MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

V. — SOCIÉTÉ QU'AVAIT FAITE LA PHILOSOPHIE DE DESCARTES.

 

 

1660.

 

Toute la société de cette époque, et il est utile de le remarquer, est dominée par la philosophie de Descartes, fatale influence qui ouvrait la voie au XVIIIe siècle : Descartes, intelligence considérable, homme pieux, on le disait du moins, âme noble, établit une sorte de rationalisme dans la foi, et l'esprit d'examen dans la croyance ; il mena droit à la philosophie de Lucrèce et d'Épicure[1] : fonder les légendes du ciel, les doux et pieux mystères sur le rationalisme, n'était qu'une transition vers la négation et le doute absolu ; Descartes n'était qu'une de ces âmes honnêtes qui préparent les révolutions sans les vouloir ; elles espèrent le bien et mènent au mal. Au moment de la Fronde, les doctrines de Descartes correspondaient à l'état des esprits, à l'agitation des intelligences, el c'est ce qui explique leur puissante popularité : tous les frondeurs ne parlaient que de Descartes comme du prince de la pensée : on lui sut grand gré d'avoir détruit l'aristotélisme qui fut la philosophie du moyen-âge. Nul ne peut défendre l'empirisme d'Aristote, mais à travers ses erreurs et ses préjugés[2], Aristote laissait en dehors et au-dessus de l'examen, la foi religieuse, sans laquelle il n'est plus de dogmes ; le rationalisme, cet instrument terrible pour fouiller et détruire, restait étranger à la méthode d'Aristote : les légendes du ciel n'étaient point atteintes par des théorèmes abstraits, en supposant même que la logique en fût incomplète.

Pierre Gassendi, l'élève et l'admirateur de Descartes, fut le savant surtout qui pervertit le XVIIe siècle[3] ; puissant érudit, de son école sortirent les penseurs libres tels que le baron de Blot, La Rochefoucauld, Cyrano de Bergerac, Bussy-Rabutin, Vendôme, le prince de Conti, et cette troupe d'écrivains spirituels, de baladins de théâtre, dont j'ai parlé, d'Assoucy, Chapelle, Bachaumont, Molière, Scarron, La Fontaine, qui, par leurs mordants écrits, troublèrent la foi et les mœurs du XVIIe siècle, préludant ainsi à l'école des réfugiés, les travestisseurs de l'histoire de France et les ennemis de sa gloire.

À travers les chansons libertines du baron de Blot, ce que l'on remarque surtout, c'est l'impiété, la négation de Dieu et de toute croyance. Les Maximes de La Rochefoucauld respirent l'égoïsme et dessèchent le cœur ; c'est le plus déplorable livre qu'un homme ait pu écrire ; après l'avoir lu, on ne croit plus à rien, ni à la vertu, ni à l'amitié, ni à l'amour ; il pervertit et il éteint rame : si La Rochefoucauld a été fortement éprouvé, tristement déçu[4], est-ce un motif pour faire prendre le monde en mépris ? Cyrano de Bergerac, fanfaron d'impiété, va plus loin que Lucrèce dans ses ardentes imprécations :

Ces dieux que l'homme a faits et qui n'ont point fait l'homme,

Des plus fermes États ces burlesques soutiens,

Va, va, Térentius, qui les craint ne craint rien[5].

Que peut-on écrire de plus impie, quelle négation plus audacieuse de la divinité ? Cyrano avec la langue de Lucrèce, raille tout ce qui croit et prie. Bussy-Rabutin, le plus dissolu des médisants, celui qui mérita une telle renommée, que la plupart des pamphlets des réfugiés furent publiés sous son nom ; Vendôme, ce prince des bâtards, ce protecteur de toutes les immondices dans son palais du Temple, — que Dieu fit plus tard un lieu d'expiation pour des victimes innocentes — ; Conti, effronté déiste avant sa conversion par Bossuet !

La philosophie de Descartes, commentée par Gassendi, mit encore au monde ce baladin d'Assoucy, si plein de verve et d'entrain, joueur effréné, esprit de sac et de corde, gibier de potence, l'ami, le conseiller des Béjards et de Molière qui vivait en leur compagnie[6], et souvent à leur frais dans ses caravanes avec les deux ivrognes spirituels et libertins, Chapelle et Bachaumont : tous deux avaient sucé, dans les leçons de Gassendi, les lois de la morale d'Épicure où conduisait naturellement la philosophie de Descartes. Dans les choses religieuses, discuter, c'est douter ; raisonner dans les enseignements qui tiennent aux traditions, aux dogmes, c'est conduire à la négation absolue : Chapelle et Bachaumont voyageaient sans pensée de la vie future, gracieux païens qui chantaient l'amour et le vin dans le cabaret de la Croix-de-Lorraine.

Oui, Moreau, ma façon de vivre.

C'est de voir peu d'honnêtes gens[7].

C'est plein de verve, de vin, et d'esprit que Chapelle écrivait ces jolis vers :

Sous ce berceau qu'amour exprès

Fit pour toucher quelque inhumaine

L'un de nous deux, un jour, au frais,

Assis près de cette fontaine,

Le cœur percé de mille traits,

D'une main qu'il portait à peine

Gravait ces vers sur un cyprès :

Hélas ! que l'on serait heureux

Dans ce beau lieu digne d'envie

Si toujours aimé de Sylvie

On pouvait, toujours amoureux,

Avec elle passer sa vie.

Tous deux, Bachaumont et Chapelle, voyageaient comme d'Assoucy, insouciants de la vie, et comme loi, ils rencontrèrent la troupe de baladins ambulants, où était engagé un autre élève de Gassendi, Poquelin, connu déjà sous le nom de Molière. Poquelin avait préludé à la vie de tréteaux, par l'essai d'une traduction de Lucrèce (toujours le même doute, la même impiété) ; et maintenant il écrivait des farces à l'italienne sous des titres grossiers et bizarres, qu'on pouvait barbouiller sur des enseignes dans les foires de province[8]. Il est à croire que Scarron, dans son Roman comique, a voulu peindre la troupe des Béjards espèce de bohémiens, où Molière trouvait sa place : n'est-il pas facile de mettre des noms fort connus à Destin, à la Rancune, à la Caverne, l'Olive, les burlesques personnages du Roman comique[9]. Libre au jeune fils d'un honnête artisan de suivre cette carrière d'artistes ambulants : le mal était dans la dépravation qu'il semait à pleines mains sur la société. Ses pièces encourageaient le mépris des fils pour leur père, elles faisaient l'éloge du rapt, de l'adultère, et presque des valets fripons. Le prince de Conti couvrit de sa protection, dans les États du Languedoc, la troupe des comédiens Béjard, véritable tripot, ouvert à la débauche[10].

C'était encore un élève de la philosophie de Descartes et de Gassendi, que ce fablier appelé bien à tort le bon La Fontaine, l'auteur des contes licencieux imités de Boccace, — ce que les poètes d'alors prirent à l'Italie et à l'Espagne est immense —. Les premières fables de La Fontaine ne furent qu'un recueil de maximes égoïstes :

La raison du plus fort est toujours la meilleure, et cette pauvre cigale à qui la fourmi sans pitié refuse l'aumône :

Eh bien ! dansez maintenant.

Cruelles et dures paroles qui repoussent tout sentiment de charité. La cigale, c'est le pauvre artiste qui vit de son art, la fourmi, c'est l'impitoyable usurier, l'industriel qui recueille et ramasse et que le fablier exalte comme un type. La Fontaine, aussi bien que Molière, démolit la famille avec une persévérance, une perversité sans pareille : tous deux raillèrent les droits de la paternité, l'obéissance du fils, la fidélité dans le mariage ; si nul ne peut contester leur esprit, nul ne peut aussi nier l'immoralité de leurs œuvres et le triste ascendant qu'ils exercèrent sur la société. L'esprit de Descartes avait fait la Fronde, et à son tour la Fronde le maintint et le développa comme une base d'opposition. On trouve les admirateurs de cette philosophie partout, chez La Rochefoucauld, dans les salons de madame de Sévigné, frondeuse convertie, passionnée même pour les absurdités des molécules et des atomes[11].

Le cardinal de Retz fut un disciple de Descartes que l'ambition du pouvoir agite et que le repos importune ; tout ce qui est résistance, révolte, sédition, vint de cette philosophie qui prépara le pur rationalisme de l'école d'Angleterre et de Hollande.

Les débris chevaleresques du moyen-âge disparaissaient avec l'hôtel de Rambouillet. Ce que la littérature avait de joyeux, de jeune, d'éternellement frais venait de l'Italie, avec Colombine, Arlequin, le docteur ; ce qu'elle avait de noble, d'élevé, jusqu'à la fanfaronnade, arrivait d'Espagne, des deux Castilles avec le Cid. Boileau représente l'esprit latin, la philosophie de Lucrèce et d'Épicure ; le satirique est épris d'Horace, de Juvénal, les deux auteurs qu'il lit et qu'il traduit avec persévérance. Tout ce que la France dot alors à l'Italie et à l'Espagne est inimaginable ; elle emprunta les arts à Florence, à Rome ; ses joyeuses bouffonneries à Bologne et à Naples ; mais l'Espagne surtout fut la source de ses grandes mœurs, de la beauté de ses sentiments, de la magnificence de sa littérature. Les nobles jours de l'Espagne furent maintenus et grandis par la maison d'Autriche : l'Inquisition, en sauvant l'unité de la foi, fit la force et l'éclat de la nation espagnole ; la foi catholique créa sa littérature, ses beaux-arts, Lopez de Vega, Calderon, Vélasquez, Murillo[12] ; elle lui donna l'Amérique ; elle la préserva surtout de la réforme, dispute de Cuistres et de pédants universitaires qui semèrent la guerre civile en France, en Allemagne, en Angleterre, et firent verser des flots de sang[13].

Maintenant que va faire Louis XIV en présence de toute cette littérature qui l'entoure à son avènement : l'une, d'opposition avancée, implacable, se réfugie en Angleterre ; l'autre, amère, railleuse, mais bien plus malléable, on pourra l'attirer et la gagner pour en faire un instrument ! À cet aspect nouveau de la société aussi bien qu'aux amours de Louis XIV pour mademoiselle de La Vallière, se rattache l'histoire du surintendant Fouquet, le ministre si remarquable, la tradition et le reflet affaibli de Mazarin.

 

 

 



[1] René Descartes était né le 31 mars 1596, en Touraine ; il était élève des Jésuites ; il mourut en Suède, en 1651, dans une sorte d'exil. C'était un esprit essentiellement d'opposition.

[2] L'Histoire naturelle est pleine de descriptions et de phénomènes étranges.

[3] Gassendi, Provençal, né à Digne en 1592, était le correspondant intime de Galilée et de Keppler ; il était venu professer à Paris la philosophie devant de nombreux élèves.

[4] La Rochefoucauld était couvert de blessures et presque aveugle, lorsqu'il écrivit son livre des Maximes.

[5] Dans sa tragédie d'Agrippine :

Térentius. Les dieux renverseront tout ce que tu proposes.

Séjanus. On peu d'encens brûlé rajuste bien des choses.

[6] Qu'en cette douce compagnie

Que je repaissai d'harmonie

Au milieu de sept ou huit plats.

Exempt de souci, d'embarras.

Je passais doucement la vie :

Jamais plus gueux ne fut plus gras.

Ainsi s'exprime d'Assoucy sur la compagnie de Molière.

[7] Dans l'édition très-épurée avec des notes qu'a publiée Saint-Marc.

[8] Les Amours combattus, les Amours rusés. La première pièce un peu régulière de Poquelin furent les Étourdis.

[9] La Fontaine a peint aussi cette troupe ambulante sous le titre de Ragotin.

[10] Comparez d'Assoucy avec Chapelle et Bachaumont qui trouvèrent plus d'une fois la troupe des Béjards sur leur route.

[11] Voir les lettres de madame de Sévigné, liv. IV.

[12] C'est une belle étape à faire au point de vue des arts et de la littérature que celle du règne de Philippe IV.

[13] Je ne me suis jamais expliqué comment des historiens enthousiastes de la révolution française, des comités de salut public et de sûreté générale, ont tant critiqué l'Inquisition qui sauva l'unité espagnole, comme ces comités préservèrent l'unité de la République.