NINON DE LENCLOS

ET LES PRÉCIEUSES DE LA PLACE ROYALE

 

X. — LA PLACE ROYALE APRES LA MORT DU CARDINAL DE RICHELIEU (1642-1646).

 

 

Quand la main d'un homme d'État à l'esprit absolu se dessèche sous le souffle de la mort, il se fait presque aussitôt dans la société une réaction de liberté et quelquefois même de licence. Le cardinal de Richelieu seul personnifiait son système ; quoiqu'il eût désigné Mazarin pour son successeur, il ne pouvait lui transmettre ni son caractère inflexible, ni la force de sa situation. Le nouveau ministre se hâta d'inaugurer un système d'indulgence en rappelant à la cour quelques-uns des exilés ou des captifs de la Bastille : Gaston d'Orléans, le duc de Beaufort (fils cadet de César de Vendôme), les maréchaux de Bassompierre, de Vitry, le comte de Cramail, tous frappés par Richelieu : ceux-ci, bien que pardonnes, n'oubliaient rien. En politique, il faut rarement châtier et moins encore proscrire ; mais quand on a puni, il faut plus difficilement encore pardonner : les rancunes survivent à la grâce, et l'amnistié se remet à conspirer de mieux en mieux, sans le vouloir, et presque par tempérament.

Sous le cardinal de Richelieu, la place Royale, toujours médisante, s'était tenue calme ; la peur donne de la prudence ; si l'on pensait silencieusement, l'on écrivait pas[1]. Dès que la mort du cardinal eut relâché les ressorts de la police, les langues se délièrent, et ce fut à qui bavarderait davantage : les ruelles devinrent le théâtre d'un vrai caquetage d'opposition dont le vieux et élégant Bassompierre devint le héros, et Saint-Évremont la spirituelle trompette ; on vit reparaître les exilés dans tous les hôtels des rues Saint-Antoine, du Beau-Treillis, de Saint-Paul, de Lesdiguières.

Il se fit encore une plus grande licence de parole à la mort de Louis XIII, quand la régence d'Anne d'Autriche s'établit comme gouvernement ; nulle époque plus douce, plus oublieuse du passé ; chacun faisait ce qui lui plaisait et disait ce qu'il voulait[2]. Le caractère d'Anne d'Autriche, d'une indulgence ravissante, se prêtait à toutes les joies, à toutes les fêtes, aux plaisirs les plus variés ; Saint-Évremont, revenu de l'exil, chantait cette gracieuse et bonne liberté, il s'en souvenait dix ans après sous le règne absolu de Louis XIV :

J'ai vu le temps de la bonne régence,

Temps où régnait une heureuse abondance,

Temps où la ville aussi bien que la cour

Ne respiraient que les jeux et l'amour.

La politique indulgente

De notre nature innocente

Favorisait tous les désirs :

Tout goût paraissait légitime,

La douce erreur ne s'appelait point crime.

Les vices délicats se nommaient les plaisirs[3].

Ces vers charmants rappelaient bien le joli temps de la régence ; on y trouvait l'expression des vices délicats, surtout à la place Royale, dans les ruelles de Marion-Delorme et de Ninon-de-Lenclos. La régence fut l'époque du triomphe de ces deux Lais, comme les appelait le classique Saint-Évremont. Marion vivait sans liens, sans attachement, en vrai amoureuse des sens ; on ne dit même pas qu'elle eut pleuré M. de Cinq-Mars, le grand écuyer, son plus tendre serviteur, dont la mort tragique avait jeté la consternation à la place Royale ; elle avait alors trente ans : d'une bonne mine avec de la grâce, une figure très-avenante, de beaux yeux un peu lascifs ; ses rivales racontaient que son nez rougissait comme celui d'un vigneron, et que pour l'éviter elle mettait sans cesse les pieds à l'eau froide[4] ; au reste, Marion de Lorme, ravissante de formes, jouait du luth à merveille, dansait la sarabande à une façon délicieuse ; sa vie était un chapelet de caprices, depuis Desbarreaux, le poète, jusqu'à MM. de Châtillon et de Brissac ; elle avait beaucoup cultivé la fortune d'Éméry, et son plus bel écrin venait de lui ; toujours d'une élégance parfaite, ses gants ne lui duraient pas trois heures (les gants d'Espagne étaient alors un luxe[5]). On évaluait sa garde-robe à plus de 20 000 écus ; elle aimait les bijoux, l'argenterie qu'elle prenait au marc pesé avec tout le soin d'un avare, parce qu'elle avait plus d'un banquier pour payer ses dettes.

Mlle Ninon de Lenclos, encore plus hardie, plus effrontée, était devenue une fille publiquement entretenue ; rien de plus faux que la renommée de désintéressement que les écrivains philosophes ont voulu faire à Ninon de Lenclos. M. Coulon, conseiller au parlement de Paris, nous l'avons dit, l'avait toujours à ses gages pour 500 livres par mois, ce qui ne l'empêchait pas d'être payée par quartier aux frais du financier Rambouillet[6] ; elle tirait sur ses amants des lettres de change avec la rapacité d'une juive à la ceinture dorée. Sans doute, à l'imitation de toutes les courtisanes, Ninon de Lenclos avait des caprices, des amis de cœur, des fantaisies de sens multipliées à l'infini et brisées sans pudeur par des congés capricieux et impertinents[7]. Les penseurs louaient cette orgie d'amour chez Ninon, parce qu'elle lisait Montaigne et qu'elle ne croyait qu'au plaisir et peu à Dieu. Admirablement gracieuse comme Marion Delorme, Ninon jouait du luth et dansait en s'accompagnant ; le luth et le théorbe étaient les instruments à la mode avant que Lully mît les violons en renommée. Les curieux qui parcourent la collection des estampes à la Bibliothèque impériale peuvent remarquer un portrait de Ninon de Lenclos, assise devant un instrument en forme de piano ; ce n'est point un orgue, car il n'a pas de tuyaux : il se compose de trois rangs de touches superposées, ce qui permettait un certain développement dans les octaves et les gammes.

Marion Delorme et Ninon de Lenclos étaient les deux renommées du Marais. Mais alors l'importance de la place Royale était menacée par l'influence des deux hôtels Rambouillet qu'il ne faut pas confondre ; l'un situé à Reuilly, l'autre (l'ancien hôtel Pisani) s'élevait dans le quartier des Tuileries, où se trouvent les nouvelles galeries du Louvre.

Le faubourg Saint-Antoine, malgré ses transformations, est encore un des quartiers les plus historiques de Paris ; il faut le parcourir avec une vive attention quand on veut se faire une idée juste de l'époque de Louis XIII, si curieuse au point de vue de l'art. Au village de Reuilly (où a été ouverte la rue) se déployait un magnifique parc de plus de trente arpents, admirablement planté de bouquets d'arbres, treillis de beaux raisins, jets d'eau, cascades, prairies, labyrinthe, groupes de fleurs, longues allées, dont la principale s'élevait jusqu'à une vaste terrasse suspendue sur les bords de la Seine[8]. Quatre pavillons larges flanquaient ce parc, la propriété du célèbre financier Rambouillet dont j'ai parlé, famille mêlée aux parlements, aux gens de lettres qui comptait dans son sein Mme de la Sablière et Tallemant des Réaux.

A l'hôtel Rambouillet on ne trouvait plus l'esprit du Marais, mais une élégance plus avancée, cette médisance plus hardie que donnent le luxe, une grande fortune récemment acquise. Le monde toujours rampant devant les louis à double écusson et les pistoles d'or devait délaisser la modeste et galante place Royale pour la société riche et fastueuse de l'hôtel du financier Rambouillet, où les gens de lettres venaient s'abriter. La Fontaine trouva plus tard un fastueux asile chez M. de Rambouillet, galant raffiné, fort léger en amour et faisant des madrigaux d'une certaine désinvolture :

J'aime bien quand je suis aimé,

Mais je ne puis être enflammé

De belles qui sont inhumaines ;

Et si l'on veut me posséder,

Il faut des charmes pour me prendre,

Et des faveurs pour me garder[9].

Un autre danger pour la popularité de la place Royale, c'était la dispersion de presque tous les beaux esprits attirés à l'hôtel Pisani, déjà d'une grande célébrité, et qui depuis porta aussi le nom de Rambouillet[10]. Là habitait une famille de haute noblesse ; il ne faut pas confondre, je le répète, ces Rambouillet avec les financiers. Cet hôtel devint le séjour ou pour mieux dire le temple des précieux et des précieuses, les divinités du jour. Le marquis de Rambouillet était de la maison d'Angennes, et sa femme, née des Pisani de Florence, était fille d'honneur, fort aimée de la reine Marie de Médicis : avide d'instruction, Mme de Rambouillet avait appris le latin pour lire Virgile, et l'espagnol pour réciter les poésies castillanes à la reine Anne d'Autriche ; elle dessinait à merveille ; improvisatrice distinguée, pleine de goût dans les arts, elle aimait à surprendre ses nombreux amis par la nouveauté de ses constructions d'architecture, de ses ameublements délicieux qui comme des décors de théâtre s'animaient dans ses représentations mythologiques ; déjeunes nymphes sorties tout à coup des bosquets au milieu des fleurs et des fontaines, tressaient des couronnes pour les charmantes précieuses ; chez la marquise de Rambouillet se réunissaient les beaux esprits : Conrad, Voiture, Patru, Bois-Robert et Maugras, la plupart changeaient leurs noms de famille contre les fantastiques surnoms des beaux romans de Mlle de Scudéry, sonores et poétiques ; les femmes aussi, dédaignant les réalités de la vie, s'épanouissaient dans les fictions ; Mme de Rambouillet s'appelait Arthémise, et Chapelain lui adressait ce madrigal :

Son vaste cœur en ces bas lieux

Pour remplir son ardeur ne voit rien d'assez ample,

Et son esprit prodigieux

Est l'exemple public ; mais qui n'a point d'exemple

De douce majesté, son esprit est vêtu,

Et qui la détruirait, il détruirait le temple

De l'honneur et de la vertu.

La ravissante fille de la marquise de Rambouillet, du nom de Julie-Lucine d'Angennes, brillait parmi les nymphes de cet olympe de galanterie : elle fut la Muse invoquée par Toiture ; éprise du beau langage, elle ne pouvait souffrir une faute, une grossièreté dans la conversation ordinaire. Pour Julie d'Angennes, on tressa la fameuse guirlande de fleurs animées[11], recueillie par le duc de Montausier, qui devint son heureux époux. Chaque fleur adressait un compliment à Julie ; Zéphir répandait des bouquets sur les chiffres multipliés de la châtelaine. Le marquis de Rambouillet, son père, fit même son petit madrigal, un peu alambiqué, sur l'hyacinthe qu'il avait choisie pour sa fleur animée, en l'offrant à Julie. L'hyacinthe s'exprimait par une fine allusion à sa triste fin :

Je n'ai plus de regrets à ces armes fameuses

Dont l'injuste refus précipita mon sort.

Si je n'ai possédé la marque glorieuse.

Qu'un destin plus heureux m'accompagne à la mort,

Et que le sang d'une illustre folie

A fait naître une fleur qui couronne Julie.

A côté de cette belle et ravissante Julie, la déesse animée de l'hôtel Rambouillet, s'asseyait très-souvent Mlle Paulet, cette blonde aux cheveux ardents dont nous avons parlé, belle Languedocienne, vive, spirituelle. Son portrait la représente avec de grands yeux, des cils très-marqués, l'allure un peu masculine, coiffée d'un bonnet de dentelles dont les brides tombaient sur ses épaules larges et sa taille cambrée[12]. Excellente musicienne, d'une voix ravissante, elle dansait en s'accompagnant.

Qui fit la musique de ce ballet ?

Ce fut la petite Paulet.

Les ballets mythologiques, alors en vogue, représentaient la mer, les nymphes amphitrites, qui, chacune, récitait des vers. Mlle Paulet, sous le nom d'Arthénise, vêtue en amazone, la première dans toutes les fêtes, ne se fatiguait jamais ; son courage et sa chevelure fauve dorée la faisait appeler la Lionne : à ses pieds soupiraient d'amour les plus beaux gentilshommes. Cette société polie prépara la génération spirituelle du dix-huitième siècle. On lui doit l'honneur des gentilshommes, un des beaux fleurons de notre couronne nationale. C'est de l'hôtel Rambouillet que sortirent mille expressions polies, élégantes, qui tirent de la langue française un bel écrin de brillantes images. C'est là que se formèrent Mme de Sévigné, Bussy-Rabutin, Saint-Évremont, école qui se résume plus tard dans Hamilton et Voltaire.

 

 

 



[1] Il ne se publia pas un seul pamphlet en France, surtout pendant la dictature de Richelieu, ensanglantée par les supplices de Saint-Preuil, de Thou, Cinq-Mars et la condamnation des ducs de la Valette et de Vendôme.

[2] Voyez mon livre sur Anne d'Autriche.

[3] Œuvres de Saint-Évremont. Il était alors exilé en Angleterre.

[4] Une des Historiettes de Tallemant des Réaux a été consacrée à Marion Delorme.

[5] L'infante-reine avait mis ces gants à la mode avec les éventails mauresques tout pailletés.

[6] Les Historiettes de Tallemant des Réaux énumèrent avec grand soin les amants de Ninon de Lenclos.

[7] Et par exemple celui si souvent cité à l'occasion de la promesse de fidélité donnée au marquis de la Châtre. Oh ! le bon billet qu'a la Châtre. Propos d'une courtisane éhontée que les penseurs trouvent très-spirituel.

[8] J'ai fait récemment un pèlerinage historique dans ce vieux quartier tout plein d'intérêt. La civilisation moderne s'est implantée sur ce terrain par une caserne, le chemin de fer de Lyon et la prison Mazas : les trois formes de la société actuelle.

[9] M. de Monmerqué a placé une savante et ingénieuse préface en tête des Mémoires de Tallemant des Réaux, dans laquelle il donne de curieux détails sur les familles de Rambouillet.

[10] On a beaucoup écrit sur l'hôtel de Rambouillet et le bel esprit d'alors. MM. de Monmerqué et de Walckenaer sont les deux érudits qu'il faut toujours consulter de cette époque, en se méfiant un peu de leurs petites médisances.

[11] La Guirlande de Julie, pour Mlle de Rambouillet Julie-d'Angennes. L'exemplaire original écrit à la plume par Jarry, le célèbre calligraphe du roi, fut acheté à une vente, par un libraire anglais, 14.510 francs.

[12] Ce portrait est celui que nous a donné M. de Monmerqué. Un des administrateurs du département au 10 août, devenu comte, a occupé ses loisirs à écrire l'histoire de la société polie de l'hôtel Rambouillet.