MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

XIX. — LE MARIAGE SECRET DE LOUIS XIV ET DE MADAME DE MAINTENON A-T-IL EXISTÉ ?

 

 

1685-1687.

 

Un des traits à la fois honorable et habile dans la conduite de madame de Maintenon à la cour de Louis XIV, fut de n'avoir jamais manqué de respect à la reine, malgré sa situation fort délicate de gouvernante des enfants légitimés ; Marie-Thérèse était si résignée, si timide dans sa position élevée de reine de France, que c'était un haut manquement au devoir que le moindre oubli des convenances envers elle, et malheureusement ce reproche on pouvait l'adresser à madame de Montespan, et surtout à mademoiselle de Fontanges, toute jeune et assez orgueilleuse de sa faveur pour méconnaître ce qu'elle devait à la reine[1].

Marie-Thérèse mourut dans les bras de madame de Maintenon, avec cette piété de sainte Thérèse qui est au cœur des infantes ; le roi fut touché de tant de soins, et la gouvernante acquit un plus grand ascendant encore sur son esprit[2]. Madame de Maintenon redoublait les témoignages d'une foi ardente envers l'Église : à sept heures toujours levée, son premier devoir était d'aller entendre la messe ; puis elle lisait des livres de piété et de dévotion, veillant sur les enfants du roi, avec une sollicitude maternelle à la fois et réfléchie ; elle avait acquis sur eux tous un vif ascendant, surtout sur le duc de Maine, devenu presque un reflet du caractère de madame de Maintenon, sérieux, pédant et actif. La gouvernante n'ignorait pas la tendresse infinie de Louis XIV pour ses légitimés ; elle était donc entrée dans tous ses projets d'élévation pour les bâtards, et de leur fusion par des mariages, dans la famille légitime. La charmante mademoiselle de Blois, fille de mademoiselle de La Vallière, avait déjà épousé le prince de Conti ; c'était bien la plus ravissante personne, pleine d'esprit et de raillerie : on lui attribuait presque tous les petits vers et les noëls sur les personnages éminents ou ridicules de la cour. Madame la princesse de Conti attirait les yeux de tout le monde et surpassait à la danse les meilleures danseuses de l'opéra[3]. Le duc de Maine épousait une Condé ; mademoiselle de Nantes devait entrer également dans l'illustre branche cadette des Bourbons ; et les projets du roi allaient alors si loin, qu'il voulait préparer l'union de la plus gracieuse de ses filles avec l'héritier de la maison d'Orléans, son propre neveu, le duc de Chartres.

Cette fusion qui avait sans doute son motif politique, le désir de prévenir toute Fronde, toute guerre civile des bâtards[4], était parfaitement secondée par la tendre sollicitude de madame de Maintenons et Louis XIV avait besoin de ces encouragements sérieux qui le fortifiaient d'autant dans ses desseins qu'ils étaient très-ouvertement combattus par le Dauphin et la Dauphine. Le roi causait des heures entières avec madame de Maintenon sur l'avenir de ces enfants que la marquise voulait grandir ; c'était plaire au roi, que de l'entretenir dans ces idées ; il ne quittait plus la marquise : on remarqua que deux fois qu'elle fût atteinte de rhumatisme le roi était allé la visiter, honneur fort rare, distinction très-recherchée[5]. Madame de Maintenon se montrait modeste, et attribuait cette distinction à la tendresse du roi pour ses enfants : partout sa faveur personnelle était aperçue et commentée. On me mande que les conversations de S. M. avec madame de Maintenon, ne font que croître et embellir, qu'elles durent depuis six heures jusqu'à dix[6], que la bru y va quelquefois y faire une visite assez courte, qu'on les trouve chacun dans une grande chaise, et qu'après la visite finie, on reprend le fil du discours : on me mande encore qu'on n'aborde plus la dame sans crainte et sans respect, et que les ministres lui rendent la cour que les autres leur font : nul autre n'a tant d'attentions que le roi en a pour elle ; et, ce que j'ai dit bien des fois, lui fait connaître un pays tout nouveau, je veux dire le plaisir de la conversation sans chicane et sans contrainte[7].

Cette confiance, madame de Maintenon pria le roi qu'elle fût attestée et justifiée par un titre public à la cour, et lors de la formation de la maison de madame la Dauphine, elle fut nommée dame pour l'accompagner. Ainsi madame de Maintenon n'était plus seulement gouvernante des enfants légitimés de Louis XIV, elle entrait avec un titre régulier dans la maison de madame la Dauphine, tandis que madame de Montespan, surintendante de la maison de la reine, désormais sans titre légal, depuis la mort de Marie-Thérèse, devait s'éloigner de la cour ; elle en reçut Tordre par l'intermédiaire du duc de Maine. Tout semblait donc servir là puissance de madame de Maintenon : elle suivit madame la Dauphine lors du solennel voyage de la cour à Fontainebleau, où se donnèrent de grandes fêtes ; le roi né la quittait pas ; son meilleur temps il le passait avec elle ; les hommages venaient de tous côtés à la marquise, qui semblait dominer le roi à l'aide d'une puissance mystérieuse.

C'est à ce voyage de Fontainebleau (1685), ou à l'année suivante (1686), qu'on rattache le plus grand événement, ou si l'on veut, la plus grande fortune dans la vie de madame de Maintenon, son mariage avec le roi Louis XIV[8] ; l'histoire accepte ce fait comme une chose constante et prouvée ; moi-même, je l'ai admis, parce qu'il ne faut pas trop ouvertement combattre les opinions reçues[9]. Toutefois, dans un livre spécial sur madame de Maintenon, on me permettra d'exposer quelques doutes, quelques conjectures, qui me sont arrivés par un examen plus étudié, plus réfléchi, sur un acte aussi considérable : il ne faut ni tout repousser, ni tout admettre avec un aveuglement irréfléchi.

Ceux qui ont le plus fermement soutenu l'opinion du mariage secret du roi avec la marquise, d'abord avouent qu'il n'en existe aucune preuve écrite ; or, d'après le Concile de Trente, tout curé, tout prêtre, qui célébrait un mariage, même secret, devait en constater l'existence par un acte, ou au moins par une mention sur un registre[10]. En supposant que le roi eut obtenu des dispenses particulières du Saint-Père, il en serait fait mention dans les archives de Rome, dans les dépêches du légat ou de l'ambassadeur. Les recherches les plus minutieuses n'ont procuré aucun vestige sur ce qu'on appelait, en terme de droit canon, un mariage de conscience ; la coutume était que le prêtre, le curé, délivrât une courte attestation latine, une sorte de satisfœcit aux parties contractantes, pour autoriser et légitimer la communion pascale, quand il y avait vie commune.

On a donc été obligé de recourir au système des preuves morales et des conjectures : à leurs yeux, elles sont considérables et puissantes ; les voici : 1° la direction pieuse qu'avaient prises les idées du roi depuis 1685 ; il était impossible, immoral, dit-on, que Louis XIV et madame de Maintenon pussent vivre dans une si grande intimité, sans qu'un mariage secret (morganatique), n'eût légitimé cette vie commune et maritale.

Pour répondre à ce scrupule, il n'est besoin que de lire l'extrait de naissance de madame de Maintenon (mademoiselle d'Aubigné). Or, en 1686, madame de Maintenon avait 51 ans[11] ; à cet âge n'était-il pas permis de vivre convenablement ensemble, sans supposer ni passions ni amour auprès d'un roi, qui venait de perdre une maîtresse de vingt ans, mademoiselle de Fontanges ?

La froide et sèche madame de Maintenon était donc à un âge où tout soupçon d'amour pouvait être écarté, en parcourant tous les coins et les recoins de la carte du pays de Tendre, Aux yeux de la religion à cette époque avancée de la vie, l'existence commune n'était pas un scandale, et l'exemple en avait été donné par saint Jérôme et sainte Paule, la veuve romaine : Louis XIV et madame de Maintenon pouvaient donc remplir leurs devoirs religieux sans sacrilèges : les confessions et les communions fréquentes.

Le roi, ajoute-t-on, traitait madame de Maintenon avec tous les respects dus à la reine ; elle habitait un appartement de plein pied avec le roi, à Versailles[12] ; elle avait un fauteuil auprès du roi, elle était à ses côtés à la tribune de la chapelle ! Toutes les favorites, même mademoiselle de Fontanges, s'asseyaient dans un fauteuil auprès du roi. Les trois sœurs : mesdames de Montespan, de Thiange, l'abbesse de Fontevrault, paraissaient à la tribune de la chapelle auprès du roi, et si madame de Maintenon était plus souvent assise, c'est qu'elle était pleine de rhumatismes et de douleurs ;

Madame de Maintenon ne se levait pas pour les princes du sang, et fort peu pour le Dauphin. D'abord madame de Maintenon, si peu aimée de la famille royale[13], ne recevait les princes, que lorsqu'ils allaient chez le roi : et il ne fallait pas connaître les premières lois de l'étiquette de cour, pour ignorer que personne ne se levait, ne saluait même monseigneur le Dauphin quand le roi était là[14] ; parce qu'en lui seul était la majesté suprême.

4° Saint-Simon rapporte dans ses mémoires écrits cinquante ans après l'anecdote[15], qu'un jour Monsieur ayant surpris le roi, en déshabillé dans son cabinet, tandis que madame de Maintenon s'y trouvait, le roi lui dit : Mon frère, ne soyez pas surpris, car vous savez ce que m'est madame. Ces paroles seraient-elles exactes[16], qu'elles ne prouveraient pas un mariage : l'anecdote est de 1697 ; madame de Maintenon avait soixante-deux ans. On doit donc penser que si les paroles du roi, en les supposant exactes, pouvaient s'appliquer à une situation de convenance, elles ne pouvaient être entendues que comme la justification d'un laisser-aller familier. Madame de Quélus rapporte les luttes de cœur et les soupirs scrupuleux de madame de Maintenon avant de se donner à Louis XIV. L'acte de baptême impitoyable de madame de Maintenon est toujours là ; à un temps où les amours commençaient si jeunes, après une vie passée en compagnie de Ninon de Lenclos à l'hôtel d'Albret ou de Richelieu, il eut été étrange de voir la veuve Scarron à plus de cinquante ans, craindre pour son pauvre cœur et sa réputation[17]. J'expose des doutes, je n'affirme rien. On a encore cité le tableau piquant que Saint-Simon a tracé du camp de Compiègne : le rot debout, le chapeau à la main, à coté de la chaise de madame de Maintenon ; forme de politesse familière à Louis XIV. Bussy-Rabutin ne rapporte-t-il pas que Louis XIV, un jour de pluie, avait le chapeau à la main autour de la voiture de mademoiselle de La Vallière[18] ?

Au reste, ce qui est incontesté, c'est l'influence infinie de la marquise de Maintenon sur le règne de Louis XIV. Tout en louant les volontés du roi, elle exerçait la puissance souveraine ; le roi avait pour la marquise une déférence profonde : tout ce qui voulait plaire à Louis XIV, devait faire sa cour à madame de Maintenon. Le roi avait eu le même respect pour mademoiselle de La Vallière, et pour madame de Montespan, sans que pour cela on en conclut à un mariage secret ; il avait le chapeau à la main devant toutes les femmes. Quand la duchesse de/Bourgogne vint en cour, elle traita madame de Maintenon avec une respectueuse familiarité : elle l'appelait ma tante[19] ! pourquoi ma tante ? et non pas ma grand-mère ou bonne-maman, si elle avait voulu saluer la reine incognito ? La duchesse de Bourgogne, cette charmante petite poupée était pleine de finesse et de mignardise ; elle avait son dessein en se rapprochant de madame de Maintenon ; par elle, la duchesse tenait le roi par ses petites mains. Si madame de Maintenon fut la femme de Louis XIV, comment n'en reste-t-il aucune trace ? D'où vient que madame de Maintenon n'en parle pas dans ses lettres familières, dans ses Entretiens. D'où vient qu'une justification si glorieuse de sa vie commune avec le roi, ne se trouve pas dans les archives de la famille. Elle fut détruite, dit-on, à la mort de Louis XIV par madame de Maintenon elle-même ! Quoi, un acte qui la faisait reine ; un témoignage si glorieux pour sa maison, eût été sacrifié ! Cela n'est ni possible, ni probable ; un juste orgueil eût conservé cet acte dans la plus précieuse archive de la maison de Noailles.

Que conclure de ces conjectures ? le voici : qu'aucun acte écrit ne constate le mariage secret du roi et de la marquise de Maintenon, que les preuves morales sont combattues par ceci : 1° l'âge de madame de Maintenon ; l'absence de tout aveu dans les Entretiens et sa correspondance ; 2° la non stipulation d'un douaire dans le testament, l'oubli même absolu de sa personne ; 3° le délaissement de madame de Maintenon à Saint-Cyr, après la mort du roi. Il n'y eut ni amour, ni hyménée ; pour l'amour, l'âge était passé ; pour l'hymen, il aurait laissé trace ; madame de Maintenon avait commencé sa vie en garde malade, elle devait ainsi la finir ! seulement le malade était d'un rang plus élevé que le pauvre Scarron.

 

 

 



[1] Les Mémoires rapportent que mademoiselle de Fontanges passait devant la reine sans la saluer.

[2] C'est cette année (1688) que le roi érigea en marquisat la terre de Maintenon ; désormais madame Scarron dut être appelée la marquise de Maintenon.

[3] Mémoires du marquis de Sourches (année 1685).

[4] Qui ne se rappelait le duc de Beaufort et la lignée des bâtards de Henri IV durant la Fronde ?

[5] Le marquis de Sourches ajoute : Madame de Maintenon ayant été atteinte de fièvre, le roi alla la visiter. (Mém., année 1685.)

[6] Déjà les noëls s'attaquaient à madame de Maintenon :

Le roi va chez Maintenon ;

Elle est humble, elle est prude,

Le roi trouve cela bon.

[7] Lettre de madame de Sévigné à madame de Grignan, 1683.

[8] Après la mort de Marie-Thérèse, ou avait voulu marier Louis XIV avec l'infante de Portugal. C'est à ce mariage que fait allusion la chronique du marquis de Sourches : Le roi, en allant à la messe, dit à Monsieur le Grand (le grand écuyer) : N'avez-vous pas entendu dire, ainsi que les autres, que je fais faire une livrée neuve, et que c'est une preuve certaine que je me marie ? (Chron., 1685.)

[9] Dans mon Louis XIV.

[10] Actes du concile de Trente dans mon travail sur l'Église, t. VIII. On inscrivait également les mariages de conscience.

[11] Les prêtres de l'Église indiquent l'âge de cinquante ans comme celui des femmes que les prêtres peuvent prendre sous le même toit pour leur service ou leur compagnie. Le droit canon est conforme à cette doctrine.

[12] Toutes les favorites avaient eu cet appartement sans que pour cela elles fussent traitées en Reine.

[13] Il faut excepter (plus tard) la toute mignonne et adroite Adélaïde de Savoie, duchesse de Bourgogne.

[14] Cette observation fut faite par le roi en personne au marquis de Vardes, au retour de son long exil : Vardes, lui dit le roi, vous avez oublié qu'on ne salue personne quand je suis là. — Sire, répondit le courtisan spirituel et convenable, quand on a eu le malheur d'être éloigné longtemps de Votre Majesté, il n'est pas étonnant qu'on perde toute mémoire et qu'on soit même ridicule. (Mémoires du marquis de Sourches.)

[15] 1745.

[16] Qui peut avoir entendu ces paroles s'il n'y avait que le roi, Monsieur et madame de Maintenon.

[17] Voltaire, dans son spirituel roman sur le Siècle de Louis XIV, suppose que Louvois se jeta aux genoux du roi pour empêcher ce mariage. On sait que Voltaire était homme de tradition et qu'il tenait ses moindres renseignements de quelque bruit de cour par le maréchal de Richelieu et le président Hénault.

[18] Voir chap. V.

[19] Le roi disait, en parlant d'elle : Madame de Maintenon, et non pas Madame tout court ; et quand à la questionnait au conseil pour avoir son avis, il disait : Qu'en juge votre raison, votre solidité ? — Voyez aussi les lettres de madame de Sévigné à madame de Coulanges.