et des manœuvres, l'éloquence et l'argutie parlementaires, Grec luttant contre Grec dans de hautes situations ; tout cela dure depuis longtemps, et cependant le pain ne vient pas. La moisson est coupée et mise en grange, et cependant nous n'avons pas de pain. Poussé par le désespoir et l'espérance, que peut faire le souffre-douleur, sinon se lever, comme il a été prédit, et produire la culbute générale ?

Figurez-vous vingt-cinq millions de ces êtres décharnés avec leurs figures hâves, leurs sayons de laine, leurs ceintures de cuir parsemées de clous de cuivre, et leurs sabots, se précipitant après de longs siècles d'indifférence, et adressant à leurs hautes classes bien peignées, d'une voix semblable aux mugissements des forêts, la question suivante : Comment nous avez-vous traités ? Comment nous avez-vous instruits, nourris, conduits, quand nous labourions pour vous ? La réponse peut être lue en flammes sur un ciel nocturne d'été. Voici la nourriture et la direction que nous avons eues de vous. LE VIDE de la poche, de l'estomac, de la tête et du cœur. Voyez : il n'y a rien en nous, rien que ce que la nature donne à ses sauvages enfants du désert, l'appétit et la férocité, la force multipliée par la faim. Avez-vous inscrit parmi vos Droits de l'homme que l'homme ne doit pas mourir de besoin, quand il y a du pain moissonné par lui ? Ceci est inscrit parmi les forces de l'homme.

Soixante-douze châteaux sont réduits en cendres seulement dans le Mâconnais et le Beaujolais : ces pays semblent le centre de la conflagration ; mais elle s'est étendue sur le Dauphiné, l'Alsace, le Lyonnais ; tout le sud-est est en flammes. Dans tout le Nord, de Rouen à Metz, le désordre est en campagne : les sauniers vont ouvertement par bandes armées ; les barrières des villes sont brûlées ; les collecteurs de péages, les collecteurs d'impôts, les personnages officiels, sont en fuite. On croyait, dit Young, que le peuple, pressé par la faim, se révolterait, et nous voyons qu'il le fait. Les déguenillés, la rage au cœur, longtemps errants sans but, trouvant maintenant une espérance dans le désespoir, forment partout des groupes. Ils sonnent les cloches d'église en manière de tocsin, et toute la paroisse sort pour se mettre à l'œuvre[14]. Et l'on peut imaginer l'œuvre accomplie par la colère et la férocité, la faim et la vengeance.

Terribles jours pour le seigneur qui a fait murer la seule fontaine du village, qui a évoqué bien haut son chartier et ses parchemins, qui a protégé le gibier non avec sagesse, mais trop bien ! Des églises aussi et des canonicats sont mis à sac, sans merci, pour avoir tondu le troupeau de trop près en oubliant de le nourrir. Malheur à la terre que dans ses jours de vengeance foule le sans-culottisme durement chaussé, chaussé en sabots ! De hauts et puissants seigneurs avec leurs femmes délicates et leurs petits enfants durent fuir demi-nus dans les ombres de la nuit, heureux d'échapper aux flammes et même à quelque chose de pis. Vous les rencontrez aux tablés d'hôte des auberges, faisant des réflexions sensées ou insensées sur la destruction de toute hiérarchie, et ne sachant où ils vont porter leurs pas. Le métayer trouvera commode d'être lent à payer son loyer. Quant au collecteur d'impôts, lui qui a longtemps mené la chasse comme un bipède de proie, il va maintenant être chassé en cette qualité ; le trésor de Sa Majesté ne pourra pas cette année combler le déficit : c'est une idée générale chez le grand nombre, qu'une Majesté patriote, que le restaurateur de la liberté française a aboli la plupart des taxes, mais que certains hommes en font un secret dans des vues particulières.

Où cela finira-t-il ? Dans l'abîme, pourrait-on prophétiser, où vont se précipitant à tous moments toutes les illusions, où cette nouvelle illusion arrive. Car s'il y a une foi qui remonte à tous les siècles, c'est celle-ci que nous répétons souvent : aucun mensonge ne peut vivre éternellement. La vérité doit de temps en temps changer de vêtements et renaître à nouveau. Mais tout mensonge a son arrêt de mort écrit dans la chancellerie même du ciel, et, lentement ou rapidement, avance incessamment vers son heure. Les signes de la propriété d'un grand seigneur, dit le véhément et sincère Arthur Young[15], sont des landes, des déserts, des bruyères : allez à sa résidence, vous la trouverez dans le milieu d'une forêt, peuplée de cerfs, de sangliers, de loups. Les champs ne présentent qu'une suite de pitoyables aménagements, les maisons que des scènes de misère. Voir tant de millions, qui ne demanderaient qu'à travailler, être oisifs et affamés. Oh ! si j'étais législateur de France, pour un jour, comme je contraindrais les marquis à sauter encore. Ô Arthur ! tu les vois maintenant sauter. Vas-tu encore grogner aussi à ce spectacle ?

De longues années, de nombreuses générations virent durer ces choses ; mais le temps vint. Des cerveaux vides qu'aucun raisonnement, aucune prière ne pouvait toucher, durent être illuminés par la lueur de l'incendie ; il ne restait aucune autre méthode. Regardez-y bien, et pesez les choses. La veuve cueille des orties pour la soupe de ses enfants ; un seigneur parfumé, oisif de l'Œil-de-Bœuf, a une alchimie par laquelle il extraira de la veuve la troisième ortie sous le nom de loi et de redevance : un pareil arrangement doit prendre fin. Ne le doit-il pas ? Mais bien épouvantable sera la fin ; que ceux auxquels Dieu, dans sa miséricorde, a donné le temps et l'espace, tâchent d'en préparer une autre plus douce.

Pour quelques personnes, c'est un sujet d'étonnement de voir que les seigneurs n'ont rien fait pour se défendre : par exemple, se concerter et s'armer ; car ils étaient cent cinquante mille, tous vaillants. Malheureusement, cent cinquante mille hommes disséminés dans de vastes provinces, divisés par leurs rivalités naturelles, ne peuvent pas se concerter. Les plus hauts seigneurs, comme nous l'avons vu, avaient déjà émigré, dans le but d'amener la France au repentir : d'ailleurs les armes ne sont plus le privilège exclusif des seigneurs ; mais tout mortel possesseur de dix francs peut se procurer un fusil d'occasion.

Et puis, après tout, ces paysans affamés n'ont pas quatre pattes et des griffes qui vous autorisent à les faire ramper toujours. Ils ne sont pas de couleur noire ; ils ne sont autre chose crue des seigneurs non lavés, et un seigneur aussi a des entrailles humaines ! Les seigneurs faisaient ce qu'ils pouvaient, s'enrôlaient dans la garde nationale, ou fuyaient avec des cris, se plaignant au ciel et à la terre. Un seigneur, le fameux Memmay de Quincy, près de Vesoul, invita à un banquet la population rurale de son voisinage, fit sauter avec de la poudre son château et ses convives, et disparut aussitôt sans que personne sache encore ce qu'il était devenu[16]. Environ six ans après, il revint et démontra que la chose s'était faite par accident.

Les autorités, du reste, ne sont pas oisives, mais toutes les autorités municipales et autres sont dans les incertitudes d'un état transitoire ; passant pour se régénérer des vieilles formes monarchiques aux nouvelles formes démocratiques ; aucun homme officiel ne sait au juste ce qu'il est. Néanmoins les maires, anciens ou nouveaux, rassemblent les maréchaussées, les gardes nationales, les troupes de ligne ; la justice de la plus sommaire espèce ne fait pas défaut. Le comité électoral de Mâcon, quoique ce ne soit qu'un comité, va jusqu'à accomplir, pour son propre avantage, vingt pendaisons. Le prévôt du Dauphiné parcourt le pays avec une colonne mobile, avec des huissiers et des cordes ; pour potence, le premier arbre venu reçoit le coupable ou treize coupables.

Pays infortuné ! Comment les promesses dorées de la brillante année, mûre pour la rénovation, se sont-elles transformées en d'horribles ténèbres, en de noires cendres des châteaux et de noirs cadavres aii gibet ! Tout travail a cessé ; au lieu des bruits du marteau et de la scie, le son du tocsin et du tambour d'alarme. Le sceptre est parti on ne sait où, brisé en pièces : ici impuissant, là tyrannique. Les gardes nationaux sont malhabiles, d'une bonne volonté douteuse ; les soldats sont portés à la mutinerie ; il y a crainte de les voir se quereller entre eux, il y a crainte de les voir se concerter. Strasbourg a vu des émeutes ; l'hôtel de ville réduit en ruines, les archives dispersées au vent ; pendant trois jours des soldats ivres embrassant des citoyens ivres, et le major Dietrich et le maréchal Rochambeau presque réduits au désespoir[17].

Et au milieu de tous ces phénomènes se voit, en son passage triomphal, escorté, à Béfort, par exemple, par cinquante gardes nationaux à cheval et toute la musique militaire de l'endroit, M. Necker, revenant de Bâle. Glorieux comme le méridien ; quoique le pauvre Necker lui-même devine en partie où cela le conduit[18]. Le plus grand jour, le jour culminant pour lui se passe à l'hôtel de ville de Paris, avec d'immortels vivat, avec sa femme et sa fille s'agenouillant publiquement pour lui baiser la main, avec le pardon de Besenval accordé, mais, il est vrai, révoqué avant le coucher du soleil, jour des plus hautes élévations ; puis viennent les jours de déclin, déclinant toujours jusqu'à ce qu'ils descendent au plus bas ! Tant il y a de magie dans un nom et dans un besoin de nom ; comme quelque armet enchanté de Mambrin essentiel à la victoire, vient ce sauveur de la France acclamé, salué par les voix et les orchestres, par un monde entier ; hélas ! pour être si promptement désenchanté, pour être chassé honteusement de la lice comme un plat à barbe ! Gibbon aurait voulu le montrer — dans cet état de plat à barbe évincé — à tout homme de solidité qui serait averti de ne pas se laisser annihiler l'âme, pour devenir un caput mortuum, par une ambition réussie ou non réussie[19].

Signalons une autre petite phase, et rien de plus. Disons comment notre susceptible voyageur Arthur Young fut incommodé pendant plusieurs jours par des fusillades, des balles et des grains de plomb, retentissant à mes oreilles et pénétrant cinq ou six fois dans ma voiture. Toutes les multitudes du pays étaient dehors, faisant la guerre au gibier[20]. Il en est pourtant ainsi. Aux falaises de Douvres, à toutes les frontières de la France, paraissent pendant cet automne deux signes sur la terre : des troupes émigrantes de seigneurs français, des volées émigrantes de gibier français ! C'est fait, on peut le dire, ou à peu près fait, de la conservation du gibier sur cette terre, l'œuvre est complète pour un temps indéfini. Le rôle qu'elle avait à jouer dans l'histoire de la civilisation est terminé : Plaudite, exeat !

C'est de cette manière que luit au loin le sans-culottisme, éclairant beaucoup de choses ; produisant, parmi le reste, comme nous l'avons vu le 4 août, cette semi-miraculeuse nuit de Pentecôte dans l'Assemblée nationale ; semi-miraculeuse ayant ses causes et ses effets. La féodalité est frappée à mort, non-seulement en parchemin et en encre, mais en réalité par le feu ; disons par combustion spontanée.-Cette conflagration du sud-est s'apaisera ; mais elle s'étendra vers l'occident ou ailleurs : quant à s'éteindre, n'y comptez pas, tant qu'il restera du combustible.

 

IV. — À LA QUEUE.

 

Si nous portons maintenant nos regards vers Paris, une chose est évidente, c'est que les boutiques des boulangers ont leurs queues, leurs longues files d'acheteurs, de manière que les premiers arrivés soient les premiers servis, une fois que la boutique est ouverte ! Cette attente à la queue, qui ne s'était pas vue depuis les premiers jours de juillet, se reproduit en août. En temps et lieu nous en verrons la pratique perfectionnée jusqu'à l'art ; et l'art ou quasi art de faire la queue deviendra un des traits caractéristiques du peuple parisien ; qui le distingue de tout autre peuple quelconque.

Mais voyez, quand le travail même est si rare, comment un homme doit non-seulement réaliser de l'argent, mais encore doit se condamner lui-même (si sa femme est trop faible pour attendre et lutter) à passer des demi-journées à la queue, jusqu'à ce qu'il puisse changer cet argent contre de mauvais pain très-cher. Des disputes qui dégénèrent quelquefois en batailles et en sang doivent nécessairement naître de ces queues exaspérées ; ou s'il n'y a pas dispute, alors il n'y a qu'un unanime Pange lingua de plaintes contre les pouvoirs qui existent. La France a commencé sa longue carrière de famine, plus instructive et plus productive que les carrières académiques, ayant pour arène environ sept laborieuses années. Comme le dit Jean-Paul, dans l'histoire de sa vie, cette affaire de ! famine aura de grandes proportions. I Voyez ensuite l'étrange contraste des cérémonies de jubilation ; car, en général, l'aspect de Paris présente ces deux physionomies : cérémonial de jubilation, et rareté de pain. Les processions ne chôment pas dans ces jubilés ; jeunes femmes, ornées et parées, tous leurs rubans tricolores, s'avançant avec accompagnement de chants et de musique vers la châsse de sainte Geneviève pour la remercier de la chute de la Bastille. Les forts de la halle et les femmes fortes ne sont pas chiches de bouquets et de discours. L'abbé Fauchet, renommé pour ce travail spécial — car l'abbé Lefebvre ne sait distribuer que la poudre —, bénit le drap tricolore pour la garde nationale, et en fait un drapeau national, victorieux ou devant être victorieux dans la cause de la liberté civile et religieuse par tout le monde. Fauchet est l'homme aux Te Deum et aux consécrations, auxquelles la garde nationale répond par des volées de mousqueterie, que ce soit dans une église ou dans une cathédrale[21], remplissant Notre-Dame d'un bruyant et fuligineux Amen, qui signifie un monde de choses.

Au total, nous dirons que notre nouveau maire Bailly, notre nouveau commandant Lafayette, nommé aussi Scipion l'Américain, ont payé leur emploi bien cher. Bailly est voituré dans un carrosse doré, avec des livrées et de la somptuosité, Camille Desmoulins et autres se moquant de lui ; Scipion chevauche sur le palefroi blanc, et balance ses plumes civiques aux yeux de toute la France : ni l'un ni l'autre cependant n'obtiennent cela pour rien, mais en vérité à un taux exorbitant. Savoir, à cette condition : de nourrir Paris et de l'empêcher de se battre. Avec les fonds de la ville, environ dix-sept mille des plus misérables sont employés à faire des tranchées à Montmartre, à raison de vingt sous par jour, ce qui leur donne, au prix du marché, presque deux livres de mauvais pain : ils regardent de travers lorsque Lafayette va les haranguer.

L'hôtel de ville est en travail nuit et jour ; il lui faut produire du pain, une constitution municipale, des règlements de toutes sortes, des freins à la presse sans-culottique ; par-dessus tout, du pain ! du pain !

Des pourvoyeurs rôdent dans le pays en long et en large, avec un appétit de lion ; découvrent le blé caché, achètent le blé qui se produit, à l'amiable ou par contrainte ; il faut qu'ils cherchent du blé, il faut qu'ils en trouvent. Tâche bien ingrate et si difficile, si dangereuse, même quand un homme y gagnerait quelque chose. Le 19 août, il y avait à Paris du pain pour un jour[22]. Puis viennent des plaintes sur la falsification des vivres, cause de dérangement des intestins : en place de farine, disent les bruits populaires, on a du plâtre de Paris. Quant au dérangement d'intestins, et à l'irritation du palais et du gosier, une proclamation de l'hôtel de ville conseille à la population de n'y pas faire attention, ou même de n'y voir que des symptômes drastiques salutaires. Le maire de Saint-Denis, tant son pain était noir, a été pendu à la lanterne par une population dyspeptique. Les gardes nationaux protègent la halle au blé de Paris. Dix suffisaient d'abord, bientôt il en faut six cents[23]. Vous avez de la besogne, Bailly, Brissot de Warville, Condorcet et autres.

Car, ainsi qu'il a été dit, il y a aussi une constitution municipale à faire. Les vieux électeurs de la Bastille, après dix jours environ de psalmodies sur leur glorieuse victoire, s'entendaient demander de tous côtés sur un ton mélancolique : Qui vous a mis là ? Ils eurent conséquemment à faire place, non sans beaucoup de lamentations et de récriminations des deux côtés, à un nouveau corps plus nombreux, spécialement élu pour ces fonctions ; lequel nouveau corps, augmenté, modifié, fixé définitivement au nombre de trois cents, siège maintenant sous le titre de représentants de la commune, régulièrement partagés en comités, assidu à faire la constitution à toutes les heures où il n'est pas en quête de farine.

Et quelle constitution ! tenant du miracle et devant consolider la révolution. La révolution est-elle donc finie ? Le maire Bailly et les respectables amis de la liberté voudraient bien pouvoir le penser. Votre révolution, comme une gelée suffisamment cuite, n'a besoin que d'être versée dans des formes de constitution pour s'y consolider. Pour cela il faudrait qu'elle pût se refroidir ; et c'est cela précisément qui est la chose douteuse, ou plutôt pas douteuse !

Infortunés amis de la liberté, consolidant une révolution ! Les voilà assis à la tâche, leur pavillon étendu sur un véritable chaos, entre deux mondes hostiles, le monde monarchique d'en haut, le monde sans-culottique d'en bas, et harcelés par tous deux, travaillant péniblement au milieu des dangers, et faisant, avec un sérieux affligeant, littéralement l'impossible.

 

V. — LE QUATRIÈME ÉTAT.

 

Le pamphlet ouvre de plus en plus sa gueule béante, pour ne la plus fermer. Nos philosophes, il est vrai, se tiennent un peu à l'écart, et comme Marmontel, se retirent avec dégoût dans les premiers jours. L'abbé Raynal, grisonnant et tranquille dans son domicile de Marseille, est peu satisfait de ce qui se passe : le dernier acte littéraire de cet homme sera un acte de rébellion, une virulente Lettre à l'Assemblée constituante, qui est accueillie par l'ordre du jour. De même aussi le philosophe Morellet fronce ses sourcils mécontents ; menacé qu'il est dans ses bénéfices par cette nuit du à août : c'est évidemment aller trop loin. Il est étonnant que ces figures hâves en sayons de laine ne se contentent pas, comme nous, de la théorie et de la triomphante analyse.

Hélas ! oui, le philosophisme, la spéculation qui faisaient naguère l'ornement et la richesse des salons, se transformeront en propositions purement pratiques, qui circuleront dans les rues, sur les grands chemins, universellement, non sans résultats. Un quatrième état d'habiles publicistes apparaît, grandit et se multiplie, irrépressible, incalculable. De nouveaux imprimeurs, de nouveaux journaux, se renouvellent sans cesse — tant le monde est avide — ; que nos trois cents les enchaînent s'ils peuvent, en consolidant comme ils peuvent. Loustalot, sous l'aile de Prudhomme, imprimeur morose et bruyant, publie chaque semaine ses Révolutions de Paris, en un style âcre et mordant. Acre aussi et corrosif comme une essence de prunes sauvages, comme un extrait de vitriol, est Marat, l'ami du peuple, déjà frappé de ce fait que l'Assemblée nationale, si remplie d'aristocrates, ne peut rien faire, que se dissoudre et faire place à de meilleurs ; que les représentants de l'hôtel de ville ne sont que des bavards et des imbéciles, sinon des coquins. Cet homme est pauvre, sordide, vivant dans un galetas, repoussant sous tous les aspects, extérieurement et intérieurement ; un homme à interdire, devenant fanatique et poursuivi par une idée fixe. Cruel jeu de la nature ! Est-ce que la nature, ô pauvre Marat ! dans un de ses cruels caprices, t'a pétri de ses reliefs mêlés à de l'argile de rebut, pour te lancer, en vraie marâtre, comme une étrangeté dans ce monde étrange du dix-huitième siècle. Il y a là de la besogne taillée pour toi, et tu la feras. Les trois cents assignent Marat, et le réassignent ; mais en croassant, il a réponse à tout ; toujours il les défiera ou les éludera et ne se laissera pas mettre le bâillon. Carra, ex-secrétaire d'un hospodar décapité, puis du cardinal à collier, pamphlétaire et aventurier en bien des genres et sur bien des rivages, fait concurrence à Mercier du Tableau de Paris, et, l'écume aux lèvres, fait les Annales patriotiques. Le Moniteur poursuit sa carrière prospère. Barrère gémit encore, royaliste sur le papier ; Rivarol et Royou ne sont pas inactifs. L'abîme appelle l'abîme : votre Domine salvum fac regem éveillera le Pange lingua ; avec un ami du peuple il y a un ami du roi. Camille Desmoulins s'est proclamé procureur général de la Lanterne, et plaide sans atrocité sous un titre atroce, publiant chaque semaine ses brillantes Révolutions de France et de Brabant. Nous disons brillantes, car si, dans cet épais brouillard du journalisme, avec ses bruits mornes, avec ses fureurs permanentes ou intermittentes, vous rencontrez quelque rayon de génie, soyez sûr qu'il vient de Camille. Tout ce que touche Camille, ses doigts légers savent l'orner ; la lumière s'y joue, douce, inattendue. Souvent, quand les mots d'aucun autre ne valent la peine d'être lus, ceux de Camille le méritent. Problématique Camille, tu brilles d'une lumière déchue, rebelle, mais encore demi-céleste, comme l'étoile sur le front de Lucifer ! Fils du matin, dans quels temps et dans quelles régions es-tu tombé !

Mais dans toutes choses il y a du bon, quoique pas bon pour consolider les révolutions. Des charretées par milliers de cette matière à pamphlets et à journaux pourrissent lentement dans les bibliothèques publiques de notre Europe. Arrachées de ce vaste gouffre, comme des huîtres, par les pêcheurs de perles bibliomanes, il faut d'abord qu'elles pourrissent, et alors ce qui est perle dans Camille ou d'autres, sera reconnu pour tel, et durera comme tel.

Au reste, les discours publics ne se sont ;pas ralentis, quoique Lafayette et ses patrouilles ne les entendent qu'avec rigueur. Toujours bruyant est le Palais-Royal, plus bruyant encore le café de Foy, tant est grande la circulation mélangée des citoyens et citoyennes. De temps à autre, dit Camille, quelques citoyens se servent de la liberté de la presse pour leurs profits particuliers ; de sorte que ce patriote ou cet autre se trouve manquer de montre ou de mouchoir. Mais pour le reste, dans l'opinion de Camille, rien ne peut offrir une plus vivante image du Forum romain. Un patriote fait une motion ; si elle est appuyée, on le fait monter sur une chaise et il parle ; s'il est applaudi, il réussit et rédige ; in est sifflé, il s'en va. Ainsi passent-ils le temps, circulant et pérorant. Le rude et gigantesque marquis Saint-Huruge, homme qui a éprouvé des pertes et les a méritées, se montre dominant toutes les têtes et toutes les voix. Sa parole est un beuglement comme celui du bœuf de Basan, parole qui étouffe toutes les paroles, qui fait souvent bondir les cœurs des hommes. La tête du gigantesque marquis est fêlée ou à moitié fêlée ; mais ses poumons ne sont pas fêlés. Le fêlé et le non fêlé lui seront également utiles.

Considérez en outre que chacun des quarante-huit districts a son comité particulier, discourant et motionnant sans discontinuer, aidant à la recherche du grain et à la recherche d'une constitution, refrénant et talonnant les pauvres trois cents de l'hôtel de ville. Danton, avec sa voix qui retentit sous les dômes, est président du district des Cordeliers, qui est déjà devenu un sanctuaire de patriotisme. Outre les dix-sept mille complètement nécessiteux qui labourent les collines de Montmartre, dont la plupart, il est vrai, ont obtenu des passes et ont été lancés dans l'espace avec cinq francs, il y a une grève des domestiques hors d'emploi, qui s'assemblent pour discourir en public ; puis une grève des tailleurs, car eux aussi veulent se coaliser et discourir ; enfin une grève des ouvriers cordiers ; une grève des apothicaires : tant le pain est cher[24] ! Tous ces hommes ayant fait grève doivent discourir généralement à ciel ouvert et voter des résolutions ; Lafayette et ses patrouilles les surveillant à distance d'un air suspect.

Infortunés mortels, luttant, tiraillant, s'étranglant mutuellement pour faire un partage, en quelque manière qui ne soit pas intolérable, de la félicité commune de l'homme sur la terre, quand le lot complet à partager ne serait qu'un repas de coquilles. L'activité des trois cents ne se dément pas ; personne n'égale Scipion l'Américain dans l'art de frayer avec les multitudes. Mais assurément toutes ces choses promettent peu pour consolider une révolution.

 

 

 



[1] Arthur Young, t. I, p. 121.

[2] Biographie universelle, § D'ESPRÉMESNIL (Beaulieu). 

[3] Dictionnaire des hommes marquants, t. II, p. 519.

[4] Moniteur, n° 67 (Histoire parlementaire).

[5] Voyez Toulongeon, t. I, chap. III.

[6] Dumont, Souvenirs sur Mirabeau, p. 255.

[7] Dumont, p. 159-67. — Arthur Young, etc.

[8] Besenval, t III, p. 429.

[9] Arthur Young, t. I, p. 165.

[10] Arthur Young, t. I, p. 129, etc.

[11] Mémoires de Mirabeau, t. I, p. 364-394.

[12] Arthur Young, t. I, p. 137-150.

[13] Arthur Young, t. I, p. 154.

[14] Histoire parlementaire, t. II, p. 243-246.

[15] Arthur Young, t. XII, p. 48, 84 etc.

[16] Histoire parlementaire, t. II, p. 151.

[17] Arthur Young, t. I, p. 141. — Dampmartin, Evénements qui se sont passés sous mes yeux, t. I, p. 105-127.

[18] Biographie universelle, § NECKER, par Lally-Tollendal.

[19] Lettres de Gibbon.

[20] Young, t. I, p. 176.

[21] Histoire parlementaire, t. III. — Mercier, Nouveau Paris, etc.

[22] Mémoires de Bailly, t. II, p. 137-409.

[23] Histoire parlementaire, t. II, p. 421.

[24] Histoire parlementaire, t. II, p. 359, 417, 423.