MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

XIV. — SOUVERAINETÉ DE MADAME DE MONTESPAN. - RETRAITE DE MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE. - PRISE DE VOILE.

 

 

1680—1685.

 

La marquise de Montespan était traitée en souveraine ; on le savait à la cour et tous les hommages venaient à elle ; la marquise soutenait ce rang par son incomparable beauté et surtout par cet esprit railleur et charmant qui savait plaire au roi et se renouveler sans cesse ; aucun courtisan n'échappait à la critique médisante de madame de Montespan ; elle savait les saisir par le côté ridicule ; et Louis XIV, qui avait le grand défaut de la raillerie — la faveur de Molière vint d'avoir admirablement servi cette causticité[1] —, aimait à entendre la belle marquise, après la présentation de l'Œil-de-Bœuf, caricaturer chaque personnage avec ses petits défauts, et ses petits vices, sa figure et sa tournure. Madame de Montespan était fort blessante, mais son esprit et sa faveur faisaient tout passer. Cette faveur se manifestait par les grâces qu'elle obtenait pour sa famille ; on a déjà vu tout ce qu'elle avait fait pour le duc de Vivonne, son frère, fort méritant au reste[2] ; elle faisait donner par le roi aux Mortemart 800.000 livres pour payer leurs dettes et de plus 600.000 livres comme présent de noces au duc de Vivonne (un Mortemart encore), lorsqu'il épousa mademoiselle de Colbert.

La toute-puissance de madame de Montespan était trop souverainement établie pour qu'il y eût longtemps place encore pour mademoiselle de La Vallière, à cette cour sous la domination impérative d'une favorite hautaine, capricieuse et jalouse. La duchesse, qui avait obéi aux ordres du roi, en quittant pour la seconde fois le couvent, s'était trouvée à la cour dans une position fort délicate et qu'un noble cœur ne pouvait longtemps supporter. Louis XIV l'avait parfaitement traitée ; il cherchait souvent avec elle des entretiens particuliers, et le roi aimait avec idolâtrie ses deux enfants : mademoiselle de Blois el le comte de Vermandois, élevés pour ainsi dire sous ses yeux à la cour. Mais cette situation polie et un peu froide n'était pas celle que pouvait espérer, désirer, mademoiselle de La Vallière qui avait gardé tous ses souvenirs de passion ardente aux bosquets de Versailles. Il y avait une situation plus insupportable encore, la duchesse de La Vallière et madame de Montespan étaient deux anciennes tendres et bonnes amies[3] : la jeune Athénaïs de Tonnay-Charente avait été la confidente de Louise de La Vallière ; maintenant elle prenait sa place. Que de larmes dévorées en secret malgré la résignation la plus grande et la volonté la plus puissante de beaucoup souffrir : il y avait souvent des reproches, des mots blessants, de durs souvenirs et d'amères réminiscences.

Cette situation devint si insupportable que la duchesse de la Vallière tomba gravement malade, elle reçut pieusement les Saints-Sacrements et quelques traditions portent à penser que dès sa convalescence, la duchesse résolut de se consacrer à Dieu. On reporte à cette époque la rédaction d'un petit livre attribué à mademoiselle de La Vallière sous ce titre : Réflexions sur la miséricorde de Dieu[4]. On peut justement douter que mademoiselle de La Vallière ait écrit ce petit opuscule ; mais il est incontestable que Fauteur a pris pour point de départ les sentiments et la situation de mademoiselle de La Vallière, afin de traiter cet immense sujet de la miséricorde de Dieu, qu'une âme aimante explique et comprend dans sa grandeur infinie[5]. Ce livre n'est pas une de ces confessions personnelles, vaniteuses ou ordurières comme le dix-huitième, siècle, en inspira aux philosophes égoïstes, aux poètes orgueilleux ; mais une de ces révélations intérieures des douleurs et des désabusements de l'âme pécheresse ; tout est vide dans l'amour si ce n'est dans celui de Dieu ; il faut donc tout attendre, tout espérer de sa miséricorde. On dirait ce livre écrit ou inspiré par Fénelon à son entrée dans le monde.

Ici une question très-grave peut se présenter pour l'historien catholique ; comment des évêques d'une grande piété et d'une immense lumière, tel que Bossuet, Bourdaloue, Fléchier, Fénelon, pouvaient-ils rester au milieu de cette cour ou régnaient l'adultère et la concupiscence, les mauvais désirs et de tristes scandales ? ne valait-il pas mieux imiter les solitaires de Port-Royal, réfugiés dans le désert pour gémir sur les dissolutions de la nouvelle Alexandrie, et faire leur salut ? Les évêques avaient autrement compris leur devoir. Le catholicisme n'a jamais rien d'inflexible, de désespéré ; il croit toujours au repentir et il l'attend ; si les évêques et les confesseurs avaient brusquement rompu avec la cour de Louis XIV, auraient-ils pu agir sur son esprit avec autant de persistance, pour l'amener ensuite au repentir ? et c'est en quoi l'esprit des jésuites différait de celui des jansénistes ; les jésuites espéraient tout, et ne brusquaient rien ; les jansénistes croyaient trop à la grâce individuelle, à l'inspiration solitaire, à l'éternité des peines, au petit nombre des élus : pour eux, point de Madelaines repentantes, point de ces tristes et douces pénitentes qui toi ou tard viennent pleurer leurs fautes au pied des autels : ils n'aimaient que les consciences fermes et décidées, rares exceptions.

Les grands évêques restaient donc à la cour, malgré ces scandales, parce qu'ils s'y donnaient une maison à remplir : ils savaient que dans l'âme de tous ces hommes passionnés et de toutes ces femmes pécheresse[6], il y avait deux parts bien distinctes : celle de l'entraînement et de la fougue des passions ; puis la croyance, l'aiguillon du remords, la foi et la crainte que l'autre vie de récompenses et de châtiments inspirait à tous ; ils ne désespéraient jamais de la conversion du pécheur, de ce besoin du salut qui était dans toutes les âmes, et les dogmes catholiques avaient pour cela des grâces infinies. Il y avait pour perpétuer ces solennelles conversions et ces repentirs, le carême, les Pâques, l'Avent de Noël, sans compter les époques extraordinaires, telles que le jubilé ; dans ces temps de pénitence, les prédicateurs, les confesseurs reprenaient tout leur ascendant. Si l'Avent était prêché par Bourdaloue devant le roi et la cour, si le carême était annoncé par Bossuet, des paroles graves retentissaient jusqu'au fond des entrailles de l'auditoire ; elles obtenaient presque toujours de bons résultats, un hommage à la morale par la cessation au moins momentanée des scandales[7] : si les passions mauvaises remportaient encore, les coupables se souvenaient de leur salut ; plus tard l'Église reprendrait ces âmes égarées : elle ne désespérait pas d'elles. Nulle occasion n'était perdue pour les évêques : une oraison funèbre racontait la vie tout entière de celui qui était là, étendu dans le sépulcre, et du sein delà mort, s'élevait le cantique da repentir ; le cadavre secouant son linceul venait dire les vanités de la chair. Fléchier, Bossuet surtout, étaient admirables dans ces oraisons funèbres qui osaient châtier tous ces coupables grands et petits. Une prise de voile était encore l'occasion d'un de ces admirables tableaux des plaisirs impuissants du monde pour produire le bonheur, et de ces mille voix célestes de la vertu qui entraînaient l'innocence vers les joies infinies de la solitude et de la piété, ou au bonheur de la pénitence.

Ce fut dans ces pieuses pensées que madame la duchesse de La Vallière se résolut d'entrer définitivement en religion ; depuis longtemps cette volonté était au fond de son âme, c'était avec joie qu'elle était venue se réfugier au couvent de Chaillot. Cette fois, ce ne fut pas seulement une pensée de solitude, mais la volonté définitive de se consacrer à Dieu, généreuse et forte résolution : elle s'en ouvrit confidentiellement non pas à un religieux, à un confesseur, mais à un vieux soldat, à un ami de sa famille, à un de ces hommes de guerre, qui tout en combattant avec honneur les ennemis de leur pays, donnaient leurs pensées[8] à Dieu. Le maréchal de Bellefond encouragea cette résolution. La duchesse de La Vallière était libre, sans liens de famille : ses enfants, le roi en aurait soin : le maréchal ne combattit même pas l'idée de prendre le voile dans l'ordre le plus austère, les Carmélites de la rue Saint-Jacques : un soldat comprend les sacrifices au devoir[9].

Les carmélites étaient soumises à la même règle que les Carmes dont elles étaient une émanation, ordre sublime qui se consacrait à la médecine des pauvres, à la guérison des épidémies, à toutes les misères humaines, à l'ensevelissement des morts. La société ne sait pas tout ce qu'elle a perdu par la suppression des ordres religieux : aux grandes douleurs, ils donnaient la paix de l'âme ; le monastère évitait le suicide aux cœurs désolés ; les religieux enseignaient gratuitement les pauvres, ils ne pouvaient rien posséder en propre nom, tout était en commun ; philosophes pratiques, ils avaient le grand dédain des richesses, et leurs vœux étaient la pauvreté ; les carmes, les capucins, tous ces bons hommes, étaient les serviteurs, les serfs du peuple ; ils le guérissaient avec leurs eaux merveilleuses et leurs simples : frères d'hôpital, chirurgiens, praticiens, ils étaient partout, accomplissant les devoirs les plus vils, sans autre salaire que le service de Dieu[10].

Les Carmélites avec la même règle des ordres mineurs, étaient vouées à la méditation et à la prière ; elles s'abstenaient de viande : le jeûne absolu était prescrit trois fois par semaine (le jeûne, l'abstinence qui rappelaient à tous les douleurs du pauvre). Levées au son de la cloche à trois heures pour matines, leur sommeil n'allait pas au delà de quatre heures ; elles portaient des vêtements de bure sur la chair et quelquefois un dur cilice ; quand le peuple souffrait tant de privations, n'était-il pas utile que les grands vinssent apprendre dans le cloître ce qu'il y a d'angoisses dans la faim et la souffrance ? Aujourd'hui nous sommes tous des orgueilleux et des épicuriens égoïstes qui ne pouvons comprendre le sacrifice ; pour beaucoup le ventre c'est l'âme.

On peut lire dans la correspondance de mademoiselle de La Vallière et du maréchal de Bellefond, à travers quelles hésitations, à travers quelles inquiétudes passa mademoiselle de La Vallière avant d'arriver à sa résolution définitive : ces lettres révèlent l'âme tendre, affectueuse qui suit une irrésistible vocation.

Saint-Germain-en-Laye, 6 décembre 1673. — Vous serez surpris d'apprendre par d'autres que par moi, les bruits qui courent dans le monde sur ma retraite aux Carmélites, cela est public depuis dix ou douze jours sans que j'aie rien fait que ce que vous avez vu avant votre départ. Je crois que Dieu l'a permis pour me mortifier : on me fait mille difficultés sur le temps qui me paraît long ! Et que j'ai d'impatience de voir arriver le moment. Je vous jure que j'agis de bonne foi, et je me sens, par la grâce de Dieu, plus ferme, plus touchée que jamais.

11 janvier 1674. — J'ai été si mal depuis Noël de ces importunes vapeurs dont vous avez entendu parler à nos amis, que je n'étais pas en état de former deux lettres de suite ; j'avais le cœur si troublé et l'esprit si abattu que j'étais honteuse de moi-même et me voulais mal de me trouver assez capable d'être réduite à cette extrémité par le chagrin que le monde me croyait. Cependant j'ai souhaité avec la même ardeur, l'exécution de mon dessein, et le cœur n'a pas changé un moment, quoiqu'il se soit trouvé sensible aux traitements différents que l'on éprouve ici. Toujours dominée par la malheureuse habitude de pécher sans aucune vertu, j'ai toutes les faiblesses d'esprit et du cœur. Mes affaires n'avancent point si je ne trouve aucun appui des personnes de qui je devais en attendre ; il faut que j'aie la mortification d'importuner le MAÎTRE, et vous savez ce que c'est pour moi : le monde à ce que l'on dit désapprouve mon procédé, mais j'aurai grand tort de m'en plaindre : pourquoi le monde m'épargnerait-il quand je n'ai pas craint d'offenser Dieu à la face du monde. Je vous avouerai cependant, que j'y suis sensible, et si vous étiez ici vous me seriez d'une grande consolation. Je sens tout le besoin, que j'ai de vous. Recommandez-moi du moins à Dieu ; j'attends tout de sa bonté ; il m'a trop fait de grâce pour m'abandonner.

Versailles, 8 février 1674. — Vous craignez pour moi et vous avez raison puisque je suis encore ici. Que voulez-vous ? Je suis la faiblesse même ; cependant je travaille à sortir du péril, c'est peut-être trop cordialement, je le dis à ma honte, mais je vous assure que c'est de bonne foi et avec dessein que ce soit au plus tôt. J'arrive des Carmélites : on y prie pour vous et pour moi, et c'est de là que nous devons attendre notre secours : je n'ai plus la hardiesse de vous rien dire de moi-même ; je suis trop méprisable pour que je puisse écouter les avis que je pourrai donnerai je renonce à le faire jusqu'à ce que j'ai prêché l'exemple.... Je suis au désespoir de me voir si peu avancée, et vous ne sauriez me faire plus de honte que je ne m'en fais en moi-même. Je suis cependant plus affermie que jamais, et quand on me donnerait toutes les grandeurs du monde je ne les changerais pas contre l'envie seule d'être Carmélite ; je ne tiens au monde que par un fil ; aidez-moi à le rompre. J'ai de la sensibilité et l'on a raison de vous dire que mademoiselle de Blois m'en a beaucoup inspiré. Je vous avoue que j'ai eu de la joie de la voir jolie comme elle l'était ; je m'en faisais en même temps un scrupule, je la vois avec plaisir, je la quitterai sans peine. Accordez cela comme il vous plaira, mais je le sens comme je vous le dis. Il faut que je parle au Roi, voilà toute ma peine. Quitter la cour pour le cloître ce n'est pas ce qui me coûte : mais parler au Roi, oh ! voilà mon supplice. Je m'expose à vous telle que je suis, ne m'en aimez pas moins, je vous prie, et que la pitié fasse en vous sur mon sujet, ce que l'estime en moi fera sur le vôtre.

Enfin mademoiselle de La Vallière affronta toute crainte ; elle en parla au Roi. — Cette fois Louis XIV ne s'opposa plus à la prise de voile de mademoiselle de La Vallière : il y avait chez le roi des tendances vers la piété ; peut-être aussi était-il flatté dans son orgueil que celle qu'il avait connue jeune fille, pure et chaste, n'eut que deux passions dans sa vie ; après le roi, Dieu. Toute la cour applaudit donc à celte résolution, qui fut définitivement prise par mademoiselle de La Vallière[11] : prosternée aux pieds de la reine, elle lui demanda tout haut pardon, devant toute la cour, de ses offenses et de ses convoitises. Touchant spectacle, que notre siècle ne peut comprendre et encore moins admirer !

La reine voulut elle-même assister à la profession de la duchesse de La Vallière, qui l'avait tant offensée, et l'éloquent abbé de Fromentier[12] fit le premier sermon, pour la prise du voile blanc. Il était réservé à Bossuet[13] d'achever l'œuvre ; ce spectacle de grande pénitence et de repentir al, lait à sa puissante parole ; elle devait émouvoir par l'aspect des exemples et des leçons tous ceux qui restaient dans les ivresses de la chair, et pour le roi lui-même, que les poètes flattaient dans ses vices, quel avertissement ! L'époque de la prise de voile de mademoiselle la duchesse de La Vallière commence le repentir au milieu de cette cour oublieuse des lois éternelles de la morale. Il était temps !

 

 

 



[1] Louis XIV disait que Molière forçait. On a beaucoup parlé du déjeuner de Molière. Je crois que ce fut un grand sarcasme jeté à la noblesse que le roi prenait à plaisir d'humilier.

[2] Le duc de Vivonne était une des plus braves épées sur terre et sur mer ; il fut nommé maréchal de France en la promotion de 1682.

[3] Madame de Caylus, dit dans ses Souvenirs, que souvent elles pleuraient ensemble.

[4] Cet opuscule parut pour la première fois en 1680 sans nom d'auteur. Réflexions sur la miséricorde de Dieu par une dame pénitente.

[5] L'opinion des bibliographes considérables est que ce livre n'est pas de mademoiselle de La Vallière, quoique depuis il ait été publié sous son nom.

[6] Il faut en excepter la société systématiquement impie des Vendôme et de l'Hôtel-du-Temple, de Ninon et du Marais.

[7] Louis XIV se séparait presque toujours de ses affections illégitimes dans les grandes solennités de l'année : pour la religion, il y avait là de l'espoir.

[8] Le marquis de Bellefond avait été ambassadeur à Madrid et à Londres en 1670. Il avait commandé en chef l'armée dans la campagne de Hollande et de Catalogne, et fut fait maréchal de France en 1668.

[9] Voyez correspondance de mademoiselle de La Vallière et du maréchal de Bellefond, publiée par l'abbé Le Queulx, Paris, 1767.

[10] Tous les ordres mineurs étaient consacrés au service des pauvres ; ils ne pouvaient accepter aucun salaire, même en présent. On peut voir encore ce qu'étaient les ordres religieux par quelques débris qui restent encore : les sœurs de charité.

[11] La prise de voile de mademoiselle de La Vallière est de l'année 1675 ; elle avait 31 ans et dans toute la puissance de la vie.

[12] Il fut depuis évêque d'Aire.

[13] Bossuet était alors seulement évêque de Condom.