MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

XXI. — Expulsion des Jésuites (1762).

 

 

Le désir, le besoin de la popularité est une des causes les plus vives de la chute des pouvoirs, et souvent le mobile des plus déplorables injustices ; on était en pleine guerre, au milieu des sacrifices de toute espèce ; le conseil du Roi dirigé par la marquise de Pompadour s'était déjà sur plusieurs points rapproché du parti encyclopédique. Alors, une nouvelle et immense concession fut faite cette fois, non-seulement au parti encyclopédique, mais encore aux parlementaires, aux jansénistes si parfaitement unis entre eux ; je veux parler de l'abolition de Tordre des jésuites à laquelle contribua la marquise de Pompadour.

On était à cette époque de pénurie et d'embarras financiers qui faisait songer à tous les expédients, et il y avait longues années que cette question était examinée dans les livres : l'État n'a-t-il pas le droit de supprimer les ordres monastiques, et par suite de s'emparer de leurs biens pour s'en faire une ressource ? Ces idées subversives avaient été favorisées par le ministère de M. d'Argenson, fort en avant dans le parti philosophique ; elles venaient des gouvernements luthériens et calvinistes, de l'Angleterre et de la Prusse qui avaient largement profité des confiscations injustes, abominables sur les ordres religieux. Voltaire envoyé secret à Berlin en 1743 rapporta ainsi une conversation qu'il eut avec le roi Frédéric[1] : Dans un dernier entretien que j'eus dernièrement avec Sa Majesté Prussienne, je lui parlais d'un imprimé qui courait il y a six semaines en Hollande, dans lequel on proposait de pacifier l'empire en sécularisant les principautés ecclésiastiques en faveur de l'Empereur et de la reine de Hongrie ; je lui dis que je voudrais de tout mon cœur le succès d'un tel projet, et que c'était rendre à César ce qui appartenait à César ; que l'Église ne devait que prier Dieu et les princes ; que les religieux n'avaient pas été institués pour être souverains, et que cette opinion m'avait fait beaucoup d'ennemis dans le clergé.

Ce projet de détruire les ordres monastiques apparaissait tout à fait dans les idées du roi de Prusse, comme un des grands mobiles du progrès philosophique : J'ai remarqué, et d'autres comme moi, que là où il y a plus de couvents de moines, sont ceux où le peuple est le plus aveuglément attaché à la superstition. Il n'est pas douteux que si l'on parvient à détruire ces asiles du fanatisme, les peuples s'éclaireront. Il s'agirait de détruire les cloîtres ou au moins d'en diminuer le nombre. Ce moment est venu parce que les gouvernements de France et d'Autriche sont accablés de dettes, qu'ils ont épuisé les ressources de l'industrie sans pouvoir parvenir à les éteindre ; l'appât des riches abbayes et des couvents très-rentés est tentant. En ce cas que fera-t-on des évêques ? je réponds qu'il n'est pas encore temps d'y toucher. Il faut commencer par détruire ceux qui soufflent l'embrasement du fanatisme au cœur du peuple. Dès que les peuples seront refroidis, les évêques deviendront de petits garçons, dont les souverains disposeront par la suite des tems comme ils voudront[2].

Les ordres religieux, voilà ce que Frédéric espère briser : Si l'on veut détruire le fanatisme, il ne faut pas d'abord toucher aux évêques ; si l'on parvient à diminuer les moines de tous les ordres, le peuple se refroidira, il permettra aux souverains de dominer les évêques, sitôt qu'il conviendra au bien de leur État ; c'est la seule marche à suivre : miner sourdement l'édifice de la folie, c'est l'obliger à s'écrouler de lui-même[3]. Il est triste de voir le souverain d'un grand État s'exprimer de la sorte, contre l'institution religieuse, qui seule légitime la puissance. Mais ce que l'on doit remarquer surtout, c'est le sentiment intime qui fait considérer les ordres religieux comme l'obstacle populaire au développement des doctrines philosophiques : les moines étaient la démocratie dans l'Église. Mêlés au peuple, les capucins surtout formaient la milice aimée ; les ordres mendiants de Saint-Antoine, de Saint-François, étaient à la tête de tous les secours ; ou s'affiliait à leurs œuvres, et Voltaire n'avait pas dédaigné d'accepter le titre de Père temporel des capucins de Gex. On lisait chez le duc de Choiseul et la marquise de Pompadour ces vers railleurs :

Il est vrai, je suis capucin,

C'est sur quoi mon salut se fonde ;

Je ne veux point dans mon déclin

Finir comme les gens du monde.

Mon malheur est de n'avoir plus

Dans mes nuits ces bonnes fortunes,

Ces nobles grâces des élus,

Chez mes confrères, si communes[4].

Le danger le plus grand pour les ordres religieux et pour le clergé en général, c'est qu'ils étaient riches, et les économistes de la nouvelle école établissaient en droit que dans les besoins de la patrie, l'Etat avait la faculté légitime de s'emparer des biens du clergé. A cette époque de la guerre les besoins étaient considérables, et M. de Machault proposait de vendre une certaine masse de ces propriétés les mieux cultivées du royaume, ou de faire un emprunt hypothéqué sur les revenus. Madame de Pompadour n'était pas éloignée de cette mesure qui mettait tant de ressources aux mains de l'Etat.

Il fallait commencer par une large brèche, et ce fut alors que devant madame la marquise il fut parlé des jésuites, question fort complexe et déjà fort avancée. Le parti janséniste n'était pas sans doute la majorité, mais il formait une de ces minorités actives, puissantes, qui tôt ou tard arrivent à leur but, sinon par la force, au moins par l'intrigue ; le parlement était janséniste de formes et de principes, et dans la question du refus des sacrements il s'était vivement prononcé pour les opinions sévères et opiniâtres de la Sorbonne et de l'Université. Il y avait môme dans le parlement de Paris des exaltés, des fous anti-jésuites, tels que les abbés Pucelle et Chauvelin[5], vilaine âme dans le plus vilain corps. Rien de plus laid que le bossu Chauvelin, acariâtre, maussade, peu aimé de ses confrères ; il s'était passionné contre les jésuites. Chauvelin el Pucelle, fort populaires dans la bourgeoisie de Paris presque toute janséniste, épiaient une occasion pour se prononcer avec succès contre les jésuites. Ils savaient bien que dans la vie des grandes corporations, il y a toujours des fautes communes, des accidents favorables à leurs ennemis, qui servent de prétexte à leur destruction.

Les jésuites avaient d'éminentes facultés qui tenaient à leur institution : mais ils avaient aussi les défauts et les faiblesses de leurs qualités ; leur condition supérieure, c'était l'esprit de gouvernement et de hiérarchie ; leurs défauts, une extrême hardiesse de vues et de projets, un avancement dans les conceptions qui leur faisaient dépasser le siècle. Ainsi dans les colonies, en Espagne, en Portugal et même en France, les jésuites étaient à la tête de toutes les grandes entreprises d'intelligence, d'industrie, de commerce et d'éducation publique. Dans les Indes et les deux Amériques, leur vaste et actif génie s'était déployé d'une façon brillante et quelquefois aventureuse. Il en était résulté des fautes, des échecs comme des succès ; et l'affaire du père La Valette, sorte de faillite commerciale, après la plus habile conception de capitaux et d'échange, avait donné un juste motif d'accusation[6].

Les ennemis des jésuites s'en saisirent avec une joie indicible. Les parlements et l'Université déclamèrent à la fois : à Paris, en Bretagne, en Provence, une condition de la popularité ce fut d'attaquer les jésuites. On fit des réquisitoires qui eurent le retentissement des œuvres philosophiques. L'abbé de Chauvelin fut le rapporteur au parlement de Paris, La Chalotais en Bretagne, de Monclar en Provence ; tout le parti encyclopédique tressaillait de joie, non pas qu'il eût une haine particulière pour les jésuites, mais parce que c'était le commencement du vaste projet de destruction des ordres monastiques, ce qu'avaient tant souhaité Frédéric de Prusse et ses convives aux soupers de Postdam et de Sans-Souci. Les parlements profilèrent de l'effet produit par la sauvage condamnation des jésuites à Lisbonne pour prononcer l'examen des statuts, puis l'abolition de l'ordre tout entier. L'abbé de Chauvelin devint l'esprit populaire par excellence. On reproduisit ses traits dans mille estampes et gravures[7]. Ils étaient fort laids, les artistes surent les embellir : Un bossu eut la gloire d'avoir détruit cette société perverse, qu'un boiteux avait fondée[8]. Les acclamations des jansénistes saluèrent les arrêts des parlements qui reçurent un commencement d'exécution.

En présence de cette résolution prise par la magistrature, il était fort difficile à la marquise de Pompadour et au duc de Choiseul de conseiller au Roi une résistance, qui d'ailleurs n'était pas dans leur conviction. Le duc et la marquise liés au parti philosophique avaient un secret penchant pour la destruction ou la réforme des ordres religieux ; on les poussait à mettre la main sur les riches possessions des monastères ; et d'après les opinions des contrôleurs-généraux Silhouette, Berlin, Laverdy, on pourrait trouver dans la vente ou l'hypothèque de ces biens, toutes les ressources nécessaires pour la guerre. Dans la situation où se trouvaient les affaires, une lutte avec le parlement eût été une imprudence. Le parti janséniste promettait un concours sérieux, efficace, dans les votes d'argent, si on lui accordait en échange l'expulsion des jésuites et la direction de l'Université. Cette transaction acceptée par la marquise de Pompadour et le duc de Choiseul, il intervint l'édit fameux qui expulsait les jésuites de France[9], en les expropriant de leur collège, de leurs églises : édit rendu malgré l'opinion des évêques et leur avis favorable à la société de Jésus. Le parlement désormais se montrait facile pour l'enregistrement des édits : concédez beaucoup aux opinions, elles font bon marché de l'argent.

Dès ce moment la marquise de Pompadour devint très-populaire : il n'est pas de meilleur moyen pour se grandir que de faire ce que les partis imposent^, serait-ce le mal ; on oublie la condition plus ou moins morale de la main qui s'ouvre aux révolutions ; les partis font des héros de ceux qui les servent. Si la marquise dé Pompadour avait donné une province à la France, elle aurait été moins louée, moins adulée, qu'à l'occasion de redit qui proscrivait une société dévouée aux intérêts catholiques, et l'on osa la comparer à l'héroïne qui sauva la France.

Au livre des destins, chapitre des grands Rois,

On lit ces paroles écrites :

De France Agnès chassera les Anglais,

Et Pompadour chassera les jésuites[10].

Ainsi madame de Pompadour était comparée à Agnès Sorel, parce qu'elle servait le ressentiment d'un parti, et le duc de Choiseul partageait cette indigne popularité. On avait fait sur l'air du menuet d'Exaudet, alors à la mode, des couplets en l'honneur du premier ministre, l'homme universel depuis qu'il avait expulsé les jésuites.

Quand Choiseul

D'un coup d'œil

Considère

Le plan entier de l'État,

Et seul comme un sénat

Agit et délibère ;

Quand je Vois

Qu'à la fois

Il arrange

Le dedans et le dehors,

Je soupçonne en son corps

Un ange.

A l'amour

Tour à tour,

A la table[11],

Quand il trouve des loisirs

Et qu'il se livre aux plaisirs,

Il est inconcevable.

Du travail

Au sérail

Vif, aimable,

A tout il est toujours prêt.

Pour moi, je crois que c'est

Un diable.

De cette assez plate manière, les poètes et les philosophes réunis dans les salons du duc de Choiseul le louaient pour toutes ses actions ; il y avait entre lui et la marquise de Pompadour, une grande similitude d'idées, une conformité de desseins. Le travail du duc de Choiseul était facile, gracieux, aimable ; il plaisantait de tout, des choses les plus graves ; il avait beaucoup applaudi aux vers que madame de Pompadour avait improvisés à la suite de la réforme de l'armée, qu'elle avait comparée à celle des jésuites.

Brave officier, bon militaire,

La réforme te désespère ;

Que cela ne t'attriste pas,

Je veux que tu t'en glorifie :

Jésus est dans le même cas,

On réforme sa compagnie.

Ces gracieuses impiétés étaient du goût de l'époque, et madame de Pompadour enivrée d'éloges, ne voyait pas le vide immense qu'allait laisser dans l'éducation publique, la destruction des jésuites. Cette éducation passait aux mains des oratoriens, savants austères sans doute, esprits instruits, mais tout nourris des anciens, plus Spartiates, Lacédémoniens et Romains que Français et monarchiques. Madame de Pompadour ne soupçonnait pas que dans ces écoles d'oratoriens, allait se former cette génération énergique, toute pleine des forces de la démocratie, les reines gonflées de république, qui allait en finir avec la monarchie des Bourbons.

 

 

 



[1] Correspondance générale de Voltaire, 8 octobre 1743.

[2] Correspondance du roi de Prusse, 1763.

[3] Correspondance du roi de Prusse, 1760.

[4] Voltaire, poésies diverses et correspondance, 1760.

[5] Henri-Philippe Chauvelin, abbé de Montier Reincy, chanoine de Notre-Dame, conseiller au parlement de Paris, frère du gracieux marquis de Chauvelin, si aimé de Louis XV.

[6] Voir pour les détails mon Louis XV.

[7] Cabinet des estampes. (Bibliothèque Impériale.)

[8] Que fragile est ton sort, société perverse !

Un boiteux (*) t'a fondée, un bossu (**) te renverse.

(*) Saint Ignace, (**) L'abbé de Chauvelin.

[9] 6 août 1762.

[10] Centurie sur madame de Pompadour.

[11] Recueil Maurepas.