MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

XI. — La politique extérieure du roi Louis XV (1751-1752).

 

 

Ces distractions du soir, si brillantes, si animées dans le château de Choisy, n'arrêtaient pas un moment la marche des affaires. La marquise de Pompadour possédait un sens droit, une aptitude merveilleuse non-seulement pour les questions de finance, ce qui pouvait s'expliquer par son éducation première dans les salons d'Étioles, mais encore pour toutes les affaires d'administration publique, de prérogative royale, et même de politique extérieure. Sur ces dernières questions, la marquise avait un sentiment de fierté et de dignité nationale qui correspondait à l'esprit gentilhomme : ainsi elle n'avait pas approuvé en son entier les négociations d'Aix-la-Chapelle, et bien que le traité, en définitive, eût été fort glorieux pour la France, la marquise eût désiré que le côté chevaleresque de la royauté eût été mieux défendu, plus noblement protégé. Pour madame de Pompadour, les avantages matériels du traité n'étaient rien à côté de ce délaissement du prince Édouard et de cette clause humiliante stipulée au nom des wighs : que le prétendant serait obligé de quitter la France, et s'il ne le voulait pas, on le contraindrait par la force[1]. Cette clause, hélas ! avait été tristement exécutée sur les notes pressantes de l'ambassade d'Angleterre. La marquise en avait gémi : on ne pouvait s'étonner qu'une femme comprît mieux qu'un cabinet les questions de sentiment.

De là ses premières antipathies pour le marquis d'Argenson fort aimé du Roi, et très-dévoué à la sévère exécution du traité d'Aix-la-Chapelle ; la marquise ne trouvait pas chez M. d'Argenson le sentiment exalté des questions chevaleresques, et à ses yeux le traité d'Aix-la-Chapelle était plus prussien que français. Les idées matérialistes des wighs anglais y avaient trop prévalu, et M. d'Argenson avait exécuté sans ménagement et sans délicatesse cette clause rigoureuse qui imposait l'expulsion du prince Édouard ; madame de Pompadour avait rougi pour le roi de France, de la triste scène de l'Opéra : Un prince que Louis XV avait appelé mon frère, arrêté, menotte comme un criminel, et cela pour remplir les conditions secrètes d'Aix-la-Chapelle. Dans la pensée de madame de Pompadour, mieux valait s'exposer à la guerre, que d'employer de telles violences. L'esprit positif prévalait chez M. d'Argenson ; il n'avait pas osé dire à l'ambassadeur d'Angleterre : Jamais mon maître n'emploiera la violence pour contraindre le prince Édouard à quitter un royaume hospitalier : plutôt la guerre, et la France aura pour elle tout ce qui porte un noble cœur[2]. Ce fut un des beaux côtés de la marquise de Pompadour que cet intérêt qu'elle accorda au prince Édouard. Elle l'avait vu plusieurs fois avant sa malheureuse expédition ; c'est elle qui avait engagé Voltaire à rédiger le manifeste pour annoncer la part que la France allait prendre à la cause des Stuarts. Elle avait suivi chacun de ses succès, elle aimait à les dire au Roi avec enthousiasme ; elle avait versé des larmes au récit de ses malheurs, elle ne comprenait rien à cette froide politique qui l'abandonnait parce qu'il n'avait pas été heureux ! La question de la légitimité des Rois dépendait-elle du plus ou moins de bonheur de leurs causes ? La marquise de Pompadour, légère et artiste par les formes extérieures, avait des pensées pleines d'élévation et de sentiment. Les aventures du noble prince l'avaient touchée, comme la lecture d'un roman de chevalerie, comme une de ces merveilleuses légendes du moyen-âge qui parlent au cœur des femmes. Ce malheureux prince, on l'abandonnait ! on ne respectait pas son asile en France. La marquise n'accusait pas le cœur noble et si élevé de Louis XV, mais les froides réflexions du secrétaire d'État des affaires étrangères ; ce ministre avait les idées nouvelles sur la perfection du gouvernement anglais ou l'excellence de la révolution de 1688, et surtout sur l'exécution froide et exacte du traité conclu à Aix-la-Chapelle. De ce moment la retraite de M. d'Argenson fut résolue. Il faut ajouter d'autres considérations : dans l'esprit de madame de Pompadour, le traité d'Aix-la-Chapelle était favorable à la Prusse, et le Roi Louis XV n'aimait pas Frédéric, de caractère personnel, maussade, athée, lui était antipathique. Dans les idées de Louis XV, si la Prusse pouvait être l'auxiliaire de la France, jamais la maison de Brandebourg ne pourrait entraîner derrière elle la France comme auxiliaire. Qu'étaient ces petits Électeurs avant le cardinal de Richelieu ? accepter la politique de la Prusse n'était jamais dans la volonté de Louis XV, un tel abaissement ne serait pas subi par le cabinet de Versailles, et tel était le rôle auquel aspirait Frédéric II, au moyen de son union avec lès philosophes, les poètes et les faiseurs de pamphlets, la peste des États, protégés par H. d'Argenson[3]. Deux circonstances rendaient fort difficile la continuation de l'alliance intime avec la Prusse : 1° Le mariage du Dauphin, fils de Louis XV, avec une princesse Saxonne ; n'était-ce pas un grand obstacle à l'ambition de Frédéric II, qui convoitait la Saxe, comme il avait réalisé la conquête de la Silésie, la France prenait un large pied en Allemagne, et se plaçait en face de Frédéric II, cherchant déjà des griefs de guerre et d'agrandissement. 2° Le rapprochement avec l'Angleterre, que la Prusse avait naguère combattu ; on était informé à Versailles que les wighs offraient des subsides à Frédéric II[4], sur un pied plus élevé que le cardinal de Richelieu en avait autrefois payé aux Électeurs de Brandebourg. Telles furent les causes réelles qui modifiaient la politique de la France après la signature du traité d'Aix-la-Chapelle.

La marquise de Pompadour s'aperçut bien qu'en changeant de politique, il fallait préparer l'avènement d'un nouveau conseil ; elle jeta les yeux sur l'abbé de Bernis et sur le comte de Stainville. L'abbé de Bernis n'était pas seulement ce charmant abbé spirituel, joufflu, auquel Voltaire adressait ces vers :

Votre muse vive et coquette,

Cher abbé, me parait plus faite

Pour un souper avec l'amour

Que pour un souper de poète.

Venez demain chez Luxembourg,

Venez la tête couronnée

De laurier, de myrte et de fleurs ;

Et que ma muse un peu fanée

Se ranime par la couleur

Dont votre jeunesse est parée.

C'était aussi un esprit studieux, capable, nourri de fortes études, avec un sens très-droit ; l'abbé de Bernis tout en conservant un charme inexprimable de conversation et d'à-propos, savait le droit public de l'Europe, avec cette perspicacité qui saisit le sens de chaque chose ; et plusieurs fois consulté par le Roi, sur la direction du cabinet, il avait répondu avec une force de logique, une finesse d'aperçus et une connaissance des faits et des hommes, qui avaient frappé Sa Majesté. Madame de Pompadour le désigna au Roi pour l'ambassade de Venise[5], la ville des informations où venaient aboutir la plupart des secrets de l'Europe. Le choix fut fait sans M. d'Argenson. L'abbé partit au mois d'octobre avec les instructions particulières du Roi qui toujours avait beaucoup tenu à sa correspondance personnelle avec les ambassadeurs. L'abbé de Bernis comprit le caractère de sa mission : plus d'informations que de négociations, et sa correspondance spirituelle et piquante est un recueil d'anecdotes d'une grande curiosité. A travers les petites coquetteries de langage on aperçoit des informations très-graves, et par exemple la première nouvelle du rapprochement de Frédéric II avec l'Angleterre et la signature des préliminaires d'un traité de subsides signé par la Prusse avec les wighs. C'est par l'envoyé de Saxe à Venise que l'abbé de Bernis fut informé de cette grave nouvelle, jetée au milieu d'une foule d'anecdotes amusantes sur les plaisirs du carnaval destinées à distraire le Roi et madame de Pompadour. L'abbé de Bernis savait que la gravité n'est pas la science réelle des affaires, et qu'on peut marcher à un but fort essentiel tout en gardant les formes légères d'un esprit gai et amusant[6].

A Venise l'abbé de Bernis conquît une haute importance auprès du corps diplomatique ; chargé de décider comme arbitre par les deux parties en cause, sur les différends qui s'étaient élevés entre la République de Venise et le Souverain Pontife, l'abbé de Bernis apporta une si grande discrétion et une habileté si consommée au milieu de prétentions si diverses et également absolues, que le jugement de l'arbitre fut accepté. Le Saint-Père et la sérénissime République en écrivirent au roi de France pour le remercier. Dès ce moment l'abbé de Bernis dans la pensée de madame de Pompadour fut destiné à un poste plus important, le département des affaires étrangères que M. d'Argenson ne pouvait plus remplir, car ses tendances pour l'alliance prussienne étaient vieillies, et ne pouvaient plus correspondre aux intérêts nouveaux. C'est à Venise, en effet, que les premières ouvertures d'un rapprochement avec l'Autriche avaient été faites par le prince de Kaunitz à l'abbé de Bernis (1753).

Dans ces mêmes idées d'une alliance avec l'Autriche se dessinait le jeune ambassadeur de France à Rome, le comte de Stainville[7], depuis duc de ChoiseUl. Par son origine il appartenait à la Lorraine, province très dévouée au souvenir de ses anciens souverains. Ensuite le duc de Choiseul, comme l'abbé de Bernis, avait un haut dédain pour la Prusse et une véritable répugnance pour les Anglais. Le duc de Choiseul avait l'esprit entier et traditionnel des rivalités ; comme tout gentilhomme il avait commencé sa carrière par le service militaire ; colonel à Fontenoy, maréchal de camp après la campagne de 1745, il s'était fait remarquer indépendamment de ses qualités militaires par un esprit charmant et un travail facile, ce qui plaisait singulièrement à Louis XV. Désigné pour l'ambassade de Rome, le comte de Stainville y resta deux ans avec un bonheur particulier, à cette époque très-difficile des querelles jansénistes ; et quoique l'ambassadeur de France fût tout empreint des doctrines philosophiques, il plut au Pape et au sacré collège par la franchise et le dévouement de son caractère. Sa correspondance avec le roi Louis XV et madame de Pompadour, comme celle de l'abbé de Bernis, était spirituelle, anecdotique, et son travail si facile, qu'il semblait se jouer avec toutes les questions. Le duc de Choiseul vit le prince de Kaunitz à Rome, et il était entré pleinement dans les idées d'un rapprochement avec le cabinet de Vienne.

La mission actuelle du comte de Stainville avait pour but principal de faire résoudre par le Saint-Siège les difficultés sérieuses que soulevait la bulle Unigenitus parmi le clergé français. Il se produisait spécialement à Paris[8] une étrange lutte : aujourd'hui que les esprits sont calmes, un peu indifférents, qui voudrait disputer à l'évêque, au métropolitain le droit de fixer les conditions des sacrements ? N'est-ce pas une question tout entière de juridiction et de dogme ? Tout ce qui tient à la confession, à l'absolution, à l'eucharistie, est une difficulté purement religieuse qui ne peut toucher le pouvoir laïque ; et néanmoins à cette époque, les parlements prétendaient se mêler à cette question des sacrements et enjoignaient aux curés et aux prêtres : d'avoir à les donner sans condition, car la première de ces conditions, il faut le dire, était la signature d'un formulaire rédigé par monseigneur de Beaumont, archevêque de Paris, la vertu personnifiée, profondément soumis à Rome, comme doit l'être tout évêque qui ne veut pas se jeter dans le schisme.

Le parlement, dans cette circonstance, n'eut ni tenue, ni convenance religieuse ; il enjoignit à l'archevêque de révoquer le formulaire, sous peine de voir saisir son temporel, et sur son refus légitime, le parlement exécuta l'arrêt de saisie, de prise de corps aux applaudissements de tout le parti janséniste. Cet acte odieux et bizarre du parlement ne reçut pas la sanction royale ; Louis XV brisa les puériles résistances des jansénistes ; et comme le parlement protestait, il y eut des mesures de rigueur, des lettres de cachet méritées. Ces parlementaires la plupart, au reste, fort honorables dans leur vie privée, étaient insupportables quant aux opinions et aux résistances politiques, énervantes, insultantes pour l'autorité du Roi et pour la marche générale des affaires.

 

 

 



[1] Article 17. Convention secrète.

[2] Je trouve pourtant une note secrète de police, qui pourra un peu excuser le cabinet de Louis XV, de cette violence contre le prince Édouard. Il paraît que les wighs avaient résolu de se débarrasser du prince Édouard à tout prix, et que s'il n'avait pas quitté la France, il aurait été enlevé par une troupe de gens, sans aveu, soldés ; et c'est pour éviter ce grand malheur, que le cabinet français se vit forcé de contraindre violemment Édouard à quitter la France.

[3] Voir mon Louis XIV.

[4] Dès l'année 1751.

[5] C'était la troisième en rang, après les ambassades de famille.

[6] Correspondance de Bernis, 1752.

[7] Il était né en 1716. Le jeune comte était laid, d'une figure un peu repoussante, et pourtant pleine de dignité. Son portrait est aux galeries de Versailles

[8] Voir le fastidieux journal de Barbier. C'est moins qu'un recueil fait par un avocat.