MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

XII. — INFLUENCE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE DE MADAME DE MONTESPAN.

 

 

1670-1680.

 

Au point de vue de l'administration et de la politique, l'action intime de la duchesse de La Vallière avait été à peine remarquée ; sa famille n'avait eu que peu de prérogatives personnelles el d'honneurs ; seulement, le roi avait permis que le duché de La Vallière fût transféré au frère de la duchesse comme s'il s'agissait d'un fief de famille[1]. Toute la tendresse, toute la munificence du roi s'étaient portées sur les deux enfants vivants encore, mademoiselle de Blois et le comte de Vermandois, car Louis XIV apportait une sorte d'affectation à grandir ses enfants illégitimes. En dehors de cette puissance d'amour et de maternité, la duchesse n'avait exercé aucune action politique ; elle ne l'avait pas même recherchée. Sa vie était trop retirée pour cela.

Il n'en avait pas été ainsi de la marquise de Montespan, qui tenait par sa naissance à une des ambitieuses lignées de France ; son frère, le duc de Vivonne, gentilhomme fort spirituel et caustique, très-brave assurément, méritait-il la fortune royale que sa sœur lui assurait sur terre et sur mer ? le commandement suprême des galères, le titre de maréchal de France ? Il devait donc beaucoup au roi et à la marquise de Montespan. Comme le duc de Vendôme, le duc de Vivonne appartenait à cette société de gentilshommes un peu mécréants (l'école de Gassendi) qui profitaient des passions de Louis XIV pour développer en lui tous les mauvais principes. Ce fut le duc de Vivonne qui obtint, par le crédit de madame de Montespan, que le Tartufe serait joué même devant la cour et à l'hôtel de Bourgogne[2]. Avec le sentiment de haute fermeté qui distingua toujours la magistrature, le premier président du Harlay (grand nom entre tous), s'opposa fermement à la mise en scène de cette déclamation publique contre la piété ; ce fut alors que Molière, selon la tradition, osa ce mauvais jeu de mots : On ne jouera pas Tartufe ce soir, parce que M. le premier président ne veut pas qu'on le joue. En vérité, appartenait-il au directeur d'une troupe de théâtre d'insulter ce que le monde doit respecter et honorer, le premier président d'une grande compagnie judiciaire ! M. du Harlay était un magistrat grave, austère, pieux, et une troupe de baladins osait lui jeter l'injure à la face, et le présenter à tous comme- un Tartufe. La résistance du parlement fut vaincue, au reste, par le crédit du duc de Vivonne et par l'influence de madame de Montespan, Tartufe fut mis au théâtre.

C'était le temps de ces réunions de Molière, La Fontaine, Boileau, Racine, Chapelle[3], Bachaumont, l'abbé de Chaulieu, au cabaret de la Pomme-de-Pin, ou de la Croix-de-Lorraine, rue du Colombier[4], ou au logis de Ninon de l'Enclos, au Marais (le pauvre Scarron venait de mourir), et plus souvent encore à l'hôtel du Temple, chez le duc de Vendôme, ce dégoûtant épicurien ravagé, défiguré par les maladies honteuses. En présence de ce prince toujours au lit ou sur sa chaise percée, on osait les discussions les plus hardies, les plus licencieuses ; cette troupe de débauchés, toujours dans l'ivresse, n'avait pas même le respect de Dieu ; et de cette société crapuleuse découlait le venin d'irréligion parmi les grands seigneurs : Vivonne, Bouillon, et même Sévigné et La Fare.

Élèves que j'ai faits dans la loi d'Épicure[5].

Oui, c'est cette société d'Épicure qui revit dans ces doux vers de Chaulieu sur la destinée de l'âme.

Là dans l'instant fatal que le sort m'aura mis.

J'espère retrouver mes illustres amis.

La Fare avec Ovide, et Catulle et Lesbie,

Voulant plaire à Corinne ou caresser Julie[6].

Tous les hommages sont à Ninon, cette idole de la foi épicurienne.

A Ninon de qui la beauté

Méritait une autre aventure

Et qui devait avoir été

Femme ou maîtresse d'Épicure[7].

Les passions effrénées du roi autorisaient la licence des esprits, et madame de Montespan se fît la protectrice de tous ces poètes qui venaient brûler l'encens à ses pieds ; et à côté d'elle, Vivonne, Bouillon, Vendôme, d'Effiat, tendaient la main à cette littérature désordonnée. Ce fut à madame de Bouillon que la plupart des contes licencieux de La Fontaine furent dédiés ; or, à moins de supposer une société sans oreilles, était-il possible que le pouvoir ne fût pas profondément ébranlé et la société tôt ou tard perdue ?

Les contes de La Fontaine attaquaient toutes les institutions que la société respecte et qui font la garantie de la famille[8] : c'étaient des traductions, il est vrai, ou des imitations de Boccace, ou de Cervantes ; qu'importe, les bonnes mœurs n'en étaient pas moins outrageusement insultées : c'était des maris trompés, supportant leur honte par des motifs d'intérêt, des femmes rusées, de jeunes filles enivrées de la débauche des sens, et les paroles étaient encore moins décentes que ridée ; le bonhomme jetait ses baisers lascifs sur la chasteté chrétienne. Il était bien courtisan, bien abaissé devant les grands celui qu'on appelait le naïf La Fontaine ; j'en trouve encore un exemple dans le livre XIe de ses fables : Les Dieux voulant instruire le fils de Jupiter, fable destinée au duc du Maine ; La Fontaine ne le déguise pas.

Jupiter (Louis XIV) eut un fils qui se sentant du lieu

Dont il tirait son origine

Avait l'âme toute divine.

L'enfance n'aime rien : celle du jeune dieu,

Faisait sa principale affaire

Des doux soins d'aimer et de plaire.

En lui l'amour et la raison

Devançant les temps dont les ailes légères

N'annoncent que trop tôt, hélas ! chaque saison.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jupiter cependant voulut le faire instruire.

Il assembla les dieux et dit : J'ai su conduire

Seul et sans compagnon Jusqu'ici l'univers ;

Mais il est des emplois divins

Qu'aux nouveaux dieux je distribue.

Sur cet enfant chéri j'ai donc jeté la vue.

C'est mon sang, tout est plein déjà de ses autels.

Afin de mériter le rang des immortels,

Il faut qu'il sache tout. Le maître du tonnerre

Eut à peine achevé que chacun applaudit.

Peur savoir tout, l'enfant n'avait que trop d'esprit

Je veux, dit le dieu de la guerre,

Lui montrer moi-même cet art

Par qui maints héros ont eu part

Aux honneurs de l'Olympe et grossi cet empire.

Je fierai son maître de lyre,

Dit le beau et docte Apollon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand ce vint au dieu de Cythère,

Il dit qu'il lui montrerait tout

L'Amour avait raison ; de quoi ne vient à bout

L'esprit joint au désir de plaire ?

Ainsi, aux yeux de ces poêles, de ces flatteurs, Louis XIV était Jupiter, ses fils adultérins des dieux ; le vice sentait l'ambroisie et La Fontaine pouvait paisiblement écrire ses contes licencieux, la cour ne s'en offensait pas. Et comment aurait-elle poursuivi, flétri La Fontaine ? Est-ce que madame de Montespan n'outrageait pas publiquement les saintes lois du mariage ? Est-ce qu'il n'y avait pas des parents satisfaits de ces honneurs publics rendus à la maîtresse du roi ? Il existait donc une sorte de complicité entre tous. Les poètes, les écrivains profilaient de la débauche des princes pour faire triompher leurs maximes. La Fontaine, Molière, Boileau, se mirent au services des mauvaises passions du roi ; et pour cela ils recevaient des gratifications, des encouragements de sa main ; ils se faisaient ses poètes.

L'influence de madame de Montespan fut très-considérable sur le choix des ministres d'État ; elle contribua à très affaiblir la puissance de Colbert, fort dévoué à mademoiselle de La Vallière et aux premières amours du roi depuis la chute de Fouquet ; les formes, les idées un peu bourgeoises de Colbert allaient mal aux habitudes hautaines et fort glorieuses de madame de Montespan. Jamais la fière marquise n'avait réfléchi à ce que pouvait coûter une œuvre ou la réalisation d'une pensée, quand elle était en rapport avec les grandeurs monarchiques, la puissance et la gloire du roi ; madame de Montespan devait préférer Louvois, le seul véritable homme d'état du siècle de Louis XIV ; esprit formé aux luttes, méprisant toutes les résistances, Louvois était de l'école du cardinal de Richelieu, avec cette différence, néanmoins, qu'il trouvait le principe monarchique consolidé et les oppositions amoindries ; il pouvait donc diriger vers la guerre et la conquête toute l'énergie que Richelieu avait apportée dans sa lutte contre les partis[9].

Il en résultait aussi que sous madame de Montespan, l'influence de M. de Pomponne devait également s'affaiblir et s'éteindre : Pomponne appartenait à la famille des Arnaud, à cette coterie des Nicolle de Port-Royal, très-instruite, honnête, mais insupportable pour un gouvernement ferme. M. de Pomponne avait fait tout son possible pour se ployer aux nouvelles idées de la cour, aux intérêts de madame de Montespan, à cette famille illégitime qui se groupait autour du roi, et il ne pouvait plus correspondre au système absolu de Louis XIV, quand il avait tous ses amis parmi les anciens frondeurs. On peut voir le regret qu'ils expriment sur sa disgrâce : à leurs yeux c'est presque un nouveau Fouquet[10] ; il semble que le dernier reflet de la Fronde s'est effacé de la cour par la disgrâce de Pomponne.

Les guerres de Louis XIV, faites pendant le doux règne de mademoiselle de La Vallière, ne furent qu'un développement de la vieille rancune contre l'Espagne, une dette payée à l'ancien système ; le roi fit la campagne avec l'épée de la noblesse frondeuse, sous Condé et Turenne ; elle donna les Flandres à la France ; elle mit un moment dans ses mains la Franche-Comté par le traité d'Aix-la-Chapelle (novembre 1668). Je ne dis pas que mademoiselle de La Vallière ait exercé une grande influence sur la direction de cette guerre ; mais comme elle se faisait contre la maison d'Espagne, la propre famille de la reine Marie-Thérèse, la femme légitime, les amours du roi pour mademoiselle de La Vallière durent en profiler, car la reine était une infante.

La nouvelle guerre, toute sous l'influence de la marquise de Montespan, fut une vengeance de l'orgueil blessé ; les Hollandais insultaient Louis XIV : Abaissé sous l'influence d'une femme perdue, disaient leurs pamphlets. Le passage du Rhin fut tout chevaleresque ; il aboutit à la prise d'Anvers, à la marche rapide sur Amsterdam ; on voulait punir celte république de commerçants et de pamphlétaires. La marquise de Montespan ne pouvait souffrir que le soleil de Louis XIV fut obscurci ; son règne fut celui de la noblesse de cour[11], qui succédait à l'esprit gentilhomme. Il fallait voir comme toutes ces nobles races parlaient alertes et joyeuses ; madame de Montespan en était comme l'expression, pour la forme, l'esprit, l'élégance ; issue de ce monde de haute noblesse, elle était la déesse de la maison du roi : mousquetaires, chevau-légers, gendarmes ; son regard inspirait la gloire, sa voix la commandait à tous. La guerre contre la Hollande fut à cette époque une noble bravade de l'esprit gentilhomme ; refuser de suivre le roi eût été félonie. On peut lire dans les lettres de madame de Se vigne, avec quelle joie son fils allait se placer à la tête de son régiment : si la mère tremblait pour les jours de son enfant, la châtelaine lui dictait son devoir de gloire. On exalte beaucoup la femme romaine dans les collèges, et l'on oublie que dans les manoirs de la noblesse il y avait tous ces dévouements avec moins d'ostentation et plus de grâce.

Le ministre de la prédilection de madame de Montespan, je le répète, ce fut Louvois, de cette famille Le Tellier, si grande, qui s'associa franchement à l'œuvre de Louis XIV[12]. Louvois fut l'homme d'État, Colbert le commis jaloux, fort intéressé au reste[13] pour sa propre fortune. Avec Colbert, la France n'aurait jamais accompli ses vastes conquêtes, ses agrandissements de frontières : tout le règne de Louis XIV se fût absorbé dans la fondation de quelques fabriques protégées, ou de quelques académies pédantes, ce sont-la les œuvres des esprits secondaires dans la vie des États ; ceux qui les grandissent et les élèvent, ne voient ces sortes d'intérêts, ces broderies à un vaste système, que comme des accessoires. On reproche à Louvois ses cruautés militaires dans une campagne décisive, quand il s'agissait de protéger et d'agrandir la France. Il y a des nécessités de guerre ; les actions des conquérants ne se jugent pas avec la condition habituelle de l'humanité ; mais par les résultats. Les grands systèmes ont leurs grandes fatalités !

 

 

 



[1] Le duc de La Vallière n'eut jamais d'autre titre que celui de grand fauconnier de France, dignité purement honorifique transmise à son neveu, qui recueillit de si grands trésors bibliographiques. La bibliothèque de La Vallière fut une des grandes merveilles du XVIIIe siècle.

[2] J'ai dû rechercher l'origine du Tartufe ; le premier canevas de la pièce est de l'épicurien Chapelle ; le manuscrit, corrigé de la main de Chapelle, était aux mains d'une famille parlementaire : Grimarest (Vie de Molière, édition de 1705) l'avait vu : Une famille de Paris (dit Moréri) possède ce manuscrit. (Dictionnaire critique, édition de 1732.)

[3] On ne peut dire toute l'influence de Chapelle sur la littérature d'alors : on l'appelait ivrogne, et cependant il corrigeait Boileau, donnait des leçons à Racine. C'est Chapelle qui donna cette spirituelle définition de Bérénice :

Marion pleure, Marion crie,

Marion veut qu'on la marie.

[4] Le nom de la Croix-Rouge vient de là.

[5] Vers de Chapelle.

[6] Poésies de l'abbé de Chaulieu.

[7] Vers de Chapelle.

[8] Le privilège du roi pour les contes de La Fontaine est de 1669.

[9] Voir mon Louis XIV.

[10] Lettres de madame de Sévigné : elle donne d'immenses regrets à M. de Pomponne. (Livre 2.)

[11] Boileau, le poète officiel, s'écriait à l'occasion de cette campagne :

Grand Roi, cesse de vaincre ou je cesse d'écrire !

[12] Le chancelier Michel Le Tellier, avait été le conseiller et fut le successeur de Mazarin. Il avait été secrétaire d'État de la guerre.

[13] Colbert, au reste, avait fait sa part de fortune ; il était devenu aussi riche et aussi fastueux que Fouquet. Le seul château de Sceaux avec des embellissements lui coûtait 3.000.000 de livres ; il le revendit 3.500.000 à la duchesse du Maine.