MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

IV. — Les financiers. - Les origines de madame de Pompadour (1745).

 

 

A l'extrémité de la forêt de Sénart, après les Melliotes et Soisy, au point où la Seine belle et large s'étend jusqu'aux premières maisons de Corbeil, s'élevait le joli château d'Étioles, un peu au delà et à gauche du pont d'Évry, dans une situation ravissante[1], véritable création de fée, avec tout le luxe et le goût des arts qui caractérisait le XVIIIe siècle. Les vastes taillis qui s'étendaient depuis Montgeron, Brunoy, jusqu'à Étioles, semblaient être choisis de prédilection par les riches financiers : les frères Paris les avaient mis à la mode, et l'on ne peut dire toutes les folies dégoût et de dépenses que le marquis de Brunoy[2] avait faites à son château princier. C'est dans la forêt de Sénart que Bourret, le fermier-général, avait construit le pavillon que Louis XV avait promis de visitée, et qu'il appela même la Croix-Fontaine, du nom du petit village près duquel il était bâti. Tout est aujourd'hui détruit à Croix-Fontaine, excepté ces beaux caveaux de marbre, ruines déjà auxquelles se rattachent des légendes. Le pavillon de Bourret[3] était surtout remarquable par ces gracieux objets d'art inimitables, ces cabinets en porcelaine de Chine et du Japon, ces escaliers en biscuit de Sèvres avec des rampes de cristal de roche, liées de filigranes d'or et d'argent, que foulait de ses pieds mademoiselle Gaussin, la divinité du lieu : cette gracieuse Zaïre à qui Voltaire avait adressé ces jolis vers :

Jeune Gaussin, reçois mon tendre hommage.

Le château d'Étioles, depuis érigé en marquisat, était la propriété en fief de Jean-Baptiste Lenormand (qui prit le nom d'Étioles) et neveu du riche Lenormand de Turneheim, fermier en litre, syndic de la compagnie, et l'homme le plus considérable des fermes-générales, amateur distingué de tableaux et de sculptures, l'ami des artistes. MM. de Turneheim et d'Étiolés recevaient dans leur château les poètes et les beaux esprits : Voltaire, Maupertuis, Cahusac, Montesquieu et le gracieux abbé de Bernis[4], gros poupard fort spirituel, tous commensaux du château d'Étioles, comme aussi des salons des fermiers-généraux, d'Helvétius et de M. de la Popelinière, société de gens d'esprit, charmante, flatteuse, médisante souvent et qui n'a pas épargné ses généreux Mécènes : les gens de lettres ont ce malheureux travers de mordre la main qui s'étend protectrice vers eux : ainsi furent-ils pour madame d'Étiolés. Les calomnies vinrent de ceux qu'elle avait protégés, spécialement de Voltaire qui n'épargne pas dans ses Mémoires celle qu'il avait tant louée[5].

Le 17 janvier 1739, M. Lenormand d'Étioles avait épousé mademoiselle Jeanne-Antoinette Poisson, fille d'Antoine Poisson, premier commis dans les bureaux des frères Paris, ces habiles financiers, et qui devint lui-même un des fournisseurs de vivres et de viande aux Invalides[6]. — C'est ce qui a fait dire à Voltaire qu'il avait été boucher des Invalides. — Il est essentiel de bien connaître à cette époque la situation des grands financiers afin de s'expliquer la vie un peu agitée d'Antoine Poisson.

Dans les dernières années du règne de Louis XIV, les financiers avaient rendu de grands services à l'État. Chamillard, le plus habile des contrôleurs-généraux, s'était adressé à eux avec confiance ; Chamillard, que le désœuvré et mauvais diseur Saint-Simon n'a peint que comme un joueur de billard, était un de ces esprits justes et hardis à la fois qui comprennent et dominent les situations délicates. Il eut à lutter contre les railleries des gens de haute naissance qui ne lui pardonnaient pas sa petite origine, et contre la routine des emprunts usuraires à Gênes, Venise, Amsterdam. Louis XIV avait à combattre l'Europe coalisée ; le trésor était vide ; si les égoïstes tels que Saint-Simon et Noailles refusaient leur argenterie, le Roi envoyait la sienne à la Monnaie ; Chamillard[7] et après lui Desmarets eurent recours aux financiers, à Crozat, Samuel Bernard, aux fils du riche Rambouillet[8] ; ils purent réunir environ 50 millions de livres qui aidèrent singulièrement Villars dans sa glorieuse campagne. Les prêteurs trouvèrent des bénéfices dans cette opération, c'est incontestable, mais on ne peut pas demander un entier désintéressement dans une opération de finance ; la réalisation d*un bénéfice est inhérente à toute spéculation d'argent, le crédit ne s'établit même que par le bénéfice de tous dans une affaire.

A la mort de Louis XIV, le danger de l'invasion passé et la paix signée, il se fit une réaction contre les banquiers, tous dénoncés à la vengeance des multitudes sous le nom de maltôtiers[9]. Le Régent pour se procurer des ressources et conquérir la popularité inhérente à toute réaction, forma une chambre ardente d'examen et de restitution, et tous les financiers furent arbitrairement taxés et rançonnés sans merci. Le chiffre des sommes perçues par le trésor du Régent s'éleva à plus de 80 millions. La liste en a été conservée ; il y a des taxes qui s'élèvent jusqu'à 2.700.000 livres imposées à un seul financier. La chambre ardente toujours flétrie par les vrais parlementaires, se composait d'un président, de six conseillers, de huit maîtres de requêtes et de sept maîtres décomptes qui jugeaient en dernier ressort. Tous les membres de cette cour furent largement gratifiés en raison des services, et beaucoup de beaux châteaux situés hors de Paris : La Malmaison, Baville, Villiers, Maisons, Gros-Bois, Angevilliers, Angerville, furent bâtis ou agrandis à la suite des bonnes épices gagnées dans la liquidation pour M. le Régent. Les confiscations sur les gens de finance furent au reste très-populaires, et il n'y a pas de meilleure mesure que celle qui vous enrichit aux applaudissements de tous. On chantait donc aux halles de Paris :

Pleurez gens de finance

Vos beaux jours sont passés,

Le Régent veut que d'importance

Vous soyez tous étrillés.

Que Desmarets soit écorché

Et par menus morceaux haché.

Personne n'en sera fâché.

Ainsi sont toutes les réactions. On raille les gens que l'on dépouille et quelquefois même que l'on tue pour s'épargner une restitution dans l'avenir.

Jean-Baptiste Poisson avait été compris dans ces condamnations de la chambre ardente comme fournisseur de l'armée de Villars pour les blés et la viande, et comme il ne put satisfaire les gens de justice, il fut obligé de s'enfuir.

Pendant toutes les exagérations du système de Law, les banquiers, fermiers-généraux se tinrent à l'écart. Law était trop aventureux pour convenir à des esprits d'ordre et de régularité tels que Crozat, le vieux Samuel Bernard et les trois frères Paris. Law enfui et son système tombé, il fallut comme toujours recourir aux banquiers et fermiers-généraux. A l'agiotage il fallut substituer les opérations sérieuses du crédit, et la liquidation du système de Law fut confiée au trois frères Paris.

Dans cette nouvelle période de l'histoire des financiers, ceux-ci conquirent une grande importance, et l'on peut en prendre un exemple dans Samuel Bernard. A cette époque il était d'usage que les riches financiers en achetant une terre, marquisat, comté, baronnie, en prissent le nom. Le titre était attaché au fief, usage véritablement conservateur. La terre était tout dans la hiérarchie[10] : le vieux Samuel Bernard était donc devenu comte de Rieux. Il avait marié ses filles et sa petite-fille aux Lamoignon, aux Mirepoix, avec chacune un million de dot. La dernière de ses filles épousait le président à mortier Mole avec douze cent mille livres de dot[11] ; il venait de payer pour cinq millions de dettes à ses fils, et lui encore riche de plus de 50 millions avait un faste immense en ses trois hôtels de la place des Victoires. Sa seule table coûtait cent cinquante mille livres et ses terres fourmillaient de gibier, ses rivières et ses étangs des poissons les plus délicats. Jean-Baptiste Poisson, rentré dans les bureaux des frères Paris, aida leur travail difficile et trop arbitraire pour rester dans les conditions de la justice et du possible. Sa femme, d'un grand esprit, fille de financier, fort liée avec tout le parti philosophique, recevait dans son salon tous les gens de la ferme et donnait à sa fille, charmante enfant, Jeanne-Antoinette, la plus brillante éducation[12]. Douée d'une imagination vive, ardente, avant quinze ans elle dessinait et gravait à ravir. Elle jouait du luth, de la basse, instrument alors à la mode et qui faisait si gracieusement ressortir tous les attraits de la femme, ainsi qu'on le voit dans les toiles de Miéris.

Jeanne-Antoinette Poisson avait quinze ans lorsqu'elle épousa le sous-fermier-général Lenormand seigneur d'Étioles, le neveu de M. Lenormand de Turneheim, un des syndics de la ferme-générale. De l'aveu de tous, mademoiselle Poisson était ravissante et riche. Ce mariage dans la haute finance n'avait rien d'étrange et d'inégal ; la fille d'un fournisseur d'armée, jolie, admirablement élevée, épousait un sous-fermier. Voltaire, avec sa médisance accoutumée, ne manque pas de dire que madame Poisson[13] était la maîtresse de M. de Turneheim et qu'elle avait spéculé sur les charmes de sa fille[14]. Voltaire se complaît à ces scandales de chronique : la vie privée n'a jamais de mystère à ses yeux, et il lève tous les voiles pour plaire à une génération si facile de mœurs. Il ne pouvait pardonner à celle qu'on a appelée une grisette[15] de s'être élevée haut dans la direction politique des affaires.

Ce mariage donna un éclat nouveau à la société d'Étiolés et au salon de M. de Turneheim. Il n'existe pas de portrait original de madame d'Étioles à quinze ans. Tous les contemporains disent qu'elle était éclatante de grâce et d'esprit, et qu'elle se fit une petite cour à elle, cour gracieuse d'artistes et de gens de lettres qu'elle étonnait et enivrait par tous les prestiges de sa voix, de sa conversation et de ses talents ; elle montait hardiment à cheval, ou bien elle conduisait elle-même un phaéton dans les allées les plus sinueuses de la forêt de Sénart, partout où le Roi menait sa chasse ; vêtue d'une façon souvent étrange et toujours coquette, elle attirait les yeux de tous. On ne parlait à Choisy que de la nymphe du bois de Sénart, qui souvent se montrait un faucon sur le poing, comme une châtelaine du moyen-âge : bel art perdu que celui de la fauconnerie, et quels beaux oiseaux que les faucons ou les émerillons. Et cependant aimée de son mari, madame Étioles avait peu donné lieu à la médisance. Elle eut de M. Lenormand, une petite et charmante fille qui reçut en baptême le nom d'Alexandrine[16]. À Étioles la vie de la jeune châtelaine se partageait entre les beaux-arts, les causeries d'esprit, et les soins donnés à la petite Alexandrine. Le séjour au château absorbait huit mois de l'année, comme c'était l'habitude des grandes maisons ; on en passait quatre à Paris dans l'hôtel de M. de Turneheim, rue Croix-des-Petits-Champs. Toutes les rues qui s'étendaient de la place Vendôme à la place des Victoires venaient de se construire pour la haute finance autour de l'hôtel des fermes. La place dès Victoires où était l'hôtel de Samuel Bernard venait de se rattacher à la place Vendôme par la rue des Petits-Champs peuplée de gros financiers.

 

 

 



[1] J'écris ces lignes en face du château d'Étioles.

[2] Fils de Pâris de Montmartel, banquier de la cour ; il avait acheté le marquisat de Brunoy.

[3] Sur l'origine de Bourret, voyez mon livre sur les Fermiers-généraux.

[4] Dans son portrait aux galeries de Versailles, il est fort coloré et porte trois mentons avec une certaine grâce.

[5] Voltaire, Mémoires : Ils sont écrits avec dépit et partialité ; il y dépose ses colères souvent odieuses.

[6] Un esprit charmant et sérieux, M. Edouard Fournier, a publié l'acte de naissance de madame de Pompadour, qui détruit les fausses et mauvaises assertions de Voltaire. Au reste, la source première de toutes les calomnies contre madame d'Étiolés est dans une chanson publiée par la Gazette de Hollande.

[7] Voyez mon Louis XIV.

[8] Du faubourg Saint-Antoine, qui a donné son nom à la rue qui s'abrite encore à l'ombre de ses jardins.

[9] La collection des gravures (Bibliothèque Impériale) en contient une fort sanglante contre les maltôtiers, 1714 et 1715. J'en ai longuement parlé dans mon livre Philippe d'Orléans, régent de France.

[10] Le nom primitif s'effaçait, on ne connaissait plus que les comtes de Rieux, de Bellisle, marquis de Brunoy, d'Étioles.

[11] Ces mariages étaient fort critiqués :

Ô temps ! ô mœurs ! ô siècle déréglé !

Où l'on vit déroger les plus nobles familles ;

Lamoignon, Mirepoix, Molé,

De Bernard épouser les filles ;

Ils sont les recéleurs du bien qu'il a volé.

[12] Née en 1728, sous le ministère de M. le Duc. Voir mon Louis XV.

[13] Elle était elle-même fille d'un riche financier, Jean-Baptiste de La Mothe, fournisseur de vivres de l'armée.

[14] Mémoires de Voltaire, n° 5, livre plein de haine et de rancune.

[15] Il en a aussi parlé dans quelques éditions de la Pucelle et dans ces vers :

Telle est cette heureuse grisette.

[16] C'est cette enfant pour laquelle madame de Pompadour rêvait les plus hautes destinées. Le maréchal de Richelieu se vante d'avoir refusé les fiançailles avec le duc de Fronsac.