NINON DE LENCLOS

ET LES PRÉCIEUSES DE LA PLACE ROYALE

 

XIII. — DÉCADENCE DE L'ESPRIT FRONDEUR SERVILITÉ. - DES ARTS ET DE LA LITTÉRATURE SOUS LOUIS XIV (1660-1680).

 

 

A travers les éclats de la Fronde, la littérature de la place Royale avait gardé un caractère libre et ravissant, une beauté particulière et supérieure : quelques-unes des plus remarquables tragédies de Pierre Corneille furent écrites et même représentées pendant les troubles. Si le Ciel appartenait à l'époque de Richelieu, à la chevaleresque et castillane influence de la reine Anne d'Autriche, les Horaces et Cinna[1] étaient représentés sur le théâtre au temps de Mazarin, et Polyeucte paraissait en pleine barricade. Dans toutes ces œuvres se révélait un caractère antique et romain : presque toutes les maximes rappelaient la liberté perdue avec l'espérance de la reconquérir. China transportait à Rome le spectateur enthousiaste qui vivait avec les tribuns, les consuls, le peuple des comices. Corneille, dans ses dédicaces, gardait un profond respect pour les cardinaux Richelieu et Mazarin, simple forme oratoire, laissez-passer pour ses grandes hardiesses de principes. Pierre Corneille fut l'historien du Sénat de Rome, le sublime traducteur de Tacite et de Suétone.

Ces sentiments de liberté se retrouvent dans toute la littérature de la Fronde. Même l'inoffensif Scudéry s'exalte dans la peinture de Brutus et de Cassius ; il élève la gloire du Sénat et l'opposition des Tribuns, de manière à correspondre aux agitations parlementaires de la Fronde. Si on lit attentivement les Fables de la Fontaine, on reconnaîtra bientôt une aigreur de pensées, une verve d'opposition et de censure : ses grenouilles qui demandent un roi sont un spirituel éloge de la démocratie[2], et ses fables méritaient d'être dédiées à la duchesse de Bouillon, l'ardente frondeuse. Saint-Évremont se faisait exiler par sa hardiesse ; Bussy-Rabutin, le railleur, était jeté à la Bastille ; le morose la Rochefoucauld n'était mécontent du genre humain que par le désespoir d'assister à la mort de la Fronde, dont il avait été l'un des héros. En fouillant un peu les lettres de Mme de Sévigné, on y voit un spirituel regret du passé et des beaux temps de la place Royale. Toute cette littérature avait pour ami, pour protecteur le surintendant Fouquet, esprit si éminent, si gracieux, si riche, si aimable, que les précieuses du Marais raffolaient de lui. Fouquet avait la main incessamment ouverte à tous les plaisirs du cœur ; et Ninon de Lenclos, la gardienne dé tous les secrets d'amour, avait prêté toute sa complaisance aux assiduités du surintendant auprès de Mme Scarron et de Mlle de la Vallière.

Jamais surintendant n'a trouvé de cruelles,

disait plus tard Boileau, pour irriter Louis XIV contre Fouquet, depuis captif et malheureux.

A cette littérature vive, ardente, succédait l'école des flatteurs prosternés devant le pouvoir de Louis XIV, et à sa tête il faut citer Molière. Par sa charge de tapissier du roi, Poquelin appartenait à la domesticité[3], et par sa vie bohémienne et vagabonde avec les histrions et les comédiens de campagne (si bien décrite par Scarron), le sieur Molière[4] ne pouvait inspirer qu'une très-faible considération dans le monde. Quand sa troupe vint s'installer au théâtre du Petit-Bourbon, il dut conquérir la faveur royale par une suite de petites adulations adressées à Louis XIV, dont il servait les caprices. Les Précieuses ridicules ne furent qu'une raillerie jetée à la vieille société de la place Royale et de l'hôtel Rambouillet ; Monsieur de Pourceaugnac fut l'apologie de l'ingratitude du roi envers la noblesse provinciale ; ces braves gentilshommes méridionaux qui autrefois formaient les mousquetaires, et qu'un comédien accablait de ridicules. Quand Louis XIV, enivré de jeunesse et d'amour, dédaigna les enseignements de l'Église, Molière donna le Tartuffe, pour souffleter le parti religieux, qui subissait avec tristesse les débordements de la cour : tout homme pieux, austère, fut un Tartuffe. L'Amphitryon du sieur de Molière fit l'éloge de l'adultère, et Sosie jetait le ridicule sur Amphitryon (M. de Montespan, le type de l'honneur), pour ne pas souffrir patiemment les visites de Jupiter (Louis XIV) à sa femme, et ne pas se glorifier de voir naître un fils des Dieux dans sa famille (M. le duc du Maine)[5].

Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule.

Ce qu'il y a de plus abaissé dans le génie, c'est de servir les passions des princes ou du peuple aux dépens de la morale et de l'honneur.

Né dans le sein de la bourgeoisie et de la basoche, Boileau fut le second des flatteurs courbés devant le pouvoir absolu de Louis XIV ; il ne vivait, il n'écrivait que par sa volonté. Dans ses vers hyperboliques, Boileau s'écrie :

Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire.

Il travaille par les ordres du monarque et pour servir chacun de ses caprices. Si l'on pénètre bien dans l'esprit de sa satire sur les Embarras de Paris, ce n'est qu'une critique contre cette cité mécontente et naguère révoltée. Boileau sert et exalte cette répugnance que Louis XIV eut toujours pour la capitale, et sa résolution invariable d'habiter Versailles. L'Art poétique[6] n'est qu'une satire contre la littérature de la Fronde et les beaux esprits de la place Royale, littérature spirituelle et française, qui avait brillé avec tant d'éclat.

Le tendre Racine (comme on le nomme encore aujourd'hui) étudie constamment toutes les faiblesses du roi pour y adapter ses héros de planches et de tréteaux : depuis Agamemnon jusqu'à Assuérus, c'est toujours Louis XIV. A côté dune correction parfaite et de vers admirables, il n'y a ni vérité locale, ni étude sérieuse des temps de la Grèce et de Rome. L'antiquité que reproduit Racine, il la trouve à Versailles ; il introduit ses passions sur la scène ; il caresse les amours du roi : chacune des maîtresses pouvait se reconnaître dans des vers suaves ; et plus tard, la vieille marquise de Maintenon était saluée dans Esther comme la protectrice du peuple de Dieu. On pouvait comparer les tragédies de Racine à des statues grecques qu'on aurait revêtues des habits des courtisans de Louis XIV.

La tragédie, à ce point de vue, avait quelque chose de faux, et le cothurne romain allait mal au talon rouge de Versailles. Chez les anciens les représentations scéniques avaient pour objet de rappeler les traditions et les souvenirs de la patrie ; elles intéressaient ainsi tout un peuple. Chez les nations modernes, qui pouvait s'attendrir aux déclamations sur la vengeance des Atride, les ruines de Troie, les mœurs de Lacédémone ou de Rome, reproduites par des acteurs en cuirasse de fer-blanc et en casaque de laiton ? Ces drames ne pouvaient donc intéresser la cour de Louis XIV que par des allusions à des personnages contemporains, à des situations connues. La comédie elle-même ne pouvait plaire que comme une raillerie, une complaisance, une lâcheté contre les disgraciés de cour. Tout ce qu'il y avait d'attrayant était emprunté aux types éternels de la comédie italienne, aux intrigues amoureuses des saynètes espagnoles : tout ce qui ruisselait de gaieté dans les paroles de Marinette, de Scapin, de Léandre, d'Isabelle, d'Arnolphe, de Sganarelle, venait du théâtre de Bologne, de Naples, de Rome ou de Florence.

En comparant ces œuvres à la littérature de Louis XIII, on reconnaîtra que cette littérature était plus française, réellement supérieure parla couleur et la fantaisie : un esprit vif, étincelant, se révélait dans Bussy-Rabutin, Balzac et Mme de Sévigné ; les inimitables Mémoires de Gramont, écrits par Hamilton, en conservaient l'empreinte sous le règne de Louis XIV[7]. On trouve cet esprit ravissant chez Mme Deshoulières, tant mêlée à la Fronde par elle-même et par son mari compromis dans les aventures du prince de Condé. Mme Deshoulières, quoique très-flatteuse pour Louis XIV, le Jupiter-colère qu'elle veut apaiser, pleure les temps finis ; ses naïves poésies sentent les parfums de l'hôtel Rambouillet. Rien ne peut se comparer à sa charmante idylle :

Dans ces prés fleuris

Qu'arrose la Seine.

Cherchez qui vous mène.

Mes chères brebis.

J'ai fait, pour vous rendre

Le destin plus doux,

Ce qu'on peut attendre

D'une amitié tendre ;

Mais son long courroux

Détruit, empoisonne

Tous mes soins pour vous.

Et vous abandonne

Aux fureurs des loups.

Cette gracieuse bergerie, toute politique, était pleine d'allusions aux proscriptions royales : Mme Deshoulières, sous la tendre image des brebis dispersées, s'adresse à ses enfants dont le patrimoine avait été dévoré par les loups (le fisc sous Louis XIV)[8]. Fière encore dans sa disgrâce, Mme Deshoulières s'en vengeait quelquefois par des épigrammes contre les poètes favoris de la nouvelle génération, les mendiants versificateurs de Versailles, heureux et fiers de la protection de Louis XIV ; et rien n'est plus spirituel que le jugement en jolis vers qu'elle lançait contre la monotone Phèdre de Racine, ses dialogues, ses récits langoureux, ses situations fastidieuses ou ridicules.

Dans un fauteuil doré, Phèdre, tremblante et blême,

Dit des vers où d'abord personne n'entend rien ;

Sa nourrice lui fait un sermon fort chrétien

Contre l'affreux dessein d'attenter à soi-même.

Hippolyte la hait presque autant qu'elle l'aime :

Rien ne change son cœur, ni son chaste maintien ;

La nourrice l'accuse, elle s'en punit bien ;

Thésée a pour son fils une rigueur extrême.

Une grosse Aricie au cuir rouge, aux crins blonds,

N'est là que pour montrer deux énormes tétons,

Que malgré sa froideur Hippolyte idolâtre.

Il meurt enfin, traîné par des coursiers ingrats ;

Et Phèdre, après avoir pris de la mort-aux-rats,

Vient en se confessant mourir sur le théâtre[9].

Qu'on s'imagine, maintenant, l'effet d'indignation que devait produire sur cette société de poètes satisfaits, et d'heureux pensionnés de cour, cette ingénieuse critique que lançait sur Phèdre les dernières ombres de l'hôtel Rambouillet. Aussi Boileau ne se tint pas de colère : attaquer le chef-d'œuvre de son ami, ne pas trouver admirables les vers sonores, imitatifs :

A peine nous sortions des portes de Trézène,

c'était un crime : comment ne pas proclamer amusantes ces entrées, ces sorties des confidents qui venaient raconter les aventures et la mort d'Hippolyte : c'était l'erreur littéraire de l'antique hôtel de Rambouillet, et Boileau s'en vengea par quelques épigrammes.

Dans les arts, est-ce que la même supériorité n'appartenait pas au règne de Louis XIII ? Est-ce que les colossales toiles de Lebrun, ces tapisseries peintes des batailles d'Alexandre valaient les couleurs de Poussin et de Rubens ? Les portraits léchés de Mignard pouvaient-ils se comparer aux graves œuvres de Philippe de Champagne, aux splendides ressemblances qui font réfléchir et penser ? Le capricieux Callot était relégué par Louis XIV parmi ce qu'il appelait les magots de l'école flamande, les plus belles toiles du monde ; et l'on faisait à peine attention à Van Dick, le mélancolique peintre des Stuarts, et à Rubens, le divin artiste de la Descente de croix, de la mère des douleurs, du Christ à la chair morte et déjà presque ressuscitée, de la Madeleine aux cheveux blonds et flottants, agenouillée aux pieds du Sauveur. Si Versailles avait une grandeur, une majesté incontestable, combien était gracieux, svelte, le palais Cardinal, l'hôtel Mazarin avec leur coupole, leurs galeries florentine et romaine, car l'étendue, la magnificence ne constituent pas la beauté. Les églises même construites sous Louis XIII avaient une élégance, une richesse particulières, témoin le Val-de-Grâce, Saint-Paul-Saint-Louis de la rue Saint-Antoine ; si les ornements extérieurs étaient simples, l'intérieur paraissait tout orné de marbres aux mille couleurs, et de tableaux de maîtres ! Au fond des chapelles latérales on voyait des tombeaux d'une belle sculpture : le trépassé paraissait agenouillé sur la tombe, les mains jointes pour la prière : s'il était gentilhomme ou soldat, il conservait son armure ; secrétaire d'État ou magistrat, on le voyait sous sa toge sculptée en pierre ; s'il était cardinal, sa robe pourprée était relevée par son rabat de dentelles et le cordon de l'ordre en sautoir, ainsi qu'on voit encore le cardinal de Richelieu à la Sorbonne. Ces tombeaux placés dans les églises ne pouvaient assurer sans doute l'éternité, mais ils donnaient à l'homme la plus longue mémoire que l'humanité puisse obtenir : la créature en face de Dieu. Les tombes s'harmoniaient mieux avec les chapelles sombres et pieuses qu'avec ces cimetières vaniteux qui exposent théâtralement, sous la protection de quelques stupides symboles, les grandeurs d'un cadavre dévoré par les vers du sépulcre[10].

Si l'idée morale de la charité n'est pas morte dans la société moderne, une grandeur particulière doit se rattacher au règne de Louis XIII[11]. Les deux quartiers Saint-Jacques et le faubourg Saint-Antoine virent s'élever partout des asiles pour les enfants trouvés, des hospices confiés aux sœurs grises pour le service des malades ; les missions étrangères furent destinées à porter le nom de France en Orient, en Amérique, dans les Indes. L'esprit cavalier de cette génération intrépide après les guerres civiles s'était jeté dans les découvertes aux lointaines contrées ; les flibustiers n'étaient que des vaillants hommes entraînés par le goût des aventures ; avec ces francs tireurs partaient des missionnaires qui donnaient un but régulier et définitif à la colonisation ; presque toujours en rapport avec les tribus errantes, les jésuites parvenaient à les éclairer, à les civiliser[12], tandis que les pères de la Merci achetaient les esclaves chez les Turcs, les Algériens et les Tunisiens.

Telle était l'œuvre extérieure de cette société ! Il y avait aussi des solitudes studieuses ouvertes au chrétien pour réfléchir sur lui-même, et parmi ces fondations, Port-Royal, séjour de prédilection des hautes intelligences. Sous Louis XIII se multipliaient aussi les couvents pour l'éducation des jeunes filles et pour les Madeleines qui revenaient à la morale, à la pénitence. L'état religieux s'étendait ; les œuvres et la prière étaient les profondes préoccupations de cette époque dont la grande pensée fut le salut. Les saintes filles vivaient et mouraient à l'abri des passions du monde, et une des plus heureuses fut Mlle de la Fayette, qui sut éviter les déceptions de Mlle de la Vallière, sa chère compagne aux beaux jours des demoiselles d'honneur de la reine.

 

 

 



[1] Cinna et les Horaces furent représentés sur les théâtres de Paris de 1643 à 1646.

[2] Les grenouilles se lassant

De l'état démocratique,

Par leur clameur firent tant,

Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.

[3] Poquelin avait obtenu la survivance de son père en 1637.

[4] Il avait suivi les Béjards dans tout le midi de la France.

[5] Le marquis de Montespan avait subi son malheur avec dignité ; il fut exilé, persécuté, et cette dignité, Molière la tournait lâchement en ridicule. (Voyez mon livre sur Mlle de la Vallière.)

[6] Art poétique, chant III.

[7] Les mémoires de Gramont et les lettres de Mme de Sévigné, publiés sous Louis XIV, n'eurent de succès qu'au milieu du dix-huitième siècle.

[8] Œuvres de Mme Deshoulières.

[9] L'analyse de Phèdre est parfaitement exacte.

[10] On peut voir quelques-unes de ces tombes à Saint-Gervais, Saint-Paul, Saint-Louis. Les tombes de Saint-Roch sont postérieures.

[11] Saint Vincent de Paul assista Louis XIII dans ses derniers moments ; il avait inspiré la plupart de ses bonnes œuvres. Saint Vincent de Paul fut sous ce règne un homme politique très-important.

[12] L'établissement connu sous le nom de Missions dans le Chili fut un modèle de colonisation. L'ingénieux romancier M. Gustave Aymard en a rendu témoignage.