MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

IX. — Madame de Pompadour et Latude (1750-1751).

 

 

En entourant le roi Louis XV de nobles distractions : les beaux-arts et les lettres, la marquise de Pompadour avait un but utile pour son pouvoir ; elle accoutumait le Roi à travailler avec ses ministres secrétaires d'État dans son salon, à écouter quelquefois ses conseils, comme Louis XIV avait souvent écouté les avis de madame de Maintenon. Au reste, la marquise avait l'esprit éminemment juste et surtout très-éclairé, avec trop de tendance pour la philosophie et le scepticisme. On ne s'explique même pas très-bien comment le roi Louis XV, d'une éducation si croyante et fidèle à ses devoirs au moins extérieurs de religion, put vivre en bonne harmonie avec un esprit d'une indifférence si marquée pour les idées et les croyances catholiques[1].

Il est incontestable néanmoins que la marquise de Pompadour eut une influence sur les affaires de son temps, et les pamphlétaires raccusèrent surtout de multiplier les lettres de cachet, souvent dans un égoïste intérêt. Une réflexion m'e§t souvent venue en étudiant l'histoire : comment arrive-t-il que les écrivains qui ont loué, exalté les femmes de la Révolution, ces charmantes créatures qui mangeaient les entrailles de Suleau et portaient les têtes des gardes du corps, ont eu des paroles si inflexibles pour les femmes du XVIIIe siècle ? et comment après avoir loué le comité de salut public pour avoir arrêté cent vingt mille suspects, ils viennent s'indigner de quelques lettres de cachet imposées par la politique contre ! des résistances séditieuses ! Et à côté de ces violences souvent nécessaires, comment dénoncer le XVIIIe siècle ? Les lettres de cachet de la mort qui vous envoyaient au tribunal révolutionnaire ou à des commissions militaires sont encore louées, expliquées par ceux qui vous parlent de l'arbitraire de l'ancien régime !

Madame de Pompadour d'ailleurs n'eut jamais le département des lettres de cachet confiées au secrétaire d'État de la maison du Roi. Ces lettres de cachet étaient délibérées en conseil et peu furent motivées par caprice ou par des intérêts frivoles : les pères demandaient des lettres de cachet pour leurs fils débauchés ou compromis ; on châtiait aussi le rapt, les duels, les complots, les vices honteux des grands, la désobéissance, les écrivains qui attaquaient la société, le pouvoir établi. Il n'y a plus d'autorité en ce monde si la puissance publique n'a pas le droit de châtier ceux qui conspirent contre elle.

Le 15 mai 1750 madame de Pompadour recul un paquet de poudre blanche que la lettre disait être un poison violent qui donnait une mort rapide. On y dénonçait en même temps dans des termes très-exprès un complot contre le Roi avec une liste de complices désignés parmi-les plus hauts personnages de la cour[2]. On était à une époque grave : on ne parlait que de conjurations et même d'assassinats. La marquise demanda qu'on fît une enquête sur les faits dénoncés. Le lieutenant-général de police fut chargé de rechercher l'auteur de la lettre et de fixer les détails de la dénonciation qui avait accompagné l'envoi de la poudre blanche. S'agissait-il d'un complot ? Était-ce de ces fausses dénonciations, habiles calomnies qui font perdre la trace des véritables complots ?

Nicolas-Réné Berryer, issu de haute magistrature, fils de procureur-général, conseiller au parlement lui-même, puis intendant de Poitou, esprit ferme et sûr, avait épousé mademoiselle de Fribois, d'une famille de finance fort liée aux d'Étioles, aux Turneheim, et par cette cause très-avant dans la confiance de madame de Pompadour. Le lieutenant de police Berryer fit donc procéder à une information sérieuse. La parfaite innocence de tous les noms dénoncés dans la lettre fut prouvée jusqu'à l'évidence ; il ne restait plus de coupable que l'auteur de la calomnie : on dut le rechercher. N'était-ce pas la marche d'une procédure régulière ? Et de cette enquête il résulta que la lettre était l'œuvre d'un petit gentilhomme gascon déjà connu par ses hâbleries, du nom de Henri Mazers de Latude[3], né à Montagnac dans le Languedoc. Destiné par sa famille au génie militaire, Mazers de Latude avait fait de fortes études en Hollande[4] auprès des réfugiés protestants, les ennemis de la patrie. Rentré en France et pour vivre il s'était adonné aux jeux et aux tripots : c'est dans cette situation désespérée et pour se créer une ressource qu'il essaya la dénonciation et la calomnie. Un moment arrêté en vertu des lois qui punissaient les calomniateurs, il fut interrogé par le lieutenant-général de police, et répondit avec une certaine habileté en invoquant le besoin qu'il avait de mériter les grâces de la cour par des services même imaginaires : comme officier on le punit disciplinairement par la réclusion au fort de Vincennes. Latude s'évada le second mois : nul ne peut lui faire reproche d'avoir secoué ce vêtement de pierre et de fer : quel est l'homme qui n'aspire pas à la liberté ? Le lieutenant-général de police ne le fit pas même poursuivre. Latude eût été oublié s'il ne s'était pas mis encore à écrire, à dénoncer les hommes les plus fidèles, les plus innocents. La police dut le faire de nouveau arrêter dans l'hôtel garni où il demeurait paisiblement depuis six mois. Renfermé cette fois à la Bastille avec une note particulière pour le gouverneur sur la dextérité et l'habileté du prisonnier, on prit à l'égard de Latude certaines précautions qui se relâchèrent un peu après, et il eut un logement d'officier dans la citadelle[5]. Là, il se lia avec un autre Gascon comme lui, du nom d'Alègre, et tous deux se sauvèrent avec une incontestable hardiesse : ils se réfugièrent encore en Hollande, s'affiliant aux conjurations des réfugiés protestants et jansénistes. Latude fut enlevé et réintégré à la Bastille ; le gouverneur dut prendre à son égard certaines précautions de surveillance, comme cela se pratique envers les prisonniers qui une fois déjà se sont évadés : on lui laissa pourtant assez de liberté pour qu'il pût écrire des plans, des projets de génie militaire qu'il adressait au ministre. Esprit de distinction, Latude avait des idées jeunes et fécondes, et le ministre lui fit proposer sa liberté, s'il voulait donner sa parole de retourner à son lieu de naissance, Montagnac[6]. Latude n'accepta pas cette condition de se tenir tranquille. Du reste, il s'en suivit des lettres altières, presque insolentes : on dut continuer les rigueurs. Madame de Pompadour fut tout à fait étrangère à ces relations qui s'établirent exclusivement entre le ministre et Latude ; le lieutenant de police fut l'intermédiaire entre Latude et le gouverneur de la Bastille. Chargé de surveiller les complots au moment de la guerre, le lieutenant de police dut prendre d'extrêmes précautions à l'égard d'un homme qui s'était lié à toutes les intrigues des réfugiés. Mazers de Latude resta donc à la Bastille comme prisonnier d'État.

Il faut suivre cette vie jusqu'au bout, et devancer les temps pour en juger le caractère : si la captivité de Latude avait été une vengeance personnelle de madame de Pompadour, d'où vient que sa captivité se prolongea après la mort de la marquise ? Échappé de prison à la faveur d'un brouillard[7], en 1765, comment se fit-il que M. de Sartine, ce ministre si hostile à madame de Pompadour, le fit arrêter de nouveau ? d'où vient que le libéral duc de Choiseul le fit enfermer à Bicêtre, et que M. de Malesherbes, visitant cet hôpital en 1775 (règne de Louis XVI), ne fit aucun droit à ses réclamations ?

L'ordre de sa liberté ne fut signé qu'en 1777[8], et encore en exigeant de lui la même parole d'honneur que M. Berryer avait imposée, l'obligation d'une résidence à Montagnac ; Mazers de Latude rompit de nouveau son ban, vint à Paris, intrigua toujours, et M. de Malesherbes lui-même donna l'ordre de le réintégrer à Bicêtre ; il n'en sortit, quelque temps[9] après, que pour prendre[10] part à toutes les intrigues, à l'affaire du collier de la Reine avec M. de Rohan, aux agitations occasionnées par le compte-rendu de M. Necker. Partisan très-avancé des révolutionnaires, commensal de Mirabeau, son compagnon de la Bastille, Mazers de Latude présenta une pétition à l'Assemblée nationale, pleine de colère et de diffamations contre madame de Pompadour. L'époque était bien choisie pour les discours contre le despotisme et les royales courtisanes. Après un long examen, sur le rapport de Barnave, l'Assemblée passa à l'ordre du jour : car Mirabeau lui-même avait dit de Mazers de Latude : C'est un intrigant qui cherche la liberté du bruit.

Il faut aller jusqu'au bout de ce mélodrame, célèbre au théâtre du boulevard : le 10 août 1793, en pleine terreur, une instance fut introduite par le citoyen Mazers de Latude contre les héritiers de la citoyenne Pompadour, courtisane de Capet XVe du nom : pour frapper plus vivement l'opinion publique, Latude avait fait précéder sa demande d'une exhibition de son échelle à la porte du Louvre, et de la corde qui lui avait servi à se sauver ; lui-même se tenait à côté, décoré d'une barbe touffue et secouant des chaînes. Latude porta l'affaire devant le juge de paix du 6e arrondissement de Paris, concluant à 60 mille livres de dommages-intérêts contre les héritiers de la courtisane Pompadour ; il lui fut accordé une indemnité de 6.000 livres, qui fut payée en assignats[11].

Depuis le Consulat, Latude fut complètement oublié. Un gouvernement fort et répressif laissa naturellement dans l'oubli ces parleurs intrigants qui trouvent l'ordre. Latude s'éteignit donc en 1805, sans faire le plus petit bruit, après avoir un moment occupé l'attention publique par la publication de ses Mémoires fabriqués, qui intéressèrent la foule comme ceux de l'abbé Bucquoy ou du baron de Trenck ; car ou aime à suivre tous les efforts surhumains de l'infortune hardie aux prises avec la chemise de force, et parvenant enfin à s'en délivrer. On voudrait voir tous les hommes heureux. Hélas ! n'est-il pas de ces organisations impétueuses et turbulentes qui provoquent le châtiment ou commandent à la société des précautions particulières !

Assez sur Latude et ses prétentions au bruit. Est-ce madame de Pompadour qui l'avait persécuté ? Cet esprit ardent, inquiet, n'avait-il pas dénoncé des complots imaginaires, flétri plus de vingt personnes ? Or, les codes des nations civilisées ne prononcent-il pas des peines contre les calomniateurs ? Est-il une police au monde qui ne doive prendre des précautions particulières contre un prisonnier assez adroit ou assez hardi pour se sauver quatre fois ? Et même cette fuite extraordinaire ne signale-t-elle pas des précautions bien douces et une surveillance bien négligée[12] ?

Quel motif aurait eu madame de Pompadour, pour persécuter Mazers de Latude, pauvre inconnu, sans aboutissant ? Était-il un obstacle à son pouvoir ? Sa liberté grandissait-elle ses inquiétudes sur l'amitié du Roi ? Madame de Pompadour était trop artiste, trop occupée des choses douces et belles de la vie : la peinture, la sculpture, la musique, pour être vindicative et méchante ; Latude était un trop pauvre diable pour qu'elle pût le redouter ; elle en abandonna la surveillance à la police du lieutenant-général. Cette affaire n'occupa pas plus d*un mois l'esprit mobile et léger de la marquise. Elle s'inquiéta des jours du Roi menacés par la dénonciation, et n'alla pas au delà.

S'il y eut des lettres de cachet considérables sous le règne de madame de Pompadour, c'est qu'une lutte politique s'engagea entre l'autorité royale et le parlement sur les questions financières ou religieuses ; il fallut sévir, et ce fut l'ordre du conseil et non pas de la marquise. Ce conseil se composait d'hommes graves, pénétrés des nécessités du gouvernement. Il faut laisser au roman ou au théâtre les façons légères, quand ils parlent de la Bastille et des lettres de cachet. Ce fut toujours une affaire sérieusement examinée, qu'une lettre de cachet. L'autorité peut avoir et suivre quelque caprice, mais, généralement, l'autorité n'agit que pour appuyer la justice ou seconder les projets d'une politique élevée et sérieuse.

 

 

 



[1] Quelquefois madame de Pompadour se laissait aller aux idées ascétiques : elle s'était affiliée un tiers ordre de Saint-François. Durant le jubilé de 1750, elle se fit donner une chambre au couvent de l'Assomption où était sa fille.

[2] Cette lettre était venue par la poste.

[3] Henri Mazers de Latude, né le 23 mai 1725.

[4] A Bergopzoom.

[5] Sur la recommandation de madame de Pompadour elle-même. (Papiers de Berryer.)

[6] Latude l'avoue dans ses Mémoires.

[7] Au mois de novembre.

[8] 7 juin 1777.

[9] En février 1784.

[10] Ici commence le rôle d'une madame Legros, marchande à la halle, qui obtint le prix de vertu, décerné par l'Académie française (1784).

[11] 11 juin 1793. Tout ce qu'on a écrit sur Latude a été pris dans les Mémoires qu'a publiés l'avocat Thierry, sous ce titre : Le Despotisme dévoilé ou Mémoires de Latude, 1792-1793.

[12] On dit que l'échelle de corde n'était pas son ouvrage, mais celui de l'abbé Bucquoy.