MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

XXII. — LA VIEILLESSE DE LOUIS XIV. - LA VIE ET LA MORT DE MADAME DE MAINTENON.

 

 

1700-1718.

 

Le plus grand châtiment des existences d'orgueil et de passions, c'est la vieillesse impuissante et délaissée. Nous allons retrouver malheureuses ou flétries les idoles parées de fleurs ; nous allons voir les derniers temps de ces maîtresses de Louis XIV, naguère rayonnantes de joie et de beauté, le roi lui-même, triste et fatigué, et mourant à la peine et à la gloire. Mademoiselle de La Vallière s'était jetée cœur et âme dans la pénitence avec une vocation à nulle autre pareille ; sœur Louise de la Miséricorde suivait les règles austères de son ordre ; les macérations, les jeûnes, les veilles de nuit[1] ; la première debout aux Matines, avec une sorte de joie. Peu à peu elle s'était séparée du monde, des visites de la cour, de sa famille même, pour se consacrer entièrement à Dieu. Ses traits, fort beaux jusqu'à l'âge de cinquante ans, s'étaient altérés ; la maladie, les souffrances étaient venues défigurer la distinction de sa figure ; puis la mort à l'âge de soixante-huit ans[2], mort édifiante quand toutes les Carmélites agenouillées récitaient la prière des agonisants. Il existe quelques rares estampes vendues dans Paris, qui représentent sœur Louise de la Miséricorde à son lit de mort[3], étendue sur la cendre, revêtue de l'habit religieux entre quatre cierges allumés, funèbre ornement du cercueil, dernier et pâle reflet des illuminations de Versailles, quand jeune fille on représentait en son honneur les carrousels et les palais d'Armide. Toutes en seront là, quand l'heure sera marquée : une couronne de cyprès et quelques flambeaux de cire, voilà les derniers honneurs du monde !

La vie de sœur Louise de la Miséricorde, au couvent des Carmélites, avait été exemplaire. Il semblait même que cette vie seule lui convenait, que seule elle était adaptée à son cœur, à son esprit : Si, dès mes premières années, je m'étais consacrée au service de Dieu, j'aurais acquis la douce habitude de glorifier son saint nom sans qu'aucun objet eût pu me distraire de mon Seigneur et de mon Dieu ; mais loin d'écouter sa voix qui se faisait entendre à mon cœur, j'ai mis ma confiance en moi-même et les richesses de sa grâce ont fondu dans mes mains.

Mademoiselle de La Vallière était là tout entière dans ses souvenirs et dans les félicités de sa situation présente : Je l'ai vue dans les dernières années de sa vie et je l'ai entendue, avec un son de voix qui allait jusqu'au cœur, dire des choses admirables de son état[4]. Sœur Louise de la Miséricorde ne cachait pas ses premières fautes ; elle n'en dissimulait pas les souvenirs dangereux : Bossuet avait peint sa noble pénitente quand il avait décrit l'état de l'âme humaine séparée de Dieu : Elle commence par son corps et par ses sens, elle se mire pour ainsi dire dans ce corps. Telle avait été mademoiselle de La Vallière, si admirable dans son repentir, et Voltaire n'a pu échapper au charme de cette sainte et gracieuse physionomie : Sa conversion fut aussi célèbre que sa tendresse ; elle se fit carmélite à Paris et y persévéra. Se couvrir d'un cilice, marcher pieds nus, jeûner rigoureusement, chanter la nuit au chœur dans une langue inconnue, tout cela ne rebuta pas la délicatesse d'une femme accoutumée à tant de jours de mollesse et de plaisirs ; elle vécut dans ces austérités depuis 1674 jusqu'en 1710, sous le seul nom de sœur Louise de la Miséricorde. Un roi qui punirait ainsi une femme coupable serait un tyran ; et c'est ainsi que tant de femmes se sont punies d'avoir aimé.

Avec sa correspondance douce et charmante, les érudits ont publié un tout petit livre sous ce titre : Réflexions sur la miséricorde de Dieu. Une discussion s'est élevée sur la question de savoir si ce livre était authentique et écrit par mademoiselle de La Vallière. Ce n'est que par des à peu près, des rapprochements, qu'on est arrivé à cette conclusion. Je persiste dans mon doute ; et je crois qu'il n'y a qu'une similitude de sentiments, une intelligence profonde du cœur de la pénitente. Depuis on a découvert, à la bibliothèque du Louvre, un exemplaire des mêmes Réflexions, corrigé d'une main qu'on dit être de Bossuet. Ici, à mon sens, la preuve n'est pas complète[5]. Je ne retrouve ni le style, ni la grande manière de Bossuet, et le texte de mademoiselle de La Vallière est préférable aux corrections qu'on dirait faites par un académicien froid et didactique.

Le livre sur la Miséricorde de Dieu est le résultat de cette pensée : Que lorsqu'on a beaucoup péché, la miséricorde de Dieu s'ouvre infinie pour l'âme repentante. Et sur ce vaste et beau sujet, l'auteur écrit une, suite de chapitres profondément sentis et charmants : la pécheresse vient de se relever d'une maladie qui l'a mise aux portes du tombeau ; elle avait tant souffert d'humiliation dans son amour, qu'elle semble s'adresser gémissante au Seigneur. Que vous rendrai-je, mon Dieu, pour m'avoir rendue la santé et la vie, pour m'avoir retirée des portes de l'enfer, pour avoir conservé mon âme, enfin pour tant de grâces et de miséricorde dont, vous avez usé envers votre pauvre servante ? Est-ce trop, mon Dieu, pour reconnaître tant de bienfaits, est-ce trop de vous les rendre ? Est-ce trop, pour réparer les scandales de ma vie où je n'ai fait que vous offenser, que de l'employer tout entière à vous servir et à vous honorer ? Est-ce trop pour satisfaire votre justice et vous faire oublier tant de plaisirs profanes auxquels je me suis abandonnée ? Est-ce trop que de m'en priver ? Enfin, est-ce trop, mon Seigneur, pour me garantir d'une étreinte malheureuse, que de n'aspirer plus qu'à la félicité éternelle, à la possession de vous-même, à ce torrent de vos bontés divines dont vous rassasiez vos élus ! Maintenant que votre lumière éclaire ma raison et que votre grâce pénètre mon cœur, maintenant que le souvenir de l'état pitoyable dont vous venez de me tirer me trouble et m'inspire néanmoins la confiance de vous adresser à la prière, ne souffrez pas. Seigneur, que je retombe dans cette léthargie et ce pernicieux oubli de mon salut où sans remords et sans inquiétude je m'endorme à l'ombre d'une funeste mort.

Que l'image de cette fin dernière, de ce moment affreux où vous jugerez nos justices et où mon âme toute couverte de crimes, sans pénitence et sans confession, s'est vue toute prête de recevoir le dernier coup de mort, ne s'efface jamais de ma mémoire non plus que de mon cœur, ces infinies miséricordes qui ont arrêté vos foudres et vos vengeances.

Il est impossible de douter que ce livre, élancement de l'âme vers Dieu, ait été écrit après la cruelle maladie qui conduisit mademoiselle de La Vallière aux portes du tombeau. C'est en face de la mort que cette âme noble et profondément froissée prit la résolution de se consacrer à Dieu. Ce livre, écrit avec entraînement, est à la fois plein de désespoir et d'amour, et la main qui l'a corrigé n'avait ni les mêmes émotions, ni les mêmes souffrances. Les extrêmes prétentions de langage ôtent quelque chose à la force, à la puissance du sentiment.

Parmi les visiteuses assidues de sœur Louise de la Miséricorde, on voyait dans les derniers temps, une femme grasse et belle, empressée à lui demander ses conseils et sa direction au parloir des Carmélites[6] : l'intimité s'était rétablie aussi bonne, aussi douce qu'avant les orages du monde, à ce temps qu'innocentes espiègles, elles étaient les filles d'honneur de Madame ; c'était Athénaïs de Mortemart, madame de Montespan, exilée de la cour comme mademoiselle de La Vallière ; moins résignée qu'elle, la marquise de Montespan cherchait dans les fréquents voyages et dans les agitations du monde à retenir l'ombre du passé. C'était en vain, le monde a ses conditions d'orages et de tempêtes ; il est sans pitié pour ceux qui vieillissent, pour ceux qui passent ; il fatigue sans rassasier ni satisfaire. Madame de Montespan avait écrit à son mari pour lui demander pardon de ses fautes ; le marquis avait répondu avec dignité : Que pour lui sa femme était morte[7]. Madame de Montespan était donc comme une âme en peine ; elle avait peur de la solitude, peur de la maladie, peur de la mort surtout ; elle ne dormait jamais qu'au milieu de ses femmes en veillées et de flambeaux brillamment éclairés : on eût dit qu'elle avait crainte de l'isolement de son âme restée en face d'elle-même, quand la vie n'a pas été calme et sans reproches. La marquise appelait le bruit pour dominer le glas funèbre des funérailles ; elle tapissait de lumières[8] et d'éclat ses grands appartements pour chasser les ténèbres de la tombe ; elle n'évita ni la maladie, ni la mort ; madame de Montespan expira à l'âge de 66 ans, sa beauté était encore si parfaite qu'elle aurait pu tromper le temps. Mais on n'évite pas le grand et dernier appel des trépassés !

Plus avancée dans la vie, la sèche et froide madame de Maintenon voyait la mort faire de grands vides autour d'elle : elle perdait Ninon de l'Enclos son amie, témoin de ses premières faiblesses[9] ; les hôtels d'Albret ou Richelieu se dépeuplaient : madame de Maintenon n'avait plus qu'une pensée, celle de dominer Louis XIV d'une façon absolue[10], par les idées religieuses, les paroles austères, graves, capables de consoler le roi tout ému par ce long cortège de mort, qui depuis cinq ans semblait se grouper autour de lui. Monsieur le Dauphin et la Dauphine, Monsieur, frère du roi, le duc et la duchesse de Bourgogne achevaient cette danse macabre, secouant un linceul funèbre sur la vie de Louis XIV en expiation des gracieux ballets dansés à Saint-Germain et à Versailles. Ces trépassements lamentables avaient accoutumé le roi à se conformer aux décrets de la Providence et à offrir sa vie à Dieu : les affaires d'État seules pouvaient le distraire de si grandes douleurs, et Louis XIV ne fut plus préoccupé que des périls de sa monarchie menacée. Et ici, il faut le reconnaître, à travers toute sa sécheresse d'esprit, madame de Maintenon eut des idées larges, et hardies sur la politique générale à l'époque où le roi dut déployer toute sa fermeté pour résister à l'Europe coalisée contre la France ; madame de Maintenon avec fierté, repoussa l'idée d'une paix honteuse et d'une cession de territoire ; elle comprit qu'il est des temps où il faut savoir vaincre ou périr, fortifiant ainsi Louis XIV dans cette glorieuse lutte. Elle fit également pencher la balance pour l'acceptation pure et simple du testament du roi d'Espagne ; madame de Maintenon, comprit que la maison de Bourbon se plaçait à la tête du mouvement européen par cette politique, qui exigeait d'immenses sacrifices, couronnés de résultats puissants : dans cette voie, un grand État, un grand prince ne doivent jamais hésiter. La liaison intime de madame de Maintenon avec la princesse des Ursins aida le triomphe de l'Idée et de la dynastie française en Espagne[11].

Madame de Maintenon seconda les désirs du roi, dans une question toute personnelle et délicate, l'appel des enfants légitimés à tous les droits et les prérogatives des princes du sang ; acte détestable, destructeur de la famille, qui caressait le cœur et l'orgueil de Louis XIV, par cette idée qu'il pouvait tout, comme le Jupiter antique qui se changeait en aigle, en cygne ou en taureau pour créer des immortels et des héros. Madame de Maintenon aimait avec tendresse le duc de Maine, pauvre esprit, cœur froid, qui avait délaissé madame de Montespan sa mère, pour servir les intérêts de madame de Maintenon : avec une habileté incontestable et un sentiment personnel, celle-ci fortifiait la tendresse infinie du roi ; c'était lui plaire que de servir les légitimés. Louis XIV détruisait la tradition du foyer et la légitimité de race ; il arrive souvent que le pouvoir absolu se tue lui-même par ses caprices[12].

Le testament de Louis XIV qui donnait aux légitimés le même droit qu'aux princes du sang, la succession à la couronne, fut un suicide pour la maison de Bourbon : le gouvernement d'un pays laissé à des fils de maîtresses, était un outrage à la famille et à la morale ; quand vous voyez beaucoup de ces enfants dans des positions élevées, il y a péril pour la société : que devient l'État, lorsque le foyer est brisé ! Louis XIV, excellent cœur, pouvait, devait combler de biens personnels ses enfants naturels, et réparer ses torts. La faute du roi fut de bouleverser les lois éternelles de la famille, pour leur assurer des droits que le parlement devait briser avec raison et justice[13]. Le roi les avait fait tous riches ; la plupart des châteaux aux environs de Paris appartenaient aux légitimés. Le roi donnait à monsieur le duc de Maine 1.500.000 livres pour acheter la belle terre de Sceaux, que l'avide Colbert[14] (sans craindre le sort de Fouquet) avait fait embellir à l'égal du château de Taux. Sceaux devint la demeure chérie de la duchesse de Maine et le siège de mille intrigues. Madame de Maintenon manifestait en toute occasion sa faiblesse intime pour le duc de Maine, son élève favori, l'enfant qu'elle avait soigné avec une vive sollicitude et qui lui rendait bien toutes ses tendresses.

Le comte de Toulouse, le second des fils légitimés du roi, prince brave et honnête, acheta avec les munificences de son père, le château et la forêt de Rambouillet qu'il fit embellir, solitude qui allait à ses goûts, à ses habitudes studieuses et simples[15]. La dot de mademoiselle de Nantes, la plus aimable, la plus gracieuse, la plus spirituelle des princesses, servit aux premiers embellissements de Chantilly que le roi voulait un moment acheter, tandis que trois millions étaient donnés au due de Chartres, à l'occasion de son mariage avec mademoiselle de Blois, pour embellir et orner Saint-Cloud[16]. Toutes ces demeures princières étaient comme les satellites de Versailles, comme les hauts barons de marbre rangés avec leurs armures autour du suzerain personnifié dans le plus splendide château du monde ! Versailles !

Je le répète, madame de Maintenon seconda très-activement le roi dans la plus détestable des œuvres, la fusion sur le même pied des légitimés et des princes du sang, dans une même famille[17] ; son esprit orné et grave, l'autorité de ses paroles étaient admirablement propres à décider les faibles, à entraîner les incertains ; elle voyait placé à une hauteur inespérée les enfants qu'elle avait élevés ; elle semblait faire une œuvre de conscience, de désintéressement et d'abnégation, car ces enfants étaient à des maîtresses, à ses rivales ; mais ils appartenaient au roi, et cela suffisait pour lui imposer des devoirs ; elle voulait bien détourner Louis XIV des mauvaises passions de la vie, le convertir aux idées morales et religieuses, sans pour cela éteindre en lui les lois de la nature. La politique de madame de Maintenon, appuyée sur une situation équivoque, cherchait à épurer toutes les autres situations équivoques comme la sienne afin de consolider ses droits, et de voir grandir une sorte de famille morganique dont un mariage secret avec le roi (s'il existait réellement) aurait couronné l'édifice ; les morts étaient si rapides, si subites, dans la famille royale que les légitimés pouvaient attendre et espérer la succession à la couronne après les d'Orléans et les Gondés : on aurait dit que Louis XIV avait peur que le nom de Bourbon ne s'éteignit et qu,il fusionnait tout ce sang pour le conserver[18].

C'était un spectacle digne de curiosité et de respect, que celui de ce vieillard et de cette femme septuagénaire, assis sur leur chaise longue, tous deux souffrants, rhumatismes, le visage al,ré par la maladie, obligés de donner de la vie et du cœur à tout ce qui les entourait[19] ; il y eut alors dans les détresses de la patrie, bien des lâchetés, des faiblesses, des trahisons, dans ce parti de pleureurs et d'opposants (les ducs de Montausier, Beauvilliers), et je regrette de le dire dans l'illustre Vauban. On trouve deux hommes dans M. de Vauban ; le génie supérieur qui éleva les forteresses de la France, puis l'homme politique, médiocre, rétréci, qui se plût à attendrir et affaiblir les cœurs dévoués à la défense de la patrie, par le tableau exagéré de ses misères ; était-ce le temps et le lieu, lorsqu'il fallait défendre la France contre la coalition, de révéler à l'Europe les plaies saignantes du pays ? N'était-ce pas désarmer la nation que de lui dire qu'elle était impuissante pour résister à l'ennemi[20], et qu'il fallait faire la paix ? Racine, le poète, voulut aussi faire des mémoires, dire les pleurs du peuple, quand il s'agissait de chasser l'étranger : Louis XIV le punit par son dédain. Il est des temps pour les États où il n'y a que les femmes et les enfants qui pleurent ; les hommes s'arment, et ceux qui disent que tout est perdu, sont des poltrons ou des traîtres. La gloire de madame de Maintenon fut d'avoir dominé les résolutions du conseil de toute la hauteur de sa raison d'État et de la dignité du roi.

Après la paix de Ryswyck, la marquise de Maintenon fut véritable reine de France, au milieu de toute bette cour respectueuse, pleine d'ennuis et de langueurs. Rien de plus difficile à supporter, que le roi Louis XIV, dans les intimités de sa vieillesse ; le roi voulait être obéi avec un absorbant égoïsme, fort triste, fort gênant surtout pour cette pauvre femme déjà souffrante et maladive ! Quel contraste avec sa bonne et vieille amie, Ninon de Lenclos, ce gros sans-souci, à la figure rebondie, folle sur tous les points et à tous les moments[21], même à quatre-vingts ans. L'idée religieuse seule soutenait madame de Maintenon ; elle s'était vouée au salut du roi, et cette mission, elle voulait la suivre jusqu'à la mort.

Dans les derniers temps de la vie du roi, madame de Maintenon était devenue plus fervente que jamais dans ses dévotions : à sept heures debout, elle allait à la messe ; après la lecture sainte, elle passait trois ou quatre heures à écrire sa correspondance, à lire les offices du jour. La marquise parlait peu, écoutait beaucoup et presque en souveraine ; la direction de Saint-Cyr était sa distraction principale, car ce pensionnat de jeunes filles était comme une petite mer agitée par les vagues. Il y avait plusieurs tendances à Saint-Cyr, Tune trop mondaine sous madame de Brinon, l'autre plus sérieuse et plus monastique sous madame Desfontaines ; celle-ci triompha sous l'influence de madame de Maintenon ; Saint-Cyr eut à se défendre contre l'invasion du doux et poétique quiétisme qui avait été enseigné par madame de Guyon[22] : ce tendre amour de Dieu allait aux imaginations jeunes et ferventes ; madame de Maintenon voulait des institutions purement monastique ; ce fut sous la direction personnelle de la marquise que le roi avait mis la princesse Adélaïde de Savoie, devenue depuis duchesse de Bourgogne dès son arrivée en France.

Saint-Cyr était la retraite habituelle de la marquise[23] ; le reste de son temps, elle le donnait à Dieu et aux affaires publiques ; tout le travail du cabinet du roi était par le fait dans ses mains. Le conseil se tenait dans ses appartements ; presque toujours les affaires sérieuses lui étaient d*avance soumises par les ministres ; la disgrâce de Louvois était venue de ce qu'avec ses traditions anciennes d'homme d'État, il croyait ne devoir soumettre son travail qu'au roi et au conseil ; à la fin du règne de Louis XIV, toutes les affaires d'État étaient dans les mains de la marquise qui donna sa confiance à Chamillard, maître de requête (il avait conduit avec grand zèle les affaires de Saint-Cyr). Chamillard n'était point cet homme nul, fort joueur de billard dont parle Saint-Simon ; c'était un financier hors ligne[24], d'une probité inaltérable en rapport par sa famille, arec toute la société des banquiers, receveurs, gros traitants, fermiers-généraux, fort ami des Rambouillet, Samuel Bernard, et de cette longue liste de gens de finance, qui aidèrent la campagne de Villars contre la coalition, et furent si odieusement rançonnés sous la régence.

Louis XIV mourut le 1er septembre 1715 ; durant cette longue souffrance, madame de Maintenon montra peu de sensibilité ; les idées sévères et fortement religieuses n'admettent pas ces tendresses faibles et aimantes qui portent le désespoir au cœur de la créature en face de la mort ! L'œil reste sec et résigné devant les décrets de la Providence ; madame de Maintenon, catholique de conviction, sans doute, était calviniste de forme et d'esprit, elle avait gardé ce froid examen, cette résignation à la Providence qui appartenait à l'école de Calvin. Dans cette agonie si longue, et où tout fut réglé parle roi avec un sang-froid héroïque devant la mort, madame de Maintenon n'eut qu'une place secondaire ; si elle avait été la femme légitime du roi, n'eût-elle pas joué un autre rôle ? Louis XIV ne parla de l'avenir de sa race qu'au jeune enfant qui allait devenir roi, et au duc d'Orléans, le régent futur et à ses vieux amis ; quand a madame de Maintenon, il ne lui fit qu'un froid adieu, et un appel prochain au tombeau et à la résurrection[25].

Le roi expirait et madame de Maintenon était déjà depuis deux jours à Saint-Cyr très-calme, arrangeant sa chambre ou cellule avec un soin particulier, et réglant comme supérieure les devoirs du monastère ; elle y reçut quelques visites de convenances, celle du régent pour lui assurer que sa pension lui serait continuée ; elle fut également visitée par quelques-unes des princesses qui le devaient bien à celle qui avait été la compagne du roi, pendant de si longues aunées, la gouvernante des enfants légitimés. C'est dans cette solitude de Saint-Cyr que madame de Maintenon mit la dernière main à ses règlements, à ses Entretiens, à ses livres d'éducation qu'on dirait écrits à Genève tant le style en est sec et froid[26], elle avait reçu du Saint-Père le droit suprême de gouverner la communauté sous la juridiction de l'évêque de Chartres ; elle le fit avec beaucoup d'ordre et d'économie. Madame la supérieure restait couchée presque toute la journée ; on venait de temps à autre la visiter comme un débris d'une époque finie. Le temps marchait si vite, l'esprit de la nouvelle époque était si différent ! on était au milieu du système de Law, dans toutes les choses brillantes et hardies de la régence ; la cour remarqua peu sa mort arrivée à l'âge de soixante dix-huit ans[27]. Le XVIIIe siècle ressemblait si peu au XVIIe : les mœurs, l'esprit, les grandeurs même avaient changé : après mademoiselle de La Vallière, caractère de la Fronde, tout de jeunesse, de joie et d'espérance, après madame de Montespan expression de la conquête et de la gloire, était venue Madame de Maintenon, qui avait rappelé au roi le respect au devoir, la nécessité de la pénitence et du salut, sorte de hibou penché sur un sépulcre entr'ouvert. Madame de Maintenon rappelait au vieillard couronné, que du château de Marly, ou pouvait voir les grandes fosses capétiennes des caveaux de Saint-Denis ; et cette menace fit sa force et maintint sa puissance.

Il reste de madame de Maintenon peu d'œuvres sérieuses, ses Entretiens furent recueillis par les demoiselles de Saint-Cyr, et publiés pour ainsi dire sous son nom ; ses lettres furent aussi mises en recueil : sèches, réfléchies, elles offrent peu d'attraits, car elle n'ont aucun abandon, elles n'ouvrent jamais ni l'âme, ni le cœur. On lui attribue également le petit opuscule de l'institut des filles de Saint-Louis, le plus remarquable de ses livres. Tous les autres mémoires recueillis sont des œuvres de collecteurs de fantaisie[28]. Au milieu de l'église de Saint-Cyr on trouve un tombeau vide et froid ; c'est celui de la fondatrice de ce monastère de jeunes filles, solitude que trouble aujourd'hui le bruit des armes. Les révolutions modifient tout ; la génération nouvelle salue moins de monastères et a plus de casernes : le sens moral des choses y a-t-il gagné ?

Il reste encore quelques descendances des trois familles de La Vallière, de Montespan et de Maintenon dans l'arbre affaibli des généalogies.

La ligne droite des La Vallière se fondit avec celle des Conti par le mariage de mademoiselle de Blois, avec un prince de ce nom : la ligne collatérale fut représentée par le savant et noble duc de La Vallière, petit-neveu de la duchesse, le bibliophile le plus distingué de l'Europe[29], dont la fille épousa le duc de Châtillon. La marquise de Montespan avait un fils de son mari qui fut le duc d'Antin, le généreux ami des arts. Des enfants qu'elle avait eus du roi, il en resta quatre : le duc de Haine, le comte de Toulouse, la duchesse de Chartres, et la princesse de Condé. Le duc de Haine fit quelque bruit ; essaya ses intrigues sous la régence pour soutenir les droits des légitimés ; sa ligne fut éteinte dans les princes de Dombes ; son héritage et son nom vinrent se fondre dans les apanages du comte de Toulouse, brave marin, esprit distingué qui laissa pour fils le duc de Penthièvre. Penthièvre, Lamballe, noms funèbres, branche de cyprès suspendue sur la royale tombe des Bourbons !

Les Montespan éteints, il ne resta plus que les Mortemart, la famille d'Athénaïs, marquise de Montespan. La seule illustration considérable dans cette famille, fut celle du duc de Vivonne comblé de faveurs sous Louis XIV, le plus brillant et le plus gras des gentilshommes[30], le protecteur de Boileau, de Racine. Les Mortemart restèrent avec de grands biens ; un Mortemart servit dans la marine à l'exemple de son oncle, le duc de Vivonne. Victor de Rochechouart, marquis de Mortemart, de la noblesse de Poitou, maréchal de camp, émigré, fit campagne dans l'armée des princes ; son fils, le marquis Victor de Mortemart n'eut pas la même fidélité à la cause des Bourbons ; il fut attaché au palais impérial[31] et nommé gouverneur de Rambouillet ; le nom d'un Mortemart se lie à l'abdication du roi Charles X ; l'histoire n'a pas encore prononcé[32].

Les d'Aubigné, famille à laquelle appartenait madame de Maintenon, furent représentés exclusivement par François d'Aubigné, ce frère si grondé, si redouté par ses indiscrétions. On ne parla plus du pauvre Scarron, oiseau de passage dans la vie de madame de Maintenon, oublié au milieu de ces grandes fortunes. La fille de François d'Aubigné épousa le comte d'Ayen, depuis duc de Noailles, maréchal de France, chef des finances dans le conseil de régence, la main ferme mais arbitraire qui rançonna les traitants pour plus de quatre cents millions. Il eut pour fils Louis, duc de Noailles, connu d'abord sous le nom de duc d'Ayen, si fort aimé de Louis XV et qui mourut vieillard sur l'échafaud, avec la noble duchesse sa femme. Il y eut ce jour-là hécatombe des Noailles. Les Mouchy, seconde branche des Noailles, marchèrent dans les idées de la résolution. François de Noailles-Mouchy, siégea au côté gauche de la constituante, plus avancé encore que M. de Lafayette, son beau-frère. Il devint le général Noailles (tout court) et se battit vaillamment pour la république[33] ; et en cela il fut logique. La majorité de la haute noblesse avait abdiqué ses titres dans l'étrange nuit du 4 août 1789. À partir de ce jour de félonie et de faiblesse où les plus illustres noms de la vieille gentilhommerie furent assez insensés pour briser leur blason de leur propre main, par le désir d'une vaine popularité, il n'y eut plus d'antique noblesse !

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Les Matines à trois heures ; c'est le chant qui fait le plus tressaillir les âmes. L'adoration du Saint-Sacrement exige que deux religieuses soient sans cesse agenouillées devant le grand mystère.

[2] 7 juin 1710

[3] Biblioth. Impériale, collection de gravures.

[4] Paroles de la mère Agnès, supérieure des Carmélites.

[5] Bulletin du bibliophile, 1850, n° 17.

[6] Lettre de mademoiselle de La Vallière.

[7] Madame de Montespan était, au reste, légalement séparée de son mari par sentence du Châtelet.

[8] Madame de Montespan s'était d'abord retirée à la communauté de Saint-Joseph, puis à l'abbaye de Fontevrault ; elle mourut aux eaux de Bourbon, le 27 mai 1707.

[9] Ninon de Lenclos mourut le 17 octobre 1706.

[10] Aussi à cette époque les pamphlets étrangers redoublent de satires contre madame de Maintenon :

Maintenon a beau rechercher

Un reste de jeunesse,

Elle ne saurait nous cacher

Les traits de sa vieillesse.

On dit que c'est la Maintenon

Qui renverse le trône,

Et que cette guenon

Nous réduit à l'aumône.

[11] La princesse des Ursins était La Trémouille ; elle avait épousé en premières noces le prince de Chalais ; veuve et exilée, elle épousa en secondes noces un Braccacio, chef de la famille des Orsini.

[12] Déclaration du 25 mars 1715 qui appelle les légitimés à la couronne à défaut des princes du sang.

[13] Voir mon Louis XV.

[14] Colbert comme Sully s'enrichit d'une façon fabuleuse : il faut se méfier de ces réputations d'austérités, que font les partis à leur héros.

[15] Rambouillet appartenait dans l'origine à la famille d'Angènes ; il passa comme dot aux Crussol d'Uzès et fut acheté par Fleurian d'Armenonville, 4 septembre 1699, qui le revendit, le 10 février 1706, au comte de Toulouse, il fut érigé en duché-pairie au mois de mai de cette année.

[16] Apanage de la maison d'Orléans donné à Monsieur, frère de Louis XIV. La reine Marie-Antoinette l'acheta en 1773.

[17] Voir mon Louis XIV.

[18] La ligne directe n'était plus représentée que par un enfant de six ans, Louis XV.

[19] Il y eut alors des pamphlétaires bien cruels contre le roi et madame de Maintenon qui n'épargnèrent pas leur vieillesse :

Créole abominable (née aux colonies),

Infâme Maintenon,

Quand la Parque implacable

T'enverra chez Pluton,

Oh ! jour digne d'envie,

Heureux moments,

S'il en coûte ta vie

A ton amant !

[20] Le Mémoire déplorable de Vauban a été souvent cité : je m'étonne que les écrivains qui ont raconté l'histoire de la vigoureuse défense de la France en 1793 et en 18794 contre la coalition et des mesures prises par le comité de salât public aient pu faire l'éloge du Mémoire de Vauban. Il fut un peu le Dumouriez du règne de Louis XIV.

[21] Voyez la correspondance avec Saint-Évremond, où elle parle encore de ses grâces et de sa beauté.

[22] Voyez les Entretiens de madame de Maintenon, spécialement le VIIe ; la marquise avait pris un moment le parti de Fénelon.

[23] Madame de Maintenon écrit à madame de Maisonfort sur les ennuis de sa position : Que ne puis-je vous faire voir les ennuis qui dévorent les grands !

[24] Michel de Chamillard fut à la fois contrôleur des finances et ministre de la guerre de 1699 à 1708. Les épigrammes disaient de lui :

Ci-gît le fameux Chamillard,

De son roi le protonotaire.

Qui fut un héros au billard

Et un zéro au ministère.

[25] Heureusement, madame, que nous nous reverrons bientôt. On dit que madame de Maintenon ne fut pas très-flattée de l'appel si prochain à la tombe.

[26] La correspondance de madame de Maintenon a été publiée par La Baumelle. Nancy, 1753, 2 vol. in-12°. Le petit livre : Esprit de l'Institut des Filles de Saint-Louis est aussi de madame de Maintenon.

[27] Madame de Maintenon mourut le 15 avril 1719. Le czar Pierre, dans son voyage en France, l'avait visitée curieusement, mais avec une sorte de dédain.

[28] La Baumelle a publié les Mémoires de madame de Maintenon. Amsterdam, 6 vol. in-12°. Madame de Caylus a fait une apologie de sa tante dans ses Souvenirs.

[29] Le catalogue de la bibliothèque La Vallière, une des grandes œuvres, fut rédigé par MM. de Bure et Van-Praët ; la première partie fut vendue 464.677 livres 6 sols, et la seconde partie achetée par le marquis de Paulmy, et forme le fonds principal de la Bibliothèque de l'Arsenal, que M. le comte d'Artois avait achetée avant la Révolution. Le comte d'Artois, jeune homme, était un bibliophile distingué.

[30] Le duc de Vivonne mourut à cinquante-deux ans, le 15 septembre 1688.

[31] Sa femme, née Montmorency, était dame du palais de l'impératrice Joséphine.

[32] Voir mon travail sur la Restauration.

[33] Ses deux enfants furent de nobles cœurs : le comte Alexis de Noailles et la marquise de Vérac.