MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

X. — Le théâtre de Choisy-le-Roi (1750-1751).

 

 

Le caractère charmant de l'esprit gentilhomme au XVIIIe siècle, entraînait toujours la distraction à coté du devoir, et dans les quartiers d'hiver de la guerre comme dans les loisirs de la paix, on s'amusait, on riait, on faisait des vers, on jouait la comédie. Le château de Choisy devint le séjour ravissant de tous les plaisirs. La marquise de Pompadour savait bien qu'il fallait distraire le Roi, et que le plus noble délassement pour un prince, c'était l'esprit, les arts, les joyeux éclats d'une parole brillante, au milieu d'un salon étincelant de bougies, au cliquetis des verres doucement heurtés à la gloire et à l'amour. En vain elle avait voulu atténuer chez le Roi la passion de la chasse. Louis XV l'aimait par habitude et par nécessité d'exercice ; puis la chasse permettait l'incognito, les visites impromptues, le Roi est en chasse, et sous ce prétexte, il entrait dans le château du simple gentilhomme qu'il voulait honorer de sa visite sans conséquence. C*est ainsi qu'il allait à Crécy chez madame de Pompadour. La marquise avait voulu mettre à la mode la chasse au faucon ; mais les officiers de la fauconnerie royale eux-mêmes en avaient perdu les traditions : un petit nombre auraient pu distinguer la haute volerie — le faucon, le gerfaut, l'émerillon, le hobereau, le sacre, qui allaient contre le vent et dans leur plus haute région — de la basse volerie, l'autour, l'épervier et le grand-duc qui, ballottés par le vent, ne s'élevaient qu'à une petite hauteur[1].

Toute jeune fille dans la société de M. Lenormand de Turneheim, madame de Pompadour avait joué la comédie et le petit opéra avec un si grand talent que sa renommée avait partout retenti. Elle faisait les délices du très-beau théâtre que M. de Villemur avait élevé dans le splendide château de Chantemerle. Madame d'Étioles disait ses rôles avec esprit, avec tenue et décence ; elle excellait dans le travesti de paysanne ingénue que madame Favart avait mis à la mode. Dès qu'elle fut la petite reine de Choisy, la marquise résolut d'y élever un théâtre et d'y jouer la comédie devant le Roi, qui aimait à la retrouver dans des rôles toujours nouveaux. Elle indiqua dans les appartements une portion du cabinet des médailles le plus riche du monde ; elle dessina elle-même la forme de la scène. L'architecte Gabriel construisit le théâtre, Boucher peignit les décors avec cette facilité qui distinguait son délicieux talent.

Parmi les curiosités que l'esprit de recherche a mises dans mes mains, il en est une fort rare, c'est un programme sur beau papier de soie[2], tout orné d'arabesques charmantes, ainsi que savait les faire le XVIIIe siècle ; il fut distribué à une représentation de l'Enfant prodigue de Voltaire, à Choisy : le nom des artistes offre plus d'intérêt que la pièce elle-même, car les voici : le maréchal Maurice de Saxe jouait Euphémon, père bon et bourru à la fois ; M. de Nivernais, Euphémon fils ; le duc de Duras, Fierrenfat (le président) ; le duc d'Ayen, Royon, bourgeois de Cognac ; et le duc de Coigny, Jasmin, valet d'Euphémon, Madame de Marchais avait pris le rôle de Lise, la fille d'Euphémon ; la marquise de Pompadour jouait la pétulante soubrette Marthe ; madame de Brancas, si amusante dans le prétentieux, jouait celui de la baronne de Croupillac. La pièce eut un plein succès, et, plusieurs fois, le Roi applaudit lui-même aux grâces des artistes.

Le choix qu'avait fait la marquise d'une pièce de Voltaire, pour la représentation de Choisy, tenait moins encore au charme des situations et du style qu'à ce désir obligeant qu'elle avait toujours d'être utile aux poètes, aux gens de lettres, aux philosophes et à Voltaire surtout, que le Roi n'aimait pas à cause de ses impiétés. Elle le voulait pousser, selon le désir du poète, dans le département des affaires étrangères, sous le marquis d'Argenson. Voltaire, qui savait le bon désir de la marquise, lui écrivait dans sa reconnaissance, des lettres pleines d'enthousiasme : le poète mettait tout son théâtre, sa poésie, son talent aux pieds de sa protectrice : lui-même, comme gentilhomme de la chambre, dirigeait les répétitions. La cour plaisait à Voltaire, qui ne savait donner des éloges qu'aux grands seigneurs et aux belles marquises. C'est à la suite de la représentation de V Enfant prodigue à Choisy, que Voltaire fit de jolis vers sur la marquise : qui embellissait la cour, le Parnasse et Cythère ; charme de tous les yeux, trésor d'un seul mortel. Le Roi trouva ces vers un peu trop familiers ; mais la marquise y était si gracieusement louée ! Comment les blâmer et en proscrire l'auteur !

Les principaux artistes du théâtre de Choisy étaient, indépendamment de mesdames de Marchais, de Brancas, mesdames d'Estrades, Courtenvaux, Maillebois ; à côté du maréchal de Saxe, jouaient MM. de Richelieu, de Nivernais, de Coigny, d'Entragues, Duras, et une foule de gentilshommes. Le directeur de ce théâtre improvisé était le duc de La Vallière ; l'abbé de Lagarde en était le souffleur ; Crébillon et Gresset présidaient aux répétitions avec leur précieuse intelligence de la scène.

On vivait alors de théâtre ; les artistes en renommée avaient les hommages de tous, sans en excepter les danseurs ; et les plus jolis vers de Voltaire sont adressés à mesdemoiselles Lecouvreur, Gaussin, Camargo, Salle qui occupaient la renommée aux mille voix des chroniques scandaleuses de Paris et de Versailles.

Après l'Enfant prodigue de Voltaire, on représenta le Méchant de Gresset. Le duc de Nivernais joua le rôle de Valère avec un talent si remarquable qu'il fut préféré à son maître de Ricali de la Comédie-Française. Le duc de Nivernais pour consoler l'artiste d'une préférence qui le blessait, lui envoya 200 louis. Madame de Pompadour fut ravissante ; à sa voix d'une douceur extrême, elle joignait une certaine minauderie de gestes admirable. Dans une comédie mêlée de chant qui fit nommée Zélie, musique de Ferraud, la marquise remplit le rôle principal avec un goût remarquable et chanta le couplet dans la perfection. On voulut y ajouter un ballet, et les premiers sujets de la danse furent le marquis de Courtenvaux, le comte de Langeron et le duc de Melfort. On se plaignit un peu du corps de ballet et des chœurs pour le chant ; le Roi aimait à dire qu'ils chantaient plus mal que lui, et c'était communément la plus grosse injure qu'on pouvait jeter à un chœur d'Opéra, car le Roi avait la voix la plus fausse de tout son royaume.

La pièce dans laquelle madame de Pompadour eut le plus grand succès sur le théâtre de Choisy, ce fut le Devin de Village, de Jean-Jacques Rousseau, représenté pour la première fois au théâtre de Fontainebleau dans un voyage de la cour, Louis XV y avait pris un grand goût. Quoique Rousseau se fut conduit comme un homme mal appris lors de la première représentation[3] en présence du Roi, Sa Majesté ne s'en était pas moins éprise de sa pièce charmante et toute la journée le Roi fredonnait le joli couplet : J'ai perdu mon serviteur. Madame de Pompadour ne manqua pas d'étudier avec esprit le rôle de Colette. Elle disait à ravir :

Si des galants de la ville

J'eusse écouté les discours,

Oh ! qu'il m'eût été facile

De former d'autres amours.

Le marquis de Courtenvaux qui faisait Colin était d'un talent remarquable dans sa tendre douleur :

Non, Colette n'est point trompeuse,

Elle m'a promis sa foi ;

Peut-elle être l'amoureuse

D'un autre berger que moi ?

Tous deux chantaient d'une façon ravissante le duo si plein de sentiment ;

Ah ! l'amour ne sait guère

Ce qu'il permet, ce qu'il défend,

C'est un enfant, c'est un enfant !

C'était bien là les sentiments, la musique qui plaisaient à cette société du XVIIIe siècle, semblable en tout à un pastel de Latour. Voltaire fut d'une extrême jalousie de la faveur qu'obtenaient l'œuvre de Rousseau et les tragédies de Crébillon. Voltaire ne pardonnait pas le succès des pièces qui n'étaient pas les siennes, très-irrité contre la cour, il jeta quelques épigrammes contre la marquise, mais avec précaution. En représailles, il passa dans l'esprit de madame de Pompadour de faire représenter sur le théâtre de Fontainebleau, en présence du Roi, et pour le distraire, une parodie de la Sémiramis de Voltaire. Les chefs-d'œuvre ont leur parodie par la même raison que le sublime est près du ridicule. Un esprit moins susceptible que le poète, aurait accepté la plaisanterie, avec une gaieté, une expansion de bon goût. Loin de subir cette conséquence de tout travail considérable, Voltaire s'en irrita à ce point d'en devenir colère et plat. Ne pouvant pas recourir directement à madame de Pompadour, il s'adressa à la reine Marie Leczinska. Sa lettre reste encore comme un monument de ridicule abaissement de l'amour-propre : Songez, Madame, dit-il, que je suis le domestique de Sa Majesté et par conséquent le vôtre : un mot de bonté à M. le duc de Fleury suffira pour empêcher un scandale dont les suites me perdraient. J'espère de votre humanité qu'elle sera touchée et qu'après avoir peint la vertu je serai aussi protégé par elle[4].

La Reine intervint en effet, et la parodie de Sémiramis ne fut pas représentée. La reine Marie Leczinska enfant, avait connu Voltaire à la cour de Stanislas, plus dissipée, plus incrédule qu'on ne l'a écrit. A Nancy madame du Châtelet avait sa cour plénière, madame de Boufflers, Saint-Lambert et le roi Stanislas secondaient fort bien ce mélange de philosophie et de plaisirs sensualistes que chantait Voltaire. Le roi Stanislas le protégeait spécialement, et c'est tout gros de dépit et de jalousie que Voltaire prêta l'oreille aux propositions pleines d'attachement et de flatterie que le roi de Prusse lui adressait pour l'attirer à Berlin. A cette époque Voltaire commence à médire de madame de Pompadour, à la calomnier comme une femme de petite naissance, une grisette, lui pourtant qui devait tout à la famille d'Étioles !

Au château de Choisy, charmante maison de retraite et de campagne, les fêtes se continuaient avec bon goût et distinction. Après la comédie venait le souper, l'heure de joie et de repos : le Roi désignait douze à seize personnes au plus pour sa table ; on entrait dans un délicieux salon meublé avec une rare élégance, entouré de charmantes peintures de Latour, Watteau, Boucher, représentant un rendez-vous de chasse, des convives buvant fort et mangeant de grand appétit, au son du cor qui annonce la curée des chiens et des limiers. Rien ne paraissait comme apprêts du repas dans ce salon, si ce n'est qu'on voyait sur le parquet une belle rosace en bois des îles, entourée d'arabesques d'ivoire.

Quand le Roi était entré dans ce salon, deux pages de la petite écurie s'avançaient et faisant un salut profond et respectueux demandaient les ordres de Sa Majesté pour le souper. A peine le Roi avait-il répondu qu'on pouvait servir, qu'aussitôt la rosace du milieu s'élevait au moyen d'une tour en ivoire, et l'on voyait apparaître comme dans le palais d'Armide, une table couverte de flacons, de centaines de bougies, de plats tout d'argent, de vases en porcelaine et]de cristaux. Les pages de la petite écurie servaient le souper avec une rapidité extrême ; fort aimés du Roi et presque tous de grande famille, ces pages à quinze ans sortaient avec des lieutenances et servaient avec distinction dans les troupes du Roi. Ces soupers n'étaient point des orgies immondes, comme on l'a écrit. On se jetait des défis de vins d'Aï et de Tokay sans ivresse ; tous ces gentilshommes venaient à la vie avec un esprit brillant d'un naturel inimitable. Les mots charmants sortaient de leur bouche comme la fleur de son calice ; ils parlaient peu d'affaires, ils étaient aimables et gais sans ordure, quelquefois un peu lestes, sans expressions dégoûtantes : il a été fait une série de faux récits sur les soupers de Louis XV. Les fils de laquais qui ont écrit sur ces temps n'ont pas compris qu'il pût y avoir un choc de verres et de spirituels propos sans orgie, et que de jeunes et brillants gentilshommes pussent rendre raison au Roi de France dans un souper, sans se gorger de gros vins, comme des forts de la halle aux Percherons.

 

 

 



[1] L'art de la fauconnerie fut perdu presqu'au commencement du règne de Louis XIV.

[2] Les costumes étaient ajustés par mesdemoiselles Gaussin et d'Angeville, de la Comédie-Française, qui avaient le titre de femmes chambre des petits appartements.

[3] Voyez les Confessions de J.-J. Rousseau, 5.

[4] Correspondance générale, 1752.