MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

III. — Les forêts et chasses royales (1745).

 

 

La vie féodale avait légué à la royauté l'ardente et noble passion de la chasse ; la féodalité, cet admirable système de liens et de rapports communs, de devoirs et de secours mutuels, donnait la supériorité à la campagne sur les villes. Chacun vivait en sa terre, en son champ, sans l'indicible nécessité d'abandonner son clocher pour se corrompre à la grande cité du voisinage et mendier le travail. Les environs de Paris au XVIIIe siècle étaient couverts de vastes parcs taillés dans des forêts profondes : le territoire n'était pas découpé, déchiqueté en mille parcelles, planté de petites maisonnettes, mauvais décors de théâtre. Les splendides résidences de Louis XIII, Louis XIV et Louis XV étaient entourées, comme le Roi de ses pairs, de vieux ou d'élégants châteaux, propriétés des princes du sang, ducs, marquis, vicomtes, présidents et conseillers de cours souveraines, et de ces riches habitations des financiers avec leurs beaux parcs, leurs admirables salons, décorés des chefs-d'œuvre de Watteau, Parrocel, Lemoine, Boucher et Latour.

On ne sait plus aujourd'hui planter les forêts ni dessiner les grands parcs. Le culte des bois est perdu, et la cognée sans respect abat les arbres séculaires comme les guerriers du Tasse dans la forêt enchantée frappaient sans pitié les ormes et les cèdres. La législation féodale si prévoyante[1] pour la conservation des bois et du gibier, punissait d'un châtiment exemplaire les braconniers hardis qui détruisaient les garennes, colombiers, faisanderies, terriers, cherchant ainsi à lutter contre ce dépeuplement des forêts qui fera bientôt du gibier une race perdue. La vie de la noblesse était dans les châteaux, son culte, sa richesse héréditaire. Pour elle, les villes étaient des séjours chaque année pour quelques mois. Les gentilshommes y vivaient entre l'opéra, la comédie, dans leur hôtel du faubourg Saint-Germain, aux boulevards ou au Marais. Rien n'attirait le paysan, l'ouvrier de la terre dans la ville. Il vivait autour du château où étaient le repos et le travail, la pharmacie, les secours à la vieillesse. A voir les choses dans leur réalité, il valait mieux tenir une pièce de terre à cens et à lod que d'en être le propriétaire grevé d'hypothèques, travaillant sous le fouet de l'usurier qui menace de l'expropriation. Le seigneur valait mieux que le juif pour le paysan.

Nulle contrée au monde ne présentait une masse plus imposante de forêts et de grands bois que l'Île de France[2]. Au nord, depuis Enghien, Montmorency, l'île Adam, jusqu'à l'admirable forêt de Compiègne, théâtre des grandes luttes de la première race. A l'ouest, les bois de Meudon, de Satory et de Saint-Germain jusqu'à Rambouillet. Au midi, Fontainebleau avec sa forêt si épaisse jetée là par la création, forêt profonde et inculte où le roi Philippe-Auguste s'égara. Rambouillet avec ses beaux taillis, ses grands étangs et la plus riche garenne du monde[3]. Rambouillet, quoique le domaine apanage du duo de Penthièvre, avait souvent la visite du roi Louis XV. Le noble duc y fit bâtir d'abord de vastes communs à l'usage des chasses royales, et plus tard Louis XV lui-même fit élever le riche pavillon de Saint-Hubert qui se mirait dans le grand étang : Saint-Hubert, belle et antique légende du moyen-âge, si favorable aux chasseurs.

Il y avait chasse partout, même dans les taillis du bois de Boulogne, où le Roi faisait embellir le grand pavillon de la Muette, à côté du monastère royal de Longchamp et de la vieille église du XIIIe siècle. Le bois de Boulogne était une sorte de dépendance des bois étages de Saint-Cloud et de Meudon, peuplés de loups, sangliers et louveteaux, à l'époque des chasses de Monsieur, duc d'Orléans, frère du roi Louis XIV, le chef et protecteur des capitaines de louveterie de France.

Le lieu favori des chasses de Louis XY, depuis son enfance, avait toujours été la forêt de Sénart, qui s'étendait comme un prolongement des bois et garennes de Vincennes, Boissy-Saint-Léger, non loin de la Marne. La forêt de Sénart enclavée entre deux rivières, baignée en son centre par l'Yère, était merveilleusement placée pour la grosse et petite vénerie. Le Roi pouvait s'y rendre de Versailles et de Marly par la magnifique chaussée qui du bois de Satory suivait Verrières, Châtenay, Sceaux et la Croix-de-Berny, pays splendide, accidenté, d'où le Roi se rendait à sa résidence de prédilection, le château de Choisy. Ces belles routes aujourd'hui presque abandonnées n'offrent plus que le débris de cette splendeur.

Sur le charmant coteau qui descend de Thiais jusqu'à la Seine, la grande Mademoiselle avait fait construire après la Fronde un ravissant château. Mademoiselle aimait cette route d'Étampes, de Corbeil et d'Orléans, théâtre de ses chevaleresques exploits aux jours agiles de la guerre civile. Mansard avait construit les bâtiments du nouveau palais, qui se composait d'un vaste pavillon au centre et de deux ailes élégantes à fer à cheval fermées par une grille de bronze ouvragé[4] ; le parterre dessiné par Le Nôtre descendait en espaliers jusque sur les bords de la Seine, serpentant au milieu des prairies émaillées de fleurs. Ce n'était pas sans motif que le nom de Choisy avait été donné à ce beau coteau ; madame Deshoulières avait chanté ces vertes prairies :

Sur ces bords fleuris

Qu'arrose la Seine,

Cherchez qui vous mène,

Mes chères brebis.

Les jardins de Choisy étaient renommés par leurs espaliers tout de fleurs, par leurs rosiers et leurs jasmins aussi beaux que ceux de Sceaux-Penthièvre (1689), ou l'on voyait de vastes labyrinthes, des murailles de verdure peuplées de statues mythologiques, la naissance de Vénus, Diane chasseresse, Pan et les Satyres lascifs poursuivant les Nymphes éperdues : la grande Mademoiselle, comme mademoiselle de Scudéry, aimait la riante mythologie aussi bien que les romans de chevalerie du moyen-âge.

Louis XIV qui avait acheté Choisy (1689) pour avoir une maison de campagne, venait rarement l'habiter. Mais Louis XV en avait fait son séjour de prédilection, ou comme on le disait alors, sa petite maison, rendez-vous de chasse, repos de vénerie, pour souper après le courre.

Madame de Châteauroux adorait Choisy, petite bergerie si on la comparait aux grandeurs de Versailles et de Marly. Durant toute la campagne des Flandres, Louis XV avait toujours occupé le château de Choisy ; de là ce nom de douce familiarité donné par le peuple : Choisy-le-Roi, village créé par Louis XV. Le peuple depuis a dévoré le manoir de son fondateur[5] : la vie est une grande ingratitude des générations nouvelles pour les générations mortes.

A deux petites lieues de Choisy commençait la forêt de Sénart, très-bien peuplée, je le répète, en gibier de toute espèce. Louis XV y avait fait construire un pavillon fort commode à la Croix-du-Centre, vaste rendez-vous de chasse comme on ' savait les faire alors, création dont la trace est perdue. Le chenil de la forêt de Sénart était réputé entre tous par le bel accouplement des meutes et l'éducation des limiers ; la forêt s'étendait presque sur une étendue de huit lieues avec un choix de terrain, semis et essence de bois. Il y avait alors de si habiles veneurs qu'ils savaient les préférences du gibier pour chaque arbre, arbuste, genêts, fleurs, et la forêt était disposée pour attirer à la fois dans chaque partie du parc le cerf, le sanglier, le chevreuil, le faisan et jusqu'à la grive amoureuse du genièvre. Les livres de chasse du roi indiquent les coups merveilleux de Sa Majesté, un des meilleurs et des plus habiles tireurs de France[6]. Jamais il n'avait été désarçonné, ni atteint par le sanglier et le cerf même en rut. Dieu sait si le Roi s'exposait dans ses courses hardies à travers la forêt. Il valait alors la peine de courir les bois dans les grands taillis, car la chasse se faisait par mille pièces de gibier. Le livre si précis des chasses royales porte à 99 le nombre des cerfs forcés par le Roi en l'année 1743 ; 87 en 1744 ; 70 en 1745 (époque de guerre), dans les forêts de Rambouillet et Compiègne, Sénart el Fontainebleau ; plus tard le nombre en fut doublé[7]. Chacune de ces chasses avait son histoire dans cette espèce de livre d'or de la vénerie, qu'on ne sait plus tenir.

Les chasses du Roi étaient la m de tonte la campagne à dix lieues, tout autour des grands bois. On s'est complu à dire que le paysan était alors malheureux, sans ressource, serf immonde ; et pourtant s'il en était ainsi, et en faisant la part de la poésie ou de l'imagination, d'où vient que Watteau, Boucher, Lancret ont presque toujours choisi leurs types dans les bergeries ? D'où vient que Collé, Marmontel et le maussade Rousseau lui-même, ont fait de leur Lubin ou de leur Colin et de leur Annette le type de la fraîcheur et de la grâce ? D'où venaient ces ravissants costumes que les marquises cherchaient à imiter ? Était-ce purement de l'idéalisme, et si le type n'avait pas existé, au moins un à peu près, les aurait-on osés en peinture ou sur la scène ?

 

 

 



[1] Le Code des eaux et forêts, sous Louis XIV, en avait maintenu la plupart des dispositions. L'égalitaire législation de l'Assemblée constituante l'a étrangement modifié.

[2] Voir la carte de France par provinces de Delisle, 1745. — Il existe encore beaucoup de livres terriers dans les manuscrits de la Bibliothèque Impériale.

[3] C'est même de Rambouillère (nom de vénerie pour désigner une vaste garenne), que Rambouillet a pris son nom. En anglais, rabbit signifie encore lapin.

[4] Voyez le dessin de Choisy. (Bibliothèque Impériale.)

[5] Il ne reste plus trace de ce château. — Voyez mon Louis XV.

[6] Bibliothèque Impériale. Il abattait jusqu'à trois cents pièces dans une journée.

[7] Le nombre des cerfs forcés fut de 154 en 1760.