NINON DE LENCLOS

ET LES PRÉCIEUSES DE LA PLACE ROYALE

 

XV. — LES DESTINÉES DU MARAIS ET DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE (1714-1860).

 

 

Après la mort de Louis XIV, il ne fut plus question du Marais, de la place Royale, même comme lieu de distraction et de mode. Le faubourg Saint-Germain venait de s'élever avec ses larges rues et ses splendides hôtels. Sous la Régence, après le système de Law, toute la finance s'était portée dans l'espace des Petits-Champs, entre la place Vendôme et la place des Victoires. La gracieuse influence de la marquise de Pompadour, la belle artiste, avait favorisé la construction du faubourg Saint-Honoré, depuis l'Elysée, sa demeure favorite, jusqu'aux hôtels de la rue Royale et de la place Louis XV. Plus

tard s'éleva la chaussée d'Antin, les rues de Provence et d'Artois sous Louis XVI[1].

Le Marais, solitaire toujours, conservait son caractère de gravité, de grandeur : au centre brillait l'hôtel de Rohan-Soubise, antique manoir des Glissons, et que le prince de Soubise, si brave, si élégant, avait orné de la plus belle cour du monde, entouré d'une colonnade à la façon de la place Saint-Pierre de Rome, et puis de jardins magnifiques. La rue des Francs-Bourgeois et les rues environnantes comptaient les hôtels Caumont-Laforce, Lamoignon, Mole, de Mesme, Lepelletier de Saint-Fargeau ; le couvent des Blancs-Manteaux s'étendait jusqu'à la Vieille rue du Temple. Le Temple, demeure presque royale sous le duc de Vendôme (le grand prieur), réunissait les beaux esprits, philosophes et gourmands. On peut voir encore à Versailles une petite aquarelle qui reproduit les délicieux salons du Temple, pleins de beaux gentilshommes et de marquises qui soupent au cliquetis des verres, aux doux sons de la musique. Les meubles appartiennent à l'époque de Louis XV, fauteuils ovales, bonheur du jour, parure de la Régence, dessus de porte de Boucher et de Watteau ; les femmes ont des déshabillés à grands ramages, coiffures élevées ; les hommes en habits de taffetas, boutons en diamants, jabots de dentelles, perruques poudrées, avec la petite bourse pour retenir les cheveux, modes de la lin du règne de Louis XV.

Non loin du Temple se développait la rue Saint-Louis, nouvellement bâtie, la grande voie du Marais ; les remparts étaient démolis depuis 1735, des maisons s'élevaient sur le nouveau boulevard entre les rues du Pas-de-la-Mule et du Pont-aux-Choux. Un de ces hôtels devint célèbre par la demeure de Cagliostro, l'être étrange qui enivrait tout Paris[2]. Les philosophes attaquaient la vieille foi et ils croyaient aux prodiges des charlatans ; la croyance est au fond de toutes les âmes ; c'est un besoin de notre nature ; on niait les miracles et l'on s'agenouillait devant les prodiges ; on rejetait les paroles des apôtres pour accourir aux parades des bateleurs. En prolongeant le boulevard on trouvait la maison originale de Beaumarchais, une longue voûte conduisait à un jardin suspendu sur le boulevard jusqu a la Bastille, encore debout avec ses tours élevées, ses vertes pelouses, ses fossés remplis d'eau, ses ormes et ses marronniers. Dans cette riche maison de Beaumarchais on avait entendu, pour la première fois, la chanson de Rosine, dans le Barbier de Séville, et ce babillage castillan, au son des mandolines, qui enchantaient la vieille société.

Sur l'autre côté du boulevard, avec façade sur la rue des Tournelles, se conservaient les vestiges de l'appartement de Ninon de Lenclos ; quelques vieilles dévotes philosophiques y faisaient cercle autour des robes antiques, des fleurs fanées qui jadis avaient orné la courtisane morte incrédule, et les maximes d'Épicure aux lèvres[3]. La philosophie a ses ermitages et ses reliques ; les voyageurs qui passaient à Ferney n'allaient-ils pas cueillir les feuilles des arbres que Voltaire avait plantés ? et longtemps l'Ermenonville de Rousseau devint un lieu de pèlerinage. De cette maison des Tournelles, Ninon de Lenclos descendait chaque jour à la place Royale pour visiter ses plus anciennes amies, Mlle de Scudéry, Mme de Sévigné, Mme de la Fayette, toutes déjà assez avancées dans la vie pour parler de leur passé comme d'une chronique des vieux temps.

Par l'une des petites arcades de la place Royale on arrivait à la rue Saint-Antoine, aussi embellie de vastes hôtels avec les noms de Guise, Sully, d'Ormesson, etc., jusqu'au couvent des filles Sainte-Marie, lieu de retraite pour les précieuses de la place Royale et qui abritait les cercueils de leur famille. Ces cercueils (ceux des Sévigné par exemple) sont pêle-mêle dans les caves de l'église, aujourd'hui temple réformé ; à quelque foi qu'on appartienne, le culte des morts devrait être respecté. Hélas ! un jour que je recherchais les vestiges de la Fronde, j'entrai dans ce temple : sur l'escalier des morts le concierge faisait sa cuisine ; une partie du caveau était transformée en salle de bains. Douloureusement affecté de ces profanations, je courus me réfugier au milieu de cette riche bibliothèque de l'Arsenal, que le marquis de Paulmy[4] avait recueillie avec un soin si particulier dans ses voyages en Italie, à Venise surtout, et achetée en 1785 par M. le comte d'Artois.

D'une de ses fenêtres[5], je contemplais à l'extrémité de l'île Saint-Louis, l'hôtel Lambert, propriété moitié parlementaire, moitié financière, pleine de peintures de maîtres renommés, et en tête de tous, Lebrun. L'île Saint-Louis s'était peuplée ; elle comptait autant de maisons que les plus antiques rues du Marais, et par le nouveau pont Marie, les riches bourgeois de l'île pouvaient aller s'asseoir aux bancs de l'œuvre à Saint-Paul, à Saint-Gervais.

Un jour, toute cette population paisible fut secouée par le tocsin et le canon : une multitude de clercs de basoche, de gardes françaises débandées, avocats sans cause, foule effrénée, s'était jetée sur la Bastille ; que venaient-ils faire là ? Qu'avait de commun la Bastille, prison des gentilshommes, avec la colère des bourgeois et du populaire ? Tout le Marais fut réveillé comme au temps de la Fronde ; il se trouvait que le chef de cette multitude portait un nom cher à la place Royale. Le marquis de la Fayette voyait briller parmi les médaillons de sa famille l'image de la douce recluse des couvents de la rue Saint-Antoine.

Durant la Révolution, le Marais resta paisible en contemplation devant les événements comme un bourgeois pacifique, l'habit vert pomme, le parapluie en main, assistant à une querelle de peuple sans s'y mêler. Un jour seulement, le Marais fut très-affecté, quarante-sept grands noms de la haute magistrature montaient sur l'échafaud de la barrière du Trône, et presque tous habitaient l'antique quartier ; leurs hôtels furent confisqués, vendus à vil prix ou partagés entre les heureux de la Révolution. Le directeur Barras devint possesseur des deux plus beaux hôtels de la rue des Francs-Bourgeois. Les couvents se transformèrent en caserne : le Petit-Musc, les Minimes de la place Royale, les voisins de Marion Delorme. Le vœu de Diderot fut accompli.

Sous l'Empire, le Marais fut délaissé comme une terre d'ancien régime ; les promeneurs ne dépassaient pas le jardin Turc, les théâtres gais et forains du boulevard du Temple, le Cadran bleu chéri de l'officier. Dès qu'on entrait dans la rue Boucherat, l'herbe croissait dans la rue, la mousse s'entremêlait aux escaliers et aux portes fermées : un fiacre toutes les heures, quelques rares voitures bourgeoises d'un autre siècle, des groupes de femmes et d'enfants à la place Royale, la chèvre broutant comme en pleine campagne dans les fossés de la Bastille. Tel était l'aspect du Marais sous l'Empire, lorsque la Restauration vint apporter un autre élément de vie : le commerce de Paris avait considérablement grandi ; il lui fallait des dépôts, des magasins ; on chercha des hôtels vastes, des loyers bon marché, et le Marais fut choisi. A l'île Saint-Louis, les vins furent destinés. Aux antiques rues du Temple, du Grand-Chantier, les objets d'art, les bronzes, les joujoux d'enfants comme à Nuremberg. Les vastes cours qui, sous le vieux régime, voyaient les carrosses de la magistrature, la chaise à porteurs, des marquises à glaces à panneaux d'or, s'emplirent de charrettes bruyantes, des barriques empilées et des caisses en bois raboteux ; de vastes escaliers, des rampes de marbre ornent encore des vestibules découpés en magasin. A travers les caisses et les barriques, aujourd'hui brillent quelques fragments de lambris, des dessus de porte, œuvres de Watteau, des bergers à houlettes, en culotte de satin. Les grands laquais ont disparu ; avec eux les vieux intendants poudrés ; et la voix stridente du travailleur remplace les propos un peu impertinents des Frontins et des Lajeunesse. Ainsi, tout se transforme dans la marche des âges.

Quand la nuit a jeté ses ombres sur Paris, je me surprends seul à visiter les quartiers du Marais en partant des Tournelles, de la place Royale, les rues des Beautreillis, des Lions-Saint-Paul, l'Arsenal jusqu'aux Blancs-Manteaux et à la rue de l'Homme - Armé ; mille ombres gracieuses apparaissent devant moi, Cinq-Mars accourant à cheval au rendez-vous de Marion Delorme, Ninon recevant de beaux gentilshommes : Sévigné aux grands coups d'épée, Saint-Évremont, Bussy-Rabutin, et Scarron, le pauvre malade de la reine, Scudéry, la Calprenède. Le Marais se peuple des souvenirs du passé, et j'avoue que ces pèlerinages valent pour moi les plus belles soirées du monde vivant.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] En 1778. C'est aujourd'hui la rue Laffitte, comme la rue Charles X est devenue la rue Lafayette. N'y aurait-il pas justice à restituer les vieux noms ?

[2] Cet hôtel avec terrasse a été récemment démoli.

[3] La maison de Ninon conserve des sculptures et peintures ; elle est encore belle parmi les constructions modernes.

[4] De la famille d'Argenson.

[5] Ces fenêtres avaient alors des balcons à moitié ruinés.