CATHERINE DE MÉDICIS

 

MÈRE DES ROIS FRANÇOIS II, CHARLES IX ET HENRI III

 

 

I. — 1519-1532.

 

La maison illustre des Médicis était parvenue à son plus haut degré de gloire sous Laurent, dit le Magnifique, qui avait succédé à son père dans le gouvernement de la république de Florence[1]. Laurent, l'ami de Pic de la Mirandole, de Politien, le protecteur des grands peintres, des sculpteurs, des orfèvres-ciseleurs, d'Alde Manucio l'Ancien, qui lui dédia son premier livre imprimé ; Laurent de Médicis épousa Clarissia, fille de Jacobo Orsini, un des puissants barons de Rome.

De ce mariage naquit un fils, Jean de Médicis[2], qui fut élevé à la tiare pontificale sous le grand nom de Léon X ; un autre fils, Julien, qui eut pour successeur le cardinal Jules de Médicis, depuis élu pape sous le titre de Clément VII. Il était impossible de réunir plus d'illustration dans une race et de compter de plus immenses services rendus à Florence, la cité des arts, des poêles et de toutes les jouissances de l'esprit : il n'était pas un palais, pas un monument qui ne rappelât le nom splendide de cette noble famille de marchands.

Déjà les Médicis, au milieu des chevaleresques expéditions de Charles VIII, Louis XII, François Ier en Italie, s'étaient alliés aux rois de France. Julien de Médicis avait épousé Philiberte de Savoie, la tante de François Ier. A cette occasion, il fut créé duc de Nemours. Laurent II vint à Paris[3], où il épousa en grande pompe Madeleine de La Tour d'Auvergne, une des belles alliances de la maison de France. Il se distingua dans les tournois et les fêtes de Fontainebleau[4] de manière à laisser une longue renommée.

C'est de cette union que naquit, le 30 avril 1519, une fille qui reçut le nom de Catherine. Laurent était mort pendant la grossesse de Madeleine, sa femme ; la pauvre mère mourut elle-même en donnant le jour à sa fille ; de sorte que Catherine de Médicis naquit orpheline et devint l'enfant d'adoption du pape Clément VII, son oncle. Elle fut baptisée à Florence dans la Campanile, près de cette cathédrale toute bariolée de marbre bleu, noir ou blanc, souvenir des factions qui avaient ensanglanté la ville avant que les Médicis ne prissent la dictature.

Nul pontificat ne lut plus agité que celui de Clément VII : Rome mise au pillage par les aventuriers du connétable de Bourbon[5], le pape retenu captif au château Saint-Ange, obligé de capituler avec le prince d'Orange, moitié huguenot, et de subir les lois de Charles-Quint, qui ne pouvait[6] pardonner aux Médicis leur alliance avec François Ier. Depuis sa naissance, Catherine dut assister à ces scènes émouvantes de batailles de guerres civiles et de tristes captivités ; mais elle n'eût pas été une fille des Médicis si, au milieu de ces étranges et sanglants spectacles, elle n'eût gardé l'amour des arts dans leur grandeur. Enfant, elle vécut avec Michel-Ange, qui venait d'achever la chapelle sépulcrale de Laurent et de Julien de Médicis ; elle connut le Rosso, Primatice, qui, depuis, vinrent la visiter en France ; elle fut admirée

 

II. — 1533.

 

François Ier, dans ses campagnes d'Italie, avait lié sa cause à celle des Médicis ; et, par une similitude assez étrange, comme eux, il avait subi de cruels malheurs en présence de leur puissant et commun ennemi Charles-Quint. Le concordat signé entre Léon X et François Ier avait uni le saint-siège et la couronne de France par des stipulations politiques[7], et depuis cette époque les liens les plus intimes n'avaient cessé d'exister. Quand la guerre fut de nouveau prêle à éclater entre Charles-Quint et François Ier, chacun de ces princes voulut s'assurer le concours du pape Clément VII, et de là les premières propositions de mariage pour Catherine de Médicis, sa nièce. L'empereur proposait un Sforce, duc de Milan[8], de la rude race des aventuriers. François Ier alla plus hautement au but ; il offrit son second fils, le duc d'Orléans (Henri de France). Ce prince n'était point appelé à régner, alors qu'il existait un dauphin ; mais, placé sur les marches du trône, il offrait une belle alliance aux Médicis. Clément VII prit un haut intérêt à ce mariage qui fut négocié à Florence et à Rome par du Bellay, les cardinaux de Tournon et de Gramont.

On a écrit dans quelques pamphlets protestants, ensuite copiés par des historiens d'académies : que le besoin d'argent avait déterminé François Ier à ce mariage, et que Catherine de Médicis avait apporté par contrat des sommes immenses en or et en diamants. Depuis, le contrat de mariage a été retrouvé dans son texte original[9] : il porte comme constitution de dot une somme de cent mille écus d'or[10], moyennant laquelle Catherine renonce à la succession de son père. Le pape Clément VII ajoute trente mille écus d'or pour la fiancée. Catherine ne se réserva que ses droits sur le duché d'Urbin. Mais la famille de Médicis, par ses alliances ou sa parenté, avait des éventualités à peu près sur toute l'Italie : Reggio, Modène, Pise, Livourne, Parme, Plaisance et même sur Gènes, Milan et Naples[11]. Ces sortes de droits, François Ier aimait à les revendiquer, parce qu'il avait une vive passion pour l'Italie, la terre de prédilection pour la chevalerie de France et pour tous ceux qui l'ont une fois visitée.

Le pape Clément VII mit un si grand intérêt à cette alliance des Médicis avec la royale lignée des Valois, que, malgré l'opposition très-vive de Charles-Quint, il accepta une entrevue personnelle avec le roi François Ier à Marseille, où il devait conduire sa nièce Catherine. On avait d'abord parlé de Gênes, puis de Nice ; le roi de France insista pour obtenir de Clément VII cet acte de déférence, ce témoignage d'une cordiale amitié. Marseille, d'ailleurs, bien que placée dans le domaine royal de la couronne de France, jouissait d'une constitution municipale si large qu'on aurait dit une république comme Gênes. Charles-Quint ne mit d'autre obstacle à cette entrevue que la promesse formelle : qu'il ne serait traité aucune question politique entre le pape et le roi de France[12].

Le 3 septembre 1533, Catherine de Médicis s'embarqua dans le port de Livourne sur la galère pontificale qui portait Clément VII, son oncle : cette galère, richement sculptée à la manière vénitienne, avait sa proue d'or, et une chambre si bien parée qu'on aurait dit la salle du doge : Catherine avait alors quatorze ans ; pleine de grâce et de joyeuses manières, sa vivacité plaisait à Clément VII, et semblait égayer la gravité du pontife, pourtant ami des arts et des fêtes. Toute cette traversée sur une belle mer se passa en nobles et joyeux propos pour faire diversion à la longueur du temps.

Dès que l'entrevue eut été arrêtée par les envoyés respectifs, François Ier, suivi du dauphin, héritier de la couronne, du duc d'Orléans, destiné comme époux à Catherine de Médicis, et avec eux d'une suite de chevaliers, gentilshommes et dames, s'était mis en route du château de Fontainebleau pour la Provence[13] : on marchait à petites journées, prenant ses ébats joyeux à la chasse, aux passes d'armes, à la lecture des romans de chevalerie. Il y avait aussi, parmi les suivants du roi, des hommes graves, des évoques, docteurs de l'Université chargés de haranguer le pape et de discuter avec lui les questions et les intérêts de l'Église. François Ier, avant d'arriver à Marseille, voulut visiter la Sainte-Baume, où la tradition disait que Madeleine repentante avait pleuré bien des années ; doux pèlerinage, alors si célèbre dans les annales de Provence.

Catherine de Médicis et le pape Clément VII furent reçus à Marseille par les consuls, magistrats municipaux et le peuple tout entier, avec les plus grands honneurs. Les dignes Marseillais étaient ardents catholiques ; les cloches sonnèrent à toute volée, les canons et coulevrines tirèrent plus de mille coups : on donna au pape un hôtel près de la loge sur le port ; le roi et la cour habitèrent une belle maison en face, en sorte que pour se voir plus souvent et avec une plus grande facilité, les deux augustes voyageurs firent jeter un petit pont entre leurs deux appartements, couronnés par une galerie couverte : à toute heure du jour ils purent se visiter, le pape, le roi, Catherine, le dauphin, le duc d'Orléans : et ces conférences furent très-utiles aux affaires du royaume[14].

La présentation de Catherine de Médicis au roi François Ier se fit par le duc d'Albanie, oncle de la jeune fiancée : il avait épousé Anne de La Tour de Boulogne, sœur de la mère de Catherine ; la fille des Médicis plut singulièrement à tous, et au roi surtout, qui joua toute la soirée comme un enfant et un fol avec elle et lui parla dans la langue chérie de Florence. Catherine était vêtue d'un brocard de soie tout blanc, semé de pierreries et d'orfèvrerie florentine ; sa coiffure de point de Bruxelles était magnifique ; mais ce qui brillait le plus en elle, c'était sa riante figure, l'enjouement spirituel de ses mots, toujours bien dits et à propos, de manière à charmer tout le monde. Le mariage fut célébré à l'église cathédrale la Major, au milieu des réjouissances municipales, banquets, danses, feux d'artifice[15]. Le pape Clément vint bénir lui-même le mariage de sa nièce et ajouta divers dons aux stipulations premières. Il fut surtout convenu que le pape et le roi s'entendraient pour faire restituer le duché d'Urbin[16] à Catherine, et le duché de Milan au duc d'Orléans, son fiancé. Jamais à aucune époque et à aucun prix François Ier n'avait renoncé à cette belle terre du Milanais qu'il voulait unir à son blason, comme une escarboucle à sa couronne. L'Italie, je le répète, a ce privilège d'être aimée et désirée par tous ceux qui l'ont vue et possédée une seule fois.

Les derniers jours de l'entrevue de Marseille entre le pape et le roi furent consacrés aux affaires de la catholicité[17] : Clément VII voulait déterminer François Ier à une grande croisade contre les Turcs, qui menaçaient l'Europe : le roi de France venait de traiter avec les sultans dans l'intérêt de son commerce. Le pape ne put pas entraîner François Ier dans ses idées ; il accorda quatre chapeaux de cardinalat à la France pour donner une nouvelle force à l'Église, et quand toutes ces affaires eurent été réglées, la cour prit, la route de Fontainebleau, son séjour de prédilection, tandis que Clément remontait sur sa galère pontificale jusqu'à Gênes.

 

III. — 1534.

 

La cour de François Ier était alors dans toute sa splendeur. Le roi avait près de trente-neuf ans lorsque Catherine de Médicis le vit pour la première fois[18] : un peu souffrant déjà, il était chauve ; sa barbe même offrait les ravages des années ; elle avait grisonné durant les ennuis de la longue captivité de Madrid. Catherine, toute jeune fille, lui plut singulièrement. Je ne crois nullement au portrait de Catherine de Médicis à quinze ans, attribué au Primatice[19]. C'est un de ces mille anachronismes qui déshonorent l'histoire. La nouvelle et bienvenue princesse fut agréable à tout le monde, parce qu'elle avait les grâces italiennes de son âge, une certaine hardiesse dans toutes ses démarches, une vivacité extrême ; et puis, ce qui plaisait surtout à cette époque, l'esprit pleinement imagé d'horoscope, d'astrologie et des constellations du ciel.

Fontainebleau, où Catherine de Médicis vint habiter pour la première fois, était le royal manoir d'une cour nombreuse et brillante : on y parlait à peine d'Éléonore de Portugal, sœur de l'empereur Charles-Quint, épouse légitime de François Ier, un peu disgracieuse, et que le roi avait subie comme une des conditions du traité de Madrid[20]. Éléonore était absolument délaissée comme un caractère et une physionomie grave qui n'allait pas à la cour ardente, chevaleresque et artistique de François Ier. Princesses et favorites conquéraient à cette cour une puissance extrême sur les esprits et les imaginations,

La première de tontes, celle qui exerçait un pouvoir politique, c'était Marguerite de Valois, dont le vrai nom était Marguerite d'Angoulême, fille de Charles d'Orléans, duc d'Angoulême, et de Louise de Savoie[21], et par conséquent sœur de François Ier. Elle n'était plus jeune, et pourtant elle gardait une influence : veuve de Charles d'Alençon, elle avait épousé en secondes noces Henri d'Albret, roi de Navarre, le chef de la maison de Bourbon[22]. Ainsi devenue reine, elle fut tendrement aimée de François Ier, qu'elle avait consolé dans sa captivité de Madrid, de manière à favoriser sa délivrance. Le roi rappelait sa Marguerite, sa pierre précieuse, dans ses allégories : pédante à la fois et licencieuse, Marguerite favorisait un peu le luthéranisme dans ses rapports avec les savants, tandis que par ses contes presque libertins (ceux de la reine de Navarre)[23], elle égayait les longues soirées du roi, après les chasses de Fontainebleau. Il n'eût été habile en aucun cas à Catherine de Médicis de heurter le pouvoir de la reine de Navarre, fondé sur la plus tendre amitié d'un frère reconnaissant.

Avec Madame de Navarre, qui, en fait de joyeuseté, comme le dit Brantôme, et de galanterie, montrait qu'elle ne savoit plus que son pain quotidien, on pouvait compter Diane de Poitiers[24] (Mlle de Saint-Vallier) toute-puissante auprès de François Ier ; celle dont Henri II inscrivit plus tard la devise en chaque monument ; cette Diane que les artistes reproduisaient en divinité chasseresse, un carquois sur l'épaule à Fontainebleau, à Chambord, et jusqu'au nouveau Louvre. Puis la duchesse d'Étampes, Anne de Pisseleu, fille d'honneur de la reine[25], d'un esprit et d'un goût admirable. La condition particulière de Diane de Poitiers, c'est qu'après avoir été aimée parle père, elle le fut par le fils, le propre mari de Catherine de Médicis, outrage à sa dignité d'épouse.

On sent combien la situation de la jeune Florentine à la cour de Fontainebleau fut délicate, et combien il fallut d'esprit pour glisser au milieu de tous sans heurter les puissances finies et celles qui commençaient. Catherine se montra de la plus charmante façon auprès du roi François Ier, avec un goût prononcé pour les distractions hardies de la chasse et des tournois. Elle aimoit, dit Brantôme[26], tous les honnêtes exercices : elle avoit très-douce façon à la danse ; elle tiroit l'arbalète, jouoit au mail ; elle inventoit chaque jour de nouvelles danses, de nouveaux jeux, de nouveaux ballets ; elle estoit de fort bonne grâce à cheval et hardie ; elle a esté la première qui ait mis la jambe sur l'arçon, d'autant que la grâce y estoit plus belle et plus apparoissante que sur la planchette.... Catherine, presque enfant, fit prier le roi de la mener toujours quand il courroit le cerf. Le roi François Ier lui en sut très-bon gré, et voyant la bonne volonté qui estoit en elle d'aimer sa compagnie, il l'en aima toujours davantage ; il se délectoit à lui faire donner le plaisir de la chasse ; elle ne le quittoit jamais et le suivoit toujours à courir. En effet, dans quelques-unes des ciselures et orfèvreries de la Renaissance, qui reproduisent les chasses de François Ier, on voit à côté du roi une jeune fille, l'épieu en main, comme la Diane des forêts ; les antiquaires croient y reconnaître la Catherine de Médicis des récits de Brantôme.

Les chasses à cette époque n'étaient pas de petits épisodes de la vie de château sans danger, comme sous Louis XIV et Louis XV : c'était une véritable bataille livrée en pleine forêt, sous les taillis les plus sombres, à travers des sentiers impénétrables, non-seulement aux cerfs, mais encore aux sangliers, aux loups. On ne courait pas une seule bête, mais toutes à la fois, de sorte que les chevaux des chasseurs se trouvaient en face d'un loup ou d'un sanglier, cl les plus belles chasseresses étaient exposées à d'incessants périls[27]. Les meutes de chiens avaient elles-mêmes quelque chose d'abrupt et de sauvage : il y a évidemment des races perdues dans les meutes. Je crois que François Ier avait encore dans ses chenils quelques-uns de ces molosses dont la famille fut amenée à Aix-la-Chapelle, par le grand empereur Charlemagne, au retour de ses guerres contre les Saxons et Vitikind[28].

Les tournois offraient aussi leurs périls, et à l'époque du roi François Ier ils n'avaient pas dégénéré. Comme pour les scènes de chasse, on trouve des ciselures sur les casques, les armures d'acier et même sur les épées, qui reproduisent les grandes mêlées et passes d'armes. Ce sont de véritables batailles où les lances s'entremêlent et se brisent en mille éclats. Sous François Ier la mode fut pour les romans de la chevalerie : les premières éditions de Lancelot du Lac, des Quatre fils d'Aymon, datent de cette époque. On faisait ses délices du fameux livre des Tournois du roi René, une des merveilles parmi les enluminures du moyen âge.

Il ne survit aucune trace que la jeune Catherine de Médicis, tout entière alors au désir de plaire au roi, soit entrée dans les intrigues et les petits complots qui s'agitaient autour des princes et des favorites. Sa seule et gracieuse intervention fut réservée à l'apaisement des ardentes jalousies d'artistes qui s'élevaient entre Rosso, Primatice et Benvenuto Cellini, alors tous trois à Fontainebleau[29]. Rosso gardait l'omnipotence sur les travaux commandés par le roi, et le Primatice ne pouvait le souffrir ; quant à Benvenuto Cellini, c'était bien le caractère le plus capricieux, le plus lunatique que l'atelier eût jamais produit. Au milieu d'eux, Catherine de Médicis était comme la divinité médiatrice ; elle leur parlait la douce langue de la patrie, leur rappelant Florence, Pise, Rome, où les arts étaient une religion. Le Primatice prit plusieurs fois les traits de Catherine de Médicis pour modèle, non pas dans le ridicule croquis dont j'ai parlé, attribué par l'ignorance moderne au Primatice, mais dans des œuvres sérieuses, les groupes de divinités païennes, ou les médaillons de peinture ou d'architecture destinés aux demeures royales.

Le goût pour les superstitions, l'astrologie, se révèle déjà dans toutes les actions, les paroles de Catherine de Médicis, encore si jeune ; cela tenait à son temps et à son éducation : on ne parlait que d'horoscope, sorcellerie, alchimie ; la génération chevaleresque lisait avec une curiosité attentive les livres de Nostradamus : on comparait les constellations, les signes du zodiaque ; chacun vivait et mourait sous son étoile. Les Médicis à Florence avaient tous cette renommée, d'aimer l'astrologie, comme les Sforce de Milan, et l'on se l'explique au milieu de leur fortune merveilleuse. Ils excellaient à mêler les drogues, à combiner les parfums, comme à lire dans les destinées des hommes. Catherine porta ces goûts en France, où plaît tout ce qui est étrange et mystérieux. On venait à elle par cet attrait qui pousse toutes les existences vers l'inconnu et le mystère I Preuve encore de notre destinée immatérielle !

 

IV. — 1534-1535.

 

Les grands partis et les hommes qui les dirigent se forment lentement, au milieu des émotions de la guerre civile. A l'origine, ils existent en germe, mais sans avoir ces énergiques et sanglantes proportions qu'ils prennent à la suite des violentes luttes. Ainsi, sous le règne de François Ier, nous trouvons déjà les chefs d'opinions et de familles qui vont entrer dans des rivalités implacables à la seconde moitié du XVIe siècle : les partis ont aussi leur berceau.

C'était déjà une immense race que celle des Guise, qui portail sur son blason les armes de Lorraine ; sa généalogie incontestée la faisait descendre de Charlemagne par Lothaire le Germanique[30], et ses partisans secrets pouvaient lui dire : Pourquoi ne point réclamer contre les Valois, ces collatéraux de la race capétienne, une couronne qu'ils ont usurpée ? Sous François Ier, la maison de Guise ou de Lorraine était représentée à la cour par Claude de Lorraine, duc d'Aumale, naturalisé gentilhomme de France et créé grand veneur. Il commandait les reîtres à Marignan[31], les Français à Hesdin, contre les Anglais[32], et, durant la captivité de François Ier, lorsque les paysans soulevés de Misnie et de Souabe allaient pénétrer en France pour tout ravager, ce fut Claude de Lorraine qui les arrêta et les dispersa devant Saverne. Le péril avait été si grand, qu'après la victoire un arrêt du parlement de Paris l'avait proclamé sauveur de la patrie[33]. Le roi, en même temps, érigea la terre de Guise en duché-pairie, en lui déférant aussi à perpétuité le gouvernement de la Champagne. Ces grands services, un dévouement absolu à la foi catholique, assuraient une haute popularité à la maison de Guise, qui n'offrait dans son histoire généalogique que des héros ; et ce qu'il y a de plus curieux dans l'histoire que nous allons écrire, c'est que, sous le règne de François Ier, rien n'était plus unique les deux familles de Guise et de Coligny, plus tard si hostiles. Les guerres civiles sont si détestables qu'elles brisent les plus intimes unions ! Le premier des Coligny, d'une illustre et antique maison, celle de Châtillon-sur-Loing, était seigneur de la châtellenie de Coligny, située entre la Franche-Comté et la Bresse ; comme les Guise, il était venu s'établir sur les terres du roi de France et avait servi sous Louis XI, Charles VIII et Louis XII, en Italie, en Allemagne, dans les Flandres[34]. Lorsque Catherine de Médicis arrivait à la cour de François Ier, Gaspard de Coligny venait de mourir, laissant trois fils : C'estoit, dit Brantôme, un bon et sage capitaine, du conseil duquel le roi s'est fort servi tant qu'il a vécu, car il avoit bonne tête et bon bras.

Le premier des enfants fut Odet de Châtillon, fait cardinal[35] presque enfant encore par Clément VII, durant l'entrevue de Marseille avec François Ier, lors des fiançailles de Catherine de Médicis. Destiné à une haute fortune, il venait d'être nommé par le roi archevêque de Toulouse[36]. Le second, Gaspard, deuxième du nom de Coligny, cadet du cardinal, devint ensuite le fameux amiral des guerres civiles ; alors il étudiait les sciences et les armes avec Dandelot, son plus jeune frère, encore enfant[37]. Ces trois fils de la maison de Châtillon étaient appelés à jouer un rôle considérable dans les sinistres épisodes du XVIe siècle.

Il n'est pas besoin de parler de l'illustration des Montmorency, alors représentés par le maréchal Anne de Montmorency, depuis connétable, filleul de la reine Anne de Bretagne[38], femme de Louis XII ; caractère ferme, un peu dur, l'ami de Bayard, son compagnon d'armes en Italie. Aucune guerre ne s'était accomplie sans que Montmorency y eût pris part avec héroïsme. Le courage était la vertu de ce temps. Il est des époques ainsi faites qu'on donne sa vie comme un devoir dans une bataille comme dans une passe d'armes, mais aussi on la prend aux autres facilement et sans remords ; les idées de religion et de gloire deviennent si puissantes, qu'elles dominent toutes les autres et vous font courir aux périls ou aux représailles comme à une fête. Ainsi était arrivée la génération chevaleresque à la cour de François Ier, lorsque parut la jeune Catherine de Médicis.

Les Bourbons, peu considérés depuis la triste conduite du connétable en France, en Italie, étaient représentés par Antoine de Bourbon[39], fils de Charles, duc de Vendôme, prince brave, destiné à une grande fortune par son mariage avec Jeanne d'Albret, héritière de Navarre. François Ier avait pris en estime son caractère probe, désintéressé, et son titre de premier prince du sang lui assurait une haute place. Nul enfant n'était plus aimé à la cour que Louis[40], prince de Condé, son frère cadet, source de l'illustre et turbulente maison, la gloire et souvent le péril des fleurs de lis.

Si toutes ces grandes familles avaient vécu dans les temps ordinaires, sous un pouvoir fort et incontesté, elles auraient accompli des choses glorieuses pour la France ; mais, au commencement du XVIe siècle, il était né une cause immense et triste d'agitation et de guerre civile. Je n'ai point à examiner la nature et la valeur réelle de la réformation au point de vue religieux et philosophique. Chacun garde sa foi comme il l'entend et dans les proportions de ses idées. Ce qu'il faut constater seulement, c'est que le luthéranisme et le calvinisme surtout[41] furent la cause d'un grand désordre politique, car ils attaquaient à la fois la vieille société du moyen âge et le principe d'autorité par une hardie prédication d'idées qui devait bouleverser les éléments et les conditions du pouvoir ; il était dès lors fort logique, très-naturel que ce pouvoir se défendît par les armes qui lui étaient propres. Il ne faut jamais confondre les temps quand on veut sainement juger les idées : aujourd'hui on accepte des faits qui, autrefois, étaient le sujet d'une fatale lutte, en même temps qu'on rejette des opinions qui seront acceptées par l'avenir. Les livres calvinistes firent un grand ravage, car ils furent la cause d'un classement violent dé partis. Les Guise se prononcèrent pour les idées catholiques sur le pouvoir infaillible de la papauté ; les Coligny, pour la réformation, l'examen, la critique. Les Montmorency prirent un milieu entre ces opinions, tandis que les Bourbons, par leur mariage avec les Albret de Navarre, penchaient pour la nouvelle réforme.

A la cour de François Ier, on voit même les femmes se mêler à ces agitations, et, en tête de toutes, cette Marguerite reine de Navarre, l'amie des savants, des gens de lettres universitaires qui favorisaient les nouvelles idées de la réformation ; elle se fit la protectrice de Jean Calvin et de Clément Marot, plus avancé peut-être que Calvin dans la nouvelle école, car, le premier, il publia les Psaumes[42] en français. Cette traduction fit fureur : on chantait ces psaumes à la cour, au Pré aux Clercs, sur les airs de noëls connus[43]. Catherine de Médicis resta tout à fait en dehors de ces opinions extrêmes et de ces controverses de doctrine, préférant suivre le roi dans ses lointaines journées de chasse, au milieu des bruyants plaisirs des forêts. Les artistes d'Italie, constructeurs ou décorateurs de nobles palais, d'élégantes galeries, avaient plus ses affections que les philosophes et les savants : elle eût donné tous les psaumes de Marot pour une agrafe du manteau de Diane ciselée par son cher Benvenuto Cellini. Les seules études de Catherine de Médicis appliquées aux lettres s'adressèrent aux livres d'astrologie, à la comparaison des signes du zodiaque, superstitions que Dieu a placées souvent dans les grands esprits. Peut-être aussi avait-elle besoin de s'effacer ; Catherine, en étudiant les temps, les partis, les hommes, préparait sa destinée. Il y a des époques de méditation et de calme pour tous ceux qui se préparent à de hauts desseins ; souvent les formes frivoles dérobent au vulgaire les choses sérieuses.

 

 

 



[1] Il était né le 1er janvier 1448, et lui succéda en 1469.

[2] Le 11 décembre 1475.

[3] Décembre 1518.

[4] La passe d'armes dura trois jours, et la peinture l'a reproduite.

[5] 1532.

[6] Avril 1533.

[7] Le concordat fut signé le 15 août 1516.

[8] Comparez Guicchardini, liv. XX, et les Négociations de du Bellay, liv. IV.

[9] 27 octobre 1533.

[10] Ce qui équivaut aujourd'hui à 3 millions 300 mille francs.

[11] Négociations de du Bellay, liv. IV. — Correspondance des cardinaux de Tournon et de Gramont, dépêches, 21 janvier 1533.

[12] Le pape avait promis surtout de ne pas faire de cardinaux à la sollicitation du roi de France. Guicchardini, liv. XX.

[13] Fin d'août 1533. La cour était partie du château de Fontainebleau, ce palais que le roi commençait à embellir.

[14] Comparez Sleidan, Comment., liv. IX, et Belcarius, liv. XX, n° 49. Ils donnent les plus grands détails sur les affaires traitées à Marseille entre le pape et le roi de France.

[15] 31 octobre 1533.

[16] Correspondance de l'ambassadeur Tournon, depuis cardinal.

[17] A la lutte contre la réforme et à la convocation du concile. (Négociations de du Bellay.)

[18] Le Roi était né le 12 septembre 1494.

[19] On le trouve ainsi dans plusieurs collections de gravures. Ce portrait est absurde et appartient à l'école toute moderne ; c'est une mauvaise fantaisie de peintre, et néanmoins on le conserve dans les cartons de la Bibliothèque impériale.

[20] Le 25 avril 1529.

[21] Née le 11 avril 1492, de deux ans plus âgée que le roi son frère.

[22] Mai 1527.

[23] Les Contes de la Reine de Navarre, imités du Décameron, de Boccace, portèrent le titre primitif de l'Heptaméron, ou Nouvelles de la Reine de Navarre. Paris, 1568.

[24] Elle était née le 22 septembre 1499, et avait alors trente-quatre ans.

[25] Elle était née en 1508, et avait ainsi vingt-trois ans.

[26] Article Catherine de Médicis, dans les Dames illustres du seigneur de Bourdeille, si hardi en ses portraits.

[27] La Bibliothèque impériale possède une gravure contemporaine qui reproduit une chasse royale de François Ier. Voyez Collection de l'Histoire de France, XVIe siècle.

[28] Voyez les Grandes Chroniques de Saint-Denis, ad ann. 802 : elles parlent de ces chiens monstrueux qui attaquaient droit les loups et les sangliers.

[29] Les mémoires de Benvenuto Cellini, sur son séjour à Fontainebleau, sont d'une piquante curiosité. Voyez liv. IV.

[30] Cette généalogie fut invoquée sous la Ligue aux états de 1488, pour faire donner la couronne aux Guise.

[31] En 1515.

[32] En 1522.

[33] En 1528.

[34] François Ier l'avait créé maréchal de France en 1514.

[35] Il avait à peine dix-huit ans ; il était né en 1514, et sa promotion est de 1533.

[36] Il fut depuis appelé à l'évêché-pairie de Beauvais.

[37] Nés en 1515-1517.

[38] 1493.

[39] Né le 22 avril 1518.

[40] Né le 7 mai 1530.

[41] Le livre de l'Institution chrétienne, qui est l'œuvre capitale de Calvin, fut publié en 1635, à peu près à l'époque où Marie de Médicis arrivait à la cour de France.

[42] C'est à son retour de Venise et de son exil auprès de Madame Renée de France, que Marot publia la traduction de ses Psaumes en vers français, 1537.

[43] Brantôme dit : On ne pouvoit tant en imprimer qu'il ne s'en desbitât davantage. Voyez l'Histoire ms. de Henri II.