MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

XVIII. — INFLUENCE DE LA MARQUISE DE MAINTENON SUR LA COUR ET LE SYSTÈME DE LOUIS XIV. - RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE NANTES.

 

 

1685-1689.

 

Il y avait dans les idées et jusque dans les projets de madame de Montespan, quelque chose de grandiose et d'éclatant : la paix, la guerre, les fêtes, les carrousels, tout cela était noble, magnifique et vaniteux. Les splendeurs du château de Versailles se ressentaient de cette souveraineté des arts, de la beauté et de la forme ! Avec le règne de madame de Maintenon[1], tout allait changer de tendance, ou, pour parler avec plus d'exactitude, le caractère particulier des événements allait aider l'influence de madame de Maintenon.

Depuis l'année 1680, la politique générale de l'Europe avait changé d'esprit et d'intérêt : les grandes guerres de Louis XIV avaient pour but la gloire, la conquête, l'agrandissement de la France, l'orgueil même du roi ; maintenant d'autres intérêts allaient surgir ! Dès que l'alliance de la Hollande et de l'Angleterre prit sa plus haute expression par la Ligue d'Augsbourg, la guerre eut pour but définitif le triomphe de la réformation ; or, la politique du roi dut spécialement s'occuper de la plus grave des questions : l'attitude que prendrait le parti huguenot en France, dans la lutte immense qui allait s'engager. C'était un rôle triste et fatal que celui du parti huguenot en France, depuis le XVIIe siècle. Je n'ai pas à examiner dans ce livre la question du dogme : chacun professe sa foi comme il l'entend, car la foi, c'est le rapport de l'homme avec Dieu ; mais la fatalité du parti huguenot pour la France vint de ceci, spécialement, c'est que, pendant le XVIIe siècle, il empêcha tous les progrès de la nationalité française ; il fut le parti de l'étranger ; il se ligua avec l'Angleterre, la Hollande[2], l'Allemagne du Nord ; l'ardeur de la foi religieuse excusait beaucoup de choses dans ces rapports avec l'étranger. Mais il était dans le devoir d'un gouvernement fort, tel que celui de Louis XIV, au moment d'une crise de guerre, d'éteindre ce danger permanent, avec lequel le cardinal de Richelieu avait lutté de toutes ses forces.

II résulte, des papiers d'État, que jamais les huguenots du Languedoc, du Saintonge, du Poitou, du Dauphiné, des Cévennes, n'avaient cessé d'être en rapport avec les églises de Hollande, d'Angleterre, d'Allemagne et de la Suisse[3] ; sous prétexte de maintenir la foi, les ministres de l'Évangile, agents secrets du prince d'Orange, des États de Hollande, des électeurs de Brandebourg, vivaient au sein des populations huguenotes de la France, pour les préparer à la révolte et se joindre aux ennemis de la patrie ; ainsi, la pensée d'établir l'unité de la foi dans la monarchie ne fut pas seulement une résolution pieuse de Louis XIV, ce fut surtout une nécessité politique de la situation, un besoin de la diplomatie pour s'opposer à la Ligue d'Augsbourg.

Il ne fallait pas laisser la guerre civile à ses flancs, quand l'Europe de la réformation se coalisait contre la patrie ; à toutes les époques de crises publiques, les pouvoirs forts et menacés sont dans la nécessité de comprimer à l'intérieur le parti de l'étranger, et de faire une guerre implacable aux opinions dissidentes ; et ceux qui ont étudié l'histoire de la Convention nationale et du Comité de salut public, durant la révolution française, s'expliqueront facilement les mesures que, depuis le cardinal de Richelieu, on avait du prendre contre les calvinistes[4].

Cette nécessité bien reconnue, on comprend qu'il fallait arriver à l'unité de foi dans une époque de guerre toute religieuse où les sectes étaient des partis. Les premiers moyens employés pour arriver à ce but, furent les conversions volontaires ; Louis XIV fil tout ce qu'un gouvernement peut légitimement accomplir, lorsqu'il a un but politique ; il accorda des faveurs et des pensions à tous les nouveaux convertis qui venaient seconder ses projets d'unité : se convertir alors, c'était adhérer aux opinions du pouvoir qui défendait la France, dans un moment de crise suprême et de guerre ; c'était abdiquer les intérêts et les affections de l'étranger, pour se donner tout entier à la patrie ; c'était se séparer de l'Angleterre, du prince d'Orange, pour saluer et seconder la politique de Louis XIV.

Madame de Maintenon favorisa surtout le système des conversions volontaires : n'était-elle pas elle-même une huguenote convertie, appartenant à la vieille lignée calviniste des d'Aubigné ? Son influence devait être grande parmi ses anciens corréligionnaires, pour amener les nouvelles conversions ; elle connaissait bien le parti calviniste : toute la noblesse du Poitou, de l'Anjou, les fils de ces anciens révoltés de la Rochelle[5] ; elle pouvait agir sur eux, devenir la source des grâces, des concessions faites aux nouveaux convertis. A mesure que les temps devenaient plus difficiles, la guerre étrangère plus menaçante, le conseil de Louis XIV dut se résoudre à des mesures plus sévères, plus inflexibles, et il fut nécessaire de prendre, à l'égard du parti huguenot, une résolution qui pût tout à fait le désarmer à l'intérieur, quand la Ligue d'Augsbourg menaçait les frontières de la France.

Lorsque l'histoire vulgaire[6] parle de cet acte de vigueur politique appelé la révocation de l'édit de Nantes, on dirait que l'ordonnance de Louis XIV est une mesure isolée qui se sépare, de l'attitude générale de l'Europe dans la question religieuse, alors toute politique. Or, quels étaient Tes actes du parlement d'Angleterre contre les catholiques et les dissidents ? Que faisait la Hollande quand elle démolissait les églises ? Quelles étaient lés lois de la Suède dans leurs proscriptions odieuses ? Aujourd'hui que l'Europe a changé d'esprit, où l'indifférence religieuse domine, où Ton ne s'occupe plus que des opinions politiques, on ne s'explique pas des mesures de salut public ; mais quand les nationalités, aux XVIe et XVIIe siècles, étaient religieuses, ces mesures trouvaient leur justification ou, si Ton aime mieux, leur explication dans l'esprit même de l'Europe[7]. Il était évident qu'en présence de la Ligue d'Augsbourg, les édits favorables aux protestants, l'édit de Nantes donné par Henri IV, n'étaient plus que la consécration légale d'un état permanent de guerre civile ; or, le devoir des hommes d'État, depuis Richelieu, était d'éteindre ces éléments de révolte. Nous ne concevons pas que des esprits sérieux de notre temps, qui ont vu, depuis 1789, tant de chartes et de constitutions révoquées et tant de résistances brisées par des proscriptions en masse, puissent encore se demander les motifs qui firent révoquer l'édit de Nantes en présence de l'étranger coalisé[8].

La part que prit madame de Maintenon à cet acte fut complètement secondaire ; elle n'était même pas favorable à cette mesure suprême. L'homme d'État qui résolut et scella l'acte de révocation de l'édit de Nantes, celui qui entonna le cantique d'actions de grâces : le Nunc dimittis, ce fut le vieux chancelier Le Tellier, l'esprit haut et politique qui avait hérité des grands principes du cardinal de Richelieu. Le Tellier, dont la probité et la fermeté honorèrent le règne de Louis XIV, celui dont tout esprit de grande politique doit saluer la statue agenouillée sur son tombeau dans l'attitude de la méditation et de la prière[9].

Monsieur le chancelier Le Tellier, dit la chronique du marquis de Sourches, tomba malade dans sa maison de Chaville ; son grand âge faisait appréhender pour sa vie, mais il avait déclaré qu'il la quitterait sans regret puisqu'il était assez heureux pour avoir scellé la déclaration qui allait abolir la religion réformée, et ces grands sentiments obligeaient le public à le regretter encore davantage[10]. Le marquis de Sourches exprimait les opinions de son époque, et nous en sommes tous là. Une grande erreur en l'histoire est de juger, par l'esprit de son temps, les siècles écoulés ; la révocation de l'édit de Nantes excita partout l'enthousiasme en France. Chaque époque a ses rigueurs populaires, et les partis trop souvent, hélas ! procèdent par des proscriptions.

Loin de partager ces idées inflexibles, madame de Maintenon eût préféré les moyens de persuasion et les faveurs particulières accordées aux convertis. Autrefois, elle-même fervente huguenote, elle ne s'était convertie au catholicisme qu'après une longue lutte et une conviction réfléchie ; Louis XIV lui reprochait même d'avoir d'anciennes liaisons avec les huguenots et de conserver quelques-unes de ses tendances pour les formes et les opinions calvinistes. A. peine pouvait-elle lutter contre ces préventions par dés actes fréquents de foi catholique, par des assiduités religieuses à l'église, par la fréquence de ses communions, par ses relations de confiance avec le P. La Chaise, dont il faut reconnaître la modération et le mérite[11].

Le P. François d'Aix de La Chaise appartenait à une famille noble de la province du Forez. Élevé au collège des jésuites de Roanne, fondé par un de ses ancêtres, il en devint un des élèves les plus distingués : à vingt-trois ans il avait été chargé d'enseigner les sciences exactes et la philosophie, et il l'avait fait avec une hardiesse de vues et une libéralité de principes très-remarquée. En correspondance avec tous les professeurs, même protestants, des universités de Halle et de Heidelberg, le P. La Chaise était considéré comme un physicien et un géologue du premier mérite. La plupart des théories modernes étaient déjà pressenties par les travaux du P. La Chaise ; mais ce qui le distinguait surtout parmi les savants, c'était sa science profonde en numismatique. Membre de l'académie des Inscriptions, il contribua au grand ouvrage de Vaillant sur la reconstruction de l'histoire des Séleucides par les médailles, et le célèbre professeur protestant Spon lui dédia son ouvrage si estimé du classement et de l'explication des médailles[12].

Le P. La Chaise était provincial à Lyon lorsqu'il fut désigné pour le poste difficile de confesseur du roi, après la mort du P. Ferrier. Ainsi appelé à la cour, le P. La Chaise s'y montra doux, poli, peu mêlé aux intrigues[13]. Et le médisant Saint-Simon, toujours si opposé aux jésuites, s'exprime ainsi sur le P. La Chaise : Il était d'un bon caractère, esprit droit, sensé, sage et modéré, ennemi de la délation, de la violence et des éclats, il avait de l'honneur, de la probité, de l'humanité ; on le trouvait toujours poli, modeste et très-respectueux ; on lui rend ce témoignage qu'il était obligeant, juste et nullement vindicatif[14]. Tel était ce P. La Chaise que les vulgaires historiens de l'école moderne ont présenté comme un esprit étroit, persécuteur, et le complice de madame de Maintenon dans les mesures de rigueur dirigées contre le parti huguenot ; mesures toutes politiques et qui ne furent l'ouvrage ni de Fun, ni de l'autre[15]. Il y avait même des différences, des antipathies entré ces deux caractères : le P. La Chaise, doux, aimant tout, esprit, cœur de Jésus, comme il le disait, véritable symbole de son ordre ; l'autre sèche, réfléchie, l'école calviniste personnifiée. S'il fallait exactement définir le caractère de madame de Maintenon, on devrait lui assigner une place parmi les jansénistes ; elle en avait l'esprit, le caractère et même le costume. Or, le parti janséniste était à ce moment l'objet d'une attention particulière et d'une surveillance politique que ses démarches justifiaient pleinement.

L'école janséniste était moins française que hollandaise et flamande ; comme les huguenots, elle appartenait au parti de l'étranger ; on ne pouvait nier le grand esprit de Pascal, l'érudition de Nicole, d'Arnauld, de Lancelot, de sainte Marthe, et de la haute majorité de ces solitaires de Port-Royal, austères, si pleins de vertus et d'intelligence ; mais l'agrégation des jansénistes en elle-même était active, intrigante[16], portée à la résistance et à l'opposition. Au moment de cette grande guerre contre l'Europe armée, ce qu'il fallait, te qui était patriotique avant tout, c'était l'unité de sentiments et d'action, afin que les affaires de l'intérieur pussent être fortement conduites sans obstacles et sans embarras. Est-ce ainsi qu'agissaient les jansénistes de Port-Royal, caractères aigres, turbulents, liés avec les savants de la Belgique, de la Hollande, qui s'opposaient à tout et formaient résistance[17].

Dans la révocation de l'édit de Nantes comme dans les mesures prises contre Port-Royal, il ne s'agissait pas de satisfaire l'influence d'un confesseur, c'était la force des choses qui entraînait l'autorité dans cette voie ; et tout pouvoir, dans les mêmes circonstances, aurait été forcé d'agir dans les mêmes conditions. L'histoire moderne le dit assez et le proclame par des exemples : en politique, la tolérance suppose des temps paisibles et satisfaits.

Qu'on cesse donc de déclamer contre la révocation de redit de Nantes : cet édit concédé par Henri IV, constituait l'anarchie permanente en donnant à un parti des places fortes, des garanties qui en faisaient une autorité dans l'État. Quand le pouvoir unitaire fut assez fort, il brisa cet édit et il fit bien ; à cette époque la religion n'était pas seulement une opinion, une croyance ; elle constituait des partis vivaces, énergiques, armés. La France ne pouvait marcher à l'ennemi avec l'anarchie dans son sein : la révolte des Cévennes donna le dernier mot du protestantisme contre Louis XIV. Cependant la justice historique doit reconnaître que la constance de la majorité des calvinistes fut admirable ; la plupart furent de grands cœurs ; et des familles entières préférèrent s'expatrier à travers les montagnes et les précipices, plutôt,que d'abdiquer leur foi[18]. Cette persistance dans les convictions religieuses et politiques, est respectable, héroïque même ; mais les pouvoirs qui ont besoin avant tout de se préserver et de garantir la société, doivent soue vent les sacrifier à une ligne droite et inflexible dans les affaires d'État : c'était ainsi que le cardinal de Richelieu avait mis toute sa puissance d'action à dompter le parti huguenot dans le siège de la Rochelle, siège héroïque où vinrent s'essayer, comme dans une grande joute, les braves et dignes mousquetaires de Louis XIII, et toute la noblesse de France !

 

 

 



[1] C'est à tort qu'à cette époque déjà on lui donne le titre de marquise de Maintenon ; la terre ne fut érigée, je le répète, en marquisat, qu'en 1688.

[2] J'ai donné les pièces originales et diplomatiques dans mon travail sur Richelieu et Mazarin.

[3] J'ai publié dans mon Louis XIV, les rapports des intendants et des ambassadeurs sur les menées du parti huguenot à l'étranger.

[4] Il existe même une extrême ressemblance entre le système des lois portées contre les émigrés en 1792 et les écrits de Richelieu et de Louis XIV contre les calvinistes.

[5] Une partie de la famille d'Aubigné, restée calviniste, s'était réfugiée en Angleterre ; il y en avait aussi dans les nouvelles colonies des îles du Vent.

[6] Il a été publié récemment beaucoup de livres qui, avec la prétention d'être très-sérieux, ont minutieusement calculé ce que la révocation de l'édit de Nantes avait coûté à la France : peu d'écrivains ont vu que cet acte de Louis XIV empêcha le morcellement de notre territoire, décidé par la coalition et la ligue d'Augsbourg.

[7] Voir les pièces justificatives de mon Louis XIV.

[8] La révocation de l'édit de Nantes est du 22 octobre 1685. L'acte fut signé à Fontainebleau.

[9] Michel Le Tellier, chancelier depuis 1677, mourut à quatre-vingt-trois ans, en 1685 ; il a eu l'honneur de deux oraisons funèbres, l'une de Bossuet, l'autre de Fléchier.

[10] Mémoires du marquis de Sourches, 1685.

[11] On a coutume de dire que le père La Chaise fut le conseiller de la révocation de l'édit de Nantes ; il ne prît aucune part à cette mesure arrêtée dans le conseil politique et diplomatique. Tout ce qui a été écrit sur le père La Chaise a été emprunté à des pamphlets hollandais, spécialement à celui-ci : Histoire particulière du père La Chaise, jésuite et confesseur de Louis XIV. Cologne, 1693, in-8°.

[12] Spon, d'origine germanique, habitait Lyon avec le père La Chaise. Son plus remarquable livre est sa dissertation Ignotorum et obscurorum deorum ard. Lyon, 1697, in-8°.

[13] Cette douceur de caractère ne l'empêchait pas d'accomplir son devoir. En 1678, dans toute la gloire de Louis XIV, il lui refusa l'absolution pascale, s'il ne se séparait pas de madame de Montespan. (Note du marquis de Sourches, avril 1685.)

[14] Mémoires de Saint-Simon, 1685.

[15] Plus de six séances du conseil à Fontainebleau furent consacrées à l'examen de l'édit de révocation soumis au parlement qui l'enregistra avec enthousiasme.

[16] Cet esprit du jansénisme explique l'éloge que toutes les oppositions des époques modernes ont fait de Port-Royal et la popularité universitaire de la médiocre histoire d'un écrivain qui touche à tout sans oser rien.

[17] Les plus actifs d'entre les jansénistes s'étaient réfugiés en Hollande.

[18] On peut voir des détails fort carieux dans les Mémoires de l'intendant Foucauld, qui donne le nom des familles calvinistes forcées de s'exiler.