MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

XX. — LA FAMILLE ET L'ESPRIT DE MADAME DE MAINTENON.

 

 

1690-1700.

 

Les idées vastes, chevaleresques, de la marquise de Montespan, avaient entraîné Louis XIV aux grandes batailles, aux héroïques conquêtes, et, par conséquent, à de belles créations ; sous ses yeux le château de Versailles s'achevait[1] ; le roi avait fondé Tordre de Saint-Louis pour les braves officiers, et l’hôtel des Invalides pour recueillir les débris des combats. Il y avait dans tout ce qu'inspirait madame de Montespan une pensée élevée qui se ressentait de son éducation et de sa naissance illustre et spécialement de l'esprit du duc de Vivonne, son frère.

Il n'en était pas ainsi de madame de Maintenon, toujours un peu gouvernante, sérieuse et compassée ; Versailles lui déplaisait comme une expression païenne de la monarchie : ce temple des arts, ces féeries mythologiques, ces bosquets surtout où respiraient la passion jeune et l'amour ardent pouvaient convenir à mademoiselle de La Vallière ou à madame de Montespan ; les odorantes charmilles pour le premier amour, les galeries de glaces et d'or pour la domination fastueuse. Mais à madame de Maintenon, il fallait plus de repos, plus de clôture, plus de silence et de retraite; et on lui dut la pensée de Marly, Marly avec ses douze petits pavillons qui, groupés autour du château, formaient comme autant de cellules silencieuses et séparées[2] ; cellules riches, somptueuses, embellies, comme elles convenaient à un grand roi, et néanmoins solitaires, une sorte de Port-Royal, sans Nicole ou Pascal, avec la grandeur d'un roi de France, d'immenses pièces d'eau peuplées de carpes au collier d'or, des cascades murmurantes, des jardins potagers, des fruits en espalier. Le roi un peu goutteux et souffrant se promenait dans ces jardins, soutenu sur sa canne à pomme d'or; il aimait à voir s'agiter les eaux ; la tête baissée sur la, poitrine, il suivait des yeux les vieilles carpes qui avaient toutes un nom d'habitude depuis Fontainebleau et, dans ce but, elle désirait offrir à toutes les familles calvinistes, des encouragements et des récompenses : des pensions aux uns, l'éducation aux autres. Saint-Cyr fut donc destiné aux filles nobles sans fortune qui devaient être élevées aux frais du roi ; ce fut une préoccupation de la marquise. On logea d*abord ces jeunes filles dans le parc de Versailles, à la petite maison de Noisy, tandis que Mansard construisait les bâtiments de Saint-Cyr[3]. Tout y fut simple, propret, régulier, et le statut arrêté par madame de Maintenon, sauf le dogme et la foi catholique, semble être rédigé par un sévère calviniste, un puritain de la confession d'Augsbourg ou de Genève. La vieille éducation huguenote restait toujours empreinte sur madame de Maintenon et sur ses actes, même les plus orthodoxes. C'est partout la froide règle, le devoir écrit avec une austérité qu'elle déguisait à peine sous des formes douces et bonnes. Si l'esprit gentilhomme n'eût pas modifié les statuts rédigés par madame de Maintenon, Saint-Cyr serait devenu ce qu'on appelle un pénitencier dans l'école moderne[4]. Malgré leurs espiègleries, les jeunes élèves étaient sévèrement tenues.

Et pourtant cet esprit si formaliste n'était pas inhérent aux d'Aubigné, malgré leur calvinisme. Le grand-père, Agrippa d'Aubigné, était un joyeux et spirituel compagnon de Henri IV, caustique, quoique ardent dans sa foi[5] ; son père était prodigue et joueur. Élevée elle-même dans la société de Ninon de Lenclos, malgré la sévérité de sa position de veuve, madame Scarron avait été familière dans un monde fort à la mode ; son frère, Jean d'Aubigné, sincèrement converti au catholicisme, nommé successivement gouverneur de Béfort, de Cognac et d'Aigues-Mortes, brave soldat, avait l'esprit léger des d'Aubigné, avec toutes les dissipations de leur vie. Il aimait les plaisirs et, bourreau d'argent, il recourait sans cesse à sa sœur, excellente pour lui quoique un peu grondeuse. Jean d'Aubigné, avec une croyance démesurée en lui-même, disait tout mériter. Madame de Maintenon aimait à le rappeler à la modération, en lui reproduisant l'humble histoire de leur vie passée :

Il y a trois ans, écrivait-elle, que nous étions bien éloignés du point où nous sommes aujourd'hui, nos espérances étaient si peu de chose, que nous bornions tous nos désirs à trois mille livres de rente ; nous en avons aujourd'hui quatre fois plus, et nos sentiments ne seraient pas satisfaits ![6]

Telle n'était pas l'opinion de d'Aubigné ; il avait besoin d'argent pour dissiper sa vie, et, au désespoir de sa sœur, il était un des piliers du jardin des Tuileries[7], lieu de rendez-vous et de conquêtes faciles pour les gentilshommes et les bourgeois du temps. D'Aubigné, au reste, se trouvait fort heureux de sa position, et quelquefois sa sœur se prenait à le reconnaître : Que mon état présent ne trouble pas la félicité du vôtre. C'est une aventure personnelle qui ne se communique pas[8]. Revêtu du cordon bleu qu'il portait avec orgueil en dépit de Saint-Simon, Jean d'Aubigné ne venait que rarement à la cour, préférant une vie libre, douce et facile ; comme il avait la tendresse de sa sœur, le reste lui importait peu.

D'Aubigné avait eu, d'un mariage un peu roturier[9], une fille charmante déjà, et que madame de Maintenon avait en quelque sorte adoptée ; elle faisait les délices de Saint-Cyr lorsque le roi voulut la marier ; les hauts partis ne manquaient pas ; la faveur de madame de Maintenon était à son apogée, et, par cette alliance, on pouvait tout espérer. On avait parlé d'un La Rochefoucauld (le prince de Marsillac) ; le jeune comte d'Ayen fut préféré ; c'était le fils aîné et l'héritier des Noailles, famille originaire du Limousin et qui tenait antiquement un fief des Turenne, dont les Noailles étaient les vassaux et les pages[10]. Leur première illustration venait d'Antoine de Noailles, qui avait accompagné le vicomte de Turenne à Madrid[11]. De ce poste, tous s'étaient élevés rapidement. Sous Louis XIV, Anne-Jules de Noailles était capitaine d'une compagnie des gardes du corps ; son frère était cet archevêque de Paris, janséniste si têtu, petit esprit qui troubla son diocèse par sa résistance à Rome. C'était donc le fils d'Anne-Jules, le neveu de l'archevêque, connu sous le nom de comte d'Ayen, qui épousait mademoiselle d'Aubigné.

Ce mariage, annoncé à Versailles, fut l'occasion de munificences royales. Madame de Maintenon assura 600.000 livres de son bien à sa nièce ; le roi donna 300.000 livres comptant et 600.000 livres en rentes sur l'hôtel-de-ville[12], 100.000 livres de pierreries, la survivance des gouvernements du Roussillon et de Perpignan, qui valaient près de 40.000 livres de rente : c'était toute une fortune. Les Noailles n'étaient pas riches, la mère du comte d'Ayen avait dix-huit enfants[13]. Madame de Maintenon mit le comble à ses générosités en assurant à sa nièce le marquisat et les terres de Maintenon, qui ainsi passèrent dans la famille de Noailles. Madame de Maintenon les avait considérablement agrandies ; le marquisat de Maintenon formait une belle terre qui égalait les fiefs du voisinage : d'Épernon, Hanche, Martinvilliers, les châteaux de Saint-Prest et de Vauventières, célèbres dans le pays chartrain. A peine si à l'occasion de ces noces le caractère sérieux de madame de Maintenon s'épanouit un peu ; elle fit son devoir avec grâce, rien au-delà. Louis XIV voulut donner la chemise au marié, honneur fort envié par tous[14] et presque royal.

Louis XIV savait faire toutes ces bonnes manières avec une tenue parfaite ; au mariage de mademoiselle de Blois, la fille de mademoiselle de La Vallière, avec le prince de Conti, le roi dansa pour la dernière fois : plein de souvenirs et de convenances, il avait prié la jeune fiancée d'écrire an couvent des Carmélites, pour dire à sa mère tout ce que le roi faisait pour son mariage. La cour vint aux Carmélites pour complimenter sœur Louise de la Miséricorde, qui accueillit les compliments avec une humilité particulière ; elle concilia, dit madame de Sévigné, sa tendresse de mère et celle d'épouse de Jésus-Christ ; en vérité elle avait un bel air, une bonne grâce infinie ; elle était d'une beauté qui surprenait tout le monde[15]. Bientôt sœur Louise de la Miséricorde eut à subir une épreuve plus rude à la mort du comte de Vermandois, son noble fils, tué aux batailles ; le grand évêque de Meaux, Bossuet, son directeur et son ami, fut chargé de lui annoncer cette triste nouvelle ; la duchesse de La Vallière versa d'abondantes larmes, puis se reprenant avec une pieuse résignation : C'est trop pleurer la mort d'un fils, dont je n'ai pas assez pleuré la naissance. Ainsi pariait la voix de Dieu dans ce noble cœur.

Pour bien connaître la résignation, la grandeur de mademoiselle de La Vallière (sœur Louise de la Miséricorde), il faut lire sa correspondance pendant son séjour aux Carmélites, et je ne puis résister au désir d'analyser ces pieuses et charmantes lettres adressées à un vieux soldat, le maréchal de Belle fonds : Il y a deux jours que je suis ici, et j'y goûte une satisfaction si pure, si parfaite, que j'y suis dans une admiration des bontés de Dieu qui tient de l'enthousiasme[16]. Toutes les souffrances, toutes les austérités du corps, n'ont rien, ce me semble, qui puisse égaler la peine et l'humiliation du péché ; aimer Dieu ardemment, oublier tout le reste, ah ! monsieur le maréchal, cela est fort agréable[17]. Rien ne me fait peur ; quelque étroit que soit le chemin, j'y passerai pourvu que Dieu m'éclaire et me continue ses bontés ; le corps n'est rien lorsque l'esprit est content[18]. La cour s'est rapprochée, et je loue Dieu de m'en être éloignée à jamais ; j'entends parler de mille plaisirs, et je ne puis compter que ceux qui se goûtent dans la maison du Seigneur et aux pieds de ses autels ; quand je ne souffre point, je suis tranquille, quand je souffre, je suis ravie[19]. Je crois comme vous, que je suis obligée de chanter à toute la terre les biens que le Seigneur a faits à mon âme, mais aussi avec quel plaisir je les publie : je suis dans une si grande tranquillité, sur tout ce qui peut m'arriver, que je regarde la santé, la maladie, le repos, le travail, la joie et les peines du même visage, je ferme les yeux et me laisse conduire à l'obéissance. Hâtons-nous, avançons, je vois briller l'étoile du salut, l'ange du Seigneur m'accompagne, son esprit me guide, son amour me transporte ; je ne tiens plus a la terre, il me semble que la vertu du Tout-Puissant m'enlève[20] ; la lumière a percé l'abîme, et nous voyons le jour du Seigneur ; je vois sa croix, comme un trophée de victoire s'élever dans les nues : qui me donnera des ailes pour voler jusqu'à lui ? j'y cours, le souffle de Dieu m'emporte, je touche au but : Jérusalem ouvre tes portes ; portes éternelles, ouvrez-vous, et vous, ministre du Seigneur, présentez-moi devant son trône, que je l'adore, que je le contemple, que je m'absorbe en lui ; faut-il que mon esprit soit enfermé dans un corps si fragile : je me sens toute vivante dans ce cercueil de la pénitence[21].

Ces admirables lettres peignent l'état de mademoiselle de La Vallière, et le bonheur ineffable qu'elle éprouvait dans les austérités des Carmélites. Parmi les personnes qui venaient visiter sœur Louise de la Miséricorde, se trouvait cette amie des jeunes jours au temps des demoiselles d'honneur de madame Henriette et depuis sa rivale, Athénaïs de Mortemart, madame de Montespan, à son tour disgraciée. L'habile vieille (madame de Maintenon) était parvenue à l'éloigner tout à fait de la cour ; elle avait pris le roi par son côté faible, la crainte de ne pouvoir faire son salut à côté d'une femme qu'il ne pouvait s'empêcher d'aimer par les sens : sous ce prétexte, madame de Maintenon intervenait à tout moment pour rappeler les autres devoirs toujours violés ; et lorsque la reine fut morte, je le répète, comme la charge de surintendante était supprimée, la marquise de Montespan n'eut plus de raison pour rester à la cour ; madame de Maintenon triompha de celle qui l'avait naguère dans sa domesticité, elle dont madame de Montespan avait été en tous temps la bienfaitrice ! Les ordres du roi étaient formels, et madame de Montespan avait quitté la cour avec une profonde douleur ; elle n'y vint plus désormais que pour les grandes solennités des mariages de ses enfants.

Madame de Montespan assista avec sa noblesse accoutumée au mariage de mademoiselle de Nantes, qui épousait un Condé ; le roi la traita avec dignité, mais sans esprit de retour[22]. Les enfants légitimés étaient, pour ainsi dire, passés sous la puissance de madame de Maintenon, qui les avait élevés, et voulait les grandir encore en puissance ; le duc de Maine surtout, l'objet de sa prédilection, lui sacrifiait tout, même le respect envers sa mère ; créé presque en naissant colonel-général des Suisses, à douze ans prince souverain de Dombes, gouverneur du Languedoc, grand-maître de l'artillerie, plein de courage à la guerre, il épousa, jeune homme, la petite-fille du Grand-Condé, Louise-Bénédicte de Bourbon. Pour cette fois encore, madame de Montespan vint à la cour ; ce fut la dernière, le roi était tout absorbé par l'idée de son salut, et par les qualités sérieuses et négatives de madame de Maintenon, qui, avec un sens droit, dirigeait tes affaires publiques : elle venait d'éloigner, et pour ainsi dire, de tuer le marquis de Louvois, moins parce q'il s'était opposé à son mariage (si jamais il avait existé), que parce qu'il avait été l'expression de la pensée glorieuse de madame de Montespan. Louvois était un système, une personnalité absolue, un Richelieu au petit pied, et quand le système de Louis XIV se personnifia en madame de Maintenon, il fallut des ministres tout dévoués au principe négatif, sans importance personnelle que celle qu'ils tenaient de la marquise et de la confiance du roi.

 

 

 



[1] Pour être exact, je dois dire que Louis XV fit beaucoup plus pour Versailles que n'avait fait Louis XIV. Tout ce qui est gracieux appartient au XVIIIe siècle.

[2] J'ai décrit Marly dans mon livre sur Madame de Pompadour.

[3] Les bâtiments de Saint-Cyr furent commencés au mois de mai 1683 et rapidement achevés au mois de Juillet 1686.

[4] Ces règlements furent approuvés par l'évêque de Chartres (janvier 1686).

[5] C'est lui qui disait de Henri IV en recevant son portrait :

Ce prince est d'étrange nature,

Je ne sais qui diable l'a fait,

Car il récompense en peinture

Ceux qui le servent en effet.

[6] Lettre de madame de Maintenon. De son côté, d'Aubigné ne se gênait pas à dire les ambitions de sa sœur : Que voudrait-elle donc ? épouser Dieu le père !

[7] Mémoires de Saint-Simon. Il faut dire que, Saint-Simon fut toujours fort hostile à la famille de madame de Maintenon.

[8] Lettre de madame de Maintenon.

[9] Il avait épousé, en 1678, Geneviève Piètre, fille d'un médecin, qui fut ensuite procureur du roi au Châtelet : par ce mariage roturier, il eût été difficile aux descendants des d'Aubigné de faire leur preuve pour entrer dans l'ordre de Malte.

[10] Saint-Simon est très-malveillant sur la généalogie des Noailles. Le Mémoire si connu de la duchesse de Maine contre les ducs et pairs est encore plus mordant ; mais on en sait l'origine passionnée.

[11] En 1530, l'occasion du mariage d'Éléonore d'Autriche et de François Ier, Noailles accompagnait le vicomte de Turenne comme chevalier d'honneur.

[12] C'était la seule dette inscrite à la suite d'emprunts réguliers : on l'appelait le pot-au-feu des bourgeois de Paris. (Voir mes Financiers.)

[13] On dit même vingt-et-un. C'était Marie-Françoise de Bournonville, femme d'un grand mérite.

[14] Quelque temps après ce mariage, le comte d'Aubigné, le père de la mariée, mourut très-chrétiennement ; sa sœur l'avait confié à un Sulpicien qui le suivait partout pour veiller à son salut.

[15] Lettre de madame de Sévigné à madame de Grignan, 1673.

[16] 22 avril 1674.

[17] 4 novembre 1675.

[18] 7 novembre 1675.

[19] Sans date.

[20] 4 mars 1677.

[21] 11 juillet 1684.

[22] Madame de Montespan fendit au roi an collier de perles fines qu'elle en avait reçu, et le roi lui donna 100.000 livres pour l'acquisition de la terre d'Oiron. Saint-Simon, toujours médisant, ajoute que le roi gagna au change.