MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

I. — La cour de Louis XV. - L'esprit gentilhomme à Fontenoy (1740-1745).

 

 

La campagne des Flandres, couronnée par la bataille de Fontenoy, fut l'époque brillante du règne de Louis XV : le Roi avait alors quarante ans ; il venait de se couvrir de gloire à la tête de sa maison militaire : mousquetaires noirs et gris, chevau-légers, grenadiers de France, gardes françaises et suisses ; partout il avait montré le courage du digne chef des gentilshommes, au milieu du feu le plus terrible de la colonne anglaise[1]. Entouré d'une noblesse dévouée, tout rayonnant encore de jeunesse et de force, le Roi avait vécu de l'existence des camps ; il avait assisté aux batailles et aux sièges, avec la même gaieté, la même élégance qu'aux fêtes et aux soupers de Versailles, du divin Marly et de Choisy, résidence fleurie des bords de la Seine, douce retraite de la grande Mademoiselle après sa vie agitée.

Je considère le règne de Louis XV comme le dernier et le plus ravissant reflet de l'esprit gentilhomme, esprit perdu, enseveli sous les plis de l'antique cornette blanche. Sous Louis XIV, à l'exception de la petite cour dissolue du duc de Vendôme, la noblesse, brave, dévouée, était sérieuse, compassée, comme des satellites autour du soleil. Sous Louis XVI, elle se perdit ou se rendit ridicule par la manie de réformes, les mille stupidités philosophiques ; on vit les Liancourt (La Rochefoucauld), les Lafayette, Montmorency[2], les Périgord, les Noailles, Rochambeau, Biron, etc., gratter les pièces de leur blason, suicide niais qui ne profita pas même à leur orgueil.

Sous Louis XV, la noblesse fut à la fois brave, chevaleresque, ravissante, comme nous la reproduisent les pastels de Latour, les toiles de Boucher, les champs de bataille dessinés par Charles Parrocel : le Roi au milieu de ses troupes aux gracieux uniformes, blanc, bleu, jonquille, le chapeau coquettement placé sur l'oreille, la ganse blanche, l'aiguillette sur l'habit, donnait lui-même l'impulsion aux gais propos, aux belles histoires de galanterie : le gentilhomme allait au feu en manchettes, poudré à la maréchale, les eaux de senteur sur son mouchoir en point d'Angleterre : l'élégance n'a jamais fait tort au courage, et la politesse s'allie noblement à la bravoure.

Louis XV fut le roi qui eut le plus d'amis et sut inspirer les plus tendres attachements. A une délicieuse figure, toujours belle à tous les âges de la vie, il joignait une dignité, une noblesse parfaite, un sourire gracieux un peu mélancolique et railleur, avec un manifeste dédain pour les doctrines philosophiques, et pour ces hâbleurs de principes qui détruisaient les croyances de la société ; s'il se moquait par des mots piquants de ces gentilshommes cosmopolites qui allaient en Angleterre, en Hollande, apprendre à penser[3], comme on disait alors, il aimait sa maison militaire et les chefs qui la menaient au feu : Richelieu, Soubise, Grammont, d'Ayen, Chauvelin, l'ami de son enfance. Le Roi se tenait si bien à cheval qu'il s'y montrait supérieur même au maréchal de Saxe, de l'avis de tous, le meilleur cavalier de l'armée. Le tableau de Charles Parrocel qui représente la revue de la maison militaire, au Trou d'enfer, reproduit le Roi[4] à cheval, saluant avec un orgueil de gloire, les drapeaux, cravates et cornettes, de ces beaux régiments de sa maison.

Je n'ai rien à flatter et je n'ai rien à taire,

Je dois raconter simplement

Les grandes actions ainsi qu'il sait les faire.

Je dirai qu'il porte ses pas.

Des feux de la tranchée et des sièges aux combats ;

Que si Louis le Grand renversa des murailles,

Le ciel réservait à son fils

L'honneur de gagner des batailles.

Et de mettre le comble à la gloire des lis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Grand Roi, Londres gémit. Vienne pleure et t'admire,

Ton bras va décider du destin de l'Empire ;

La Sardaigne balance et Munich se repent.

Le Batave indécis au remords est en proie,

Et la France s'écrie an milieu de sa joie :

Le plus aimé des Rois est aussi le plus grand[5].

Ainsi Voltaire louait le roi Louis XV après la campagne des Flandres, chevaleresque par tous ses héros : le maréchal de Saxe, Richelieu, Boufflers, Luxembourg, Duras, d'Harcourt, Biron, Soubise, Lowendhal, d'Havré ; et cette merveilleuse noblesse marchait au combat pleine de gaieté, suivie d'une charmante ambulance, le théâtre de madame Favart, que le maréchal de Saxe portait dans ses bagages, disait l'abbé de Voisenon, le spirituel vaudevilliste. A Tongres, la veille de la bataille de Rocoux, le maréchal de Saxe donna ordre à M. Favart, directeur de la Comédie, de faire un couplet de chanson, pour annoncer la bataille, comme un incident dont le succès n'était pas même douteux. Ce couplet fut fait tout de suite entre les deux pièces et chanté par une actrice fort aimable sur l'air de Toits les capucins du monde :

Demain nous donnerons relâche

Quoique le directeur s'en fâche ;

Vous voir comblerait ses désirs ;

On doit céder tout à la gloire.

Nous ne songeons qu'à vos plaisirs,

Vous ne songez qu'à la victoire.

Ensuite on annonça pour le surlendemain une pièce, le Prix de Cythère et les Amours grivois, qu'on représenta effectivement[6], car la trompette victorieuse avait retenti à Rocoux. C'est à l'occasion de cette bataille que la veille fut composé le premier thème de la populaire et soldatesque chanson des Adieux de La Tulipe, restée comme une tradition dans l'armée toujours si pleine de gaieté et de bravoure : la France n'est elle pas toujours là !

Malgré la bataille

Qu'on livre demain,

Çà, faisons ripaille,

Charmante Catin ;

Attendant la gloire.

Prenons le plaisir

Sans lire au grimoire

Du sombre avenir.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Tiens, serre ma pipe,

Garde mon briquet,

Et si La Tulipe

Fait le noir trajet,

Que tu sois la seule

Dans le régiment

Qu'ait le brûle-gueule

De ton cher amant[7].

Tel était l'esprit de cette armée que le roi Louis XV aimait avec prédilection, et qui à son tour adorait le roi de France. Ce prince avait moins de courtisans que de loyaux et sincères amis. Il traitait les gentilshommes avec cette politesse gracieuse et digne qui s'honorait en élevant les autres. Les femmes le chérissaient, tant à cause de sa charmante figure que pour la galanterie exquise de ses paroles et de ses spirituels propos. Un des traits dominants et je dirai le défaut capital du caractère du Roi, c'était de trop laisser apercevoir l'ennui immense qui le dévorait : ses traits n'avaient que cette expression. Louis XV subissait le terrible châtiment qu'impose la satiété, cette froide flétrissure du cœur et de l'âme ; il éprouvait le vide et l'impuissance du sensualisme. Et puis il avait vu tant de bassesses, tant de fausses idées, qu'il avait contracté une certaine nonchalance pour accomplir le bien ; comme dit le poète Italien : il laissait marcher le monde tel qu'il était. Le Roi croyait peu à la probité humaine parce qu'il l'avait rarement rencontrée ; il aimait les gens honnêtes, et pourtant il n'osait pas les appuyer et même s'en servir. Avec l'esprit le plus droit du monde et la volonté la plus franche, il n'eut jamais de système tranché qu'a la fin de sa vie, lorsque les parlements aveuglés marchaient a une révolution. Le système du chancelier Maupeou fut celui du Roi, c'est-à-dire ferme, décidé. Il aurait sauvé la monarchie que perdirent les faiblesses honnêtes de son royal successeur Louis XVI.

 

 

 



[1] Voir mon Louis XV.

[2] J'ai trouvé naguère chez un marchand de vieux tableaux de la rue Saint-Lazare, un dessin au crayon noir représentant le vicomte Mathieu de Montmorency, et un autre gentilhomme que je crois le duc de Liancourt en uniforme, se serrant la main d'enthousiasme dans un café du Palais-Royal. La légende du dessin dit : M. de Montmorency abordant un autre gentilhomme et ne se donnant plus que leur nom originaire. Ce qui revenait à dire que M. de Montmorency s'appelait désormais M. Bouchard, M. de Lafayette, M. Motier, et le duc de La Rochefoucauld, M. Guy.

[3] A panser des chevaux (répondait le Roi).

[4] La tête est de Vanloo.

[5] Épîtres, 1746.

[6] Mém. pour servir au règne de Louis XV, 1746.

[7] Les paroles sont de Mangenot, 1746, un des plus spirituels vaudevillistes et chansonniers.