MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

VIII. — Madame de Pompadour artiste (1750).

 

 

Dès sa plus extrême jeunesse, avant même son mariage avec M. Lenormand d'Étioles[1], la marquise de Pompadour avait cultivé les beaux-arts, comme une passion élégante : le dessin, la peinture, le pastel et spécialement la gravure, la distraction et je dirai presque le repos de tous les grands artistes du XVIIIe siècle ; après les pinceaux le burin. Cette ardeur pour les beaux-arts devint plus vive, et ses efforts plus grandioses, lorsque la marquise put régner en souveraine à Versailles, à Choisy, entourée de Bouchardon, de Boucher, de Parrocel, de Latour, du premier et très-jeune Vernet, de Vien, de l'architecte Gabriel ; elle put les encourager les aimer, ce qui est plus précieux encore pour les artistes éminents. Deux fois par semaine, elle les recevait à Choisy, elle travaillait avec eux, causait beaux-arts d'enthousiasme, et Louis XV partageait ses entraînements pour ses artistes de prédilection.

Entre tous, la marquise avait distingué un graveur sur pierre antique, de très-grand mérite, ardent comme un Provençal : il se nommait Leguay[2], né à Marseille ; presque enfant il avait voyagé en Italie, en Grèce, recueillant avec une vive joie les camées, les pierres gravées, les bijoux d'Athènes et de Rome, les précieux débris de la civilisation antique et de l'art païen si beau dans les monuments qui nous restent. Est-il travail plus fini, plus parfait que les camées antiques et les pierres gravées ? Ces Satyres, ces Nymphes, ces sacrifices à Jupiter, à Junon, à Vénus, ces chœurs de joueurs de flûte autour du trépied, ces triomphes de César et ces têtes de Jupiter, Mercure, Apollon, Auguste, Méron, Caligula et même ces immondes et confuses priapées du musée secret de Naples ! Leguay en artiste éminent avait tout reproduit avec une perfection merveilleuse, depuis le nu si parfait du type grec jusqu'aux bois mystérieux où le pampre s'unissait au peuplier. Lui-même gravait sur l'onyx, le jaspe, la cornaline, l'émeraude et l'ivoire. Il semblait avoir dérobé à l'antiquité ses secrets pour la pureté de l'ensemble et la perfection des détails. Les pierres gravées devinrent les plus précieux trésors des cabinets d'amateurs, si nombreux au XVIIIe siècle, temps d'heureux loisirs ! La perfection des pierres gravées tirées de l'antique, exerça son immense influence sur la sculpture et la peinture. Leguay vivait familièrement à Choisy auprès de Louis XV et de la marquise de Pompadour.

Les travaux de Bouchardon[3] se ressentent déjà de ce contact avec l'antiquité ; Versailles se peuplait de ses œuvres, et la vaste pièce d'eau de Neptune semble avoir été inspirée par l'étude d'un camée antique. Louis XIV conçut et laissa Versailles dans sa grandeur compassée. Louis XV et madame de Pompadour l'embellirent par la fantaisie. Bouchardon sous les inspirations de la marquise façonna la plupart des grandes pièces d'eau, les Dragons, les Chimères, Apollon et les Muses, et son nom à demi effacé par le temps, caché par la mousse verdâtre, se trouve encore sur ce beau Triton de la fontaine de Neptune[4], s'élançant de sa vaste coquille, soutenu par des Amours qui domptent l'horrible Dragon. La mythologie, source immense de beautés artistiques, était la passion du XVIIIe siècle.

Madame de Pompadour commanda pour le jardin de Choisy à Bouchardon, un sujet charmant qu'elle dessina elle-même, l'Amour adolescent qui brisait la massue d'Hercule et le glaive de Mars pour en faire des carquois et des flèches, image de la puissance de l'amour sur la force matérielle. Ce fut encore sur ses dessins que Bouchardon prépara la statue équestre du Roi. Souvent aux pieds de Louis XV, la marquise cherchait à reproduire avec toutes les perfections de l'art les nobles traits du Roi, qui souriait à ses efforts. Elle était surtout applaudie, corrigée par Boucher, l'artiste si aimé de madame de Pompadour, alors dans toute la puissance de son talent[5]. Élève de Baudoin, le peintre de sujets galants à la gouache, Boucher à vingt et un ans avait fait un voyage d'Italie, et sans se montrer dédaigneux pour l'art antique, il avait deviné que pour cette nation spirituelle et galante qui s'appelait la France, il fallait un art adapté à ses goûts, à ses fantaisies, gracieuse tentative qu'avait déjà accomplie Watteau (le plus admirable des créateurs) et avec lui Coypel, Carie Vanloo et de Troye, qui ne furent pourtant pas des modèles. Le caractère particulier de Boucher, son coloris nourri de jasmins et de roses pompons, correspondait à cette société de gentilshommes couverts de paillettes, et à ces belles marquises embellies de rouge et de mouches, la poudre aux cheveux.

Boucher s'inspirait de cette cour qui le recevait à Choisy, vivante et gracieuse lutte de l'art contre la nature : les bergers rubantés, les moutons pimpants, les Annette et Lubin en jupon de soie. Lorsque la nature est laissée à sa seule puissance panthéiste, elle n'a de hem que sa grandeur : les forêts s'entrelacent, l'homme est dur et sauvage : la verte campagne est étouffée par des herbes parasites, le fruit imparfait et sans saveur, la fleur étiolée ; c'est le génie de l'homme, la portion émanée de Dieu qui embellit la nature par une seconde création qui est l'art : la nature de fantaisie est la seule digne de plaire ; il faut vingt modèles pour trouver le beau, et encore serait-il au-dessous de la perfection de l'art, s'il n'empruntait une couleur particulière à l'idéalisme.

Ainsi, loin de faire un reproche à Boucher de s'être éloigné de la réalité matérielle, il faut l'en louer. Le carmin d'une femme élégante (de madame de Pompadour) avait pins de beauté que la rougeur grossière et sanguinolente d'une nature campagnarde, et l'on s'explique très-bien que l'artiste ait préféré l'Annette représentée par madame Favart, aux vachères de Juvisy ou aux lavandières de Sèvres, C'est ce qui fit la supériorité du genre Pompadour, pimpant et rubanté, genre qui plaît précisément parce qu'il est faux et d'une nature de fantaisie. Tout est élégant dans les compositions de Boucher, l'arbre de la forêt, la vache avec des fleurs aux cornes, le mouton floqueté de faveurs roses, la bergère à la houlette, les bosquets si remplis de guirlandes, de vases de porphyre, les palais imaginaires, ces contes arabes traduits en français, les meubles idéalisés, paravents, chaises à porteurs, tapisseries, glaces, trumeaux[6]. Les petits riens devenaient les objets sérieux de l'art, sous ce pinceau trempé dans l'essence de roses.

Si Boucher était le peintre de prédilection de madame de Pompadour, et ajuste titre, ce goût, n'était pas exclusif, et Vien, dont les études et le genre différaient si prodigieusement des études de Boucher, vivait aussi dans la familiarité artistique de la marquise. Vien si ardent admirateur de l'antique, avait pour ami et élève le marquis de Marigny, le petit frère de madame de Pompadour, le plus aimable et le plus savant des jeunes hommes[7]. Lorsque la marquise avait été admise aux honneurs de Choisy, son frère à dix-huit ans fut créé marquis de Vandières[8] en même temps que M. Lenormand de Turneheim, l'oncle de la marquise, et syndic de la ferme-générale, le protecteur de Voltaire, le plus sérieux en même temps que le plus enthousiaste amateur des beaux-arts, était nommé à la surintendance des bâtiments. Cette place ou plutôt cette dignité était réservée au jeune marquis de Vandières, mais madame de Pompadour voulait que des études sérieuses et préliminaires élevassent son jeune frère jusqu'à la hauteur de ses fonctions. Dans ce but, elle demanda au Roi la permission dé faire voyager le jeune marquis de Vandières en Italie, non point en désœuvré pour y chercher des distractions, mais en artiste plein de zèle ; et la permission obtenue, la marquise choisit elle-même les compagnons de voyage de son frère : Cochin, l'inimitable graveur du Roi, Soufflot, l'architecte tout nourri de fortes études, enfin l'abbé Leblanc, un peu phraseur d'antiquité, mais très-versé dans le goût des arts et l'explication des médailles[9] : le marquis de Vandières demeura deux ans en Italie, à Rome, à Naples, il fit des fouilles sérieuses à Herculanum, à Pompéi, et à son retour le Roi qui avait un grand plaisir à l'écouter, lui confia la surintendance des bâtiments[10] et le créa marquis de Marigny, ce noble protecteur des arts, dont le nom s'est mêlé à mille œuvres artistiques, l'ami du premier des Vernet qui lui a dédié ses belles marines dessinées pour servir de dessus de portes à Choisy[11].

A cette époque du plus long séjour à Choisy, la distraction artistique de la marquise, ce fut le dessin et la gravure. La sollicitude des amateurs de l'art a conservé un volume (mince in-folio), intitulé L'œuvre de la marquise de Pompadour[12] ; et c'est avec une indicible émotion que j'examine, que je calque ces petites œuvres d'art d'une perfection achevée, au bas desquelles se trouve invariablement cette signature Pompadour fecit, comme si la marquise était fière et heureuse de s'associer à ses camarades d'atelier. Dans cette œuvre variée la marquise grave les dessins signés indifféremment des noms de Boucher, de Vien, de Leguay, sans plus de prédilection pour les uns que pour les autres, elle signe toujours Pompadour sculpsit.

Son goût pourtant, on le voit, est surtout pour les pierres gravées imitées de l'antique, avec une habileté surprenante par Leguay. Elle grave, elle sculpte elle-même l'onyx, la sardoine, l'émeraude, la cornaline et l'ivoire ; quelquefois la marquise se contente de se servir du burin, pour reproduire les œuvres des maîtres. En tête de ce précieux recueil que je parcours avec enthousiasme, se trouve le portrait de la marquise de Pompadour peint par Boucher et gravé par elle-même avec un fini du burin des beaux jours de l'école Flamande.

La première œuvre reproduit sur l'onyx un dessin fort travaillé de Vien qui représente en allégorie le triomphe de Louis XV à Fontenoy[13]. Le Roi est sur un char antique, traîné par quatre chevaux comme les empereurs Romains. La Victoire, déesse aux ailes déployées, place au front du Roi une couronne de lauriers. On dirait la copie d'une médaille de Trajan. Dans la même planche est un médaillon, qui représente Louis XV gravé sur la sardoine par Leguay, et que le burin de la marquise a reproduit avec une perfection merveilleuse. Mais l'œuvre incomparable, c'est un sujet antique, gravé sur l'ivoire, composé de neuf figures principales : des Nymphes demi-nues jouent avec des Satyres et des enfants, sous les pampres d'une belle vigne entrelacée qui les couronne de ses grappes. La joie et l'ivresse dans le regard, ils s'étreignent et se pressent sous les ceps chargés de raisin : on croirait encore une copie dérobée aux bas-reliefs de la villa Borghèse[14].

Dans une autre œuvre gravée au burin, sont trois enfants gras et joufflus et raccourcis à la manière de Boucher ; l'un boit dans une petite écuelle, l'autre agite un petit roseau, tandis que le troisième prépare et jette au vent des bulles de savon. Au-dessous on lit encore la signature accoutumée : Pompadour sculpsit ; et à côté une admirable tête gravée sur la sardoine et l'onyx, qui représente la Paix. Une autre encore de Vien représente Apollon couronnant le génie de la peinture et de la sculpture[15].

On trouve sur l'onyx une femme aux longs vêlements, enveloppée dans les plis de sa robe, comme une vestale qui offre un sacrifice aux dieux, pour le rétablissement de monseigneur le Dauphin : Vien delineavit, Pompadour sculpsit, et sur cornaline Minerve, protectrice de la gravure ; galante allusion de Vien au talent de la marquise, tandis 'que Boucher dessinait le génie de la poésie, avec une pensée de reconnaissance envers cette jeune artiste qui se mêlait aux travaux de l'atelier, sans morgue et sans protection hautaine. Madame de Pompadour sculpta sur l'agate l'Amitié par Boucher, la divinité de son foyer ; c'est le sentiment qu'elle voudrait inspirer au Roi, sentiment stable et puissant, après l'amour ardent et passionné. Elle grava sur une belle topaze de l'Inde, le temple également de l'Amitié, œuvre de Boucher, puis le cachet du Roi sur émeraude, et sur cornaline les portraits du Dauphin et de la Dauphine.

Avec cette signature Pompadour sculpsit, on trouve encore une magnifique tête de Satyre, gravée sur l'onyx et la sardoine, d'après que œuvre de Vien, et l'enlèvement de Déjanire, copié sur le bas-relief de la villa Adriani[16]. Quelquefois madame de Pompadour dessine et grave à la fois : Pompadour delineavit et sculpsit. Tel est le génie de la musique, sur agate, et une figure grotesque et franchement militaire que Louis XV a remarquée dans ses revues de Satory. C'est Jacquot, tambour au régiment du Roi, un des plus braves à Fontenoy[17]. Ce sont là des exceptions. Habituellement madame de Pompadour grave d'après Boucher et Vien ; elle reproduit sur sardoine une admirable Léda, l'amour et l'âme, l'Amour cultivant un myrte, et Bacchus, enfant, couronné de pampre et jouant avec des ceps de vigne. Sur émeraude un prêtre égyptien de Boucher, et sur cornaline blanche, l'amour sacrifié à l'amitié, toujours allusion touchante et douce à sa situation avec le Roi.

On peut dès lors s'expliquer l'enthousiasme des artistes pour cette jeune femme, d'un goût si délicat, si distingué, qui vivait familièrement avec eux et s'associait à leurs travaux dans la haute liberté du talent. Son jeune frère le marquis de Marigny, élevé aux fonctions de surintendant des bâtiments du Roi, était alors un éminent artiste : les deux années qu'il avait passées eu Italie lui avaient rendu facile la pratique de son talent ; il avait dessiné la plupart des antiques du Muséum de Rome et de Naples ; et le roi Louis XV qui aimait les arts et les sciences retenait le jeune marquis de Marigny le soir à souper : c'était l'heure de la présentation des artistes qui peignaient et ornaient les petits et les grands appartements. Un salon, une chambre à coucher étaient à cette époque une œuvre d'art. Les plafonds, les dessus déportes étaient quelquefois les chefs-d'œuvre de grands maîtres. Les fauteuils, les paravents, les chaises à porteurs encadraient les plus riches peintures. L'artiste acquérait une puissance égale à celle des plus hauts courtisans. Jamais la marquise ne s'était montrée dédaigneuse ou avare quand il s'agissait de l'art ; et on peut le voir dans une circonstance : l'acquisition d'une grande partie du cabinet de Crozat. Joseph-Antoine Crozat, l'hôte familier d'Étioles, avait vu la marquise tout enfant ; c'était le fils de ce financier si riche à la fin du règne de Louis XIV, le fondateur des colonies de la Louisiane, trésorier des États du Languedoc et de l'ordre du Saint-Esprit[18]. Joseph-Antoine Crozat s'était consacré tout entier aux beaux-arts. Maître d'une fortune immense, il avait recueilli des chefs-d'œuvre de tous les grands maîtres, spécialement de l'école Flamande. Tel était le caractère large et libéral des financiers de cette époque[19]. L'argent n'était pour eux qu'un moyen d'encouragement, d'élégance et de joie dans la vie si courte et si vite brisée. Non-seulement Crozat rêvait le plus beau cabinet du monde, mais encore il le fit graver à ses frais, comme un prince. Le grand ouvrage qui porte encore aujourd'hui le titre de Cabinet de Crozat est le guide suivi pour reconnaître les grands maîtres contestés[20]. Le second volume fut publié par Mariette sous les auspices de madame de Pompadour, après la mort de Crozat[21]. Mariette fut l'ami constant, affectionné de la marquise ; elle lui confia la garde de la collection des pierres gravées du cabinet du Roi[22]. Crozat, Mariette ont conservé la trace de tous les chefs-d'œuvre recueillis à Naples, à Rome. La marquise retenait à Choisy même Basan, l'habile érudit, faiseur de catalogues d'objets d'art, le guide de tous ceux qui aiment la peinture, la sculpture, les antiquités ; sainte passion qui ennoblit la richesse ; l'amour de l'art justifie la grandeur et l'excès de la fortune.

 

 

 



[1] A cette époque, madame de Pompadour perdit sa mère ; on ne respecta pas sa tombe. On fit cette abominable épigramme :

Ci-gît qui sortant du fumier

Put faire une fortune entière,

Vendit son honneur au fermier

Et sa fille au propriétaire.

[2] Pierre Leguay était né à Marseille en 1715 ; il est mort en mars 1787.

[3] Bouchardon est né en 1698.

[4] Il porte la date de 1736.

[5] Boucher était né en 1704.

[6] Boucher ne dédaigna pas de peindre les éventails, les paravents, les dessus de portes ; ces débris sont devenus très-précieux.

[7] Vien était né en 1719.

[8] Ce fut depuis le marquis de Marigny.

[9] Ils partirent en novembre 1749.

[10] Décembre 1751.

[11] Le marquis de Marigny fut créé depuis marquis de Ménard.

[12] Cabinet des estampes (Bibliothèque Impériale). Je ne saurais trop louer la complaisance gracieuse de MM. les conservateurs et employés des estampes et gravures.

[13] Première planche de l'œuvre de Pompadour. (Bibliothèque Impériale.)

[14] On trouve cette belle œuvre reproduite dans le rare catalogue des objets d'art du marquis de Ménard, qui fut imprimé lors de la vente de son cabinet.

[15] Quatrième planche.

[16] Sixième planche.

[17] Septième planche.

[18] Crozat acheta le marquisat du Châtel ; il mourut en 1788.

[19] Voir mon livre sur les Fermiers-généraux.

[20] Paris, 1759, in-f°.

[21] Crozat avait réuni plus de 19.000 dessins. Paris, 1745, 2 vol. in-f°. Le catalogue des tableaux fut donné en 1754.

[22] Mariette avait réuni 1.400 dessins et 1.500 collections de gravures, et le catalogue a été publié en 1775, par Basan.