MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

XXII. — Signature de la paix (1762).

 

 

Les propositions de paix faites par le cabinet de Versailles, quelque modérées et larges qu'elles pussent être, avaient été rejetées par M. Pitt, l'implacable ennemi du système de grandeur et de prépondérance française, conçu par Louis XIV. J'ai dit la triste part qu'avaient prise les réfugiés huguenots à ce refus. Il donna lieu à un bel élan de patriotisme au sein de la nation : le Roi, le conseil, madame de Pompadour firent des sacrifices de toute espèce ; les corporations marchandes, les villes, les magistrats, tous votèrent des fonds pour l'armement des navires, pour l'équipement de troupes nouvelles. Il s'agissait de défendre l'honneur du drapeau[1].

La force du conseil résultait de l'union intime de M. de Choiseul et de madame de Pompadour, et cette identité de vues et de sentiments permettait le développement simple et naturel d'un grand système : un des résultats qui fixa alors l'attention de toute l'Europe comme complément de l'alliance de 1756 avec l'Autriche, ce fut le traité capital connu sous la dénomination de pacte de famille, signé entre tous les membres de la maison de Bourbon[2]. Louis XV devenait ainsi la tête et le centre d'une intime alliance à l'extérieur qui comprenait la France, l'Espagne, Naples et Parme ; nul traité ne produisit une impression plus profonde en Europe, et spécialement en Angleterre, qui en avait compris toute la portée ; les deux grandes marines de France et d'Espagne pouvaient s'unir pour la réalisation d'un plan sur les Indes et l'Amérique : depuis Dunkerque jusqu'à Naples, il y avait sept cents lieues de côtes. Il paraissait à peu près certain que de grandes cessions matérielles seraient imposées par l'Angleterre à la France, dans l'Inde, dans l'Amérique ; mais dans la pensée de M. de Choiseul, ces concessions ne seraient rien, si l'on menait à bonne fin un projet très-élaboré par un jeune homme, originaire de Provence, fort aventureux et très-protégé par madame de Pompadour. Il se nommait Dumouriez, déjà chevalier de Saint-Louis à 20 ans[3] ; admis auprès du maréchal de Belle-Isle, il avait hautement déclaré qu'il se faisait fort de soulever l'Inde contre les Anglais au moyen de la race musulmane, la seule un peu énergique ; et que pour les colonies du nord de l'Amérique, elles tendraient elles-mêmes à leur émancipation. Le projet des jésuites dans le Paraguay, qui voulaient organiser une république séparée de la mère-patrie, devait être réalisé pour l'ensemble des colonies anglaises, si vastes et si productives.

Avec ce projet sur l'Amérique et sur l'Inde, il en était un autre qui devait assurer la prépondérance du pavillon français sur la Méditerranée. Il paraissait impossible que dans un traité de paix définitif la France gardât dans ses mains l'île Minorque ; elle devait essentiellement la restituer à l'Espagne : le cabinet de Versailles avait donc jeté les yeux sur l'île de Corse, que la république de Gênes lui avait cédée en compensation des secours que la France lui avait prêtés. L'île de Corse, agitée par les factions, était en partie occupée par les troupes royales d'abord aux ordres de M. de Chauvelin, puis de M. de Marbeuf, jeune officier d'une famille de finance fort liée à madame de Pompadour. La mère de M. de Marbeuf[4] possédait tous les vastes jardins du Roule dans le voisinage des beaux hôtels de M. de Beaujon, jardins qui s'étendaient jusqu'au carré Marigny[5]. M. de Marbeuf, comme toute l'école de madame de Pompadour, possédait une grande élégance de formes qui devait achever la conquête morale de la Corse, par le concours de toutes les familles italiennes, florentines et génoises établies à Ajaccio. M. de Marbeuf dit dans sa correspondance avec madame de Pompadour, toute l'amitié qui le liait à un brave et jeune gentilhomme, Charles de Buonaparte, qu'il recommande spécialement au roi de France. La Corse qui avait essayé de l'absurde constitution préparé par le philosophe Jean-Jacques Rousseau[6], serait trop heureuse de se confier au sceptre de Louis XV et d'assurer ainsi la prépondérance du pavillon Français dans la Méditerranée.

Sur l'Océan et la Manche on avait depuis longtemps remarqué le préjudice causé à la marine par l'absence d'une rade abritée qui fût à la fois point de départ et port de refuge. La bataille de La Hogue sous Louis XIV avait été perdue par cette cause ; et les immenses préparatifs d'une flottille de débarquement préparée par le maréchal de Belle-Isle avaient été rendus inutiles parce qu'on n'avait ni abri contre la tempête ni port fortifié pour repousser les escadres ennemies. Ce fut le conseil de Louis XV qui délibéra l'établissement du port de Cherbourg, et le jeune officier protégé de madame de Pompadour, Dumouriez, dut en dresser les plans et les soumettre à lu marquise, dont le général Dumouriez gardait un grand souvenir. Tous les hommes d'intelligence qui eurent des rapports d'affaires ou de salons avec madame de Pompadour rendent d'elle le même témoignage, je dirais presque d'admiration pour sa sagacité et le patriotisme de ses projets.

Les causes qui préparèrent la guerre de sept ans, pas plus que les nécessités de la paix de 1763 ne furent l'ouvrage de la marquise de Pompadour. Les hostilités commencèrent sans cause ni prétexte par les Anglais sur mer, et par le roi Frédéric en Allemagne ; la France devait se défendre ; elle le fit par des armements et des alliances. La guerre se fit bien, et comme toutes les guerres, avec des chances de succès et des revers ; les alliances furent belles, bien concertées, parfaitement entendues avec l'Autriche, la Russie, la Suède et les cercles allemands. La guerre de sept ans fut couronnée par le pacte de famille, une des grandes idées du XVIIIe siècle contre la prépondérance anglaise, et que celle-ci attaqua sous toutes les formes.

La paix de 1763 résulta des causes générales que j'ai indiquées : 1° la prodigalité des subsides anglais détachant successivement de la France, la Russie, les cercles allemands et presque la Suède[7] ; 2° l'opposition des parlements de France, qui ne permirent jamais de votes d'argent assez considérables pour développer la guerre au milieu des finances épuisées ; 3° les calomnies de l'esprit philosophique tout dévoué à Frédéric de Prusse ; le cabinet de Berlin avait un grand parti dans l'armée, les parlements, les philosophes ; on attaqua l'alliance de 1756 qui seule permettait de contenir l'Angleterre ; on jeta les plus odieuses calomnies contre le roi Louis XV ; les réfugiés publièrent des pamphlets ; on accusait madame de Pompadour d'enlever les petits enfants, de préparer la famine du peuple par l'accaparement des farines et de s'être vendue à l'Impératrice pour quelques flatteries jetées dans ses lettres[8].

Après l'Angleterre, le plus grand ennemi de la marquise de Pompadour, ce fut Frédéric, roi de Prusse. Cela s'explique d'abord par une cause générale, la haine instinctive que le Roi portait aux femmes ; je ne descends pas à d'ignobles suppositions ; mais ces souverains si durs sur les champs de bataille, ces vautours de conquêtes qui ne voient que les résultats sans examiner les moyens, prêtent peu d'attention aux femmes, si ce n'est pour assouvir quelques caprices à la façon des Barbares. Il n'est pas étonnant que le roi de Prusse n'ait pas compris les élégances de formes, ces grâces parfaites de la marquise. Ensuite c'était sous l'influence de madame de Pompadour que la France avait modifié le système de ses alliances.

Et ici c'était le grand reproche qu'on faisait à la guerre de sept ans. Dans quel but, disait-on, était elle entreprise ? Pour détruire l'œuvre de Richelieu[9] qui avait tendu la main à la Prusse dans le but d'abaisser la maison d'Autriche. Le traité de 1756 changeait tout à fait la situation ; car désormais la France s'appuyait sur le cabinet de Vienne contre la Prusse elle-même. Ceux qui adressaient ces reproches ne connaissaient pas cet axiome de diplomatie : qu'il n'y a pas d'alliances permanentes, et que le temps qui modifie toutes les situations[10], change les alliances elles-mêmes. A la rivalité des deux maisons d'Autriche et de Bourbon avait succédé l'union la plus grande, parce que la véritable puissance absorbante, la plus redoutable pour la France en ce moment, c'était l'Angleterre qui s'était elle-même rapprochée de la Prusse. On complétait ce système par des alliances avec la Russie et la Suède ; on prenait pied en Allemagne. D'ailleurs, si madame de Pompadour avait soutenu le système, M. de Choiseul l'avait posé lui-même dans le conseil. D'où vient que les reproches s'adressent à madame de Pompadour et non pas au chef du cabinet, le véritable auteur de l'alliance de 1756[11] ? C'est que M. de Choiseul s'était fait l'instrument du parti philosophique, et qu'en cette qualité on le respectait, où l'adulait. Le ministre qui faisait mettre au fort l'Évêque Fréron pour quelques articles de critique sur l'Encyclopédie, méritait bien d'être ménagé lui-même par le chef du parti philosophique.

Le traité de 1763 signé entre la France et l'Angleterre par les ducs de Nivernais et de Bedford[12], ne fut dans tous les sens qu'une trêve qui devait aboutir à une prompte prise d'armes ; dans ce traité était le germe de l'émancipation des colonies anglaises et de la guerre de 1778. Le duc de Choiseul ne s'occupa plus désormais que d'agrandir les armements de la marine française, d'organiser la Corse, de fonder la Guyane française ; il fallait donc une énergie nouvelle à notre système colonial : de là ces procès intentés aux fonctionnaires du Canada, qui s'étaient laissé corrompre, et avaient odieusement spéculé sur la France. Ce procès aboutit à des restitutions considérables qui s'élevèrent à plus de 47 millions. De là ce procès criminel intenté contre le comte de Lally. Il y eut cette circonstance remarquable dans cette période, que madame de Pompadour insista fortement pour que le comte de Lally ne fût pas livré au parlement, surtout à la suite d'une procédure capitale : la marquise n'était pas pour les mesures violentes. Tant qu'elle vécut, elle eut cette ferme résolution : elle craignait que les parlements ne prissent trop d'autorité à la suite de ces sortes de procès criminels qui toujours grandissent les corps politiques. Les parlements de France à l'imitation du parlement d'Angleterre qui avait fait poursuivre l'amiral Byng, voulaient constituer leur autorité sur une procédure capitale ; madame de Pompadour s'opposa constamment à tout procès politique[13].

L'opinion publique ne fut pas plus satisfaite en Angleterre qu'en France à la suite du traité de 1763. Le comte de Bute fut attaqué dans le parlement, et l'opposition considéra les clauses de ce traité comme une trahison ; en France, malgré la fatigue des esprits et le besoin qu'on avait de la paix, on fut un peu blessé de quelques clauses offensantes que l'orgueil de l'Angleterre s'était ménagées[14]. Les pamphlets en accusèrent madame de Pompadour, tout en ménageant M. le duc de Nivernais et le duc de Choiseul, tous deux chers aux philosophes. Les envoyés de France à Londres, à La Haye, à Berlin eurent mission d'acheter ou de faire détruire ces pamphlets. Il se fit alors un grand commerce de calomnies : quand un réfugié était sans ressources, il n'avait qu'à préparer un livre scandaleux, une brochure pleine de fiel et de mensonges. En même temps ; il faisait proposer de la vendre aux ambassades moyennant une somme d'argent, une pension ; le marché conclu, le livre était supprimé. Et c'est pourtant sur ces sortes de livres qu'on a jugé la plupart des événements et des hommes du XVIIIe siècle ! Ainsi a été écrite l'histoire qu'on enseigne aux générations nouvelles.

 

 

 



[1] Les sept corps de marchands de Paris donnèrent un vaisseau de ligne de 74 canons.

[2] Il fut signé le 15 août 1761. Voyez mon Louis XV.

[3] Dumouriez était né à Aix en Provence, en 1732.

[4] Les Marbeuf étaient d'origine Bretonne, et portaient deux épées d'argent brodées d'or sur fond d'azur.

[5] Madame de Marbeuf fut condamnée à mort par le tribunal révolutionnaire, en avril 1794, et ses jardins confisqués devinrent propriété nationale.

[6] Rousseau fit des constitutions sur le papier parfaitement stupides pour la Pologne et la Corse ; il portait malheur à ces Républiques qui toutes succombèrent à la guerre étrangère on à la guerre civile.

[7] La paix fut au reste très-attaquée dans le parlement anglais. Voyez mon Louis XV.

[8] Les historiens qui ont rapporté les expressions caressantes de Marie-Thérèse dans ses lettres à madame de Pompadour, n'ont jamais publié une seule de ces lettres ; et en tous les cas ils auraient dû savoir que le titre de ma cousine, dans les protocoles, était parfaitement conforme à l'étiquette. Par lettre patente du 5 Janvier 1753, la marquise de Pompadour avait reçu les droits et les prérogatives de duchesse avec tabouret à la cour ; or les souverains, les rois de France eux-mêmes donnaient aux duchesses le titre de cousine : l'Impératrice-Reine ne faisait que se conformer à l'étiquette. Et voilà pourtant ce qu'ignorent des historiens graves !

[9] Voyez mon livre sur Richelieu.

[10] Voyez le remarquable ouvrage de M. de Garden sur l'Histoire des Traités de Paix.

[11] A l'occasion de ce traité et du pacte de famille, M. de Choiseul avait reçu la Toison d'Or et l'ordre de Saint-Esprit, 1762.

[12] 23 février 1763.

[13] Voyez sur ce fait curieux le livre un peu pamphlet intitulé : Vie privée de Louis XV.

[14] Sur les fortifications de Dunkerque, par exemple.