MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

XII. — La manufacture de Sèvres (1751-1752).

 

 

La paix générale signée à Aix-la-Chapelle avait amené un temps de repos et de doux loisirs. La marquise de Pompadour redoublait d'efforts pour distraire le Roi de son inexplicable ennui. Louis XV, comme Louis XIV, aimait à fonder, à créer, à construire les bâtiments, les jardins, à ouvrir de nouvelles voies, à parquer les forêts, à embellir les résidences royales ; et Ton peut reporter à cette époque de paix et de repos la fondation de la manufacture de Sèvres, l'École militaire, la plantation des Champs-Élysées, la place Louis XV, la féerique création du château de Bellevue. Aujourd'hui que les vieux bâtiments de la manufacture de Sèvres tombent en ruines, on ne peut se faire une idée de leur splendeur sous Louis XV : les cours sont dévorées par les herbes parasites, les murs pleins de crevasses ; nulle traça de son ancienne élégance[1]. Quelques fourneaux aux tubes allongés, annoncent que la vie industrielle, grossière et moderne a remplacé la fondation royale. C'est triste à voir que le délabrement des murailles, le dépècement des jardins : tout jusqu'à la forêt a perdu de son caractère grandiose. Les lavandières de Sèvres suspendent leur linge à des échalas qui s'étendent jusqu'à Suresnes.

La marquise de Pompadour avait toujours eu un grand goût pour les fantaisies d'art qui constituent l'élégance. Elle aimait les poteries, les vases de porcelaine de Saxe, comme les glaces et les trumeaux de Venise, au delà de l'or. Admirable artiste elle s'était aperçue de toute l'infériorité de la porcelaine française à l'égard des beaux produits de la Chine et du Japon : vases ciselés, tasses ou théières diaphanes. La cour depuis Louis XIII[2] avait même renoncé à ces belles poteries du XIVe au XVIe siècle, magnifiques produits de l'art céramique qui représentent les plus splendides travaux de la renaissance ; l'Olympe et ses dieux, ou bien l'Histoire Sainte du vieux ou du nouveau Testament en couleurs brillantes, glauque comme les tritons, ou bleu céleste comme les Nymphes, ou de ce jaune inimitable comme les vitres des cathédrales, couleur étrange et mystique. On n'avait pas même pu atteindre la dureté blanche et ferme de la pâte de Saxe.

Ainsi la France qui avait déjà conquis par ses tapis ou ses tentures des Gobelins une supériorité sur l'Orient, et par ses glaces une puissance d'exécution comparable à celle de Venise, restait en arrière pour ses porcelaines. Les fermiers-généraux qu'on trouvait à la tête de tous les progrès industriels avaient fait quelques essais à Luciennes, à Chantilly. La marquise reprit leur idée et acheta le bâtiment que ceux-ci avaient naguère fait construire à cet effet, au-dessus du village de Sèvres, appuyé sur les bois de Meudon, autrefois la petite maison de Lully et de ses douze violons de la chapelle. Ce bâtiment la marquise le fit démolir pour en élever un autre dont elle dessina les ornementations. Aujourd'hui, je le répète, tout a disparu de ces élégances, de ces riches loges données aux artistes comme à Rome. La marquise concéda un palais aux ouvriers de Sèvres, parce qu'elle les traitait fraternellement : la manufacture eut ses beaux jardins, ses cascades, ses jets d'eau, ses riches bosquets, ses bois épais, ses taillis, sa petite chasse pour les artistes, car, eux aussi, aimaient à courir le cerf et le sanglier dans la forêt[3].

Les produits de Sèvres firent bientôt l'admiration du monde, et purent rivaliser avec ceux delà Chine, du Japon et de la Saxe. On dut à la marquise le secret de la pâte tendre, si fine et si belle, admirable production de l'art céramique. Lui-même venait travailler au laboratoire, donnant ses idées sur les nuances, les couleurs, l'or, le bleu céleste, le rose tendre sur porcelaine, la forme élégante des vases, plateaux, dessus de portes, et jusqu'à des voitures et des chaises à porteurs en porcelaine, La marquise dessinait les sujets avec une perfection infinie, car l'art était sa vie.

Dans une belle journée du mois de mai, en se rendant de Sèvres au château de Meudon, madame de Pompadour remarqua une hauteur agreste presque abandonnée aux bruyères, et avec une spontanéité qui tenait à son caractère d'artiste, elle s'écria : Oh ! la belle vue ! Cette vue en effet s'étendait sur la Seine, Saint-Cloud, Versailles et jusqu'au delà de Saint-Germain : sur cette hauteur en véritable improvisatrice Italienne, madame de Pompadour traça le plan artistique d'un château élégant, avec des jardins qui des hauteurs s'étendraient jusque vers la Seine. A un jour indiqué, elle convoqua architectes, peintres, décorateurs et jardiniers ; la marquise placée sur un trône de gazon et de cailloutage comme la Pomone antique, discuta le plan de la nouvelle résidence avec l'architecte Landureau, l'inimitable jardinier, Delisle et les grands artistes. Pigalle, Boucher, Vanloo, qui la saluant comme la souveraine de l'art, devaient servir de décorateurs au château[4].

Les travaux commencèrent immédiatement, avec une précision, une ardeur incomparable ; le Roi souvent faisait apporter son déjeuner au milieu des ouvriers pour suivre ces travaux ; deux ans à peine écoulés, le château de Bellevue était achevé (24 novembre 1750), et le Roi put y souper avec ses gentilshommes et la marquise. Le plan nous reste encore de Bellevue avec ses ornementations ravissantes.

Deux pavillons s'ouvraient sur une première cour destinée aux écuries et à la salle de spectacle. Puis venait une seconde cour environnée de bâtiments des trois côtés, tandis que sur le quatrième au midi se déployaient le parc et la terrasse avec une vaste échappée de vue sur la Seine, le bois de Boulogne, les villages si riants et si beaux, les îles si vertes. Du château une rampe de verdure, d'orangers en fleurs, de citronniers et toute gazonnée, descendait vers la Seine, sous des berceaux et de belles ombrées. Au milieu du jardin et comme sous un temple, on voyait un buste du Roi, œuvre de Pigalle, et plus bas celui de la marquise, comme si une sujette devait être toujours aux pieds du Roi ! A l'extrémité de la rampe, était un petit bâtiment que la marquise avait appelé Brimborion, presque aux bords de la Seine.

L'intérieur du château était merveilleux par ses marbres, tableaux et statues, la salle à manger, les bains, la galerie de musique. Le château achevé, le Roi occupa le bel appartement qui lui était destiné : ce soir, il gelait à glace, et après un souper tout plein de spirituels paris, la marquise conduisit Louis XV dans une serre magnifique, éclairée à mille bougies et où les fleurs répandaient un parfum enivrant. Les couleurs des roses, des œillets étaient vives, les lilas et les renoncules avaient leur plus belle robe ; le Roi parut s'étonner que selon son usage, la marquise ne lui offrît pas un bouquet. Il porta donc la main avec spontanéité sur ces mille calices de fleurs et il s'aperçut qu'elles étaient froides et inflexibles. C'était de la porcelaine, nouveau biscuit de Sèvres ; et dans chacune de ces fleurs étaient des essences, des parfums qui embaumaient l'air. La marquise aimait ces féeries empruntées au palais d'Armide.

Bellevue plut tellement au Roi qu'il vint souvent y fixer sa résidence[5]. Louis XV aimait les grands aspects, les vastes paysages ; il y travaillait même quelquefois avec ses ministres : c'est à Bellevue que fut signé l'édit qui fondait l'École militaire, une des créations les plus brillantes du règne de Louis XV. Il y signa également l'édit si libéral qui attachait la noblesse au service militaire (1752), ramenant ainsi l'esprit gentilhomme à son origine première : les armes. La promenade aimée, favorite de madame de Pompadour fut toujours la charmante allée de tilleuls qui de Bellevue menait à Meudon, et cette rampe descendant en escalier des hauteurs couronnées de bois jusqu'au petit Brimborion, fantaisie d'artiste, bonbonnière de marbre et de porcelaine.

De toutes ces créations féeriques, que reste-t-il encore à Bellevue ? Noble château, il a eu la destinée de Marly, brisé, morcelé dans un de ces ravages de l'esprit destructeur enfanté par la Révolution française. J'écris ces lignes à quelques pas de Brimborion, entouré de ces petites maisons proprettes, étriquées, qui ont remplacé le riche manoir de madame de Pompadour et de Mesdames de France. Qu'êtes-vous devenues, œuvres de Coustou, de Boucher, de Fragonard, de Pigalle, de Falconet et d'Adam ? Bellevue acheté par quelques spéculateurs d'assignats, a été dépouillé de ses ornements, sans même épargner la pauvre retraite des capucins que madame de Pompadour avait placée derrière son château, comme pour se rappeler le repentir et la mort.

De cette terre, à chacun son morceau : treilles d'échalas, jardinets d'oignons ou de carottes, belvédère à girouette de tôle ; chacun a fait sa fantaisie, à ce point que le chenil de madame de Pompadour est devenu une des belles habitations du lieu : pourquoi s'en étonner ? Le château de Meudon ne fut-il pas transformé en poudrière ? et la plus verdoyante des îles de la Seine, celle qui se déploie au pied du coteau de Meudon, comme un beau lézard au soleil, fut concédée à un fournisseur de cuirs pour y tanner et sécher ses peaux de bœufs.

Il ne suffisait pas de créer une École militaire, il fallait encore lui donner un palais digne d'elle ; si la rédaction de l'édit de 1750 était l'œuvre du maréchal de Belle-Isle, les dessins de l'École militaire furent concertés entre la marquise de Pompadour et l'architecte Gabriel, esprit considérable de cette dynastie d'artistes, tous si remarquables[6]. Le maréchal de Belle-Isle sortait d'une famille financière, petit-fils du surintendant Fouquet ; les frères Paris qui secondèrent si noblement le projet de fonder l'École militaire étaient également financiers, les amis de Lenormand d'Étioles et de madame de Pompadour. Il y avait dans les financiers d'alors des idées d'art et d'élégance : l'esprit Genevois et Juif ne dominait point encore ; ils pensaient que l'École militaire placée tout à coté des Invalides, ne devait pas être au-dessous du vieil hôtel élevé par Louis XIV, avec plus de jeunesse dans l'art et une admirable distribution d'appartements.

La marquise de Pompadour suivit avec une attention particulière la construction de l'École militaire, qui lui fit tant d'honneur. Elle présida surtout aux ornements. Tous ces trophées d'armes, tous les écussons aux fleurs de lis soutenus par des génies furent dessinés par la marquise avec ce faire inimitable qu'elle devait à Boucher. C'était le travail qu'elle soumettait le plus volontiers au Roi, que celui des travaux publics, secondée qu'elle était par son jeune frère, le marquis de Marigny, qui venait de succéder dans l'intendance des bâtiments à M. de Turneheim, son oncle. Tandis que Gabriel dessinait la place que la marquise voulait consacrer à Louis XV, le marquis de Marigny faisait planter les vastes terrains qui séparaient la porte Saint-Honoré du Cours-la-Reine. Madame de Pompadour venait alors d'acquérir l'hôtel d'Évreux qu'elle ornait de beaux jardins, et autour de cet hôtel, une multitude d'autres bâtiments s'élevaient à peu près sur les mêmes dessins et formaient ce qu'on appelle le faubourg Saint-Honoré[7] ; magnifiques hôtels avec large cour, belles écuries, jardins vastes, avec grille sur les nouveaux Champs-Élysées — car c'est ainsi que dans ses idées mythologiques la marquise de Pompadour nommait la nouvelle plantation —. Le nom de Marigny est resté à un vaste carré des Champs-Élysées, en souvenir du surintendant des bâtiments, qui l'avait préparé et accompli. La place Louis XV, les Champs-Élysées furent l'œuvre de prédilection de madame de Pompadour et de ses loisirs. La marquise avait les idées les plus exactes, les plus élevées de ce qu'on peut appeler l'élégance ; elle n'inventa pas le beau éternel, mais le gracieux qui plaît tant aux regards. Elle ne fit pas de l'art une chose compassée, elle chercha seulement à le varier, à l'embellir. On a beau déclamer au nom des lignes droites si sérieuses, contre l'art Pompadour, il n'en est pas moins parmi nous ravissant et français : meubles de salon, causeuses, fauteuils, paravents, chaises à porteurs, cages, volières aux filigranes d'or, désordre de rubans, fouillis de dentelles, d'étoffes de soie, de velours, mélange de poudre, de mouches et de rouge ; en un mot, cette toilette Pompadour qui dut son nom à la marquise vivra autant que le caractère français. Remarquons que cette élégance, ce brillant de détails, ce raffinement de la vie n'enlevaient rien au courage de ces nobles gentilshommes qui savaient mourir pour la France !

 

 

 



[1] Les produits de la manufacture de Sèvres sont encore si brillants qu'ils font disparates avec les bâtiments. J'ai visité plusieurs fois la manufacture de Sèvres, avec ses longs couloirs, ses cellules en mines pour les ouvriers-artistes. On dirait un hospice plutôt qu'une manufacture.

[2] L'histoire de l'art sous Louis XIII, serait un beau travail ! les coffrets, bahuts, sont d'un florentin exquis.

[3] Les ouvriers-artistes de la manufacture de Sèvres, comme les verriers (nobles d'état), avaient le droit de chasse.

[4] Les travaux commencèrent le 30 juin 1748.

[5] Louis XV acheta Bellevue en 1757.

[6] Le premier des Gabriel mourut architecte du Roi, en 1686. Jacques lui succéda et mourut 1742, chevalier de l'ordre de Saint-Michel ; il eut pour fils Jacques-Ange, qui est mort en 1782. Tels étaient la grandeur et l'esprit de famille sous l'ancien régime.

[7] Rien de plus parfait que ces hôtels, qui s'étendaient depuis la rue des Champs-Élysées jusqu'au palais ; on a respecté le nom de carré de Marigny. On vient de rendre justice à Gabriel en donnant son nom à une avenue. Pourquoi le souvenir de madame de Pompadour est-il proscrit ?