MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

XXIV. — Maladie, testament et mort de madame de Pompadour (1764).

 

 

Ce qu'il avait fallu de peines, de soucis et de douleurs à madame de Pompadour pour conserver sa haute situation, était indicible : elle y avait usé sa santé et sa vie ; jeune femme, elle était déjà languissante, menacée d'épuisement, et les cruelles épigrammes d'un ministre persifleur avaient signalé les ravages d'un affaiblissement que la marquise combattait en vain[1]. Elle éprouva bientôt la plus grande douleur de sa vie. Cette gracieuse fille du nom d'Alexandrine, qu'elle avait eue de M. d'Étioles, mourut subitement à sa onzième année, au couvent de l'Assomption, où on relevait avec le plus grand soin.

Les plus hautes destinées étaient réservées à cette jeune fille. Le maréchal de Richelieu avait bien pu dire avec sa fatuité accoutumée qu'il avait refusé, éludé la sollicitation de madame de Pompadour qui lui demandait le duc de Fronsac pour sa fille ; c'était peu vraisemblable, car mademoiselle Alexandrine était promise au jeune duc de Pecquigny, fils du duc de Chaulnes (de la famille de Luynes). Le mariage de mademoiselle d'Étioles, qui avait été comblée des faveurs du Roi, devait se faire dans un an et demi[2] lorsque la mort vint surprendre la jeune fille ; sa mère inconsolable la fit ensevelir au couvent des capucins, ordre pour lequel la marquise avait une profonde vénération : cette femme si élégante avait un indicible respect pour ces religieux, modèles d'abnégation et de misère. Cet ordre entièrement créé pour le peuple, d'une si sublime démocratie qu'il n'avait aucune idée de propriété, était l'objet de ses soins ; elle avait agrandi ses petits jardinets de carottes et de haricots, derrière le château de Bellevue si plein de merveilles[3] ; elle allait souvent visiter leurs cellules et leurs tombes ; elle-même avait choisi sa sépulture dans l'église des capucins ; elle voyait avancer ses jours l'œil fixé sur cette croix des sépulcres couronnée de la fleur virginale de sa fille dans le caveau des capucins. L'alliance de mademoiselle d'Étioles avec le duc de Pecquigny avait ceci d'important qu'elle rapprochait madame de Pompadour de la Reine dont la duchesse de Luynes était dame d'honneur et d'atours. C'était par elle que se traitaient toutes les petites négociations entre la Reine et la marquise, et je trouve deux autographes très-curieux ; madame de Luynes écrivait à la marquise de Pompadour en termes affectueux et tendres :

Madame, la Reine me charge de vous dire qu'elle n'a rien contre vous et qu'elle est bien sensible à l'attention que vous avez de lui plaire en toute occasion ; elle a même désiré que je vous le mandasse, et je m'en suis chargée avec plaisir, Madame, connaissant vos sentiments et aimant votre personne et vous me permettrez de vous le dire. Duchesse de Luynes[4].

Madame de Pompadour se hâta de répondre à cette bonne et gracieuse lettre :

Vous me rendez la vie, Madame, car depuis trois jours, je suis dans une douleur sans égale ; on m'a fait des noirceurs exécrables auprès de M. le Dauphin et de madame la Dauphine ; ils ont assez de bonté pour moi, pour me permettre de prouver la fausseté. On m'a dit qu'on avait aussi indisposé la Reine contre moi. Jugez de mon désespoir, moi qui donnerais ma vie pour elle ; il est certain que plus elle a de bontés pour moi, plus la jalousie sera occupée à me faire mille noirceurs. Croyez, Madame, à tous mes sentiments. Marquise de Pompadour[5].

Quelque temps après la mort de sa fille, encore dans la plénitude de sa beauté et de la vie, la marquise de Pompadour fit son premier testament. Cet acte supposait, sinon une force d'âme exceptionnelle chez une jeune femme, au moins des pensées graves, calmes, et ce testament fait contraste aux plaisirs, aux fêtes, aux comédies de Choisy. La même main qui tressait des fleurs et pomponnait des rubans écrivit l'acte solennel de ses dernières dispositions.

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit : Jeanne Poisson, marquise de Pompadour, épouse séparée de biens de Charles Lenormand d'Étioles, ai fait et écrit mon testament. Je recommande mon âme à Dieu, et le prie d'avoir pitié de moi et de me pardonner mes péchés, espérant apaiser sa justice par les mérites du corps et du sang de Notre-Seigneur.

Je désire que mon corps soit enterré aux capucins de la place Vendôme à Paris, dans le tombeau que je me suis choisi, et cet ensevelissement se fera sans pompe, sans cérémonie[6].

Je supplie le Roi d'accepter le don que je lui fais de mon hôtel à Paris ; je désirerais qu'il fût destiné à M. le comte de Provence. Je prie encore Sa Majesté d'accepter mes pierres gravées par Leguay, sept bracelets, bagues, cachets pour augmenter son cabinet de pierres fines gravées. Je constitue pour héritier universel, mon frère le marquis de Marigny.

Je nomme pour mon exécuteur testamentaire le prince de Soubise ; quelqu'affligeante que soit pour lui cette commission, il doit la regarder comme une preuve certaine Vte la confiance que sa probité m'inspire : pour lui je le prie d'accepter deux bagues, l'une de mon gros diamant, couleur d'algue marine, l'autre d'une émeraude gravée par Leguay, représentant l'Amitié ; j'ose espérer qu'il ne s'en défera jamais ; elle lui rappellera la personne au monde qui a eu pour lui la plus profonde estime et la plus vive amitié. Fait à Choisy, 17 novembre 1757.

Quand la marquise de Pompadour traçait de sa main ces lignes graves et touchantes, elle n'avait pas, je le répète, encore 35 ans. Le prince de Soubise se plaisait à raconter que la marquise lui remit ce premier testament le soir après un de ces soupers du Roi, dans lequel son esprit avait brillé de tout son éclat ; jamais madame de Pompadour ne se sépara un seul jour de ses préoccupations sérieuses. A mesure même qu'elle avançait dans la vie, elle dut mettre plus de soins à ses atours pour cacher les ravages du temps : elle inventa ces riens d'un goût si parfait dans les ajustements, cette toilette si pleine de futilités charmantes qui justement a retenu son nom. Meubles, glaces, trumeaux, tentures, tout fut fait à la Pompadour. Artiste éminente, elle passait ses heures à voir, à recueillir les plus belles productions de toutes les écoles ; elle savait bien ajuster sur un tout, même frivole, ce qui est la première qualité de l'artiste.

Autour d'elle et de son frère le marquis de Marigny se groupaient toujours les artistes jeunes et vieux. Elle commandait à Vernet les belles marines que le peintre dédiait ensuite au marquis de Marigny. Après avoir aimé Boucher, elle tendit la main à Vien, l'artiste aux lignes droites et pures, telles que les comprenaient les anciens, ces groupes ou chœurs des Muses, ces bacchanales si parfaites, au milieu des pampres et des lierres des Villa romaines. L'artiste de prédilection des derniers temps de madame de Pompadour, ce fut Pigalle[7], le statuaire qui dut sa vie artistique à la marquise ; pauvre fils d'un menuisier, il avait été placé sous le nom de Jean-Baptiste chez le sculpteur Lorrain, qui le renvoya comme incapable de toute correction dans le dessin. Heureusement que le père de Jean-Baptiste avait fait les splendides menuiseries de Choisy, et madame de Pompadour prit en amitié son fils, qui voyagea en Italie, aux frais de sa noble protectrice. A son retour, il exécuta pour la marquise son Mercure et la Vierge des Invalides, et enfin pour Bellevue le groupe de l'Amour et de l'Amitié et la belle statue en pied de madame de Pompadour. Ses chefs-d'œuvre, Mercure et Vénus furent destinés par le roi Louis XV à Frédéric de Prusse après la paix de 1763.

Pigalle travailla vingt ans pour le tombeau du maréchal de Saxe commandé par le Roi[8], morceau d'une belle invention, mais exécuté avec cette froideur qui se ressent de la religion du maréchal. Le marbre pour s'animer a besoin de l'idée catholique ou païenne ; les huguenots n'inspirent rien en dehors des psaumes et du prêche. A la mort de Bouchardon, Pigalle reçut le cordon de Saint-Michel avec le legs d'achever dans les beaux ateliers du Roule, la statue équestre de Louis XV, que les échevins de Paris destinaient à la place de ce nom, au milieu des récentes merveilles ordonnées par la marquise. La statue élevée sur un groupe admirable fut saluée de mille acclamations : madame de Pompadour fut heureuse de ce que Pigalle avait donné à la figure du Roi le sentiment de la bonté et de la clémence. Tandis que d'odieux pamphlétaires jetaient dans de tristes vers la calomnie sur le prince qui honorait et élevait la France[9], les artistes reconnaissants saluaient l'œuvre de Pigalle. Les écrivains de pamphlets insultent tout ce qui représente l'autorité. Toutes les époques sont ainsi faites, et le XVIIIe siècle n'a pas dit son dernier mot sur la calomnie.

C'est à celte dernière époque de sa vie que madame de Pompadour réunit et collectionna les objets d'art de sa bibliothèque et de son cabinet. Elle avait déjà les plus belles pierres gravées antiques et modernes. Elle-même fit imprimer les œuvres de quelques poètes avec de magnifiques caractères splendidement reliés et si rares aujourd'hui. Ces belles impressions encadrées d'ornements, parsemées de fleurons, de culs de lampe, de lettres ornées et de gravures fines, ont retenu le nom d'éditions Pompadour[10] ; à cette dernière époque la marquise avait pris le goût des monuments de l'antiquité, des manuscrits grecs, des papyrus d'Egypte. Elle fonda les chaires orientales à la Bibliothèque du Roi ; elle fit compléter les Mille et une nuits, tandis que par ses ordres Anquetil du Perron commençait l'impression du Zend-Avesta, livre sacré des Perses. Chaque mercredi, les gardes des manuscrits de la Bibliothèque royale étaient reçus parla marquise à Choisy, avec une distinction particulière, pour lui faire connaître les acquisitions qu'on pourrait faire dans l'intérêt de la science.

La marquise de Pompadour devenait plus souffrante et cachait toutes ses douleurs au Roi. Elle avait cet héroïsme qui sait dérober à la personne aimée tout ce qui pourrait l'attrister, l'inquiéter. Au mois de mars 1764, son état devint alarmant ; elle s^en ouvrit à son plus noble ami, le prince de Soubise, et fit venir près d'elle le curé de sa paroisse. Le 13 avril, elle eut à peine la force de dicter un codicille pour ajoutera son premier testament, comme la dernière pensée qu'elle jetait au monde.

Ma volonté est de donner aux personnes ci-dessous, comme pour les faire souvenir de moi qui les ai aimés : à madame du Roure, le portrait de ma pauvre fille morte, à madame de Mirepoix, ma montre garnie de diamants et une boîte avec portrait du Roi, à madame de Grammont une boîte avec papillon de diamants, à M. de Choiseul une bague en diamants, à M. de Soubise une bague avec une pierre gravée représentant l'Amitié : depuis vingt ans que je le connais, c'est son portrait et le mien. Ce codicille, je le fais écrire par Collet et n'ai pas même la force de le signer[11]. Pas un seul jour la marquise n'oublia le noble prince de Soubise.

La voilà donc au lit de mort, cette femme naguère si ravissante, la belle chasseresse de la forêt de Sénart, la souveraine des artistes ; la voilà où nous allons tous : à la tombe. Calme et sereine dans ses souffrances, elle se laisse dominer par un seul sentiment, l'amitié. Oui, c'est ce sentiment qu'elle a eu pour le roi Louis XV, et qu'elle a voulu lui inspirer. Elle le conserve dans sa nature épurée, même à ses derniers instants. La veille de sa mort, elle fit appeler le curé de la paroisse de son hôtel à Paris (cette paroisse s'appelait déjà la Madeleine), et madame de Pompadour avait fait dessiner elle-même cette belle façade comme elle avait commandé à Soufflot l'église de Sainte-Geneviève. Le curé de la Madeleine prenait congé d'elle, lorsqu'elle lui adressa ces paroles : Attendez un moment, monsieur le curé, nous nous en irons ensemble. Et peu après avoir prononcé ces paroles si calmes, elle expira (15 avril 1764) ; elle avait alors 42 ans et avait passé vingt années auprès du Roi, à Versailles ou dans ses voyages. Il a été dit, pour calomnier le cœur du Roi, que Louis XV montra une grande indifférence à la mort de son amie, car le corps de la marquise fut transporté sans pompe à son hôtel à Paris, sans que le Roi profondément égoïste vînt la voir ou l'accompagner de deuil ou de pleurs.

D'abord, la marquise de Pompadour elle-même, dans son testament, avait formellement demandé d'être enterrée sans pompe avec le convoi du pauvre, c'est-à-dire portée par les capucins ; avant sa mort, elle s'était fait revêtir de l'habit du tiers-ordre, tout de bure, avec le gros chapelet de l'ordre de Saint-François sur sa ceinture, une croix de bois sur sa poitrine ; et c'est ainsi qu'elle fut enterrée, selon sa volonté, dans un caveau du couvent des capucins de la place Vendôme. Qui a pénétré jusqu'au cœur du Roi, pour dire qu'il la vit passer avec indifférence, qui le certifie ? Louis XV[12] n'avait pas sur la mort des idées vulgaires ; philosophe chrétien, il la contemplait sans pâlir ; cœur blasé sur la vie, il se complaisait avec de sombres images ; catholique fervent, il croyait à la résurrection de la chair, à la vie éternelle ; et ces convictions ne font pas de la mort la même cruelle image que pour l'impie. A présent que les temps s'éloignent, il sera plus facile déporter un jugement impartial. Telle fut la marquise de Pompadour, celte artiste éminente qui a laissé après elle des témoignages splendides de son amour pour tout ce qui élevait l'intelligence. Elle eut un véritable enthousiasme pour les études sérieuses, une force considérable de jugement même pour les affaires. A son merveilleux cabinet de tableaux et de pierres gravées, elle joignit une magnifique bibliothèque, qui passa par legs au marquis de Marigny (créé depuis marquis de Ménars).

Indépendamment de son portrait au pastel, par Latour[13], tendre et un peu incertain de couleur, comme tous les pastels, il existe plusieurs autres portraits de la marquise. Un des remarquables est un médaillon de Leguay, entouré de roses pompons que des Amours soutiennent comme les gracieux supports d'un blason. Le portrait de la marquise, peint en 1760 par Boucher[14], n'est pas bien réussi, et le burin de Cochin, un peu trop sérieux, n'a pu effiler des traits un peu vulgaires. Au bas de ce portrait, Marmontel avait écrit ce charmant quatrain :

A voir des traits si doux l'Amour en la formant

Lui fit un cœur si vrai, si tendre, si fidèle,

Que l'Amitié crut bonnement

Qu'il la faisait exprès pour elle[15].

En effet, un caractère de bonté particulier, une constance infinie dans les amitiés, telles étaient les qualités auxquelles aspirait spécialement la marquise de Pompadour et qui avaient captivé le cœur du Roi : Carie Vanloo avait voulu la reproduire sous les traits de la belle jardinière, peinture destinée au château de Bellevue ; la figure est grosse, ridiculement ornée. Il y a bien plus de grâces dans le médaillon dessiné par Queverdo et peint par Nattier un peu après la mort de la marquise de Pompadour. La tête est entourée de cyprès ; les Amours et les Grâces éteignent leurs flambeaux, comme pour pleurer la femme de cœur et d'esprit que le tombeau vient d'engloutir.

Une beauté non loin des noirs cyprès,

Et le flambeau qu'hélas ! on voit s'éteindre,

D'aimables fleurs se flétrissant auprès,

Disent assez qui l'on a voulu peindre[16].

A côté de ces éloges (de ces flatteries peut-être) qui survivaient à la mort, se firent également entendre des calomnies atroces, et je ne rapporterai pas les infâmes comparaisons, les sales jeux de mots, les résumés orduriers de la vie de la marquise[17], tels que les a conservés le recueil Maurepas, résumé des noëls et des pamphlets du temps. A cette époque d'oisiveté et de médisance, on vivait un peu de gros mots, d'épigrammes. On se vengeait par un couplet de l'autorité du fort, cl loin que la mort amoindrît les haines, souvent elle les mettait à l'aise en les délivrant des craintes que la puissance vivante inspirait. Dans la marche des temps, l'histoire vulgaire a accepté, comme la vérité les jugements atroces portés par des ennemis, et c'est ce qui a justifié, autorisé cette épithète de la Pompadour, jetée à une femme d'un caractère si élevé, comme s'il s'agissait d'une courtisane.

Une artiste si éminente, une personne si mêlée aux affaires publiques de son temps, aurait dû laisser, ce me semble, beaucoup de lettres, et cependant rien de plus rare que les vrais autographes de la marquise de Pompadour. Il en existe quelques-uns dans des recueils de Noailles, de Maurepas, déposés aux Bibliothèques publiques ; ils sont en général peu intéressants et d'un style embarrassé. Madame de Pompadour n'avait pas le grand art d'écrire, ses phrases se répètent. Comme la marquise sent beaucoup, elle craint que les autres ne sentent pas aussi profondément qu'elle, et de là des idées et des mots qui reviennent les mêmes sous sa plume, comme si elle voulait les graver dans la pensée par le burin. Il a été publié plusieurs recueils pseudonymes qui portent pour titre : Lettres de la marquise de Pompadour, recueils deux fois réimprimés à Londres et à Paris[18]. On avait d'abord attribué ces lettres ingénieusement fausses à la plume facile de Crébillon fils, l'ami, le commensal de Choisy. Depuis elles ont été rendues à son véritable auteur, le marquis de Marbois, alors attaché à l'ambassade de Londres, depuis nommé gouverneur à Saint-Domingue, et qui après avoir traversé la Révolution est parvenu jusqu'à nous.

Étrange destinée des choses et des hommes, nous l'avons tous connu grave vieillard, président de la cour des comptes, le marquis de Marbois, à la figure austère, l'ami du marquis de Barthélemy, également débris avec le comte d'Hauterive, de la société du duc de Choiseul. A l'aspect de ce vieillard, qui aurait jamais cru qu'il était l'auteur des lettres de la marquise ? lettres légères et spirituelles, toutes dans le caractère et les sentiments de madame de Pompadour, enthousiaste de nos victoires, triste de nos défaites ; elle se montre loyale et sincère envers tout ce qui fut grand et noble. Ces lettres constatent que nul ne doutait de la bonté de la marquise et même de ses sentiments. M. de Marbois en a rendu le meilleur témoignage, car c'est après la mort de madame de Pompadour qu'il a publié ces lettres. Il n'a donc pas fait acte de courtisan. La marquise n'était pas un bel esprit, une de ces femmes de littérature qui ne vivent que dans leurs petits billets, elle les écrivait même fort mal, un peu alambiqués et sans minauderie. M. de Marbois, jeune homme alors de 26 ans, longtemps secrétaire de M. de Castries et précepteur de ses enfants, a pu connaître l'esprit et les émotions de madame de Pompadour, mais il n'a pas publié ses lettres, je le répète, presque toutes insignifiantes et en très-petit nombre.

La marquise de Pompadour ne fut qu'artiste ; elle aima la littérature, la protégea souvent, mais elle n'eut aucune des conditions de la femme de lettres. Si elle se forma une admirable bibliothèque, ce fut par ce goût de collectionner qu'elle apportait en toutes choses. Après sa mort, arrivée en l'année 1764, les frères d'Hérissant[19], imprimeurs du cabinet du Roi, publièrent un volume sous ce titre : Catalogue des livres de la bibliothèque de feue madame la marquise de Pompadour, dame du palais de la Reine ; rédigé avec un soin extrême, il se compose de 3826 articles. La théologie et la philosophie y tiennent un fort large rayon ; les scolastiques, les polémistes, les mystiques y sont placés à côté des méthaphysistes ; la marquise s'était toujours fort occupée des affaires de l'Église. La question des sacrements était à l'ordre du jour, et la bulle Unigenitus occupait tous les esprits. On y aperçoit également un goût pour l'économie politique, le commerce, la richesse des nations ; plus de 160 articles y sont consacrés dans ce Catalogue.

Toutefois, l'esprit de la femme avide de lectures attrayantes se montre presque aussitôt, et le Catalogue de la bibliothèque de madame de Pompadour offrait le plus curieux recueil de pièces du théâtre Français pour servir à son histoire depuis la première période des frères de la confrérie de la Passion jusqu'à Jodelle. La seconde période comprenait jusqu'à Garnier. La troisième jusqu'à Hardi et de celui-ci jusqu'au grand Corneille. Collection complète d'une richesse, d'une abondance incomparable. A la suite des pièces étaient les opéras et les ballets rangés par ordre jusqu'à Louis XV[20].

Indépendamment des grandes collections sur l'histoire de France ; Duchesne, la Gallia Christiana, madame de Pompadour possédait 150 volumes de pièces détachées et une belle collection alors fort rare des épopées chevaleresques sur Charlemagne et Roncevaux,sur la Table Ronde, ses lectures favorites : elle aimait et recevait à Choisy MM. Lacurne de Sainte-Palaye, Foncemagne ; elle avait pris sous sa protection spéciale un tout jeune homme que M. de Choiseul lui avait présenté : c'était Dacier, secrétaire de M. de Foncemagne, jeune érudit, fort élégant de formes, un des débris encore de la société Choiseul.

La vente de la bibliothèque de madame de Pompadour dura plus de six mois, et cette riche collection fut dispersée entre les particuliers curieux de si beaux livres et les dépôts des monastères de Sainte-Geneviève, Saint-Germain-des-Prés et l'Auxerrois. Quelques-uns avec les objets d'art passèrent au marquis de Marigny et de Ménars.

M. de Marigny mourut en 1781 ; il fut fait une vente publique des objets de ce cabinet : le catalogue de la vente est rare[21] d'érudition, comme celui de la bibliothèque de la marquise. Les vrais exemplaires sont précédés du portrait de M. de Ménars ; le catalogue contient 146 tableaux de grands maîtres des écoles Flamande, Vénitienne, Française, Espagnole, 125 morceaux de sculpture, 57 articles bronze, 125 dessins de maîtres, 26 gravures du premier ordre sans comprendre les 68 planches gravées par madame de Pompadour.

C'est par l'étude de tous ces côtés divers de la vie de la marquise de Pompadour, que j'ai cherché à reproduire cette gracieuse physionomie historique qui se rattache à vingt années du règne de Louis XV ; on l'avait jugée jusqu'ici par les pamphlets. Les artistes au cœur d'or seuls par instinct, l'avaient comprise, aimée et respectée ; mais nous, gens de lettres, armés de nos vertus sévères, nous l'avions foudroyée du haut de nos dédains. Ceux qui admirent parfaitement la Révolution Française dévorant sept milliards d'assignats, et pourquoi ? ne peuvent pardonner à la marquise de Pompadour d'avoir dépensé quelques millions en objets d'art, en générosités envers les artistes, d'avoir créé à elle seule, un genre d'élégance qui a retenu son nom. Comment ne pas baisser la tête devant les si grands historiens qui ont détrôné La Pompadour ? Les uns jugent les Empereurs, les Rois et les Nations, les font comparaître à leur terrible tribunal, pour les foudroyer du haut de leur petite croisée dans quelques jardinets des faubourgs de Paris ; les autres tracent des plans de campagne, et montés sur leur cheval caparaçonné, une plume au chapeau, rectifient les victoires et les plus belles campagnes ; d'autres encore ont des tendresses philosophiques et humanitaires si fécondes qu'elles mènent les peuples aux ateliers nationaux ; les autres encore gardent des petites rancunes universitaires et jansénistes et ils écrasent du haut des lumières de la civilisation des temps qui avaient le malheur d'aimer Dieu, de croire dans le pouvoir et de respecter l'autorité autrement que par la crainte. Nos vieilles époques eurent leur gloire. Elles ont encore leur charme, comme un noël qu'on écoute, comme un beau groupe de Nymphes par Coustou qu'on admire, bien plus que ces noires statues d'esclaves révoltés qui, le glaive à la main, semblent menacer le patriciat de Rome et un peu ceux-là mêmes qui les caressent et les exaltent dans leurs écrits[22].

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Vilains vers de M. de Maurepas qu'on ne peut rapporter. Les légèretés de cet esprit portèrent le plus grand préjudice à la monarchie, surtout sous Louis XVI.

[2] Elle mourut le 5 juin 1754.

[3] Les décorations du château de Bellevue avaient coûté 2.983.947 livres en deux années.

[4] Autographe.

[5] Autographe.

[6] Autographe. (Pièces authentiques de madame de Pompadour.)

[7] Pigalle était né en 1714.

[8] Il fut commencé en 1758.

[9] Ces vers odieux, je les ai déjà rapportés dans mon Louis XV :

Grotesque monument, infâme piédestal,

Les Vertus sont à pied, le Vice est à cheval.

[10] On les a payées jusqu'à 150 francs le volume. La collection complète est introuvable.

[11] Autographe.

[12] Voyez mon travail sur Louis XV.

[13] Ce portrait est au musée du Louvre.

[14] Musée de Versailles.

[15] Collection des gravures. (Bibliothèque Impériale.)

[16] Bibliothèque Impériale. (Collection des gravures.)

[17] Je les ai donnés dans mon Maréchal de Richelieu auquel on les attribue.

[18] Londres, 1765. — Paris, 1767.

[19] On fait un grand cas parmi les bibliographes des catalogues des frères d'Hérissant, les dignes émules de Débure.

[20] La vente de la bibliothèque et du cabinet de madame de Pompadour fut presque un événement dans le monde artistique.

[21] Voici le titre du catalogue : Catalogue de divers objets de curiosité dans les arts, qui composent le cabinet de feu M. le marquis de Ménars, dont la vente se fera vers la fin de février 1782, par Bazan et Tulon.

[22] Plus haut, quand je parle du savant et impartial Barbier, il ne s'agit pas de l'auteur du journal, mais du bibliothécaire si profondément érudit.