MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

VII. — FÊTES POUR MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE. - CARROUSEL AUX TUILERIES. - L'ÎLE D'ALCINE À VERSAILLES.

 

 

1664-1665.

 

La situation particulière et délicate de mademoiselle de La Vallière auprès de la reine Marie-Thérèse et de madame Henriette, aurait dû commander à l'amour de Louis XIV un certain mystère ; il n'en fut rien dans ce roman qui se développait à la façon des héros de mademoiselle Scudéry. Le jeune roi exprimait sa flamme dans des sonnets qu'il composait lui-même ou qu'il commandait aux poètes familiers de sa domesticité[1]. Les nobles amants se voyaient dans les épais bosquets du château ou dans les appartements de Saint-Germain ; les voyages à Versailles indiquaient également les rendez-vous d'amour ; quelques riches bracelets, des pendeloques en brillant étaient les gages qui révélaient la munificence du royal attachement pour la demoiselle d'honneur de madame Henriette.

A l'imitation des héros des grands romans, Louis XIV voulut donner un carrousel ou tournois galant en l'honneur de sa dame. Catherine de Médicis[2] avait mis à la mode ces passes d'armes et d'adresse qui succédaient aux sanglants tournois du moyen-âge. Plusieurs carrousels s'étaient accomplis déjà à la Place-Royale avec un certain éclat ; mais le Marais, si brillant sous la Fronde, était alors devenu un quartier d'opposition ; les débris de celte époque de troubles s'étaient réfugiés dans les rues Saint-Louis, du Petit-Musc, Lesdiguières, aux environs de l'Arsenal. La cour voulait avoir son quartier au faubourg Saint-Germain, pour se tenir loin des coups de langue de Ninon de Lenclos, de madame de Sévigné, et des oppositions parlementaires. Ce fut dans la pensée de donner de l'éclat à ce nouveau quartier des Tuileries, que le roi voulut que le carrousel en l'honneur des dames fût donné sur une vaste place près du château, ornée avec beaucoup d'art[3].

Le 5 juin 1662, on vit se déployer sur cette place,qui prit le nom de Carrousel, en présence de la reine-mère Anne d'Autriche et de la jeune reine infante Marie-Thérèse, femme de Louis XIV, cinq quadrilles formés de nations diverses. — L'artiste qui a tracé le dessin n'a pas manqué de placer parmi les filles d'honneur de Madame la figure très-saisissante de mademoiselle de La Vallière. — Le jeune roi était à la tête des Romains ; Monsieur menait les Persans ; le prince de Condé les Turcs, le duc d'Enghien les Indiens, et le duc de Guise les Américains : M. de Guise remplaçait le prince de Conti qui, un peu contrefait et depuis quelques jours tout en Dieu, ne voulait pas prendre part aux plaisirs de la cour ; les passes d'armes furent parfaitement accomplies, le jeu de bagues charmant. On venait d'introduire dans les carrousels la course des têtes, qui consistait à renverser cinq ou six figures à coup de sarbacane, en passant à cheval, bride abattue. Une gravure contemporaine reproduit ce carrousel.

Le château est au fond de la scène, qui se déployé au milieu des estrades et des tentures ; les costumes des quadrilles, riches et splendides, sont un peu bizarres ; des turbans, des plumes sur les casques, pour désigner chaque nationalité. Les traditions des beaux costumes Louis XIII se perdaient déjà ; rien n'était pourtant plus hardi, plus parfait, sous le dernier roi, que ce chapeau gris a plumes flottantes, ce juste-au-corps pimpant, ce petit mantelet de velours, ces gantelets de buffle et ces longues rapières qui donnaient à chaque gentilhomme un air de capitan vainqueur sur les galères de Malte, que Gallot a si bien saisi et reproduit[4]. Ce fut la reine infante qui donna les prix d'honneur : le comte de Sault, digne fils, de Lesdiguières, fut couronnée par la main de Marie-Thérèse avec une grâce et une modestie charmantes. Le prix de la course des têtes (un beau nœud de diamants) fut attaché par Anne d'Autriche au marquis de Bellefond. Tout se passa dans les formes de la plus stricte galanterie, à la façon espagnole. Si le roi témoignait la plus vive passion pour mademoiselle de La Vallière, si ses courtisans pouvaient savoir le dernier but et l'honneur du carrousel, la dame des pensées ; tout, à l'extérieur, se fit pour les deux reines présentes à la passe d'armes. Il se révélait chez la jeune reine une gracieuse coquetterie espagnole. La Castille a toujours mêlé l'amour à la piété, et à côté de la gravure du carrousel des Tuileries, donné en l'honneur de Marie-Thérèse, s'en trouve une autre dont le sujet est mystique comme un bouquet de sainte Thérèse. La reine fait recevoir l'enfant royal dont elle vient d'accoucher dans la confrérie du Rosaire. Agenouillée devant la Vierge, un religieux de l'ordre de Saint-Dominique présente un saint rosaire à Marie-Thérèse[5] qui tient son fils dans ses bras. L'enfant sourit à sa mère ; elle le regarde tendrement et semble supplier la sainte Vierge de protéger son fils ; pieuses idées qui ont créé la grande peinture de l'école espagnole. Vélasquez, Murillo, vous qui portiez avec orgueil, en même temps que les poètes Cervantes, Calderon et Lopez de Vega, le titre patriotique de familier de l'Inquisition, n'est-ce pas le saint rosaire qui inspira vos plus belles toiles et vos sublimes œuvres ! Le souvenir du carrousel des Tuileries dut rester dans la mémoire de tous.

Versailles n'existait point encore avec ses vastes bâtiments, ses riches harmonies, lorsqu'au mois de mai de l'année 1664, le roi voulut y donner une fête en l'honneur de mademoiselle de La Vallière au milieu de l'Île enchantée préparée dans le jardin de Versailles : le sujet était emprunté à l'Arioste et à Boiardo, au gracieux épisode d'Alcine. Une peinture contemporaine reproduit le château de Versailles tel qu'il était alors[6] : un grand pavillon au centre, placé sur une certaine hauteur, flanqué de quatre pavillons également carrés ; au dessous sont les voûtes qui formèrent ensuite l'orangerie, derrière sont des jardins fort simples, un parc tel qu'on le dessinait alors, à la florentine. Rien ne fait encore pressentir le splendide palais de Louis XIV[7].

Dans ce rendez-vous de chasse, témoin de ses amours, le roi voulut que tout rappelât mademoiselle de La Vallière ; il chargea l'italien Torrelli de l'ornementation et des feux d'artifices, et Le Nôtre, de l'arrangement des jardins ; tandis que toujours Molière, avec la troupe des Béjards, devait préparer les intermèdes de comédie comme il l'avait déjà fait. Poquelin conquerrait une certaine renommée ; il avait fait déjà plusieurs pièces de théâtre pour l'hôtel de Bourgogne. A l'imitation des libres penseurs. Chapelle, Bachaumont, d'Assoucy, Cyrano de Bergerac, il avait entièrement abandonné la société de la Fronde et même son premier protecteur, le surintendant Fouquet, pour se vouer aux plaisirs, aux fêtes du roi. Quand on relit sans enthousiasme préconçu, sans admiration convenue, les pièces telles que les Fâcheux, l'Impromptu de Versailles, la Princesse d'Élide, on est frappé de cette pensée que, Molière, continuant en quelque sorte son premier état de décorateur, valet de chambre du roi[8], avait mis tout son orgueil à embellir ces fêtes, à jeter quelques paroles entre les décors et les ballets : il apportait un art particulier à faire mouvoir les naïades, les tritons, à ouvrir les rochers pour en faire sortir les nymphes, les satyres, qui venaient réciter les vers à la louange du roi : vers très-plats, très-médiocres, dont Lully avec ses violons faisait la musique après d'Assoucy et ses gracieux pages habiles sur le luth.

Ces fêtes de Versailles, destinées à célébrer les amours du roi et de mademoiselle de La Vallière, furent annoncées pour le septième jour de mai 1664, sous ce titre : Les Plaisirs de l'île enchantée, divisés en trois journées[9]. Le duc de Saint-Aignan, premier gentilhomme de la chambre, en avait commandé les préparatifs au machiniste italien Vegaroni, et la troupe des Béjards fut encore chargée des ballets et de la comédie. La gravure a précieusement conservé le souvenir de ces fêtes de Versailles.

La première journée se passa tout entière on carrousel, présidé par la reine Marie-Thérèse ; mais mademoiselle de La Vallière était si près d'elle sur les gradins, tous les yeux étaient si particulièrement portés sur la demoiselle d'honneur de Madame, qu'on voyait bien qu'elle était la divinité véritable de la fête. Le roi, revêtu d'un brillant costume tout de diamants, représentait Roger, de l'Arioste, dans l'île d'Alcine : comme dans les fêtes delà Renaissance et d'Italie, on vit les chars de Flore et d'Apollon, traînés par les nymphes, les satyres, les dryades, qui vinrent saluer Roger, vainqueur du tournois. Au banquet, le Temps, les Heures, les Saisons servirent les convives, abrités sous des bosquets et des taillis de roses et de muguets[10], la fleur de prédilection de mademoiselle de La Vallière : — à l'extrémité de ces taillis, sar un théâtre de verdure, pendant la seconde journée, on eut la comédie : la princesse d'Élide dont j'ai parlé, imitation médiocre des pièces espagnoles à la mode, héroïde à l'usage du roi, et à l'adresse de ses galanteries. Tous les vers étaient des allusions qui flattaient les amours de Louis XIV. Un vieux courtisan disait au prince :

Moi, vous blâmer, seigneur, des tendres mouvements

Où je vois qu'aujourd'hui penchent vos sentiments,

Le chagrin des vieux Jours ne peut aigrir mon âme

Contre les doux transports de l'amoureuse flamme,

Et, bien que mon sort touche à ses derniers soleils,

Je dirai que l'amour sied bien à vos pareils ;

Que ce tribut qu'on rend aux traits d'un beau visage

De la beauté d'une âme est un vrai témoignage.

Et qu'il est mal aisé, que sans être amoureux

Un jeune prince soit et grand et généreux.

C'est une qualité que j'aime en un monarque,

La tendresse du cœur est une grande marque

Que d'un prince à votre âge, on peut tout présumer

Dès qu'on voit que son &me est capable d'aimer.

Oui, cette passion, de toutes la plus belle

Traîne dans son esprit cent verras après elle,

Aux nobles actions elle pousse les cœurs

Et tous les grands héros ont senti ses ardeurs[11].

En courtisan habile, mais peu scrupuleux, Molière justifiait, glorifiait les amours de Louis XIV avec mademoiselle de La Vallière en présence de la reine elle-même ; il faisait allusion aux reproches que plus d'une fois Anne d'Autriche avait adressés à son fils. Molière peignait aussi les chastes et tendres résistances de la jeune fille d'honneur de Madame, elle, dont la devise avait toujours été Diane chasseresse dans les bois :

Un bruit vient cependant se répandre à ma cour

Le célèbre mépris qu'elle fait de l'amour,

On publie en tous lieux que son âme hautaine

Garde pour l'hyménée une invincible haine.

Et qu'un arc à la main, sur l'épaule un carquois

Comme une autre Diane, elle hante les bois.

N'aime rien que la chasse, et de toute la Grèce

Fait soupirer en vain l'héroïque Jeunesse.

Le roi aimait à proclamer les tendres résistances de mademoiselle de La Vallière. Le soir dans le festin de cour, elle fut toujours placée tout auprès de la reine ; et sur les estrades qui le lendemain furent dressées pour contempler les plaisirs, les délices de l'île enchantée et l'embrasement du château d'Alcine[12], au milieu des feux d'artifices : c'était encore de l'Italie qu'était venu cet art pyrotechnique, ce mélange de feux, de fleurs et d'eau, délicieux enchantement sous les portiques, véritables décors du théâtre. Les fêles durèrent huit jours avec les jeux de bagues, les tournois, les carrousels. Tandis que se jugeait à l'arsenal par commission le triste procès de Fouquet, la troupe des Béjards, portait l'oubli des convenances à ce point de représenter à Versailles, la comédie du Fâcheux, qu'elle avait donnée un des jours des fêtes de Vaux. Molière, son chef, récita les trois premiers actes d'une pièce de théâtre, ou plutôt d'une longue déclamation qu'il appelait le Tartufe.

Le roi était à une époque de jeunesse, de passions et d'oubli des devoirs. La cour de France était en désaccord avec le souverain pontife à l'occasion d'une dispute des valets du duc de Créqui, ambassadeur de France à Rome, avec la garde Corse du souverain pontife ; Louis XIV venait injustement de saisir le comtat d'Avignon, acte de violence du fort contre le faible. Haute vaillance en vérité, pour des gentilshommes que d'expulser du Comtat quelques Suisses, pacifiques gardes du prolégat ! Le souverain pontife, menaçait le roi d'une excommunication majeure, et c'était dans ces circonstances favorables à toute guerre contre l'église, que Molière écrivit son premier acte de Tartufe. Le chef de la troupe des Béjards encore tout rempli des enseignements épicuriens, reçu chez Gassendi avec ses amis Chapelle, d'Assoucy, gardait au fond de l'âme le dédain de l'église : sous le masque d'un faux dévot, Molière calomniait la dévotion tout entière. Appartenait-t-il bien au directeur d'une troupe de baladins, de définir et de distinguer les caractères de la vraie et de la fausse dévotion T Ces scènes de paillardises immondes de Tartufe avaient été conçues sans doute, au cabaret de la Croix de Lorraine[13], à côté de La Fontaine écrivant ses imitations licencieuses de Boccace, et tracées par Molière de la même plume qui devait peindre le cocu imaginaire !

Louis XIV s'opposa d'abord à la représentation publique de Tartufe ; la pieuse Anne d'Autriche, avait encore assez de puissance morale sur son fils, pour lui faire comprendre que cette déclamation monotone contre la piété affectée, cachait un dessein perfide contre la religion tout entière. Sous le masque du Tartufe, on pouvait voir l'homme pieux qui scrupuleusement remplissait ses devoirs ; et sous les plis de ce manteau de bure, on raillait le vrai dévot de la Sainte-Chapelle, de Notre-Dame, de Saint-Etienne-du-Mont et du Val-de-Grâce. Le disciple de Gassendi, l'admirateur de Lucrèce avait sa pensée ; il la déguisait avec esprit à travers ses épisodes ou les peintures paillardes d'une servante effrontée, qui jetait des vers comme ceux-ci.

Et je vous verrais nu du haut jusques en bas

Que toute votre peau ne me tenterait pas.

Tous les caractères reproduits par le Tartufe étaient faux ou ridicules ; et ce père qui ne voit, qui ne pense que par Tartufe, et cette scène ou le bonhomme ne s'informe que de Tartufe, quand sa femme ou sa fille souffrent et que sa maison s'agite, et cet odieux caractère de Tartufe préparant la honte, l'adultère avec le sang froid d'un scélérat, et ce dénouement de Scapin accompli sous une table ! des vers transformés en ennuyeuses sentences, sans action, sans intrigue. Cette pièce ne pouvait se sauver que par son but politique qui était de servir les passions de Louis XIV. Le roi commençait une vie scandaleuse qui pouvait mériter les censures morales de l'Église ; Molière attaquait cette église sous le masque d'un faux dévot : Le roi applaudissait parce qu'il avait besoin qu'une dévotion facile jetât un voile sur ses scandales, et couvrit ses désordres !

 

 

 



[1] Les poètes du jeune roi étaient Benserade, Dangeau, ce qui créa leur faveur. Il y avait aussi un valet de chambre du roi qui faisait des divertissements en vers sur les amours du roi et de mademoiselle de La Vallière, et Poquelin était son collaborateur.

[2] Voyez ma Catherine de Médicis.

[3] La place a retenu le nom de Carrousel : le château des Tuileries était alors d'une architecture florentine, qui n'avait pas été gâtée par les pavillons de Flore et de Marsan. En général, l'art Louis XIV a grandi les résidences royales, mais il ne les a pas embellies.

[4] La collection de gravures de la Bibliothèque impériale contient au moins huit estampes du Carrousel de 1651.

[5] Collection de gravures 1662 (Bibliothèque impériale).

[6] Gazette de France 1863.

[7] Cabinet des estampes (Bibliothèque impériale 1664.)

[8] Molière prenait le titre de chef de la troupe des comédiens de Monsieur. Sur l'état général des officiers, domestiques et commensaux du roi, on trouve parmi les tapissiers de Sa Majesté : Jérôme Poquelin (et Jean, son fils en survivance) à 300 liv. par an.

[9] Bibliothèque impériale. (Recueil des estampes, 1663). Gazette de France, ibid.

[10] La Béjard, véritable courtisane qui vivait avec Molière, conduisait les nymphes et les dryades. On ne comptait plus les amants de la Béjard.

[11] Ces vers de Molière sont imités de don Japhet d'Arménie, de Scarron.

[12] C'était la copie de la description donnée par le Boiardo dans le Roland inamarato.

[13] Cabaret célèbre :

Lieu propre à se casser le cou

Tant la montée en est vilaine.

Il n'est pas exact de dire que Molière resta toujours sobre :

Molière que bien vous connaissez

Et qui vous a si bien farcés,

Messieurs les coquets, les coquettes,

Le suivait et souvent assez

Pour vers le soir être en goguette.