MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

II. — Les maîtresses de Louis XV (1745).

 

 

Une des négociations les plus considérables qui accompagna cette glorieuse campagne des Flandres contre l'Angleterre et l'Autriche, avait été le mariage de monseigneur le Dauphin de France avec l'infante d'Espagne. La cour de Versailles y mettait une haute importance comme à la préparation de l'alliance de famille, ce pacte écrit et signé entre tous les membres de la maison de Bourbon, qui plus tard[1] fut l'occasion des plus profondes jalousies de l'Europe. Louis-Auguste Dauphin de France, tout jeune homme encore, avait suivi le Roi dans la campagne des Flandres. A ses côtés il assistait aux batailles et aux sièges : il y montra un haut courage et une sensibilité extrême, expression de son cœur et de son éducation, que l'intrigue essaya plus d'une fois d'exploiter.

Le roi Louis XV ordonna que les fiançailles fussent célébrées avec une grande solennité afin de distraire la cour et de s'étourdir lui-même, car il était profondément affecté de la mort récente de la duchesse de Châteauroux, son amie la plus tendre, la plus dévouée. C'était dans la famille si illustre de Nesle que jusqu'ici le Roi avait choisi ses affections intimes : mesdames de Mailly, de Flavencourt, comtesse de Tournelle, créée duchesse de Châteauroux, maîtresses d'un caractère si divers et néanmoins dominantes. Le roi Louis XV avait suivi les traditions de Louis XIV accoutumé à prendre ses maîtresses parmi les familles de haute noblesse. Les Nesle valaient les Mortemart et mieux que les d'Aubigné-Maintenon. Autour de la duchesse, de Châteauroux, vaillante, glorieuse, adorée de tous, il s'était fait un grand bruit, une haute intrigue lors de la maladie du Roi à Metz. La duchesse fut renvoyée, chassée avec éclat, et n'avait trouvé d'autre ami fidèle que le duc de Richelieu qui la préserva de mille insultes en l'emmenant dans son propre carrosse. La faveur de la duchesse était revenue ; mais la mort avait saisi sa proie au moment de son retour. Madame de Châteauroux, belle, et toute parée comme pour un triomphe au milieu de la cour, fut frappée d'un mal étrange et sinistre qui l'enleva en quelques jours à la tendresse de Louis XV. Le Roi en fut profondément affecté[2], car elle était aimée avec orgueil comme un beau fleuron de la couronne, éclatante comme la gloire.

Il courut diverses légendes sur la mort de la duchesse de Châteauroux. On parla même du poison que l'on jeta dans la coupe d'un souper ; comme si le poison le plus ardent, le plus subtil, n'était pas cette vive secousse de l'âme dans le passage rapide de la félicité aux douleurs, de la tristesse à la joie : l'imagination et le cœur sont les plus grands ennemis de la vie, ils nous tuent bien plus sûrement que la maladie. Madame de Châteauroux mourut le 8 décembre 1744, dans son hôtel de la rue du Bac. Le Roi en éprouva une vive douleur, je le répète. M. d'Argenson écrivait au duc de Richelieu : notre pauvre maître[3] a un visage à faire trembler pour sa vie. Le Roi se fit peu à peu à l'idée de la mort qui fauchait rudement autour de lui. Il devint ferme, stoïque devant celte image de la mort, jusqu'à faire croire qu'il était insensible et profondément égoïste.

Ce fut pour faire distraction à cette réelle douleur que la cour mit un grand éclat aux fêtes préparées pour le mariage de M. le Dauphin et de l'infante d'Espagne. A Versailles des pompes magnifiques, au château, dans les jardins, sur le canal ou pièce d'eau ; il y eut des voyages, des chasses à Compiègne, à Fontainebleau, des illuminations, des pêches aux flambeaux. Nul ne peut se faire une idée de Versailles à ce temps de haute noblesse. Nous autres enfants d'une maussade et sanglante révolution, nous voyons ces galeries de glace et d'or inondées d'un peuple aux vêtements épais, aux souliers ferrés et retentissant sur ces riches parquets comme un torrent limoneux sur de riches plates-bandes de boulons d'or et de roses panachées. Versailles aujourd'hui est comme une vieille et noble figure de marquise foulée et déchirée aux pieds par les enfants des clubs ; c'est la Memphis du vieux régime, et pour notre génération, les mœurs des gentilshommes sont plus étrangères que les habitudes des Romains de la décadence. Au moyen-âge les pastoureaux un moment maîtres de quelques châtellenies dans le midi de la France, s'emparèrent des plus beaux vêtements des seigneurs, firent coucher leurs femmes et leurs filles dans les lits des châtelaines. Il en est ainsi de Versailles envahi un jour de fête par ce peuple qui trouble le royal sommeil des derniers Bourbons. Sous Louis XV, les fêles gardaient encore un caractère de splendeur et de royauté : toute cette grande noblesse avait une haute manière de vivre, de servir et d'aimer le Roi el la monarchie. Le velours des habits se mariait bien aux tapisseries, aux glaces de Venise ; les dentelles allaient merveilleusement à ces vieilles porcelaines de Sèvres, à ces vases d'agate ornés de topazes, d'émeraudes. L'infante Dauphine brilla dans toutes ces fêtes aux yeux de tous[4] et de monseigneur le Dauphin, profondément épris de sa femme ; il était impossible d'avoir un amour plus vrai, plus ardent que celui de Louis-Auguste Dauphin de France pour l'infante Dauphine : elle n'était pas jolie, mais tel est le privilège donné aux filles d'Espagne, d'exciter des passions vives comme le soleil qui les éclaire (elle mourut en donnant le jour aune princesse, et Dieu sait combien elle fut pleurée). Jamais monseigneur le Dauphin ne put se consoler de cette terrible mort.

La ville de Paris alors associée à toutes les joies, à toutes les douleurs de la famille royale, voulut dignement célébrer le mariage. Les fêtes furent riches. Le prévôt des marchands d'après les avis des échevins fit construire douze belles salles de verdure, au milieu de Paris, mode renouvelée des antiques fêtes de Charles VII[5]. On était en plein hiver, le temps était dur, les arbres secoués par les grands vents, la pluie battante ; ces salles de verdure furent si chaudes, si ingénieusement abritées, que parmi ces fleurs et ces arbustes on se serait cru dans un tiède et doux printemps[6]. L’art de donner des fêtes municipales s'est un peu perdu, avec ces traditions des métiers et de la bourgeoisie, noblesse du travail. Les arts de loisir ont fait place à l'industrialisme, à l'entreprise, aux machines ; le grand livre de la chevalerie et du blason est effacé pour les artistes comme celui des gentilshommes, et le pêle-mêle a succédé à la distinction. La plus belle de ces fêtes fut donnée à l'Hôtel-de-Ville, le palais de la bourgeoisie. MM. les échevins délibérèrent sur le genre de divertissement qui serait le plus agréable à la cour, et l'on jugea qu'un bal masqué ou déguisé pourrait mieux divertir le Roi. Il fut résolu que le bal aurait la caractère d'un grand concours de nations, de divinités mythologiques, et que les plus jolies femmes de la bourgeoisie[7] se placeraient sur une estrade de velours, de soie et d'or, simples et élégamment parées, pour saluer Louis XV. Les courtisans pourraient admirer cette fraîche corbeille de jolis visages dont la bonne ville de Paris était fière à plus juste titre que la cour, car ces jeunes filles n'avaient ni rouge ni blanc, et pas de parures artificielles.

Parmi cette foule immense, pressée, gracieuse qui entourait la cour, le Roi put distinguer une jeune femme de vingt-et-un ans à peine, blonde, aux cheveux flottants, déguisée en Diane chasseresse ; elle avait un costume de Nymphe, le carquois sur l'épaule, l'arc en main, et faisant mine dé décocher une flèche au Roi[8]. Le prince, toujours galant, s'approcha de la belle Diane et lui dit d'un air tout gracieux : Belle chasseresse, les traits que vous décochez sont mortels. Après avoir jeté une spirituelle et tendre réponse, la Nymphe disparut parmi la foule pressée, laissant le Roi dans un doux ravissement. Il la retrouva quelques instants après, reprit une conversation pleine d'esprit et d'attraits, et à travers les épisodes d'une brillante causerie, le Roi crut reconnaître une jeune femme qui chaque fois que la grande chasse se dirigeait du côté de la forêt de Sénart, la suivait à cheval, ou dans une conque élégante de cristal de roche, attelée de deux alezans. Louis XV, pour reconnaître cette aimable persévérance, lui envoyait quelques souvenirs de ses chasses, les nobles insignes des bêtes abattues : les cornes du cerf, la hure du sanglier, la tête du loup, la queue du renard, avec quelques faisans royaux et le coq de bruyère. Le château d'Étioles qu'habitait la belle chasseresse était fort connu du Roi qui jusque-là, tout absorbé par madame de Châteauroux, ne prêtait que peu d'attention à la chasseresse de la forêt de Sénart ; et celle-ci mettait une discrétion, une coquetterie extrême dans ses recherches pour ces distinctions royales, espérant le cœur entier et non point un vulgaire et passager caprice.

 

 

 



[1] En 1765, sous le duc de Choiseul.

[2] Il faut se défier de la correspondance autographe attribuée à la duchesse de Châteauroux. Il y a beaucoup de lettres fausses ou supposées, même parmi celles qu'elle adressait au duc de Richelieu.

[3] Louis XV. M. d'Argenson appartenait à l'école philosophique. C'est lui, autant que madame de Pompadour, qui fit entrer Voltaire dans le mouvement des affaires pratiques.

[4] Février 1745.

[5] Les vieilles gravures du cabinet de la Bibliothèque Impériale reproduisent ces fêtes de Paris à l'occasion du mariage de madame la Dauphine, avec un grand soin.

[6] On y distribuait toute sorte de rafraîchissements au peuple, et l'on y dansait avec grande Joie. La Gazette de France en donne la description, 25 février 1745.

[7] Cabinet de la Bibliothèque Impériale.

[8] Voyez mon Maréchal de Richelieu.