MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

XIII. — LE CHÂTEAU DE VERSAILLES. - LES PREMIÈRES FÊTES DU ROI.

 

 

1680-1685.

 

Versailles avait été commencé par ses splendides jardins, dessinés sous le pavillon de chasse de Louis XIII. Dans le parc respirait l'histoire des amours de Louis XIV et de mademoiselle de La Vallière ; le roi en avait conçu la pensée, lors de la fête donnée par Fouquet dans le château de Vaux ; il avait essayé les premiers effets du parc et des jardins, dans ces palais de fleurs et d'eau qui furent appelés l'Île enchantée.

Le Nôtre fut chargé de dessiner un jardin sous les yeux du roi même, les bâtiments neufs durent s'élever sur la hauteur comme une addition au rendez-vous de chasse : Au pied de ces bâtiments, de vastes escaliers de marbre conduisaient d'un côté à la pièce de Neptune, et de l'autre à la pièce d'eau[1] que creusait le régiment des suisses. Au bas de l'orangerie, une pièce d'eau tranquille, où se miraient les cygnes : des orangers, des grenadiers, des citronniers en fleurs, abrités par les bois de Satory ; au centre, une vaste allée, terminée par un lac ou canal pour les fêtes aux flambeaux ; de droite et de gauche, un parc semé d'allées et de bosquets. On pouvait remarquer une Diane chasseresse en marbre ionien ; ses traits reproduisaient mademoiselle de La Vallière, le roi, voulant rappeler ces mystérieux rendez-vous de Versailles, avec la jeune fille, qui chaste comme Diane, avait lancée ses traits et s'était retirée dans les solitudes profondes. Les jardins de Versailles étaient un mythe ou plutôt une idylle royale récitée en l'honneur de Louis XIV et de mademoiselle de La Vallière[2]. L'idée païenne respirait sur ce marbre, elle se révélait dans le groupe admirable du bain d'Apollon sous les traits du roi Louis XIV. Les nymphes reproduisaient les atours de ces divinités qui servaient ses amours et ses caprices : le dieu du jour est servi par ses nymphes favorites, qui le baignent dans les parfums[3].

Les bâtiments neufs de Versailles se ressentaient partout de la vie glorieuse de madame de Montespan ; si les parcs, les jardins, les bosquets respiraient l'amour, le palais était dessiné pour la gloire, comme un poème épique tout entier qui se développait progressivement. Lorsque Mansard fut chargé d'en dessiner les bâtiments, il voulait d'abord renverser le vieux château de Louis XIII, pour être plus libre dans sa splendide construction. Le roi s'y opposa ; il ne voulut pas briser les traditions, mais les développer seulement, sous les idées nouvelles qu'il s'était faites de la monarchie : Louis XIII était son père et son prédécesseur ; il voulait dépasser sa gloire, mais il ne voulait pas effacer le souvenir du roi de France.

D'après le plan arrêté par Mansard, il devait y avoir d'abord un vaste bâtiment au centre destiné aux appartements du roi ; en opposition a toutes les formas des châteaux de Henri IV et de Louis XIII, qui consistaient en un grand pavillon, deux ailes et deux autres pavillons en la forme des Médicis, comme le palais ducal de Florence ; Mansard avait conçu un plan de grandeur et d'adulation qui tenait aux idées presque idolâtres que Louis XIV se faisait alors delà royauté. Un splendide bâtiment à colonnes artistiquement décorées qui avançait sur la terrasse, était destiné au roi seul et à son service ; les appartements des favorites étaient dans le petit escalier ; le lit de S. M. était placé de telle manière que les premiers rayons du soleil levant devaient saluer le roi. Louis XIV n'avait-il pas le soleil pour devise ? En arrière de ce premier palais, deux immenses ailes destinées à la cour, salle des gardes, œil de bœuf, logement des capitaines, premiers gentilshommes, gouverneur du château. Les appartements de la reine étaient dans le bâtiment du centre, de plain-pied avec ceux du roi ; ils avaient une égale splendeur[4], mais peu de communications si ce n'est en cérémonie.

Les artistes qui devaient concourir à l'œuvre de Louis XIV étaient nombreux et d'un mérite hors ligne ; j'ai cité déjà Le Nôtre pour les jardins ; Mansard pour les bâtiments ; Lebrun pour les peintures héroïques, les batailles d'Alexandre et de Pyrrhus, les guerres colossales de Constance et de Maxence ; avec ce grand artiste, on pouvait compter Mignard, Philippe de Champagne, dont les portraits sont incomparables ; Jouvenel, Houasse, Audran : et pour la sculpture, Coisevox, Girardon, Marsy, Reguaudin, et le grand Puget ; puis à ces noms si connus, il faut en ajouter deux autres aussi grands parmi eux, car ils ne furent que de simples ouvriers ; Rennequin et André-Charles Boule.

Swalm Rennequin, liégeois, dont les biographes français ont fait Rennequin, fils d'un charpentier, qui ne savait ni lire ni écrire, avait fait son éducation d'ouvrier chez son père, habile à construire des machines destinées à l'écoulement des eaux dans les mines de charbon de terre, les houillères et les tourbières[5] ; il y avait acquis une telle perfection, avec une renommée si grande, que Louis XIV le fit appeler à la cour pour lui confier la construction d'une machine hydraulique, qui pourrait donner de l'eau aux vastes jardins de Versailles. Rennequin venait de conquérir une célébrité nouvelle par la construction d'une machine au château de Moldave, près de Liège, qui élevait l'eau à 250 pieds au-dessus de son niveau ; le roi espérait donc que Rennequin donnerait la vie aux merveilles d'eaux qui entraient alors dans les splendeurs de toutes les décorations des parcs et des jardins. L'œuvre commença avec un incontestable succès par le barrage de Bougival et de Louveciennes ; ces chutes mettaient en mouvement trois étages de pompes, qui lançaient des jets, d'abord dans un vaste réservoir en forme de tour, à 476 pieds au-dessus de la rivière, et de celte tour par une pente naturelle, les eaux portées à travers l'aqueduc monumental de Marly, les conduisaient jusqu'à Versailles, pour se répartir dans le réservoir[6]. Cette œuvre considérable, un simple ouvrier l'avait accomplie ; et l'on remarquera que toutes les conceptions de génie viennent des artisans ; les savants de profession ne sont que des théoriciens stériles, qui expliquent ou analysent l'œuvre, après que le talent solitaire du travailleur l'a devinée et accomplie.

C'était encore un simple ouvrier que Charles Boule, fils d'un ébéniste du faubourg Saint-Antoine, le merveilleux créateur[7] de ces meubles qui peuvent à peine se payer avec de l'or ; les véritables Boules, aujourd'hui si rares, sont un mélange de bois de l'Inde, du Brésil, ivoire, cuivre, quelquefois de l'argent et de Tor incrustés avec tant d'art qu'on y voit des fruits, des fleurs, des portraits, même des batailles, une sorte de tapisserie des Gobelins sur métaux. Boule fut chargé de meubler Versailles sans limites de dépenses et sans prix convenu. Le roi, pour le récompenser, le nomma graveur des sceaux, avec 2.500 livres de traitement. André-Charles Boule, que les lettres patentes du roi qualifiaient : d'écuyer, de sculpteur en mosaïque, inventeur de chiffres, était anobli par Louis XIV, de préférence à ces théoriciens qui peuplaient les académies.

Versailles était loin d'être achevé que déjà Louis XIV venait s'établir dans le pavillon du centre, placé au soleil levant, qui idéalisait la puissance royale. La marquise de Se vigne, qui vint visiter Versailles, en 1674, retrace le tableau de la cour à cette époque[8]. Je fus samedi à Versailles avec les Villars : à sept heures, le roi, la reine, Monsieur, Madame, Mademoiselle, tout ce qu'il y a de princes connus, madame de Montespan, toute sa suite, tous les courtisans, enfin tout ce qu'on appelle la cour de France, se trouvait dans ce bel appartement. Tout est meublé divinement, tout est magnifique. On ne sait ce que c'est que d'avoir chaud en plein été, on y passe d'un lieu à un autre sans faire presse nulle part ; un jeu de reversi donne la forme et le ton ; le roi est auprès de madame de Montespan qui tient les cartes ; raille louis sont répandus sur un tapis ; il n'y a pas d'autres jetons. Sérieusement, c'est une beauté surprenante que celle de madame de Montespan ; elle était habillée de point de France[9], coiffée sur les deux tempes, de mille boucles lui tombant sur les joues, des rubans noirs à sa tête, les perles de la maréchale de l'Hôpital, embellie de bracelets et de pendeloques de diamants, point de coiffe, en un mot une triomphante beauté fort admirée par tous les ambassadeurs.

Il faut remarquer que c'est une femme d'esprit, toute d'opposition, un peu frondeuse, qui juge ainsi madame de Montespan et la cour de Versailles. Madame de Sévigné ajoute : Cette agréable confusion, sans confusion de tout ce qu'il y a de plus choisi, dure depuis trois heures jusqu'à six ; s'il vient des courriers, le roi se relire un moment pour lire ses lettres, puis il revient ; il y a toujours quelque musique qu'il écoute ; à cause avec les dames qui ont cet honneur ; enfin il quitte le jeu à 6 heures ; les poules (au jeu) sont au moins de 700 louis, les grosses de 1.000 à 1.200 ; on parle sans cesse et rien ne préoccupe : combien avez-vous de cœur, j'en ai dix, j'en ai trois, et d'Angeau est ravi de tout ce caquet ; il découvre les cartes, il tire ses conséquences[10]. On monte en calèche à six heures ; le roi, madame de Montespan, madame de Thiange, puis M. d'Heudricourt ; ces calèches sont ainsi faites qu'on ne se regarde point, on est tourné du même côté. Une fois la cour attroupée, tout le monde va à sa fantaisie ; on va sur le canal dans des gondoles ; on trouvé de la musique ; on revient à dix heures, on trouve la comédie. Minuit sonne, on fait la media noche. Voilà comment se passe le samedi.

Il n'est pas de tableau plus vrai de la cour de Louis XIV, au milieu du nouveau Versailles, et du caractère du roi commandant ses distractions compassées. Le château était son œuvre : Il n'y avait jamais eu dans ses vastes et riches appartements des vestiges de la Fronde encore vivants à Saint-Germain.

 

 

 



[1] Louis XV fit quelques changements qui subsistent encore aujourd'hui.

[2] Description de Versailles, par ordre du Roi, 1697.

[3] Cette pièce du parc est encore appelée les bains d'Apollon ; elle a été souvent reproduite et gravée.

[4] M. le Bibliothécaire de Versailles a pris soin de noter les sommes que le château de Versailles a coûté : en définitive l'œuvre reste : combien d'autres dépenses plus considérables sont tombées sans laisser de traces ? Que serait aujourd'hui Versailles sans son château ? Y aurait-il même une bibliothèque ?

[5] Swalm Rennequin était complètement illettré. Son biographe dit : Erat intérim Rannequinius fere αναλφαβητος sed manuaria arte excellens.

[6] La machine de Marly a été aujourd'hui simplifiée à l'aide de la vapeur. Une inscription y a consacré la mémoire de Rennequin, affilié à l'ordre de Saint-François.

[7] Boule, né en 1642, vécut fort vieux et ne mourut qu'en 1732 sous le roi Louis XV : sa dernière manière est la plus belle, la plus sérieuse.

[8] Lettre de madame de Sévigné à madame de Grignan, 1694.

[9] La dentelle ; industrie que Louis XIV favorisait pour faire concurrence à l'Angleterre et à la Hollande.

[10] Le marquis de Dangeau était réputé fort habile et un peu tricheur au jeu ; on le savait favori du roi.