NINON DE LENCLOS

ET LES PRÉCIEUSES DE LA PLACE ROYALE

 

IX. — LES ARTS SOUS LOUIS XIII. - RUBENS. - POUSSIN. - LESUEUR. - CALLOT (1635-1642).

 

 

Il avait éclaté une vive et populaire joie autour du berceau d'un dauphin, fils de Louis XIII et d'Anne d'Autriche ; si les pamphlets hollandais et des réfugiés en Angleterre racontaient sur la fécondité de la reine de puérils et d'odieux épisodes[1], les multitudes faisaient retentir l'air d'enthousiastes acclamations. Le roi, à l'occasion de ce joyeux événement, consacra son royaume à la vierge Marie et le mit sous sa protection ; un tableau mystique peint à la manière de la belle école espagnole de Murillo avec des roses et des lis, représente le roi Louis XIII et la reine Anne d'Autriche, agenouillés aux pieds de Marie, offrant le royal berceau à la Vierge[2]. Le roi avait esquissé lui-même ce grand ex-voto, car il dessinait au trait parfaitement et lavait les plans d'architecture avec distinction.

A l'occasion de la naissance du dauphin, on jeta les premiers fondements de l'église Saint-Paul-Saint-Louis de la rue Saint-Antoine ; la vieille chapelle où Henri III avait versé des pleurs si abondants à la mort de ses mignons ne paraissait plus assez riche pour le brillant Marais. La nouvelle église Saint-Paul[3] prit la forme élégante, élancée du Val-de-Grâce sous une coupole merveilleusement ornée avec des nefs et des tribunes de marbre de toute couleur. Les jésuites qui durent desservir cette église avaient un goût parfait d'ornementation ; ils n'aimaient pas le genre sérieux et sévère des oratoriens. Artistes par les habitudes des légendes vives et colorées, les jésuites aimaient les images ; leurs églises étaient comme des musées catholiques où tout réjouissait la vue : marbres de mille couleurs, statues, tableaux, tentures à demi-jour, rose, jaune, bleu, vitraux où les rayons du soleil se reflétaient sur les autels et les sanctuaires d'une façon ravissante. Les jésuites étaient en harmonie avec ce siècle de Louis XIII, si plein de nobles artistes dont la galerie se déploie encore majestueuse à nos yeux ravis.

Rubens[4], le premier peintre exubérant de formes et de chairs, esprit du monde avant d'être artiste, négociateur habile, homme politique discret, s'était voué à Marie de Médicis dont il avait servi la régence. Pour elle il avait peint les toiles historiques de son règne destinées au Luxembourg, et qui reproduisaient les époques de sa vie. Rubens, reconnaissant, avait offert à la reine mère disgraciée un asile à Cologne, dans la maison qu'il avait fait construire pour lui-même. Louis XIII et Richelieu lui en surent gré, et le cardinal, grand amateur de belles toiles, lui offrit dix mille pistoles pour son admirable tableau la Descente de croix, le groupe le plus sublime que l'art ait jamais produit. Rubens, en pieux patriote, préféra en doter l'église d'Anvers, la perle précieuse des Flandres ! Pittoresque contrée où chaque ville avait ses artistes, ses corporations, sa cathédrale et son hôtel de ville au beau carillon. On ne sait pas tout ce que l'art a perdu en abdiquant les vieilles croyances, les plus brillantes couleurs dans la palette de l'homme.

Si le dévouement de Rubens pour Marie de Médicis et son patriotisme flamand ne permettaient pas au cardinal de l'attacher à son service, il n'en était pas ainsi de Nicolas Poussin[5], arrivé récemment de Rome, et que Richelieu embrassait publiquement dans son palais au milieu de la foule des courtisans ébahis de tant d'honneur ! Qu'on se représente le château de Saint-Germain tout rempli de brillants gentilshommes à un retour de chasse. Louis XIII, confondu avec cette multitude si noble, si bien parée, avait voulu laisser à Nicolas Poussin le soin de reconnaître le roi au milieu de tous. L'artiste, sans se laisser éblouir, fléchit le genou devant le monarque, qui le nomma son premier peintre. Il le méritait bien. Nul plus que Poussin n'avait étudié l'art antique à son berceau, dans son long séjour à Rome ; sa petite villa était située à côté de Salvator Rosa et de Claude Lorrain, les grands paysagistes. Poussin s'était comme eux consacré à peindre la campagne de Rome, belle encore dans sa douleur et son abandon : les arbres, si rares au milieu d'une plaine nue semée de tombeaux, de temples ombragés de cyprès ; les horizons de Rome lui étaient familiers, sous ce ciel bleu qui se confond avec les vapeurs des marais, d'où le buffle vous contemple de son œil triste et maladif. Nicolas Poussin, fixé désormais à Paris, employé aux grandes décorations de châteaux et d'églises, fut le peintre aimé du cardinal de Richelieu, actif et libéral protecteur des arts[6].

Le pieux et tendre Philippe de Champagne travaillait à côté de Poussin pour l'embellissement du Luxembourg. Né à Bruxelles, élève de la meilleure école flamande, il était venu à Paris, car la renommée de Marie de Médicis attirait les peintres pour l'ornementation des palais[7]. Il en fut distingué presque aussitôt quand il eut peint les six beaux tableaux pour l'église des Carmélites du faubourg Saint-Jacques, et le crucifix du plafond, chef-d'œuvre de perspective. Le cardinal lui confia les peintures du dôme de la Sorbonne, les quatre Pères de l'Église et le vœu de Louis XIII. La supériorité de Philippe de Champagne fut le portrait ; il y excella non-seulement par la fidélité des traits, mais encore par les grâces de ce pinceau qui savait saisir et relever le beau côté de la figure humaine ; un portrait qui n'offre que la ressemblance peut être parfaitement médiocre : le suprême talent consiste à poétiser, à ennoblir les traits, et en respectant la vérité à l'idéaliser ; ainsi furent les portraits de Marie de Médicis, d'Anne d'Autriche, de Louis XIII et du cardinal, chefs-d'œuvre de l'artiste qui sut donner un caractère de noblesse admirable à ces tètes graves ou souriantes, sous leurs fraises de dentelles, leur cape de velours noir que relevait le cordon des ordres de la Toison d'or et du Saint-Esprit émaillés de pierres précieuses.

Tandis que Philippe de Champagne achevait son christ merveilleux pour l'église des Carmélites, un de ses camarades d'atelier qu'il avait connu à Rome, Eustache Lesueur, commençait ses suaves compositions pour le cloître des chartreux, la Vie de saint Bruno[8], le divin agriculteur plein d'initiative, de courage, qui avait fondé l'ordre des plus infatigables travailleurs : les Chartreux. Si Philippe de Champagne avait étudié Léonard de Vinci, son ami Lesueur avait aimé Raphaël et ses créations angéliques ; cette école se révélait dans son chef-d'œuvre de simplicité sublime, la vie de saint Bruno depuis son enfance jusqu'à ses miracles[9]. Ce qui faisait la force, la supériorité des artistes à cette époque, je l'ai dit bien souvent, c'était la foi : ils croyaient à la légende chrétienne, à la vierge, aux saints. Les époques de matérialisme ne peuvent produire l'idéal, il faut aimer et croire pour accomplir de belles œuvres ; avec l'indifférence au cœur, on ne peut avoir de nobles inspirations ; les poètes, les artistes de l'antiquité avaient des amours ardents et païens, comme les artistes catholiques avaient la foi mystique ; mais tous néanmoins croyaient et aimaient. Sous le règne de Louis XIII, les couvents s'enrichirent de splendides toiles, des sculptures les plus splendides ; les monastères abritaient les chefs-d'œuvre ; les religieux étaient les paisibles conservateurs des lettres et des arts ; les peintres qui reproduisaient les scènes de la vie chrétienne étaient entourés de soins et d'hommages : autour de l'artiste se groupaient ces moines aux têtes chauves et recueillis dans le silence sous les longues voûtes du cloître de Sainte-Geneviève ou de Saint-Germain, qui l'admiraient comme une intelligence céleste ; en la plaçant dans une église l'artiste était sûr d'éterniser son œuvre. Dans ce froid Panthéon qu'on appelle musée, espèce de halle aux arts, toutes les toiles, tous les sujets sont confondus : l'admiration se résume en un violent mal de tête et en l'odeur nauséabonde de vernis. La sculpture avait sa place dans l'Église : elle y ciselait les héros de guerre, ou ces hommes d'Etat qu'on voit encore couchés sur des tombes de marbre, entre deux figures : la Mort qui lient son sablier et le Temps qui relève sa faux. Les œuvres de Lesueur respirent la piété douce et animée du catholicisme.

La belle école de Louis XIII se complète par cet artiste bruni à la poussière et au soleil, d'une désinvolture un peu bohémienne, François Callot[10], qui s'était habitué par le dessin et la gravure à reproduire la société vivante et réelle de ces temps de guerre et de dévastation. Voyez ces cavaliers à la haute stature, moustaches en croc, la plume au vent, avec leurs rapières si longues qu'elles pourraient transpercer trois hommes en brochette : ici une troupe de soldats en marche, le mousquet sur le dos, à pied, à cheval, sans oublier les charrettes chargées de pillage où se groupaient les ribaudes des camps : les villages brûlent, les cabarets s'emplissent, les brocs se vident comme dans une fête flamande ? Là est reproduit la dure discipline de l'armée[11] : entre quatre tambours siège le prévôt, et dans le lointain on voit les enfilades de pendus, les pieds hauts du sol, le corps livré aux oiseaux de proie ; quelques squelettes secoués par le vent semblent craquer comme des vieilles crécelles : sur ce plan du tableau se groupe une troupe de bohémiens au visage intelligent et bizarre, souvenir d'enfance de Callot qui avait vécu au milieu d'eux. Pour anoblir ces spectacles, l'artiste jette au milieu une troupe de gentilshommes brillants et riches, qui boivent et chantent, sans s'inquiéter des guerres de désolation.

Louis XIII avait pris Callot en grande amitié, et à travers quelques scrupules de l'artiste, fidèle sujet des ducs de Lorraine, Callot servait les goûts du roi, goût sévère, mais d'une fine intelligence. Rien de plus sérieusement beau qu'une chambre ornée sous Louis XIII et par son ordre : tapisserie de cuir doré, noire ou orange avec baguette d'argent, chaises et fauteuils en chêne sculptés, drapés également en cuir, des bahuts[12] d'ébène incrustés de nacre à mille compartiments, colonnes torses entremêlées de tiroirs et de portes antiques en ivoire, des coffrets de bois des îles incrustés d'or, des glaces de Venise et des petits lustres entourés d'argent, des portières lourdes à la manière turquoise, toutes semées de fleurs de lis ; un christ beau et simple comme ceux d'un monastère, des armures d'acier, des portraits à la manière de Philippe de Champagne, des flambeaux qui tournaient en spirale éclairés de bougies jaunes ou d'un blanc mat ; au fond de la salle un prie-Dieu couvert de velours noir avec un livre d'heure du moyen âge, relié en bois de chêne à fermoirs de fer ouvré, antique missel qu'on dirait avoir appartenu à Charlemagne.

 

 

 



[1] Quelques historiens ont accepté avec une joie grossière les récits des pamphlets comme la vérité. J'ai donné la preuve dans mon livre sur Anne d'Autriche que les lettres de la reine qu'on a publiées sont insignifiantes ou altérées.

[2] Ce tableau a été gravé. (Collection des estampes, Bibliothèque impériale.)

[3] Les églises Saint-Paul-Saint-Louis de la rue Saint-Antoine, contiennent encore deux plaques de marbre qui rappellent quelles furent commencées sous Louis XIII et achevées sous Anne d'Autriche.

[4] Rubens, d'une famille noble styrienne, née en 1577 avait gardé tous les sentiments d'un gentilhomme ; il ne pardonnait pas au cardinal de Richelieu ses persécutions contre Marie de Médicis. Il lui écrivit plusieurs lettres touchantes. (Voir mon livre sur Marie de Médicis.)

[5] Nicolas Poussin, gentilhomme normand, d'une famille originaire de Soissons, était plus jeune que Rubens de quatorze ans.

[6] Les plus belles toiles du Louvre viennent des libéralités du cardinal de Richelieu, qui les laissa au roi par testament.

[7] Philippe de Champagne, né à Bruxelles en 1602, était venu à Paris à l'âge de dix-neuf ans.

[8] Lesueur était né à Paris en 1617. C'est la même famille qui a produit le compositeur de musique presque moderne, Lesueur.

[9] Lesueur contribua, comme Lebrun, à la peinture de l'hôtel Lambert et aux églises Saint-Paul et Saint-Louis du Marais.

[10] François Callot, né à Nancy en 1593, fils d'un gentilhomme, héraut d'armes de Lorraine. On doit remarquer que presque tous les artistes alors étaient nés de la race noble et avaient manié le mousquet et l'épée.

[11] Les admirables dessins de Callot commencent à devenir rares ; la collection est même impossible ; on ne peut plus trouver les portraits des ducs de Lorraine et les beaux blasons du nobiliaire de cette province.

[12] Nous possédions dans la famille un de ces bahuts bien admirable. Un de mes oncles en fit présent au comte de Barras (l'ex-directeur), qui vivait alors en disgrâce au château des Aygalades. Il est passé dans la famille Castellane.