MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

VI. — LE CHÂTEAU DE VAUX. - LE SURINTENDANT FOUQUET.

 

 

1660-1663.

 

La plus fastueuse renommée de ces premières années du règne de Louis XIV fut celle du surintendant Fouquet, intelligence hors ligne ; il n'était bruit que de ses grandeurs, de ses générosités, de ses moyens de finance et de crédit Autour de lui se groupaient les artistes, les gens de lettres qui tous le célébraient avec enthousiasme. Le poète qu'on appelait le bonhomme La Fontaine, un des flatteurs les plus assidus de la maison[1] du surintendant, disait de Fouquet :

Le roi, l'État, votre patrie,

Partagent toute votre vie,

Rien n'est pour vous,

Tout est pour eux ;

Bon Dieu qu'on est malheureux

D’être si grand personnage.

Ainsi s'exprimait La Fontaine, sollicitant un quartier de sa pension auprès du surintendant Fouquet, le protecteur de tous les écrivains de la Fronde. Sans doute on était déjà loin de cette époque agitée, mais il en restait encore les débris, sorte de famille de frondeurs, très-sympathique au surintendant Fouquet. En général, tout mouvement politique finit par une transaction ; les hommes mixtes et tièdes qui ont préparé cette transaction sont un moment ménagés par le pouvoir victorieux ; puis ce pouvoir peu à peu s'en débarrasse pour choisir des mains plus obéissantes, plus complètement à lui. Après la Fronde, le Tiers-parti parlementaire, représenté par le premier président Molé[2], un moment en faveur avec Anne d'Autriche, avait été bientôt mis de côté avec la reine-mère elle-même, quand le pouvoir absolu avait voulu pleinement s'exercer. Louis XIV, tout jeune homme, était entré au parlement un fouet à la main ; il avait déclaré qu'il voulait régner par lui-même : tous ces faits, tous ces actes rendaient impossible l'autorité absorbante, exclusive, d'un premier ministre, dont la vie publique appartenait au règne des idées tempérées, et au Tiers-parti de la Fronde parlementaire[3]. Cette situation du surintendant Fouquet explique à la fois sa disgrâce auprès du roi et la faveur dévouée dont il jouissait auprès de tout ce qui de loin ou de près avait appartenu à la Fronde et au Tiers-parti, depuis le cul-de-jatte Scarron, jusqu'à Pélisson et à madame de Sévigné ; Fouquet est : le bon ami, le noble cœur, celui qu'on aime, qu'on exalte. Il n'y a rien qui laisse trace comme une conformité de sentiment, entre gens d'une opinion commune : les joies du triomphe, comme les stigmates de la douleur, restent empreintes d'un caractère de feu.

Fouquet, l'unique but des faveurs d'Uranie,

Digne objet de mes chants, vaste et noble génie,

Qui seul peux embrasser tant de soins à la fois,

Honneur du nom public, défenseur de nos lois,

Toi, dont l'âme s'élève au-dessus du vulgaire[4],

Qui connaît les Beaux-Arts, qui sais ce qui doit plaire,

Et de qui le pouvoir, quoique peu limité.

Par le rare mérite est encore surmonté.

Vois de bon œil cette œuvre, et consens pour ma gloire

Qu'avec toi on la place au temple de mémoire,

Par toi je me promets un éternel renom,

Mes vers ne mourront pas, assisté de ton nom.

C'était, en effet, un esprit facile, élégant, que le surintendant Nicolas Fouquet. Fils du conseiller d'État, Francis Fouquet, un des amis du cardinal de Richelieu, il s'était rapproché des parlementaires par sa mère, si charitable, la fille du président de Maupeou ; pourvu tout jeune homme de la charge de maître des requêtes, puis, à trente ans, de celle de procureur-général, la reine Anne d'Autriche et le cardinal Mazarin l'avaient appelé au poste de surintendant des finances[5], avec la disposition absolue de la maison du roi et des bâtiments. Il méritait sa fortune par sa rare intelligence, ses manières larges d'entendre les affaires, et par ses rapports faciles, assidus avec les compagnies de financiers que le cardinal Mazarin avait appelés en France, et qui aidèrent l'état en plusieurs circonstances difficiles. Fouquet avait pourvu à toutes les nécessités de la paix et de la guerre après les troubles de la Fronde.

Il aimait le faste et la dépense ; ardent, vaniteux même pour les conquêtes de femmes, il avait mis une certaine publicité dans ses amours : à ces temps de fronde, de désordre et de misère, où les femmes se respectaient peu et se gardaient encore moins elles-mêmes :

Ô Dieu ! le beau temps que c'était

A Paris durant la famine,

Filles et femmes l'on avait,

Ô Dieu ! le beau temps que c'était !

La plus belle se contentait

D'un demi-boisseau de farine[6].

Appuyé sur la confiance de la reine-mère, Fouquet avait aspiré aux brillantes conquêtes de ses filles d'honneur : on disait même qu'il avait souhaité passionnément de se faire aimer de mademoiselle de La Vallière, et qu'il lui offrit vingt mille pistoles dans ce but ; peut-être le surintendant cherchait-il à s'en faire un appui auprès du roi, qui déjà distinguait mademoiselle de La Vallière. Il fut, dit-on, repoussé ; un peu plus tard, lorsqu'il s'agit d'effacer l'amour du roi pour mademoiselle de La Vallière, on fit courir le bruit que Fouquet avait obtenu ce qu'il avait souhaité avec tant d'ardeur ; l'intrigue avait été menée par mademoiselle Duplessis-Bellièvre, l'amie de Fouquet, la confidente de mademoiselle de La Vallière. Ce qu'il y a de certain, c'est que le surintendant avait le portrait de la jeune fille dans son château de Vaux[7], et pour elle La Fontaine, le commensal de Fouquet, avait fait ce vers galant :

Et la grâce plus belle encore que la beauté.

Le satirique Boileau, plus tard, pour servir les intérêts du soleil levant (d'Athénaïs de Mortemart, madame de Montespan), avait réveillé les soupçons du roi, par ce vers plein d'allusion et de méchanceté :

Jamais surintendant n'a trouvé de cruelle.

Accusation jetée contre mademoiselle de La Vallière, alors menacée dans son crédit ; Boileau semblait dire au roi : Vous avez été préféré[8], souvenir qu'on n'efface et ne pardonne jamais. Le surintendant méritait sa fortune par son grand amour des lettres et des arts ; son château de Vaux était une véritable merveille dont le monde parlait[9]. A cette époque on poussait l'art des jardins à une perfection incomparable, perdue aujourd'hui ; les artistes italiens et les florentins surtout étaient les ornemanistes les plus parfaits ; un jardin offrait souvent une représentation théâtrale, une sorte d'imitation des poèmes du Tasse ou de l'Arioste, tout rempli de nymphes, de satyres, des groupes de naïades avec des grottes, des ruisseaux, des cascades, et des palais magiques.

Le Nôtre[10] avait étudié l'art des jardins à Rome, à Florence, et le surintendant Fouquet avait confié au peintre Lebrun, le rénovateur de l'art antique, la décoration du château de Vaux.

Des grottes, des canaux, on superbe portique,

Des lieux que, pour leur beauté,

J'aurai pu croire enchantés,

Si Vaux n'était point au monde ;

Ils étaient tels qu'au soleil

Ne s'offre au sortir de l'onde,

Rien que Vaux qui soit pareil.

Lebrun, dont on admire et l'esprit et la main,

Père d'inventions, agréables et belles,

Rival de Raphaël et successeur d'Apelles[11],

Par qui notre climat ne doit rien aux Romains.

La passion du roi, pour mademoiselle de La Vallière s'était déjà publiquement déclarée dans les vastes solitudes de Fontainebleau, lorsque le surintendant Fouquet offrit à Louis XIV, une fête au château de Vaux dont les beautés étaient l'objet de toutes les conversations de la cour ; le château du surintendant, situé à une toute petite distance de Melun, sur l'Arcueil, n'était pas loin de Fontainebleau, et le roi résolut d'honorer la fête que le surintendant préparait : le 17 août 1661 Louis XIV, tout jeune homme, entouré de ses mousquetaires, accompagné de la reine-mère, de Monsieur, de Madame et des filles d'honneur, parmi lesquelles se trouvait mademoiselle La Vallière, vint à la fête que lui préparait le surintendant des finances. La reine Marie-Thérèse, demeura au palais de Fontainebleau, sous prétexte de son état de grossesse ; peut-être la présence un peu effrontée de mademoiselle de La Vallière à la fête fut-elle le motif sérieux de son absence. Le roi visita les eaux, les bosquets, les allées, et il fut à la fois émerveillé et blessé de tant de magnificence.

Parmi la fraîcheur agréable

Des fontaines, des bois, de l'ombre et des zéphirs,

Furent préparés les plaisirs

Que l'on goûta dans la soirée.

De feuillages touffus, la scène était parée

Et de cent flambeaux éclairés

Le ciel en fut Jaloux ; enfin figure-toi

Que lorsqu'on eût tiré les toiles[12],

Tout combattait à Vaux pour les plaisirs du roi ;

La musique, les eaux, les lustres et les étoiles.

Pour cette fête, Pélisson avait écrit un prologue : On y vit la Béjard, la maîtresse de Molière, qui représentait la nymphe de la fontaine, commander, aux divinités qui lui sont soumises, de sortir des marbres qui les enferment et de contribuer de tout leur pouvoir aux amusements de Sa Majesté. Et aussitôt sortirent de ces marbres, comme par enchantement, des faunes et des bacchantes, qui commencèrent le ballet.

Parut un rocher si bien fait

Qu'on le crut un rocher, en effets

Mais insensiblement se changeant en coquille !

Il en sortit une nymphe gentille

Qui ressemblait à la Béjard,

Nymphe excellente dans son art[13].

Le surintendant Fouquet avait appelé toute la troupe des Béjards à celte fête de Vaux, et Poquelin (Molière) composa tout exprès la comédie des Fâcheux, qui amusa considérablement le roi et la cour, car on y reconnut quelques-uns des seigneurs qu'on voyait à Saint-Germain[14] ; le pauvre Poquelin, en comédien habile, se mit en quatre pour divertir la cour. La troupe des Béjards devait tout au surintendant Fouquet, qui l'avait tirée de la vie nomade, si bien décrite par le Roman comique de Scarron. Si vous avez passé à travers quelques foires de province, vous pouvez vous faire une idée de ce qu'était cette troupe des Béjards, et la représentation des saltimbanques peut en offrir une imitation.

Dans la fête de Vaux, mademoiselle de La Vallière fut l'objet d'un hommage particulier ; Louis XIV, entouré de nymphes, de naïades, n'avait des yeux que pour elle ; il semblait toujours la chercher au milieu des demoiselles d'honneur de Madame ; à neuf heures, les tambours des mousquetaires se firent entendre, car le roi, tout plein d'amour, jaloux, inquiet, impatient, voulait le soir même retourner à Fontainebleau. On dit, qu'après avoir vu le portrait de mademoiselle de La Vallière dans le cabinet de Fouquet, le roi, enflammé de colère, résolut de faire arrêter le surintendant au milieu de la fête même de Taux, et qu'il en fut empêché par la reine-mère, Anne d'Autriche, qui lui remontra l'inconvenance d'une résolution si brusque, sorte de violation des droits de l'hospitalité[15].

A quelque temps éclata la catastrophe ; le surintendant Fouquet fut arrêté pendant un voyage de la cour en Bretagne ; on a mêlé à la pensée de ce coup d'État le souvenir de ce récent hommage dont j'ai parlé que le surintendant avait présenté à mademoiselle de La Vallière ; la mesure eut une plus haute portée. Fouquet était l'espérance de toute une opinion : celle de frondeurs ralliés au tiers-parti, qui s'étaient rattachés à la reine Anne d'Autriche ; Louis XIV n'avait pas craint d'offenser sa mère en se montrant ingrat : Fouquet était entouré, caressé par les débris vivants, intelligents de la Fronde ; une portion du parlement, les écrivains, les rimailleurs étaient sous sa main ; il en disposait pour soutenir ses idées, ses espérances, qui étaient la succession de Mazarin : Louis XIV fut moins déterminé par la vanité amoureuse de Fouquet, épris de mademoiselle de La Vallière, ou par quelque dénonciation sur le fait des finances, dans sa poursuite implacable contre le surintendant, que par un motif de police politique ; Colbert agit très-déloyalement par des petites menées contre le surintendant Fouquet dont il était le commis ; la couleuvre de son écu mordit l'écureuil du blason de Fouquet, ministre considérable par la largeur des vues et la force des idées[16].

En frappant Fouquet, le roi atteignit les dernières velléités de la Fronde. Aussi, tout ce qui appartenait à cette opinion sentit profondément le coup ; on peut voir avec quelles inquiétudes le Marais s'intéressait au procès de Fouquet, comme les ruelles frondeuses comptaient les voix[17]. On craignait que ce pauvre ami ne fût condamné à mort ; il avait conservé des protecteurs puissants, même dans la commission spéciale et parlementaire. Madame de Sévigné ne tarit pas d'éloges sur M. d'Ormesson, dont la fermeté sauva Fouquet de la peine de mort[18].

On doit remarquer que mademoiselle de La Vallière s'intéressa au surintendant Fouquet ; elle ne craignit pas même de faire naître un soupçon au cœur du roi par ses prières et ses supplications. La noble demoiselle appartenait à l'école de la Fronde, l'amour de Louis XIV tenait plutôt à ces premières émotions du jeune homme qu'à la puissance du roi ; mademoiselle de La Vallière était dans les généreux sentiments de mademoiselle de Scudéry, de madame de Sévigné. L'amour de Louis XIV pour mademoiselle de La Vallière fut comme un dernier baiser donné i la Fronde, un souvenir de Saint-Germain ; il n'y avait pas encore le roi puissant, presque byzantin, que les courtisans adoraient sous le symbole du soleil !

Deux ministres secondèrent Louis XIV dans cette réaction, dont le surintendant Fouquet fut la victime : le chancelier Letellier, puis Colbert : Letellier, homme d'état, défenseur invariable de la prérogative royale ; Colbert, esprit de détail, jaloux de l'intelligence de Fouquet. Fouquet était aventureux, plein de grandes idées ; Colbert, esprit bourgeois et médiocre, n'eut jamais une pensée politique : il fut la main et jamais l'intelligence du règne.

 

 

 



[1] La Fontaine, poète à titre, célébrait tous les heureux événements de la maison Fouquet. A la naissance du fils de Fouquet, à Fontainebleau, il adressa ce quatrain à madame la surintendante :

Vous avez fait des poupons le héros.

Et l'avez fait sur un très-bon modèle ;

Il tient déjà mille menus propos,

Sans se méprendre il rit à la plus belle.

[2] Le premier président, Mathieu Molé, était mort à temps, le 5 janvier 1656.

[3] Fouquet était procureur-général au parlement et en avait les idées.

[4] Vers de La Fontaine mis en dédicace en tête du poème d'Adonis.

[5] Fouquet le premier avait appliqué à la France le système des emprunts réguliers. (Voyez tome Ier, mes Fermiers Généraux), Colbert, esprit violent, ébranla le crédit par la suppression d'un quartier des rentes de l'Hôtel-de-Ville.

. . . . . . . . . . . . . . . Plus pâle qu'un rentier,

A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier.

(Boileau.)

L'épigramme du chevalier d'Ailli contre Colbert est plus piquante :

De nos rentes pour nos péchés,

Si les quartiers sont retranchés,

Pourquoi s'en émouvoir la bile ?

Nous n'aurons qu'à changer de lieu.

Nous allions à l'Hôtel-de-Ville

Et nous irons à l'Hôtel-Dieu !

[6] Œuvres de Chapelle, édit. de Saint-Marc.

[7] Un autre portrait de mademoiselle de La Vallière avait été fait par Lefebvre, sous les traits de Diane ; mais le peintre y ajouta, Actéon, pour plaire au roi, et constater que le coupable avait été puni.

[8] Boileau, satyre XI.

[9] Le château de Vaux avait été construit par l'architecte Orbey, élève de Le Vau, le véritable auteur de la colonnade du Louvre.

[10] Le Nôtre, fils du surintendant des Jardins, né en 1613, était fort lié avec le peintre Lebrun, et ils travaillaient ensemble à l'embellissement des châteaux.

[11] La Fontaine, Description du château de Vaux.

[12] Sans doute les décors. Lettre de La Fontaine à M. de Maucroix, relation d'une fête à Vaux (29 avril 1661).

[13] Vit-on nymphe plus gentille

Que ne fut Béjard l'autre jour

Dès qu'on vit ouvrir sa coquille,

Et chacun cria alentour

Voilà la mère de l'amour.

(Vers du temps).

[14] Le duc de La Trémoille.

[15] On trouve cette anecdote dans les mémoires sur Louis XIV par l'abbé de Choisi, écrivain léger, inexact, tout dévoué à madame de Maintenon. Voltaire a dit de ce livre : Il se trouve des choses fausses et beaucoup de mensonges.

[16] Colbert fut toujours très-jaloux et despote : il n'agit jamais que par des mesures et des tribunaux d'exception : Quand une affaire ne lui plaisait pas (dit le marquis Sourches), Colbert prenait un visage sévère et disait qu'elle était contre les intérêts du Roi : peu de gens avaient assez de cœur pour lui résister. (Mémoire du marquis de Sourches).

[17] Le premier président, Lamoignon, se récusa dans le procès de Fouquet en s'écriant : Lavavi manus meas.

[18] On célébra la fermeté de M. d'Ormesson :

Ne finissons pas la chanson

Sans entonner quelques bons sons,

Pour exalter d'Ormesson,

Le bon Dieu le bénisse !

Et avec lui les gens de bien

Qui rendent la Justice

Et qui ne craignent rien.