MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

XVII. — Les finances sous madame de Pompadour.

 

 

Ce fut l'époque des plus vifs et des plus ardents pamphlets jetés contre la marquise de Pompadour et qui ont servi de documents habituels pour retracer sa vie. Ces pamphlets furent écrits en Angleterre, en Hollande, en Prusse[1], et cet acharnement s'explique par l'attitude prise par la marquise elle-même, dans cette question de la guerre générale. N'était-ce pas madame de Pompadour qui avait donné l'impulsion et la vie à l'esprit gentilhomme, glorieux sur tant de champs de bataille ? Les écrivains réfugiés s'acharnèrent contre la marquise, ils avaient au cœur tant de haines ! ils obéissaient en cela aux insinuations de Frédéric II, le plus implacable des ennemis de l'alliance de 1756. Aussi les admirateurs de madame de Pompadour la vengeaient-ils de Frédéric II par de dures épigrammes[2] :

Le monstre profana mille talents divers ;

Les humains l'admiraient, ils furent ses victimes.

Barbare en action, philosophe en vers,

Il chanta les vertus et commit tous les crimes.

Ennemi de Vénus, cher au dieu des combats,

De larmes et de sang son âme fut nourrie ;

Cent mille hommes par lui reçurent le trépas

Et pas un n'en reçut la vie.

Jamais le grand Frédéric n'avait été reproduit avec plus de ressemblance.

La vive opposition qui s'élevait contre la marquise de Pompadour indiquait assez qu'elle résumait en elle-même la pensée et la main du pouvoir. Les ministres secrétaires d'Etat avaient reconnu la nécessité de lui soumettre préalablement toutes les affaires avant' de les porter au conseil du Roi. La supériorité de la marquise était dans une admirable clarté d'esprit, un art parfait de résumer les affaires ; ce qui convenait au Roi. Jamais le pédantisme des formes n'est nécessaire à l'examen droit et sérieux, des grandes questions de politique. Le charme ne nuit jamais.

Il s'agissait d'un grand coup de guerre et du concours de toutes les forces du pays vers un but unique : il fallait avoir des instrumente dociles dans la main. On a déjà dit que durant la courte lieutenance-générale de monseigneur le Dauphin, le parti de la paix avait grandi et se croyait près d'un triomphe. Le roi de Prusse avait quelques partisans dans le conseil, et l'alliance autrichienne aurait été sacrifiée ou &ù moins atténuée. Telle n'était pas la pensée du Roi et de ses plus fermes conseillers. L'Autriche s'était jetée dans la guerre ; des généraux d'un génie supérieur s'étaient révélés, le maréchal Dawn spécialement, avait battu le roi de Prusse[3] ; les Russes et les Suédois arrivaient à marches forcées : jamais occasion plus belle pour arracher tout à fait le continent à la suprématie anglaise. Dans ces circonstances capitales il fut décidé que loin d'abandonner ou d'atténuer l'alliance austro-russe on lui donnerait un développement considérable avec la perspective d'une indemnité qui consisterait en la réunion a la France, des Pays-Bas sur les frontières nord et de la rive gauche du Rhin à l'est.

Dans ces fermes idées, il fallait marcher avec énergie et netteté. La marquise aimait l'abbé de Remis, nouveau secrétaire d'État des affaires étrangères ; mais Bernis trop faible encore, trop timide pour entrer en plein dans les voies d'une guerre européenne, il ne convenait donc plus à la situation vigoureuse du conseil. La marquise qui ne l'abandonnait pas, sollicita pour lui à Rome la robe rouge du cardinalat ; il reçut le barrette des mains de Louis XV, avec deux des abbayes en échange du portefeuille des affaires étrangères (10 novembre 1758)[4].

Le Roi confia ce département au duc de Choiseul, dont j'ai parlé déjà, adversaire de la politique anglaise, principal signataire des traités d'alliance avec l'Autriche, et très-décidé à faire triompher les principes et les intérêts de cette alliance ; caractère ferme, vaniteux et têtu, mais parfaitement d'accord avec la marquise sur les questions de la politique extérieure. Le duc de Choiseul se réserva de désigner le secrétaire d'État du département de la guerre, et laissa la haute direction de ce département au maréchal de Belle-Isle, qui en connaissait toutes les ressources. Le duc de Choiseul se mit parfaitement d'accord avec la marquise de Pompadour sur ce point capital, que la guerre une fois commencée devait aboutir à son résultat définitif d'influence, de conquête et de réunion de territoire. Nul sacrifice ne devait coûter. La plus grande difficulté de la situation était dans les finances ; et ici se déployèrent les facultés éminentes et toute la science pratique de la marquise de Pompadour. Elle choisit pour le ministère un esprit fin, habile, décidé aux mesures hardies, Etienne de Silhouette, qui appartenait tout à la fois aux fermes-générales[5] et aux intendances. Dans des conférences pleines de charme, de verve et d'esprit, la marquise détermina l'acceptation de M. de Silhouette, qui d'abord avait refusé par une lettre fort respectueuse adressée au Roi/ Madame de Pompadour connaissait depuis longtemps M. de Silhouette, son esprit, sa capacité. Avec lui elle concerta le nouveau plan financier. On devait partir de ce fait : la résistance des parlements, car leur opposition avait grandi ; plus que jamais ils se montraient dessinés contre la guerre et la prérogative du Roi, en matière d'impôts. Il fallait donc trouver dans le concours des financiers les ressources suffisantes pour parer à la situation.

Le plan de finances concerté entre M. de Silhouette et madame de Pompadour se résumait par les résultats suivants : 1° maintien du bail des fermes qui avait encore trois ans de durée, mais abolition des croupiers souvent imposés par les exigences de la cour ; 2° partage des bénéfices des fermes-générales, après le prélèvement de tous frais, de tout intérêt (bénéfices qu'on évaluait à environ à millions). Capitalisant ensuite ce revenu de 4 millions, le contrôleur général créait 70.000 actions de 1.000 francs chacune, qui auraient droit à la fois à un intérêt de 5 % et au partage des bénéfices de la ferme, ce qui créait un capital immédiat d'emprunt de 70 millions destinés aux frais de la guerre[6].

Il fut également décidé que toutes les exemptions de taille au profit de gens de cour, gentilshommes, ou autres privilégiés, seraient suspendues pendant dix ans. Il serait fait en conséquence un état exact de toutes les terres du royaume pour établir un impôt égal : l'idée capitale et dominante de la marquise de Pompadour et des fermiers-généraux.

Ce plan de finance largement conçu devait trouver son principal obstacle dans le parlement composé de riches discoureurs, avares de leur huche et qui repoussaient tout impôt sur leurs terres privilégiées, même au milieu des périls de la guerre. Rien n'était comparable au caractère égoïste des parlements qui s'agitaient en de vaines oppositions, lorsque les Anglais débarquaient en Bretagne et en Normandie. M. de Silhouette recourut ensuite à un système d'emprunt auquel seraient spécialement affectés les revenus de nouveaux impôts sur le cuir, le papier, les mousselines, les indiennes, revenus absorbés, dépopularisés avant que les édits fussent publiés, par la constante opposition des parlements.

Il se fît des emprunts en rente viagère[7] sur l'Hôtel-de-Ville avec une destination spéciale, celle des armements de bateaux plats pour opérer une descente en Angleterre. Madame de Pompadour avait appuyé le projet hardi de M. de Belle-Isle : dix-sept cents petites canonnières devaient porter en Angleterre une armée de débarquement de soixante mille hommes ; on essaya même à Choisy des canons qui tiraient sept coups par minute, afin d'étonner la flotte anglaise et de foudroyer ses côtes. Mais l'argent manquait toujours, et les parlements continuaient leur opposition, à ce point qu'il fallut qu'un édit de surséance vînt déclarer la suspension des billets de caisse et de fermes en numéraire pendant un an ; on payerait jusque-là aux porteurs un intérêt de 5 %. La crise ne porta que sur les hauts financiers qui consentirent eux-mêmes à cette transformation de la dette[8].

Pour parer aux nécessités d'une guerre nationale, madame de Pompadour inspira une généreuse résolution au Roi, et en donna elle-même l'exemple. Ce fut d'envoyer toute sa vaisselle d'or et d'argent à la Monnaie, comme cela s'était fait sous Louis XIV, dans les périls de la monarchie. Louis XV renouvelait cet exemple, car il fallait tenter un suprême effort. L'édit n'en faisait pas une obligation[9], nul n'était tenu de porter sa vaisselle plate à la Monnaie, mais le Roi y invitait tous ses sujets ; en échange on recevait des billets de monnaie hypothéqués sur les fermes ; les objets d'art précieux étaient exceptés de la fonte. Il se fit un mouvement fort généreux dans tout le royaume ; il s'agissait d'une guerre nationale contre les Anglais, et les gentilshommes, les bourgeois même agirent avec un noble désintéressement[10]. Cette fonte de vaisselle d'or et d'argent, madame de Pompadour, avec un tact merveilleux, la rendit très-favorable à l'art en donnant un grand prix à des objets de fantaisie, porcelaines, faïences, cristaux, dentelles, pierres précieuses ; avec cet esprit séduisant si naturel à ses causeries, la marquise soutint que rien n'était plus ladre, moins élégant que la possession des objets d'or et d'argent qui ne s'usaient pas ; que la véritable élégance était dans l'art et jamais dans la matière ; qu'une belle porcelaine, une étoffe merveilleusement travaillée, un tableau de maître, un produit de l'imagination[11] étaient plus précieux que l'or et l'argent. C'est de cette époque de pénurie (1759-1762) que datent les hautes fantaisies des salons qui ont retenu le nom de madame de Pompadour : la richesse des trumeaux, paravents et meubles incrustés, dessus de portes, tapisseries. On mit plus de prix à une œuvre de Watteau, de Boucher, de Miéris, qu'à des buffets pleins d'argenterie et à des plats d'or et de vermeil. Louis XV donna l'exemple de ce bon goût, toute la cour alla s'approvisionner de porcelaine à la manufacture de Sèvres, on acheta des fantaisies, vases en porphyre et en marbre. La marquise se mit résolument à la tête de cette révolution artistique qui créa les merveilles et le goût du XVIIIe siècle[12].

 

 

 



[1] Vie de la marquise de Pompadour, 2 vol. in-16, Londres 1757, en anglais, traduit par Laplace. L'original était au pouvoir de M. de Marigny,

[2] Ces vers sont de Crébillon. C'est mal à propos qu'on les attribue à Turgot, qui fit peu de vers dans sa vie.

[3] Le maréchal comte de Dawn était né à Vienne en 1705.

[4] La Gazette de France, 11 novembre 1758, donne des raisons de santé pour motif à la démission de l'abbé de Bernis qui n'avait que 45 ans.

[5] Voyez mon livre sur les Fermiers-Généraux.

[6] On réalisait immédiatement le capital par rémission de billets de confiance. — Voyez mon histoire des Grandes opérations financières.

[7] La rente viagère est un amortissement facile, naturel pour l'État (Rapport de Silhouette au conseil.)

[8] Édit du 10 octobre 1759.

[9] Édit du 9 novembre 1759.

[10] Voyez mon travail sur Louis XV.

[11] Madame de Pompadour, le maréchal de Belle-Isle, et le duc de Choiseul envoyèrent pour 600.000 livres de vaisselle.

[12] C'est à madame de Pompadour que l'on doit également la petite poste de Paris, au prix de 10 centimes. (Edit de novembre 1759.)