MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

I. — LA SOCIÉTÉ ET LES RUELLES APRÈS LA FRONDE.

 

 

1640—1655.

 

La Fronde était à sa fin ; comme après toutes les turbulences politiques, on avait vu se manifester des dépits d'abord, puis, de la lassitude dans les esprits naguère si agités. Pour les uns, cette fatigue s'était transformée en un besoin de solitude : on courait s'abriter aux déserts de Port Royale séjour des mécontents, ou bien aux maisons de retraite de l'Oratoire. Forces désormais à ne plus discourir sur la liberté politique, les beaux esprits se perdaient dans les disputes sur le libre arbitre, sur la grâce de saint Augustin. Pour les autres, la lassitude des agitations publiques s'était changée en un entrain de plaisir, de voyages, de farces grotesques[1] ; sans le vouloir, sans le savoir, peut-être, on cherchait à oublier l'indépendance perdue par les éclats d'une gaîté forcée, à la manière de Scarron. Il ne faut jamais méconnaître les signes d'un temps ; on ne vit, à aucune époque, plus de poèmes et de poésies burlesques qu'au milieu du XVIIe siècle. Les frondeurs comprimés se jetaient dans la raillerie ; comme le dit le cardinal de Retz, Salluste et Tacite n'étaient plus de mode.

Ce fut le temps des histrions et des baladins ; d'Assoucy, avec ses jeunes pages rapiécés, son luth et son téorbe, chantait ses vers libertins, et secouait sa misère dans les provinces du Midi jusque dans l'Italie[2]. A ses côtés, quittant sa famille d'honnêtes tapissiers-décorateurs, pour s'engager dans la troupe des Béjards, Poquelin, sous le nom de Molière[3], se jetait dans les parades des foires. La faible santé de Poquelin ne lui permettait pas tous les excès de cabaret, où il fut depuis si fréquemment avec Chapelle et Bachaumont, ces fils de frondeurs, et avec Scarron, le cul-de-jatte, esprit d'opposition par excellence, fort abaissé, au reste, par le besoin de vivre ; son salon avait été longtemps une succursale des vieux mécontents de l'Hôtel-de-Ville.

A ces tendances se mêlait la philosophie épicurienne ; quand la liberté politique est ravie, il se fait une grande licence dans les idées religieuses et morales. Le pouvoir qui a trop besoin de veiller à la propre conservation de son autorité absolue, néglige souvent d'autres surveillances, et alors se glisse l'impunité pour les systèmes les plus étranges, les plus hardis. Ainsi, après la Fronde, les salons, les ruelles du Marais devinrent des écoles de philosophie épicurienne, de libres penseurs ou d'opposition plus ou moins ouverte à la croyance établie. Sous la Fronde, cet esprit particulier d'incrédulité se manifeste ; il se personnifie surtout dans Cyrano de Bergerac, le spadassin philosophe, burlesque auteur de l'Histoire comique des États et Empires de la Lune[4], et qui ne veut pas même qu'on le contraigne à croire en Dieu. Esprit plus hardi et moins connu que Saint-Évremond, Cyrano de Bergerac, tantôt pour la Fronde, tantôt pour Mazarin, restait incrédule, fantasque, se raillant de toutes les croyances. A ses côtés se plaçait Blot, baron de Chavigni, le nouveau Martial de la Fronde, par l'impiété et la licence de ses paroles[5].

Dans le vieux Marais fort à la mode, était le château du Temple où s'abritait le bâtard de Henri IV, César Monsieur, le fils de Gabrielle d'Estrées, créé pair sous le titre de duc de Vendôme, le père des ducs de Mercœur et de Beaufort, les chefs de la Fronde. Au milieu des troubles publics, Vendôme s'était abouché avec Cromwell, pour constituer en France un protectorat moitié huguenot et moitié malcontent ; si au Temple on ne faisait plus de politique, c'est qu'on avait peur ; on se livrait à la volupté : tous les mécontents , Beaufort, Saint-Évremont, hardis théoriciens, avant de s'exiler eux-mêmes, avaient infiltré le venin épicurien à toute cette société du Temple, qui discourait, comme Lucrèce, sur la loi de nature avec la liberté la plus absolue de paroles ; les temps de désordres politiques se prêtent à ces licences de l'esprit.

Comme succursale de ce riche cénacle, on pouvait compter les hôtels des deux courtisanes : Marion de Lorme et Ninon de l'Enclos. La Champenoise Marion, d'origine obscure, réunissait chez elle, par sa beauté, les plus grands seigneurs et les poêles célèbres : Condé, Cinq-Mars, Longueville, Corneille, Molière. L'histoire-pamphlet et de prétentieux romanciers, pour souiller la pourpre romaine et rapetisser un colosse de bronze, ont bien osé écrire que le cardinal de Richelieu avait été l'amant de Marion de Lorme ; comme s'il n'y avait jamais que des appétits sensuels dans la vie des hommes d'État. Marion fut l'espion du cardinal et servit sa politique, voilà tout[6] : son petit parc de la rue de la Cerisaie et sa maison de la place Royale rassemblaient bien des jeunes seigneurs étourdis, qui parlaient et déclamaient. Marion écoutait et rapportait ; tel était son office auprès du cardinal ; elle n'en avait pas d'autres. Les chefs du pouvoir sont souvent obligés de recourir à des instruments avilis pour arriver à de grands résultats : Richelieu et Mazarin avaient emprunté cette habitude à Venise, où les courtisanes étaient les espions d'État.

Avec plus de dignité que Marion de Lorme, Ninon de l'Enclos réunissait dans sa ruelle une autre portion des débris de la Fronde[7] : Condé, La Rochefoucauld, Longueville, Coligny, Villarceau, Sévigné, d'Albret, d'Estrées, nobles noms mêlés à la guerre civile ; Mazarin souffrait ce salon, parce que c'était encore un moyen de surveiller et de s'informer. On ne faisait pas précisément d'opposition, mais on y parlait des vieux temps avec joie : ou regrettait Beaufort, le coadjuteur, les héros de la Fronde et les ennemis du cardinal : les hommes d'un parti ont des sympathies qui apparaissent dans toutes leurs paroles ; ils se trahissent sans le vouloir.

On ne pouvait plus conspirer, on se jetait dans la philosophie et le plaisir : jamais Paris n'avait été plus dissipé, les amours plus faciles[8] : ou jetait au vent sou bien, sa fortune ; les familles les plus rangées étaient couvertes de dettes. Au temps de M. le cardinal, les mille pistoles étaient hasardées au lansquenet chaque soir : quand la cause politique à laquelle on appartient est perdue, il vous prend une insouciance de toute chose, on joue, on se bat, on aime avec un certain oubli de son passé ; tous les gentilshommes qui entouraient le prince de Condé à Rocroi, se battaient avec désespoir, avec l'oubli d'eux-mêmes : le comte Bussy-Rabutin, La Rochefoucauld, les Sévigné, étaient frondeurs jusque dans le sang, ou bien ils appartenaient à ce parti mixte qui avait voulu ménager à la fois le roi et la Fronde, parti aussi mécontent de l'autorité absolue à laquelle aspirait Louis XIV que des troubles publics ; on peut voir jusque dans les lettres de madame de Sévigné, les regrets qu'avaient laissé le coadjuteur cardinal de Retz, le duc de Beaufort, tout ce parti de désespérés ou de fatigués qu'allait contenir et diriger la main de Louis XIV[9] : Le pouvoir absolu naît de la lassitude de tous.

Un salon qu'on n'a pas assez étudié, et qui est bien l'expression de cette société frondeuse, c'est celui de Scarron ; le poète, naguère ardent frondeur, s'était rallié par besoin an parti du milieu, représenté par la reine Anne d'Autriche ; Scarron n'était pas riche dans sa petite maison de la rue des Douze-Portes, mais il avait eu l'honneur d'y recevoir, au temps des troubles, le coadjuteur, qui s'était assis sur son lit de brocard jaune. A ce titre, les débris de la Fronde venaient encore visiter son foyer : on y jouait, on y parlait, on y menait une vie épicurienne, sous l'influence de Ninon de l'Enclos ; Scarron faisait des pièces pour les tréteaux : Jodelet, don Japhet d'Arménie, qui lui donnaient quelques petits revenus ; il faisait oublier, par ses farces, le rôle politique qu'il avait joué : le besoin le ralliait sans cesse à la régente, dont il se déclarait le malade[10], et qui lui accordait une pension sur sa cassette particulière.

Cette agrégation d'impiété galante faisait disparate avec la solitaire et pieuse société qui restait, comme un débris du règne de Louis XIII. Tandis que les tours du Temple et le quartier du Marais retentissaient des mille orgies de la vie, la montagne de Sainte-Geneviève, les vastes terrains du Val-de-Grâce et de Chaillot, voyaient une multitude de fondations religieuses empreintes de l'esprit de la plus pure charité : la mère Chantai fondait le monastère de la Visitation, et le doux, le pacifique, le divin M. Vincent établissait, la sueur au front, des abris pour la misère, pour les pauvres enfants, pour le vice repentant. A côté de ces tristes libertins qui chantaient Bacchus et l'amour, les sœurs de Saint-Vincent prenaient soin de toutes les misères dans les hôpitaux, soignaient les pestiférés et les malades, tandis que les missionnaires Lazaristes allaient prêcher dans le monde la parole de l'Évangile. Entre ces deux sociétés si disparates, où étaient la quiétude et le bonheur ? Pourtant ce qu'il faut remarquer, c'est que, sauf quelques aveugles et superbes exceptions, la plupart des satyres et des bacchantes de ce monde païen du Temple et du Marais venaient s'épurer et mourir dans la vie religieuse.

Aujourd'hui encore, on ne peut parcourir les rues Saint-Jacques, d'Enfer et du Val-de-Grâce sans éprouver une vive émotion ; on marche entre deux lignes d'hôpitaux, de monastères et de vieilles églises dénudées : partout des misères secourues, même celles qu'a produites le libertinage et la honte : qu'est devenu le Temple ? quelle idée peuple aujourd'hui la solitude du Marais ?

 

 

 



[1] On s'est mis depuis quelques années à publier bien des poètes et des prosateurs burlesques du XVIIe siècle. Comme ces rapsodies contiennent quelques impiétés, les libres penseurs y trouvent de bonnes fortunes.

[2] Charles Coypeau d'Assoucy était né à Paris en 1604, fils d'un avocat ; il jouait bien du luth et fut accusé d'étranges mœurs. (Voyez le Voyage de Bachaumont et Chapelle.)

[3] Le nom de Molière était fort commun au théâtre : il y avait un chanteur et un danseur de ce nom.

[4] Sylyien Cyrano de Bergerac, né en 1620, en Périgord, cadet aux gardes, fut un des spadassins les plus braves et les plus forts de son temps.

[5] Madame de Sévigné disait du baron de Blot qu'il avait le diable au corps. (Lettre 25.)

C'est le baron de Blot qui avait adressé ces vers à Ninon de l'Enclos :

Malgré ma maudite luette

Qui tient ma muse un peu muette,

Puisque l'adorable Ninon

Trouve bon qu'on chante en carême,

Je ne lui dirai Jamais non.

Plût à Dieu qu'elle en fit de même.

[6] C'est Marion de Lorme qui livra le secret de Cinq-Mars (Monsieur le Grand) an cardinal ; elle était née à Châlons. Malgré les romanciers qui la font centenaire, Marion de Lorme mourut en 1650 ; on trouve ces vers ;

La pauvre Marion de Lorme

De si rare et plaisante forme

A laissé ravir au tombeau

Son corps si plaisant et si beau. (Année 1650.)

[7] Ninon, comme on le sait, demeurait rue des Tournelles ; Mignard le peintre était son voisin ; mademoiselle Scudéry habitait rue des Oiseaux ; Ninon était née en Touraine, le 13 mai 1616. Saint-Évremont le frondeur disait d'elle :

L'indulgente et sage nature

A formé l'âme de Ninon

De la volupté d'Épicure

Et de la vertu de Caton.

La vertu de Caton doit être prise dans le sens de fermeté sous la Fronde.

[8] Je n'ose rapporter les vers qui furent publiés sur la licence des amours de Paris au temps de la famine, époque où les femmes vendaient leur honneur pour un boisseau de farine.

[9] Lettres de madame de Sévigné, 1666-1668.

[10] Votre malade exerce

Sa charge avec intégrité,

Pour servir Votre Majesté

Depuis peu la peau lui perce,

Tous les jours s*accroît son tourment ;

Mais il le souffre gaîment.

Il fait sa gloire de sa peine,

Et l'on peut jurer sûrement

Qu'aucun officier de la relue

Ne la sert plus fidèlement (Épit de Scarron.)