MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

VII. — La vie gentilhomme au XVIIIe siècle.

 

 

Le caractère particulier du XVIIIe siècle est celui d'une vie douce et facile, d'un bonheur riant qui respire dans toutes ses créations : poésie, musique, peinture ; pas de sombres idées dans les arts et dans les œuvres de l'esprit. On existe au milieu des roses de mai, des cascades et des bosquets mythologiques ; la société n'est pas une grande affairée, comme le Juif-Errant qui se montre toujours avec la fatalité de ses cinq sous ; elle aime, elle use de toute la délicatesse de ses sens, de la partie heureuse et riante de ses passions. Les poètes qui entouraient madame de Pompadour formaient une société charmante, et Gentil Bernard, secrétaire des dragons et du duc de Coigny, y composait son Art d'aimer. Choisy devint le lieu ravissant des fêtes dont Gentil Bernard[1] fut l'ordonnateur, et l'on cita longtemps celle du 1er mai, en l'honneur de la marquise et du retour des fleurs. Les jardins de Choisy avaient la renommée des plus splendides bosquets de lilas, de pervenches et de roses ; et dans celte fête, la marquise, comme Vénus, fut placée sur un trône d'œillets et de marguerites pour y régner.

A l'époque où la toute jeune madame d'Étioles réunissait dans son château, artistes et poètes, avec une grâce particulière, on remarquait parmi les plus assidus de ses convives, un élégant abbé, du nom de Bernis, d'une figure gaie, ouverte, grosse et rebondie, et pourtant très-distinguée (ce qui se rencontre quelquefois) ; issu d'une grande famille du Vivarais[2], chanoine, comte de Lyon, il était venu à Paris, mais si pauvre, que M. de Ferréol avait été obligé, plus d'une fois, de lui prêter un écu de trois livres pour prendre un fiacre, quand il allait dans le monde. II y était fort apprécié par son esprit plein de grâce et sa douce facilité à faire des vers. Tout jeune homme, on pouvait justement reprocher à l'abbé de Bernis de ne pas être assez dans la gravité de son état, et le sévère cardinal de Fleury lui avait déclaré que jamais il n'aurait de lui la moindre fonction ecclésiastique. Bernis, réfugié dans le salon tout financier du château d'Étioles, s'était rattaché à la fortune nouvelle de la marquise de Pompadour à Choisy. De la poussière humide de ces cascades bouillonnantes, au milieu de ces charmilles de lilas et de tubéreuses, de ce groupe de statues sans voiles, de ces vases antiques entourés de guirlandes, il s'élevait un parfum d'amour et de volupté enivrante, et Bernis célébrait la divinité du lieu avec la douce parole de Tibulle.

Ainsi qu'Hébé, la jeune Pompadour

A deux jolis trous sur la jupe.

Deux trous charmants où le plaisir se joue.

Qui furent placés par la main de l'Amour ;

L'enfant ailé, sous un rideau de gaze,

La vit dormir et la prit pour Psyché.

Qu'elle était belle ! à l'instant il l'embrasse,

Sur ses appas il demeure attaché ;

Plus il la voit, plus son délire augmente,

Et persiste dans sa douce erreur.

Il veut mourir sur sa bouche charmante,

Heureux encor de mourir son vainqueur.

Enivré des rosée nouvelles

D'un teint dont l'éclat l'éblouit,

Il la touche du doigt, elle en sort plus belle,

Chaque fleur sous sa main s'ouvre et s'épanouit.

Pompadour se réveille et l'Amour en soupire,

Il perd tout son bonheur en perdant son délire,

L'empreinte de son doigt forme le joli trou,

Séjour aimable du sourire

Dont le plus sage serait fou[3].

Ces vers païens, qu'on dirait dérobés à Catulle, forment un étrange contraste avec le caractère sacré de l'état ecclésiastique ; mais cette société du XVIIIe siècle était ainsi faite : elle fascinait, elle enivrait les esprits les plus graves, jusqu'au réveil terrible de la Révolution française, juste châtiment de tant d'oublis du devoir. Le jeune Bernis continuait ;

On avait dit que l'enfant de Cythère

Près du Lignon avait perdu le jour ;

Mais je l'ai vu dans les bois solitaires

Où va rêver la jeune Pompadour.

Il était seul, le flambeau qui l'éclaire

Ne brillait plus, mais les prés d'alentour,

L'onde et les bois, tout annonçait l'Amour[4].

Bernis fut le poète pindarique de la marquise de Pompadour. A Choisy, sous la treille, au pied des autels élevés à la volupté et à l'oubli du monde, Bernis disait encore :

Qu'est-ce que l'Amour ? C'est un enfant mon maître,

Il l'est du berger et du roi.

Il est fait comme vous, il pense comme moi,

Mais il est plus hardi peut-être.

Et cette ode au dieu, l'âme de l'univers, à l'Amour, le Pan de l'antiquité qui se résumait par cette délicieuse invocation :

Le connais-tu, ma chère Éléonore[5],

Le tendre enfant qui te suit en tous lieux, etc.

Le séjour habituel dans de délicieuses campagnes, le doux murmure des eaux, la fraîcheur des ombrées, le parfum des fleurs, l'harmonie céleste, le gazouillement des oiseaux, tout ce peuple de Nymphes, sculptées par de grands artistes, ces aspects si divers se prêtaient admirablement à ces idylles des bois, à ces dialogues de ces hauts gentilshommes, de belles marquises, de petits abbés galants et poupards, de chevaliers de Malte, au cordon noir, groupés au bord des fontaines, à ces rendez-vous de chasse où pétillait le vin de Champagne, dans des coupes fines et dorées. Bernis, charmant à table, improvisait de délicieux couplets à madame de Pompadour.

Les Nymphes dans Cythère,

Faisaient un jour

Un éloge sincère

De Pompadour ;

Le trio des Grâces sourit,

L'Amour applaudit,

Et Vénus bouda.

Gai ! lanla ! lanla ![6]

Vénus, les Grâces, l'Amour, triade païenne qui dominait cette société, étaient invoqués par toute la génération. A côté de Bernis et de Gentil Bernard, parmi les plus protégés de la marquise il faut compter Marmontel[7], cet esprit charmant, surtout avant sa seconde et ennuyeuse manière qui lui fit créer sa plate composition de Bélisaire : Marmontel écrivait ses petits contes, les délices du temps ; alors à trente ans, plus amant du plaisir que philosophe dissertateur, s'il avait composé d'ennuyeuses tragédies, il s'était aussi fait connaître par des poésies consacrées à l'éloge de Louis XV. Marmontel fut longtemps un des hôtes de M. de la Popelinière, dans sa charmante résidence de Passy, ou dans sa belle maison de la barrière Blanche, hôtel plus beau que l'Elysée de Beaujon — il s'est fait dix hôtels et soixante maisons, des débris du seul jardin de M. de la Popelinière —. Marmontel avait été appelé à Choisy par madame de Pompadour, qui lui fit obtenir du Roi le privilège du Mercure, avec la place de secrétaire des bâtiments quand le marquis de Marigny en eut obtenu l'intendance. A cette époque il existait une multitude de positions qui donnaient vingt, trente mille livres de rentes aux poètes, aux gens de lettres. Gentil Bernard secrétaire du colonel-général des dragons, touchait 24 mille livres ; Voltaire avec sa charge de gentilhomme de la chambre se faisait un boni de 150 mille livres. C'étaient des abus, dit-on : est-ce que les gens d'élite et d'esprit vivent d'autre chose que d'abus, de privilèges et d'exceptions !

Marmontel n'oublia jamais les bienfaits qu'il avait reçus de la marquise de Pompadour, sa protectrice aimée. C'est dans les Mémoires de Marmontel qu'on peut prendre une juste et véritable idée de cette belle et noble protection, si pleine de délicatesse que la marquise de Pompadour accordait à la misère, aux arts, à l'esprit[8]. Ce n'était pas l'aumône administrative qu'on jette à l'artiste, au poète dans les époques modernes ; mais une grâce, une façon particulière d'accorder des places, des distinctions et d'aimables souvenirs. Chaque dimanche à deux heures dans le charmant boudoir de Choisy, madame la marquise recevait librement les gens de lettres, et ses trois auteurs favoris, Duclos, Bernis et Marmontel. Duclos l'historiographe, logé aux frais du Roi dans l'hôtel des affaires étrangères avec 12 mille livres de pension. Bernis si gâté par la marquise qui lui avait meublé un joli appartement dans le château des Tuileries ; toutes les fantaisies d'art de ce salon venaient de la main de madame de Pompadour, et ceci était mieux que de donner : Marmontel, Gentil Bernard, les véritables ordonnateurs des fêtes de Choisy, écoutaient les avis, les conseils d'une artiste qui les recommandait ensuite au Roi par des à propos, des compliments d'une bonté touchante.

Cette protection de la marquise n'oubliait aucun mérite : le vieux Crébillon, cassé, maladif, n'avait pour lui que le grand éclat de ses tragédies. En vain on répéta à la marquise que Crébillon le fils dans ses contes licencieux faisait des allusions au roi Louis XV et à ses amours. La marquise ne fut pas arrêtée dans ses bontés pour Crébillon l'ancien ; elle lui fit accorder une pension de 3.000 livres avec logement au Louvre, le titre de bibliothécaire de Choisy avec 6.000 livres. Après la représentation brillante de Catilina, madame de Pompadour obtint l'honneur d'une impression gratuite des œuvres de Crébillon à l'Imprimerie Royale[9] ; elle en grava elle-même les culs de lampe ; fou de joie de tant d'honneur, l'excellent Crébillon alors à quatre-vingt-un ans, vint à Choisy pour remercier la marquise souffrante ; et toujours empressée de l'accueillir, elle le fit asseoir jusque dans la balustrade de son lit. Tandis que le poète prenait avec transport la main de la marquise, le Roi entra, et Crébillon eut un à propos charmant : Ah ! madame, nous sommes perdus, le Roi nous a surpris. Louis XV rit beaucoup de cette exclamation du vieux poète, baisant la main de la marquise, comme un amant en bonne fortune.

La faveur de Crébillon auprès de Louis XV blessa profondément Voltaire, et ce fut une des causes de sa mauvaise humeur contre madame de Pompadour ; Fontenelle, vieux comme Crébillon, en était également blessé. Le Roi ne pouvait souffrir le traducteur des Oracles de Van Dale, blasphème contre les saintes Écritures, cet homme égoïste dont on écrivait :

Depuis trente ans un vieux berger normand

Aux beaux esprits s'est donné pour modèle.

Il leur enseigne à traiter galamment

Les grands sujets en style de ruelle.

Ce n'est pas tout, dans l'empire femelle

Il brille encor, malgré son poil grison.

Il n'est caillette, en honnête maison,

Qui ne se pâme en sa douce faconde[10].

Cependant Fontenelle eut plus d'une fois besoin de madame de Pompadour, qui ne manqua jamais à son mérite ; il reste de lui plusieurs placets à la marquise, et Voltaire put imprimer des vers à son éloge :

C'était le discret Fontenelle,

Qui par les beaux arts entouré

Répandait sur eux à son gré

Une clarté vive, et nouvelle ;

D'une planète à tire d'aile,

En ce moment il revenait

Dans ce lieu où le goût tenait

Le siège heureux de son empire[11].

Le goût tel que le comprenait la marquise de Pompadour n'était pas le pédantisme philosophique de madame du Châtelet. Louis XV aimait à la fois les sciences exactes et pratiques, les productions légères de l'esprit, les travaux vifs et les distractions qui secouent la vie.

Le château de Choisy était le séjour des grâces et du plaisir, la marquise réunissait l'esprit et la gaieté ; elle dansait avec la spontanéité d'un enfant ; et comme le Roi aimait les rondes, elle composa léchant si frais, si enfantin, si populaire, Nous n'irons plus au bois ; comme la marquise de Prie pour amuser les Condé avait composé le chant de La tour, prends garde, petit drame entre le duc de Bourbon, son fils, le capitaine et les gardes de son Altesse.

Que de fraîcheur, de gaieté, de poésie dans la jolie ronde :

Nous n'irons plus au bois,

Les lauriers sont coupés.

Les belles que voilà les iront ramasser.

Et la cigale qui dort, il ne faut pas la blesser, le rossignol viendra la réveiller, et la fauvette avec son doux gosier, et Jeanne la bergère avec son beau panier allant cueillir la fraise et la fleur d'églantier !

Cigale, ma cigale, allons, il faut chanter,

Car les lauriers du bois sont déjà repoussés.

Entrez dans la danse ;

Voyez comme on y danse.

Sautez, dansez, embrassez

Celle que vous aimez.

Il y a plus de vie, plus de poésie dans ce couplet de madame de Pompadour, que dans les conceptions pédantes et hautaines de tous les philosophes : on dirait une couronne de tubéreuses, de jonquilles, de jacinthes et de lilas au front d'un enfant ! Doux loisirs, aimable société où coulait si doucement la vie. Le Roi si difficile à amuser, prenait une grande part à ces joies, à ces enfantillages delà marquise, dansant, chantant la ronde avec un entrain de jeune fille ; la ronde était une danse éminemment française ; la voix qui se mêlait à la danse, le sentiment doux, joyeux et pur ; toute une bande d'enfants chantant le rossignol, la cigale, la fauvette, l'églantier, la fraise autour des lauriers que le Roi venait de cueillir à Fontenoy.

Aussi Voltaire n'avait-il pas raison de dire de madame la marquise :

Ainsi vous réveillez

Tous les arts, tous les goûts, tout le talent de plaire,

Pompadour, tous embellissez

La cour, le Parnasse et Cythère.

Charme de tous les cœurs, trésor d'un seul mortel,

Qu'un sort si beau soit éternel,

Que vos jours précieux soient marqués par des fêtes,

Que la paix dans nos champs revienne avec Louis.

Soyez tous deux sans ennemis,

Et tous deux gardez vos conquêtes.

 

 

 



[1] Gentil Bernard avait suivi le duc de Coigny en Italie ; la place de secrétaire de dragons lui valait 34 mille livres, et il en recevait 12 mille comme sous-gouverneur de Choisy.

[2] Bernis était né le 22 mai 1715, à Saint-Marcellin de l'Ardèche.

[3] Les petits trous, conte, 1746. Œuvres de Bernis.

[4] Vers à madame la marquise de Pompadour.

[5] Ces vers sont intitulés Chanson. Si au reste on vent trouver la contrepartie de tous les éloges et les plus satiriques et orduriers couplets sur madame de Pompadour, on n'a qu'à lire Recueil Maurepas, tome XXXIII, 81, 104, 110, 111 ; tome XXXIV, 14, 147, 207, 343.

[6] Couplets à madame de Pompadour, 1746.

[7] Il était né le 25 juillet 1725, élève des Jésuites.

[8] La seule direction du Mercure valait à Marmontel plus de 30 milles livres par an.

[9] C'est l'édition du Louvre. Paris, 1750, 2 vol. in-4°.

[10] Cette épigramme est de J.-B. Rousseau.

[11] Voltaire, Le Temps du Goût.