MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

VI. — La faveur de madame de Pompadour. - Les gens de lettres.

 

 

La faveur de la jeune et belle madame d'Étioles devait être le triomphe de la coterie des gens de lettres, des philosophes, et c'était une tâche difficile, un résultat immense à obtenir auprès de Louis XV qui ne les aimait pas : mais l'attitude un peu trop sévère et maladroite qu'avaient prise les amis du Dauphin durant la dernière maladie de Sa Majesté, les conseils persévérants du duc de Richelieu, les charmes spirituels de madame d'Étioles déterminèrent le Roi à une publicité que pendant six mois il avait évitée avec un grand soin.

La première condition d'une vie commune à Versailles, à Choisy, fut la séparation de corps et de biens de madame d'Étioles avec son mari, séparation qui fut judiciairement prononcée par le Châtelet[1]. M. Lenormand d'Étioles avec beaucoup de dignité s'éloigna de Paris, en acceptant une haute inspection dans les fermes-générales, avec la survivance de la charge de son oncle[2] ; il ne demanda rien au Roi, la petite Alexandrine sa fille resta aux soins de madame d'Etioles qui la mit au couvent.

Il fut ensuite convenu que madame d'Étioles changerait son nom avec son titre pour effacer toute trace du passé ; et l'on trouva que le titre et le marquisat de Pompadour avaient fait retour au domaine[3]. C'était un nom illustre de la province du Limousin, la plus riche en fortes gentilhommeries ; c'est pourquoi Louis XIV qui n'aimait pas la noblesse indépendante et provinciale, l'avait fait ridiculiser en M. de Pourceaugnac de la province du Limousin par son pamphlétaire et spirituel tapissier Pocquelin de Molière[4]. Le Roi donna donc le titre de marquise de Pompadour à madame d'Etiolés avec un revenu suffisant pour tenir son salon[5]. De cette manière madame d'Étioles ne compromettait plus le nom de son mari dont elle était légalement séparée : ce nom d'Étioles fut entièrement oublié, et l'on ne connut plus que celui de la marquise de Pompadour. Comme il fallait également assurer un revenu à la nouvelle marquise, et que la terre de Pompadour était un titre seulement avec moins de 4.000 livres de rente, le Roi acheta pour madame, le marquisat de Crécy en Brie, de 25.000 livres de revenu.

Comme dame titrée, la nouvelle marquise dut être présentée au Roi, à la Reine, aux princes et aux princesses de la famille. Elle accomplit ce devoir avec une convenance, une dignité parfaites, conduite par la princesse de Conti que le Roi en chargea : les révérences furent élégantes : la Reine adressa quelques paroles bienveillantes à la marquise ; elle lui fit même des questions fort gracieuses sur plusieurs des dames qu'elle avait connues[6]. La marquise en saluant la Reine avec un respect particulier lui répondit : Madame, je désire passionnément accomplir tout ce que Votre Majesté m'ordonnera pour son service. Au reste, la marquise de Pompadour n'eut encore à cette période aucune fonction auprès de la Reine. Son séjour habituel fut Choisy, petite maison du Roi qu'elle préférait à toutes les autres. Ce fut elle qui confirma au château et au bourg le nom de Choisy-le-Roi qui lui est resté après la dévastation, les ruines et les tristes ravages de l'esprit industriel[7].

L'avènement de madame de Pompadour opéra un changement surtout dans le système financier. La marquise mit aux pieds du Roi tout le dévouement des fermiers-généraux que le contrôleur Orry avait blessés, et qu'elle fit remplacer par M. de Machault, lié aux intérêts de la ferme-générale, esprit très-avancé dans les théories de la nouvelle école[8]. On était en pleine guerre. La campagne qui allait s'ouvrir imposait des sacrifices d'argent et nécessitait des emprunts. M. de Machault, de concert avec la marquise, ne reculait devant aucun plan, devant aucune nouveauté : les idées religieuses n'étaient point chez lui ardentes, et le respect du passé n'était point un culte. M. de Machault, économiste hardi, espérait obtenir du Roi par l'ascendant de la marquise l'autorisation de faire servir une partie des biens du clergé aux dettes de l'État. Frédéric de Prusse conseillait fort cette spoliation à M. d'Argenson. La marquise, très-avancée dans ces idées, avait-elle assez d'ascendant pour les faire accepter par le Roi ? C'était difficile, car Louis XV était l'expression d'un respect profond pour l'Église.

Avec madame de Pompadour, le parti philosophique essaya d'entrer dans les affaires : Voltaire en tête recevait une mission et un poste au département des affaires étrangères. Il faut être juste envers lui : ses livres, à travers sa triste monomanie d'impiété, révèlent des idées pratiques et fermes, le respect pour la hiérarchie d'État, les distinctions et l'aristocratie, le dédain pour les parlements et le mépris pour les classes infimes de la société. Voltaire était aristocrate par goût ; il aimait les cours, et les coups d'autorité, il fut loyal dans son attachement pour Louis XV. Ce prince, quoiqu'il n'aimât pas passionnément les gens de lettres, accueillit bien Voltaire qui désormais le loua sans mesure[9]. Il disait au Roi dans son poème de Fontenoy :

Quoi, du siècle passé le fameux satirique

Aura fait retentir la trompette héroïque,

Aura chanté du Rhin les bords ensanglantés,

Ses défenseurs mourants, ses flots épouvantés,

Son Dieu même en fureur, effrayé du passage,

Cédant à nos aïeux son onde et son rivage ;

Et vous, quand votre Roi, dans des plaines de sang

Voit la mort devant lui voler de rang en rang,

Tandis que de Tournay foudroyant les murailles,

Il suspend les assauts pour courir aux batailles ;

Quand des bras de l'hymen s'élançant au trépas,

Son fils, son unique fils soit de si près ses pas ;

Vous, heureux par ses lois et grands par sa vaillance,

Français, vous garderiez un indigne silence,

Venez le contempler aux champs de Fontenoi.

Ô vous, gloire, vertu, déesses de mon Roi,

Redoutable Bellone et Minerve chérie,

Passions des grands cœurs, amour de la patrie,

Pour couronner Louis prêtez-moi vos lauriers,

Enflammes mon esprit du feu de nos guerriers[10].

Ces vers, au reste fort médiocres ; étaient destinés au marquis d'Argenson, alors ministre aimé de la marquise, philosophe comme M. de Machault, et qui avait assuré à Voltaire une position d'écrivain politique dans le département des affaires étrangères. Madame de Pompadour avait un secret penchant pour cette plume spirituelle, pour cette netteté de style qui rendait si bien les pensées les plus sérieuses ; et comme l'esprit chevaleresque de la marquise éprouvait de vives sympathies pour les entreprises du prince Edouard, de concert avec M. d'Argenson, elle chargea Voltaire de rédiger le manifeste du roi de France et celui du prince lui-même, lors de son débarquement en Angleterre[11]. Les idées de gloire et de malheur allaient merveilleusement au caractère artistique et un peu exalté de la marquise.

Voltaire avait des côtés charmants de son esprit qui devaient toujours plaire, la grâce de la pensée et la délicatesse élégante de ses éloges ; courtisan spirituel et délicat, à plus de cinquante-six ans, déjà il avait vu et touché, comme le maréchal de Richelieu, le règne de Louis XIV, pour lequel le roi Louis XV gardait une profonde admiration. Voltaire, qui avait écrit la Henriade et Zaïre, se tenait avec une parfaite convenance dans un salon. Tout à fait aux ordres de madame de Pompadour, il caressait de ses plus jolis vers les couronnes de roses de la marquise, artiste ravissante, avec le goût infini du théâtre. Ce fut par ses ordres qu'il composa à l'occasion du mariage du Dauphin, un divertissement sous le titre de : La Princesse de Navarre, comédie-ballet en trois actes. Le Roi, disait-il, a voulu donner un spectacle pour les yeux, tel que toutes les nattions peuvent les donner, et qui passent avec l'éclat qui les accompagne, ne laissant aucune trace après eux ; il a commandé un spectacle qui pût servir à la fois d'amusement à la cour et d'encouragement aux beaux-arts, dont il sait que la culture contribue à la gloire de son règne[12]. Ainsi disait Voltaire dans cette langue élogieuse que parlait Boileau, s'adressant à Louis XIV pour les grandes fêtes de Versailles : à chaque acte de la pièce, des allusions au Roi, à sa gloire, à sa grandeur.

Par les mains d'un grand Roi,

Le fier dieu de la guerre

A vu les remparts écroulés

Sous les coups redoublés

De son nouveau tonnerre,

Je dois triompher à mon tour ;

Pour tout changer sur la terre,

Un mot suffit à l'amour.

Ces derniers vers, d'un parfum si galant, s'adressaient à madame de Pompadour, dont un mot suffisait pour tout changer sur la terre. C'est encore à l'intention de la marquise qu'il compose à la fin de la campagne, une espèce de pièce féerique, plus médiocre encore que La Princesse de Navarre, et sous le titre de : Le Temple de la Gloire, allégorie où paraissaient tour à tour l'Envie, Apollon, les neuf Muses, des bergers et des bergères, le grand-prêtre de la Gloire, Bacchus, Érigone, neuf Bacchantes, six Satyres, prêtres de Mars et de Vénus, Plotine, Junie et Trajan. Dans ce vaste symbolisme, Louis XV était Trajan, et madame de Pompadour Plotine qui, s'adressant au maître du monde, lui disait :

Reviens, divin Trajan, vainqueur doux et terrible,

Le monde est mon rival, tous les cœurs sont à toi ;

Mais est-il un cœur plus sensible

Qui t'adore plus que moi ?

Grands dieux ! Vous habitez en cette âme si belle

Et je la partage avec vous.

Et le chœur reprenait après Plotine, comme dans les pièces antiques :

Toi que la victoire

Couronne en ce jour.

Ta plus belle gloire

Vient du tendre amour.

Trajan s'adressait à ses soldats et au peuple romain assemblé :

Peuple de héros, qui m'aimez et que j'aime,

Vous faites mes grandeurs,

Je veux régner sur vos cœurs.

Et l'empereur montrant Plotine comme une allusion à madame de Pompadour, s'écriait :

Sur tant d'appas et sur moi-même[13].

Toutes ces pièces, d'ailleurs fort goûtées, étaient représentées à Choisy, à Versailles et à l'Opéra. Voltaire faisait le dialogue, M. de la Popelinière (le fermier-général si lettré) se réservait les vers, et Rameau la musique. La marquise avait mis à la mode les opéras à grands changements à vue : les palais, les bois, les jardins, car elle aimait les artistes. Elle se passionnait pour ce mélange de la musique, des vers, du dialogue et des décors dessinés par Watteau, Lancret et Boucher. Il y avait même des personnages dansants au premier acte : huit démons, sept héros, les neuf Muses.

A la représentation solennelle du Temple de la Gloire, Voltaire, placé dans la loge du Roi, s'animant théâtralement d'un transport un peu ridicule, s'était jeté à ses pieds : Trajan est-il content ? Louis XV, étonné, blessé même de cette familiarité grotesque, lui avait répondu assez sèchement : Oui ! Voltaire, c'est bien ! Mais la marquise, le soir même, obtint du Roi qu'il attacherait Voltaire à sa maison, avec le titre de gentilhomme de la chambre. La marquise fit tous les frais de la dignité, et permit même à son poète de vendre sa charge en gardant les honneurs, ce qui était un cadeau de 150 mille livres. Voltaire, fort rapace, accepta tout de la main de madame de Pompadour. Depuis, il fut à la fois rampant et ingrat ; car, mécontent et payé par le roi de Prusse, il railla cette jeune femme qui l'avait abrité royalement à Etioles et à Choisy.

Mon Henri IV et ma Zaïre

Et mon américaine Alzire

Ne m'ont jamais valu un seul regard du Roi,

J'avais mille ennemis avec très-peu de gloire !

Les honneurs et les biens pleuvent enfin sur moi

Pour une farce de la foire[14].

 

 

 



[1] Tout ce qu'on a dit d'un accommodement de M. d'Étioles avec la marquise de Pompadour, est pure médisance des faiseurs de Mémoires. M. Lenormand d'Étioles partit pour la province avec une commission de la compagnie des fermiers-généraux.

[2] Février 1745.

[3] Il avait été concédé au prince de Conti : Louis XV le racheta.

[4] Voir mon Louis XIV.

[5] Le dernier des Pompadour avait été compromis dans la conspiration de Cellamare.

[6] Les premières amies de madame de Pompadour étaient la duchesse de Lauraguais, la marquise de Bellefond et madame d'Estrades.

[7] Il ne reste pas trace du château royal de Choisy, pas même un buste à la maison commune pour rappeler le souvenir du Roi, son bienfaiteur.

[8] Machault d'Arnouville, ami du comte d'Argenson. Sa nomination est de décembre 1745.

[9] Tout ce que Voltaire a écrit sur Louis XV est précis, clair, imparfait, mais juste.

[10] Poème sur la bataille de Fontenoy.

[11] Je les ai donnés dans mon Louis XV.

[12] Préface de La Princesse de Navarre.

[13] Le Temps de la Gloire, opéra en cinq actes. Novembre, 1745. La préface est toute mythologique.

[14] Épîtres de Voltaire.