MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

XVI. — DIRECTION DES AFFAIRES PAR MADAME DE MONTESPAN. - LES PLAISIRS DE VERSAILLES ; MADEMOISELLE DE FONTANGES. - MOLIÈRE ET L'AMPHITRYON.

 

 

1685-1690.

 

La guerre hardie et magnifique faite contre la Hollande, aux acclamations de la noblesse, avait soulevé une coalition contre la France : l'Allemagne, l'Espagne, les ducs de Lorraine, déclaraient leurs hostilités ; si l'Angleterre seule, sous les Stuarts, était restée fidèle à l'alliance française, il était très-difficile de croire qu'elle demeurerait longtemps dans ces conditions. Il y avait pour l'Angleterre une question religieuse plus puissante que les autres ; toutes les sympathies étaient pour les sectes hollandaises delà réforme : le parlement devait forcer le roi Jacques II à la guerre, ou bien la couronne serait brisée sur sa tête : tous les esprits prévoyants devaient pressentir ce résultat. En politique, les conséquences d'un fait pour n'être pas immédiates, n'en sont pas moins immanquables[1].

Durant cette guerre, Louis XIV fit presque toujours campagne à la tête de sa noblesse ; la marquise de Montespan qui le lui avait conseillé elle-même, le suivait sous la tente, aux sièges, aux batailles. Le roi aimait la gloire et le bruit des armes : demeurer au milieu de ses gentilshommes, sous la tente, était la vie naturelle et sympathique au roi de France : on faisait un siège, la garnison battait la chamade, après la tranchée ouverte, c'était à qui le premier irait au feu ; les petits cadets de quatorze ans s'exposaient comme de vieux soldats aux mousquetades ; le roi devait être fier d'une telle noblesse[2], qui comptait des invalides de quinze ans ; et c'est pourtant cette noblesse qu'il abaissait au rôle de courtisan. La coutume était alors, sauf dans quelques campagnes exceptionnelles, sous Turenne, de prendre des quartiers d'hiver ; il se faisait une trêve de part et d'autres, on respirait comme dans un duel, lorsqu'il y a fatigue entre adversaires loyaux ; ces quartiers d'hiver donnaient à la guerre quelque chose de moins acharné, de moins sauvage. D'un camp à l'autre, les gentilshommes se donnaient la main, on avait le temps de réparer ses équipages : mousquetaires, chevau-légers, gardes-françaises, régiments du roi, rentraient dans leurs quartiers d'hiver, et la cour revenait à Saint-Germain, à Versailles, plus brillante, plus joyeuse ; il y avait même dans cette suspension d'armes, un entrain de fêtes, une gaîté, une insouciance, qui préludaient aux dangers si prochains d'une campagne que chacun voulait faire avec honneur et avec gloire[3].

La marquise de Montespan et ses nobles sœurs étaient encore les divinités de la cour ! devant elles toute influence s'était effacée ; la duchesse de La Vallière était au couvent des Carmélites ; parmi les ministres, Colbert perdait de son crédit. L'homme d'État considérable, le marquis de Louvois, tête puissante, bras de fer, voyait, au contraire, grandir la sienne avec celle du vieux chancelier Le Tellier[4], depuis le renvoi de M. de Pomponne. La cour prenait un éclat, une grandeur jusqu'alors inconnus ; le roi était en présence d'une puissante coalition, et il voulait la vaincre à la tête de sa noblesse jeune et brave. Cette pensée n'empêchait ni les plaisirs ni les distractions, les travaux de Versailles même se continuaient ; il y avait ce caractère particulier dans l'esprit de la noblesse, qu'elle ne faisait pas de la guerre un sujet de tristesse et de lourds soucis : se battre était son devoir, les armes son métier ; elle se ruinait pour faire ses équipages, pour bien paraître sous les yeux du roi ; de 14 à 70 ans, elle appartenait à son souverain et à la France, à ce point qu'on voyait dans les châteaux, je le répète, de petits invalides de 18 ans, sous les drapeaux fleurs-de-lysés, à côté des vieillards blanchis par l'âge. C'était tellement dans les mœurs que nul ne s'en plaignait[5], ni même ne s'en apercevait : c'était le devoir.

Les travaux suivis avec persévérance an château de Versailles, s'achevaient avec rapidité ; les jardins étaient finis ; on les peuplait de statues, de bassins, de bosquets et de portiques. En descendant le grand escalier de marbre, on passait à travers les groupes en bronzes de Silènes, Antinoüs, Apollon et Bacchus pour aboutir au parterre d'eau ; à gauche, Mansard construisait l'Orangerie ou l'on apportait déjà les orangers de Fontainebleau, ces vétérans des jardins dont quelques-uns dataient du connétable de Bourbon[6]. Le régiment Suisse creusait sa pièce d'eau[7] tandis qu'au nord les gardes-françaises achevaient le vaste bassin de Neptune ; les eaux ne commencèrent à jouer que quelques années après les constructions (1685). Le Nôtre ordonnait le bassin de Latone et dessinait le tapis vert ; le bosquet qui prit le nom de salle de bal, à cause des premières fêtes données par Louis XIV ; là venaient jouer et se reposer les enfants de France[8]. Plus tard, monseigneur (le Dauphin), le grand poursuiveur de loups, y donnait ses repas de chasse ; les hauteurs boisées de Parts étaient remplies de bêles fauves qui désolaient les campagnes ; monseigneur le Dauphin, le hardi capitaine de louveterie, les en délivra pour toujours ; infatigable dans ce noble métier, il avait soixante couplets de chiens, chacun un collier de fer aigu au cou, afin de repousser les dents de carnassiers, et ainsi armés, les molosses défiaient le loup dans une lutte corps à corps.

On exécutait, d'après Mansard, cette charmante salle de marbre et de verdure, appelée les colonnades, ornée de portiques comme dans la Rome des Césars : les Nymphes, les Naïades, les Syrènes se groupaient autour de Proserpine, l'œuvre de Girardon, l'artiste mythologique. Partout respiraient les divinités de l'Olympe, Vallée de Flore et de Cérès, les bains d'Apollon : une nymphe tenait une amphore sur laquelle était ciselé le passage du Rhin, l'autre un bassin de marbre rose, une autre lavait les pieds d'Apollon d'essences odorantes, une autre ornait de fleurs sa chevelure divine[9].

Le dieu, se reposant sous ces toutes humides,

Est assis au milieu d'un chœur de Néréides[10].

Ainsi le parc et le jardin, ces grandes merveilles du château de Versailles s'achevaient, tandis que les bâtiments, les galeries étaient en pleine construction. Déjà ces galeries étaient assez avancées polir qu'on pût donner des fêles, et le Mercure de France en écrit la description avec un soin particulier : Cette année on joua plusieurs pièces à la cour, et parmi elles, le mariage de Bacchus et d'Ariadne. Les poésies en ont paru fort agréables, et les chansons en ont été faites par le fameux sieur de Molière dont le mérite est si connu ; la pièce est de l'auteur des Amours du Soleil qui firent tant de bruit l'année dernière et qui, cette année, ont encore occupé le théâtre pendant deux mois. Je ne vous dirai rien à l'avantage de ces pièces, l'auteur est trop de mes amis et les louanges que je lui donnerais paraîtraient suspectes ; l'autre pièce est une tragédie intitulée Bajaxet, qui passe pour un ouvrage admirable ; et, vous n'en douterez pas quand vous saurez que cet ouvrage est de monsieur Racine, puisqu'il ne part rien que Je très-élevé de la plume de cet illustre auteur ; le sujet de la pièce est turc, à ce que rappelle l'auteur dans sa préface[11].

Au milieu de ces fêtes, un astre nouveau s'était levé sur Versailles avec un tel éclat qu'il avait tout éclipsé de ses rayons ; c'était encore une des filles d'honneur de Madame, d'une beauté admirable, Marie-Angélique de Fontanges, alors à 17 ans[12]. Cette merveille fut produite par madame de Montespan elle-même qui pouvait craindre sa jeunesse, sa beauté, et jamais son esprit ; le roi qui était à cet âge ou l'on recherche comme un dernier reflet de la vie une passion jeune et gracieuse, s'éprit de madame de Fontanges ; tout se fit, désormais, par la volonté et les coquetteries de la jeune favorite ; elle fut la souveraine un peu marbre et ivoire, chantée par les courtisans, et madame de Montespan fut inquiète un moment de ravoir trop louée. Il ne fut plus parlé alors à la cour que de la belle de Fontanges, et toutes ses volontés furent des ordres ; on porta des cheveux à la Fontanges et ceci à la suite d'une extrême galanterie du roi. La cour était en chasse ; mademoiselle de Fontanges à cheval courait à bride abattue dans la forêt de Fontainebleau, lorsque ses cheveux se dénouèrent en tourbillon comme des épis d'or sur ses épaules ; elle demanda du ruban et se fit elle-même une coiffure simple, élégante, que le roi la pria de porter durant toute sa chasse. Ce fut assez pour que chaque dame de la cour portât les cheveux à la Fontanges, et madame de Sévigné écrivit à sa cousine pour se plaindre de cet engouement de la nouvelle coiffure qui appelait des soins infinis et quelquefois le sacrifice de sa chevelure naturelle[13].

Mademoiselle de Fontanges bientôt devint mère et le sérail du maître s'accrut d'un nouvel enfant mort presque aussitôt ; cette couche fut si laborieuse que la jeune fille perdit une partie de son éclat, et, avec ses attraits, l'amour passionné du roi. Madame de Montespan semblait seule conserver le privilège de garder sa beauté et, au-dessus encore de sa beauté, l'esprit qui survit à toutes choses et les grandes manières qui plaisent toujours. Mademoiselle de Fontanges fut punie par Dieu de son orgueil qui gardait peu de mesure : elle mourut dans la retraite à moins de vingt ans[14], à l'abbaye des religieuses du Port-RoyaL Si, comme la Bérénice antique, sa chevelure ne fut pas changée en constellation, la mode des fontanges survécut comme une élégance et un caprice de la beauté.

Ces tristes scandales de la cour étaient toujours expliqués, encouragés, adulés par les poètes flatteurs de tous les pouvoirs ; il ne faut jamais séparer la littérature d'une époque, des idées et des intérêts qui rayonnent autour d'elle, et parmi les platitudes du génie pu de l'esprit qui favorisèrent les mauvaises tendances du siècle, il faut placer la comédie d'Amphitryon. Jupiter s'introduit chez Amphitryon auprès d'Alcmène ; il daigne s'abaisser jusqu'à une simple mortelle et de cet amour doit naître Hercule[15]. N'est-ce pas l'histoire de Louis XIV avec ses maîtresses ? A travers toutes les impiétés railleuses de l'école d'Épicure et de Gassendi sur les dieux, Molière marche libre et droit à cette maxime : Quand l'amant est le monarque (le Dieu), le mari doit se taire. Sosie, cette véritable incarnation du matérialisme, s'écrie :

Le véritable amphitryon est l'amphitryon où l'on dîne ;

Et quand Jupiter annonce que de son union avec Alcmène naîtra Hercule :

Chez toi naîtra un fils qui, sous le nom d'Hercule,

Remplira de ses faits tout le vaste univers[16].

Sosie ajoute :

Le grand Dieu Jupiter nous fait beaucoup d'honneur.

Et sa bonté, sans doute, est pour nous sans seconde ;

Il nous promet l'infaillible bonheur

D'une fortune en mille biens féconde,

Tout ceci va le mieux du monde ;

Mais enfin coupons court aux discours,

Et que chacun chez soi doucement se retire,

Sur telles affaires toujours,

Le meilleur est de ne rien dire.

L'entendez-vous cette leçon du vice ? le meilleur est de ne rien dire. Moquerie dure sur le marquis de Montespan qui osait gémir et se plaindre ; les fils nés de Jupiter et de sa femme, seront des Hercule ; il ne peut rien demander de plus !

A cette époque se joue sur le théâtre cette pièce immorale que Molière intitule : Georges Dandin, flétrissure jetée sur le mariage ; la femme et l'amant sont des personnages charmants, aimables. Il n'y a d'intérêt que pour eux et sur eux : Georges Dandin est trop heureux d'être trompé. De quoi s'avise-t-il donc ? d'être jaloux de sa femme, de vouloir qu'elle soit à lui tout seul ; c'est un impertinent, et monsieur le vicomte lui fait trop d'honneur[17]. Ainsi Molière fait parler ses personnages et la cour applaudît.

Boileau, cet autre flatteur des mauvaises passions et des vices de Louis XIV, cet enfant maussade de la Bazoche licencieuse, publiait une aussi satire contre les femmes, c'est-à-dire contre le mariage, cette sainte institution au point de vue chrétien et social : c'était, pouvait-on dire, une servile imitation de Juvénal, loin encore de l'énergie du modèle :

Mox, lenone suas jam demittente puellas

Tristis abit, et quod potuit, tamen ultima cellam

Clausit, adhuc ardens rigidæ tentigine vulvæ

Et lassata viris, sed non satiata recessit[18].

On ne pourrait traduire littéralement ces vers d'une lascivité païenne ; mais Juvénal s'adressait à la société polythéiste, à cette Rome aux mœurs infâmes et débauchées, à cette société de lupanars et de Messaline, tandis que Boileau parlait du mariage chrétien. Et cependant il osait dire aux pères de famille :

Quelle joie, en effet, quelle douceur extrême

De se voir caressé d'une épouse qu'on aime,

De s'entendre appeler petit cœur ou mon bon,

De voir autour de soi croître dans sa maison,

Sous la paisible loi d'une agréable mère.

Des petits citoyens dont on croit être père[19].

Celte odieuse morale n'était-elle pas la destruction de la famille ? Quel était donc le but de ce satyrique railleur en arrachant au cœur de l'homme la sainte croyance de la paternité, si ce n'est de flatter encore les amours de Louis XIV ? de dire au roi : Osez tout, les maris seront trop heureux de vous complaire : à vous la volupté, à eux le ridicule et les douleurs profondes.

 

 

 



[1] Voir mon Louis XIV.

[2] Gazette de France, 1685, 1690.

[3] Lettres de madame de Sévigné ; elles nous font connaître le véritable esprit de cette noblesse.

[4] Le Tellier avait alors 75 ans.

[5] Correspondance de Bussy-Rabutin, 57.

[6] Le plus ancien des orangers s'appelait le Grand-Bourbon ; il avait été donné en 1531 par le duc de Bourbon.

[7] Elle fut achevée en 1679.

[8] Un vieux tableau reproduit la veuve Scarron, conduisant mademoiselle de Blois à la salle de bal dans le jardin du Versailles.

[9] Apollon sous les traits de Louis XIV ainsi que je l'ai dit.

[10] La Fontaine, Épître 7.

[11] Mercure de France, 1679.

[12] Mademoiselle de Fontanges, était née en 1661, d'une ancienne famille du Rouergue ; Javraille de Rousselle.

[13] Lettre de madame de Sévigné à madame de Coulanges, 1679 ; il y règne un peu de jalousie de la vieille mode contre la nouvelle.

[14] Le 28 juin 1681.

[15] Et chez nous il doit naître un fils de très-grand nom. (Amphitryon, dernière scène).

[16] Jupiter (Louis XIV) ajoute :

Tu peux hardiment te flatter

De ces espérances données.

C'est un crime que s'en douter ;

Les paroles de Jupiter

Sont des arrêts des destinées.

[17] Georges Dandin, acte 3, scène IV.

[18] Juvénal, Satire VI, vers 127.

[19] Boileau, Satire X.