MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

XI. — TRIOMPHE DE MADAME DE MONTESPAN.

 

 

1670-1675.

 

Pendant le premier temps des attentions du roi pour la marquise de Montespan, rien ne transpirait au dehors que des mots vagues, des conjectures sans preuves ; le roi allait comme de coutume chez mademoiselle de La Vallière, dans ses appartements ; il y trouvait l'amie, causait longtemps avec les deux compagnes, et cette assiduité pouvait même s'expliquer par une tendresse particulière pour l'enfant, qui venait de recevoir le titre de comte Vermandois.

Cependant l'amour craintif et clairvoyant de mademoiselle de La Vallière n'avait pas été longtemps trompé ; elle s'était plaint au roi avec un accent passionné ; Louis XIV avait répondu avec toute la sécheresse de la puissance absolue : qu'il ne voulait pas être gêné et qu'il n'aimait pas qu'on le contrariât ; mot impitoyable qu'il avait déjà dit à sa mère. Mademoiselle de La Vallière s'était doucement résignée ; la marquise, comme attachée à la maison de Madame, avait son appartement auprès de son amie, et le roi s'y montrait très-assidu ; la cour commençait à jeter mille conjectures : on cherchait à deviner les causes de la nouvelle assiduité du roi. La dignité de dame d'honneur de Madame expliquait la présence de la marquise de Montespan, à Versailles, auprès de mademoiselle de La Vallière, qui avait également une dignité au château.

Cependant les suites d'une liaison si intime ne tardèrent pas à se manifester ; la marquise de Montespan devint enceinte ; le roi s'en montra tout joyeux, car il avait une faiblesse coupable pour ces tristes paternités. Il était impossible, sans un immense scandale, qu'un tel événement fût public ; malgré sa puissance absolue, le roi n'aurait pu imposer le silence à tous au milieu d'un double adultère ; le marquis de Montespan, mari outragé, retiré de la cour, exilé, passait une vie irréprochable et pleine de dignité. Le comédien Molière avec la troupe des Béjards, toujours à l'affût de ce qui pouvait servir les passions du roi, alors joua ses pièces les plus libres contre le mariage, le Cocu Imaginaire[1] et Georges Dandin ; il fallait jeter le ridicule sur les maris, insulter à leur disgrâce avec un fatal oubli des lois de la morale. Les comédiens de la troupe de Béjard raillaient le mariage, quand le roi l'outrageait : Molière n'ignorait pourtant pas les tristes tourments de la jalousie[2], lui, l'époux de la petite et coquette Armande Béjard ; juste châtiment, car l'outrage pour lui n'était pas imaginaire.

Mais avant tout, serviteur du roi, Molière devait l'amuser, et, le cœur flétri, chanter ces tendresses coupables qu'on ne pouvait toujours cacher ; le roi, qui venait rarement à Paris, fixa son séjour au Louvre pour quelque temps, afin d'entre moins exposé aux regards de la cour : Le terme venu de l'accouchement, une femme de chambre de madame de Montespan, en qui le roi et elle se confiaient particulièrement, monta en carrosse et fut dans la rue Saint-Antoine chercher un nommé Clément, fameux accoucheur, à qui elle demanda s'il voulait venir avec elle pour en accoucher une qui était en travail : on lui dit que s'il voulait venir, il fallait qu'il consentît à avoir les yeux bandés, parce qu'on devrait qu'il ne sût pas où il allait. Clément, à qui de pareilles choses arrivaient souvent, voyant que celle qui venait le chercher avait l'air honnête, répondit qu'il était prêt à tout ce qu'on voudrait ; les yeux bandés il monta dans un carrosse avec elle, d'où, étant descendu après avoir fait plusieurs tours dans Paris, on le conduisit dans un appartement superbe, et on lui ôta son bandeau[3].

Tout était romanesque jusqu'ici ; le récit du chroniqueur continue : et on ne lui donna pas le temps d'examiner le lieu où il était ; une fille qui était dans la chambre éteignit les bougies, après quoi, le roi, qui était caché derrière le rideau du lit, lui dit de ne rien craindre ; Clément lui ré, pondit qu'il ne craignait rien, et s'étant approché, il tâta la malade ; voyant que l'enfant n'était pas encore prêt avenir, il demanda au roi qui était auprès de lui, si le lieu était la maison de Dieu, où i n'était permis ni de boire ni de manger, que, pour lui, il avait grand faim ; le roi, sans attendre qu'une des femmes qui était dans la chambre s'entremît pour le servir, s'en fut lui-même à une armoire où il prit un pot de confiture qu'il lui apporta, ainsi qu'un morceau de pain, en lui disant de n'épargner ni l'un ni l'autre et qu'il y en avait encore au logis ; le roi fut même quérir une bouteille de vin et lui versa deux ou trois coups. Comme Clément eut bu le premier, il demanda au roi s'il ne boirait pas bien aussi, et le roi lui ayant répondu que non, il lui dit en souriant que la malade n'en accoucherait pas si bien, et que s'il avait envie qu'elle fût délivrée promptement, il fallait qu'il bût à sa santé[4].

Cette scène si curieuse d'intérieur, où s'était abdiquée la fierté de Louis XIV, continua pendant près de deux heures : Madame de Montespan, dans de cruelles douleurs, tenait la main du roi qui l'exhortait à prendre courage, et il demandait à chaque instant à Clément, si l'affaire serait bientôt finie ; le travail fut assez rude, quoiqu'il ne fût pas bien long, et madame de Montespan étant accouchée d'un garçon, le roi en témoigna beaucoup de joie ; mais il ne voulut pas qu'on le dît sitôt à madame de Montespan, de peur que cela ne nuisît à sa santé. Clément ayant fait tout ce qui était de son métier, le roi lui versa lui-même à boire, après quoi il se remit sous le rideau du lit, parce qu'il fallait allumer de la bougie, afin que Clément vît si tout allait bien avant de s'en aller. Clément ayant assuré que l'accouchée n'avait rien à craindre, la femme qui était allée le quérir lui donna une bourse où il y avait cent louis d'or ; elle lui rebanda les yeux après cela, puis, l'ayant fait remonter en carrosse, on le ramena chez lui avec la même cérémonie[5].

Tel fut le mystère dont le roi environna le premier accouchement de madame de Montespan ; Louis XIV se montra ce qu'il avait toujours été avec mademoiselle de La Vallière, homme de ménage pour ses maîtresses, très-empressé, comme le mari le plus ardemment préoccupé de ses devoirs. Cet amour excessif pour ses enfants même illégitimes pourrait certainement s'expliquer, s'excuser ; il était le résultat d'un sentiment de bonté générale, mais il outrageait la loi éternelle du mariage ; le roi, par le sentiment excessif de sa divinité païenne, arrivait à cette conclusion : qu'il était comme monarque au-dessus des lois ordinaires et que dans l'Olympe où les poètes et les artistes l'avaient placé, comme le Jupiter d'Homère, il pouvait se transformer pour ses plaisirs et honorer la terre de ses amours.

Il était impossible que les soins tendres et passionnés du roi pour la marquise de Montespan fussent ignorés de la duchesse de La Vallière, son amie de tous les jours, sa compagne presque obligée d'appartement. La jeune duchesse aurait accepté peut-être cette situation partagée, si madame de Montespan n'eût pas gardé un caractère superbe et railleur qui la rendait insupportable même à ses amies ; l'orgueil de mademoiselle de La Vallière souffrait donc beaucoup des froideurs du roi et des dures paroles de madame de Montespan ; déjà une fois elle s'était retirée de la cour au couvent, sans désir d'une profession religieuse ; une seconde fois, elle prit cette sainte résolution, et en secret du roi elle partit pour se retirer aux carmélites de Chaillot[6] ; si elle n'avait point encore le dessein définitif de prendre le voile, elle voulait briser brusquement des rapports qui lui étaient si durs et si lamentables. Un jour, en vain, on la chercha dans ses appartements ; elle avait disparu pour s'abriter dans un couvent.

Il y avait ce caractère particulier dans celte société du XVIIe siècle, où les idées religieuses n'étaient point encore profondément altérées, qu'il y avait toujours une ressource contre les égarements et des asiles ouverts au repentir ; mademoiselle de La Vallière avait un attrait invincible pour le couvent ; l'idée religieuse la saisissait au cœur dans tous ses désespoirs, et tôt ou tard la maison de Dieu serait sa retraite bien-aimée. Cette fois encore, mademoiselle de La Vallière fut arrachée des Carmélites de Chaillot ; le roi chargea le ministre Colbert de la mission particulière de ramener la duchesse à la cour ; madame de Montespan elle-même la rappelait avec les plus vives instances, comme une tendre amie dont elle ne pouvait se passer[7]. Le roi fit valoir toutes les considérations, même l'avenir de ses enfants ; et mademoiselle de La Vallière revint prendre sa place auprès de Louis XIV, et de madame de Montespan qui désormais l'entoura de distinctions particulières. Ce fut pendant deux ans un intérieur assez étrange, un double ménage ; Louis XIV vivait au milieu de ses deux maîtresses sans trop se gêner, tantôt amoureux attentif auprès de madame de Montespan, tantôt auprès de mademoiselle de La Vallière, et cela d'une façon presque régulière, brodant, avec ses mœurs orientales, ces adultères de quelques infidélités parmi les filles d'honneur de la reine, la pauvre infante Marie-Thérèse. Dans l'intérêt de sa jalousie, et peut-être aussi de la morale un peu outragée, madame de Montespan obtint la réforme du charmant institut des filles d'honneur de la reine et des princesses : on dit que ce fut à l'occasion de quelques intrigues trop faciles et trop publiques, et de la criminelle aventure de mademoiselle de Guerchi et du duc de Vitry rapportée par les pamphlets[8], que cette institution fut modifiée. Madame de Montespan pouvait craindre surtout les galanteries du roi, qui toujours aimable pour les filles d'honneur, passait une partie de ses journées dans leurs appartements.

S'il put y avoir des causes scandaleuses pour motiver cette réforme, il y en eut de supérieures : les mœurs, les habitudes de la cour se modifiaient avec les conditions de la monarchie ; le temps était passé des façons alertes de ces filles d'honneur de la reine, de ces mousquetaires hardis, désinvoltes, des escalades de balcon, de ces duels à la lueur d'un oratoire de Madone ; de ces costumes de vrais gentilshommes, moitié soudard, moitié galant, aux moustaches crochues, aux belles royales sous le menton ; la royauté absolue, compassée, de Louis XIV, avait supprimé tout cela, et, avec ces mœurs alertes de mousquetaires, devait disparaître tôt ou tard la gracieuse institution des filles d'honneur de la reine. Anne d'Autriche, leur protectrice, mourait en ce temps[9] ; deux années plus tard, la grande voix de Bossuet s'écriait : Madame se meurt, Madame est morte ! Madame Henriette avait aimé et protégé les filles d'honneur. Tout changeait ainsi dans les formes de la cour : autour du soleil, il n'y avait plus que des satellites ; Louis XIV se faisait raser le menton, prenait la grande perruque et un juste-au-corps rubané ; chaque pas était régulier, chaque démarche réfléchie, chaque mot étudié. Désormais nulle façon libre ; des scandales domestiques, mais aucune idée indépendante ; les amours du roi prenaient quelque chose de cérémonieux dans leurs changements mêmes. C'était dans les appartements que vivaient ses favorites, à la façon des sultanes de Bajazet. Racine prenait cette livrée dans ses tragédies et justifiait le sérail. On entrait en pleine monarchie orientale ; les poètes aidant, Louis XIV était au rang des dieux ; et Versailles devenait une contrefaçon de Byzance avec ses théâtres, ses hippodromes. Tout y respirait le paganisme.

 

 

 



[1] Le sujet était tiré d'une pièce italienne, Arlekino cornuto per opinione.

[2] Poquelin-Molière avait vécu publiquement avec la mère ; Armande étant née en 1646, on la disait la fille du baron de Modène. L'auteur du pamphlet : La fameuse comédienne, fait des suppositions plus odieuses.

[3] Les amours de madame de Montespan avec le roi dans les pamphlets de Bussy-Rabutin.

[4] Julien Clément, le fameux accoucheur, Provençal d'origine (Arles), était aussi jovial que bon praticien. Louis XIV le prit en grande amitié et lui accorda des lettres de noblesse avec la clause expresse et très-belle : que jamais il ne pourrait refuser son secours aux femmes qui, dans la même position, le réclameraient.

[5] Ce récit curieux est encore dans les pamphlets publiés sous le nom du comte Bussy-Rabutin.

[6] Chaillot était alors un village fort à la mode, à cause de sa proximité du Cours-la-Reine, planté par Anne d'Autriche.

[7] Lettre de madame de Sévigné, 1771.

[8] On peut voir dans le recueil Maurepas les couplets licencieux sous le titre de la Fronde :

Guerchi tu ravis tout le monde.

Le président Hénault, l'ami de Voltaire, fort libre dans ses mœurs, a fait un mauvais et licencieux sonnet sous le titre de l'Avorton.

[9] 10 Janvier 1666.