MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

XVI. — Tentative d'assassinat du Roi par Damiens (1757).

 

 

Au milieu de tous ces services rendus au Roi et à l'État par l'activité el le dévouement de la marquise de Pompadour, un événement sinistre vint un moment arrêter son crédit et ébranler sa toute-puissance. Le 5 janvier 1757 à 4 heures et demie du soir, un homme se précipita sur le Roi, jusqu'au pied du grand escalier de Versailles et d'un mouvement brusque et saccadé, il lui porta un coup de couteau-canif sur le côté gauche. Ni les gardes-du-corps, ni les cent suisses n'avaient pu arrêter ce bras fanatique : le duc d'Ayen, capitaine des gardes, fut pris comme au dépourvu. Le Roi partait pour Trianon afin de visiter, selon son usage, ses filles (madame Victoire était un peu souffrante) ; à travers les erreurs de sa vie, Louis XV avait gardé un profond respect pour sa famille, une vive amitié pour ses filles surtout.

Le Roi frappé dit avec un grand sang-froid : Quelqu'un m'a coudoyé et portant la main sous sa veste, il vit le sang sortir d'une blessure faite à son côté gauche. Je suis blessé, dit le Roi avec un calme admirable, qu'on prenne garde à monsieur le Dauphin. Ces quelques paroles supposaient dans l'esprit de Louis XV la connaissance, ou la crainte d'un complot qui aurait eu pour but le renversement de l'hérédité monarchique. Le Roi désigna l'assassin avec le même sang-froid : C'est cet homme qui a fait le coup. On se précipita sur lui avec fureur ; on l'aurait même tué sur place si le Roi n'avait ajouté qu'il serait utile de l'interroger. Une commission de la prévôté du parlement se réunit sur l'heure, et au premier interrogatoire de l'assassin, il déclara se nommer Robert-François Damiens ; il nia d'abord toute complicité ; interrogé sur le motif de son crime, il répondit qu'il n'avait pas eu l'intention de tuer le Roi, mais de lui donner un sévère avertissement afin de faire cesser l'opposition du conseil aux arrêts du parlement sur la bulle Unigenitus[1].

C'était sans doute un fanatique que Damiens, expression de l'état des âmes à cette époque agitée ; mais ses réponses révélaient le mal immense opéré dans les esprits par les luttes du parlement contre l'autorité royale : aussi la commission se hâta-t-elle de clore les interrogatoires de Damiens, ils furent même écrits d'une façon illisible sur quelques points par le greffier. Damiens fut placé sous la garde la plus inflexible, dans la fameuse tour de Montgomery, enlacé dans des chaînes de fer ; les mousquetaires veillaient sur lui, le mousquet armé ; mais les parlementaires seuls l'interrogèrent. L'idée de complot fut entièrement écartée ; il ne resta plus comme cause, que l'agitation fanatique et le triste état des âmes qu'avait produit la fermentation des disputes religieuses et parlementaires. Les idées sont quelquefois comme le feu qui couve et qui brûle.

A la première nouvelle de l'attentat commis contre la personne de Louis XV, la marquise de Pompadour prévenue par le duc de Richelieu, alarmée de l'état du Roi, se serait rendue en toute hâte auprès de Sa Majesté, si elle n'avait appris en même temps que le Roi venait de déléguer ses pouvoirs comme lieutenant-général du royaume à monseigneur le Dauphin. En effet, avec le sentiment extrême de ses devoirs de Roi et des destinées de l'hérédité, Louis XV avait déclaré que comme on ignorait la nature et la gravité delà blessure qu'il avait reçue et les conséquences qu'elle pouvait avoir, il croyait urgent que monseigneur le Dauphin reçût le plein exercice de l'autorité royale ; le chancelier prévenu réunit le conseil pour faire reconnaître et sanctionner l'autorité de Monseigneur[2].

C'était tout un changement politique que cet avènement prématuré du Dauphin au trône, et l'on devait s'attendre à une nouvelle direction des affaires. Le crédit de madame de Pompadour était brisé radicalement : monseigneur le Dauphin la détestait dans sa personne et dans ses idées. Il y aurait quelque chose de plus grave que la disgrâce, peut-être l'exil serait son châtiment. Aussi madame la marquise, avec une grande résignation, attendait la lettre de cachet ; ce qui l'inquiétait bien moins encore que la santé du Roi auquel elle avait voué une si ardente amitié : elle savait que tout l'édifice élevé par ses mains allait crouler.

Monseigneur le Dauphin était un honnête homme dans toute la puissance du mot, mais aussi un rêveur, un esprit à théorie. Au point de vue des affaires étrangères, il était opposé à la guerre, il croyait à la nécessité d'une paix immédiate, n'importe les conditions, qui aurait permis le soulagement du peuple. Quoiqu'opposé en principe à la toute-puissance des parlements et au jansénisme, il s'était prononcé pour une réforme dans la législation générale. Les parlementaires espéraient tout d'un changement de règne ; appelé à la lieutenance-générale du royaume, M. le Dauphin avait accordé sa confiance absolue à deux ministres du conseil du Roi, MM. d'Argenson et de Machault[3] ; esprits également à système, tous deux espéraient former la base d'une nouvelle administration, et comme premier gage, ils avaient signé l'éloignement de madame la marquise de Pompadour ; ils s'étaient même rendus auprès d'elle pour lui faire connaître la volonté de M. le Dauphin, lieutenant-général du royaume. C'était une véritable ingratitude de MM. d'Argenson et de Machault pour la marquise, à laquelle ils devaient tout ; minorité la plus avancée du conseil, ils ne pouvaient dire que c'était par respect des anciennes traditions qu'ils sacrifiaient le système de madame de Pompadour, car ils étaient eux-mêmes novateurs ; leur mission auprès de la marquise fut un peu durement remplie : véritable imprudence, car à mesure que le Roi se rassurait sur la gravité de sa blessure, il donnait des témoignages visibles d'un retour empressé auprès de la marquise ; il lui fit même dire qu'elle n'eût point à quitter Versailles, et une de ses premières visites fut pour elle : non point qu'il y eût chez le Roi attrait d'amour, ni entraînement de passion ; il paraît même que depuis l'année précédente (1756) toute espèce de rapports illégitimes avait cessé entre le Roi et la marquise de Pompadour, Celle-ci s'était placée sous la direction spirituelle du père de Sacy, de la compagnie de Jésus[4]. Madame la marquise avait fait publiquement ses Pâques à sa paroisse, l'église Saint-Louis de Versailles. On parlait sans doute de la facilité extrême des jésuites sur l'article des sacrements ; toutefois le père de Sacy n'eût jamais consenti à un sacrilège, à donner l'absolution à l'adultère : esprit aimable, mais rigide dans ses devoirs, il n'eût jamais permis qu'un fidèle s'approchât des sacrements sans être dans un complet état de grâce.

Il paraît même que la reine Marie Leczinska en avait la conviction profonde, et que ce ne fut qu'à la suite d'une attestation religieuse du père de Sacy que la reine consentit à accepter la marquise de Pompadour pour dame du palais (1756). Ainsi il n'y eut ni abnégation de la Reine, ni outrage fait à sa dignité dans le choix qui fut fait par le Roi. Madame de Pompadour fut accueillie avec une bonté extrême par la Reine[5] qui lui rappela des souvenirs lointains. La marquise répondit par des paroles respectueuses aux bontés de Sa Majesté : Croyez bien, madame, que je serai passionnée pour votre service.

La situation se trouvait dès lors mieux dessinée pour grandir le pouvoir de madame de Pompadour ; elle n'était plus pour le Roi qu'une femme spirituelle, charmante, d'un travail facile, attrayant, qui savait admirablement tenir un salon et négocier une affaire de magistrature ou de finance, sans fatiguer le Roi. La marquise de Pompadour était d'ailleurs l'expression d'un système qui avait pour lui tous les véritables amis du Roi et de la France. Si M. le Dauphin avait succédé à son père par suite de l'attentat de Damiens, ou si seulement il eût gardé la lieutenance-générale durant quelques mois, le conseil se fût décidé à la paix. On aurait multiplié les concessions à l'Europe pour l'obtenir ; ce qui avait fait croire un moment que les menées de l'Angleterre et de la Prusse n'étaient pas étrangères à l'attentat commis contre Louis XV.

On avait trouvé beaucoup d'argent dans les poches de Damiens, il avait dit quelques mots sur les chefs des réfugiés. Les gouvernements ennemis se servent souvent et cruellement des haines profondes des partis, des exilés surtout, toujours irrités contre les pouvoirs qui les persécutent ou les surveillent. Il n'est pas étonnant qu'à cette époque de troubles, quelques esprits exaltés pussent rêver un renversement politique par la mort de Louis XV. Jamais les parlementaires n'avaient été plus irrités, plus aigres, plus insensés dans leur résistance. Même après l'attentat contre le Roi, et à travers les phrases les plus respectueuses ils continuaient avec aigreur et développaient leur résistance : douze des conseillers les plus mutins venaient d'être frappés de l'exil par des lettres de cachet[6].

La puissance de madame de Pompadour devenait plus grande. Le Roi lui confia de nouveau la direction des affaires, qu'elle conduisait avec un tact si parfait : le premier des actes de la marquise fut le renvoi du marquis d'Argenson et de M. de Machault. Ce fut moins à cause du petit complot de renversement qu'ils avaient essayé contre son pouvoir, qu'à raison de la tendance générale des affaires qui ne pouvaient rester confiées ni à M. d'Argenson ni à M. de Machault ; l'un et l'autre s'étaient liés aux idées et aux volontés de M. le Dauphin, à ses principes de réformations dans l'État, et à la pacification générale et très-prématurée de l'Europe. Ils ne pouvaient franchement entrer dans les nécessités d'impôt et de guerre. Le parlement tenait une si triste attitude d'opposition au moment où il était si besoin de son concours pour donner et voter les ressources de la campagne !

Le Roi garda les sceaux et constitua une sorte d'intérim pour le département des affaires étrangères ; on sentait le besoin de concentrer les questions dans un conseil privé, à ce moment si décisif. Monseigneur le Dauphin et son parti furent de plus en plus éloignés des affaires, et la guerre devint la préoccupation absorbante du conseil. L'influence de madame de Pompadour s'accrut ; elle plaça toute sa confiance dans le maréchal de Belle-Isle, qu'elle aimait à cause de la hardiesse de ses vues. Le comte de Saint-Florentin eut le département de Paris, c'est-à-dire, la disposition des lettres de cachet : les deux premières contresignées Saint-Florentin furent destinées à MM. de Machault et d'Argenson, l'une rédigée en termes affectueux pour M. de Machault, l'autre sévère et impérieuse à M. d'Argenson. La marquise de Pompadour fit confier l'espèce d'intérim des affaires étrangères à M. de Rouillé ; la guerre fut donnée à M. Paulmy[7] avec la supériorité hiérarchique réservée au maréchal de Belle-Isle, qui avait les pleins pouvoirs pour diriger la campagne.

Comme la guerre devait se continuer avec vigueur sous l'impulsion de l'esprit chevaleresque de la marquise, il fut nommé huit nouveaux maréchaux de France : les marquis de Senneterre et de Latour-Maubourg, le comte de Lautrec, les ducs de Biron et de Luxembourg, le comte d'Estrées, milord Clarke, et le duc de Mirepoix. Ces larges nominations indiquaient que l'armée allait prendre de vastes proportions afin de préparer le triomphe des alliances de 1756. Dans cette pensée l'abbé de Bernis fut rappelé de son ambassade de Rome, pour prendre le département des affaires étrangères. Son avènement devait donner une sanction plus énergique encore à l'alliance. L'abbé de Bernis, doué d'une capacité hors ligne en diplomatie, était l'esprit qui allait le mieux à la situation ; il était tout à la fois le mieux renseigné, le plus aimable des hommes. Frédéric de Prusse l'avait pris en antipathie, et Voltaire qui écrivait sous sa dictée contre la France avait raillé l'abbé de Bernis en l'appelant Babet la bouquetière. Le roi de Prusse qui faisait des vers français moitié tudesques, avait dit du secrétaire d'État des affaires étrangères :

Évitez de Bernis la stérile abondance.

C'est que cette stérile abondance avait deviné les projets aventureux et turbulents de Frédéric en Allemagne. Au moyen de ces promotions, tout le conseil demeura sous la prépondérance de madame de Pompadour. Elle avait d'abord négocié avec ceux des parlementaires qui avaient consenti à la soumission ; cette fraction du parlement fut honorée et respectée. Mais la partie brouillonne et récalcitrante fut maintenue dans l'exil.

Jusqu'ici on avait été dans le doute sur les conséquences des démissions données par les magistrats, Le conseil décida que les démissionnaires ayant volontairement renoncé à leur charge seraient considérés désormais comme étrangers à la magistrature. Il ne restait plus que le remboursement de la finance, qui seule pouvait rendre la démission définitive. La marquise de Pompadour se hâta de négocier auprès des financiers le remboursement intégral des charges, et elle obtint les fonds nécessaires. Il fut donc déclaré aux présidents, conseillers démissionnaires, que la caisse de service était prête à les rembourser ; en cas de refus, le dépôt serait fait devant notaire, et si, dans trois mois, les démissionnaires n'avaient pas quittancé, l'argent serait appliqué en œuvres pies. Ainsi, madame de Pompadour avait résolu une des plus délicates difficultés entre la couronne et le parlement. Le Roi acceptait les démissions données et remboursait les charges. Les brouillons ne faisaient plus partie du parlement.

 

 

 



[1] Voir le curieux recueil intitulé : Pièces originales et procédure du procès fait à Robert-François Damiens. Paris, Pierre-Guillaume Simon, 1757, in-4°.

[2] Voyez mon Louis XV.

[3] MM. de Machault et d'Argenson voulaient imposer les biens du clergé, organiser les pays d'états ; on les appelait des ministres philosophes. (Correspondance de Voltaire, 1654-1760.)

[4] Révérend père de beaucoup d'esprit, qui appartenait à la maison professe.

[5] Elle fut présentée à la Reine le 14 février 1756. (Gazette de France.)

[6] Le journal de l'avocat Barbier est tout rempli de ces querelles de parlement et du conseil, ce qui était souvent fort insipide. (Voyez de janvier à septembre 1756.) Je ne m'explique pas l'importance qu'on a voulu donner à cette mauvaise chronique. Les exilés furent : le président Dubois, l'abbé Chauvelin, de Saint-Vincent, de Monneville, Héron, Lambert frères, Clément de Feuilles, Freminville, Tubœuf de Latteignant, Norcet, Chavanne, Drouet, Delpèche de Mérainville.

[7] C'était un d'Argenson.