NINON DE LENCLOS

ET LES PRÉCIEUSES DE LA PLACE ROYALE

 

VIII. — DICTATURE DU CARDINAL DE RICHELIEU. - RAPPROCHEMENT DE LOUIS XIII AVEC LA REINE. - EXÉCUTION DE CINQ-MARS (1639-1642).

 

 

Le pouvoir du cardinal de Richelieu avait grandi à raison des services qu'il rendait à l'unité et à la force de la monarchie. Louis XIII était moins un roi paresseux dans ses volontés, dans ses actes, comme on l'a souvent écrit, qu'un esprit parfaitement convaincu de la forte intelligence qui gouvernait l'État sous la pourpre ; il obéissait à cette direction suprême du cardinal parce qu'il en devinait l'avenir : bien souvent il en fut fatigué, heurté. Autour de lui on voulut détruire le prestige, l'opposition avait échoué : la disgrâce du cardinal n'avait jamais été qu'un projet, un essai, et même un jeu habilement préparé afin de connaître les amis et les ennemis du cardinal qui, plus puissant que jamais, secouait sa robe rouge sur le front prosterné de ses ennemis. La reine mère était en exil ; Anne d'Autriche[1], convaincue d'une correspondance imprudente avec l'Espagne, s'était soumise aux idées politiques du cardinal, qui surveillait jusqu'aux plus intimes affections du roi. Richelieu ne s'était arrêté devant aucun obstacle ; il les avait brisés tous. Monsieur, duc d'Orléans, obéissait comme un enfant assoupli ; il consentait à n'être plus qu'un instrument, jusqu'à ce que le cardinal le jeta définitivement en exil. La haute féodalité avait été frappée comme au cœur par l'arrêt capital qui condamnait le duc de Montmorency ; les huguenots n'avaient plus aucune de leurs places de sûreté, et les châteaux forts du Languedoc étaient rasés jusqu'au sol avec une inflexibilité qui ne tenait compte ni de l'antiquité du droit, ni de l'illustration des races. Les ordonnances contre le duel s'exécutaient sans ménagement : le prince de Chalais avait subi le châtiment de son exaltation d'honneur et de sa bravoure imprudente[2]. Il fallait ces actes de rigueur pour mettre un peu d'ordre et de police dans le royaume.

A l'extérieur, la politique du cardinal n'avait pas moins d'ampleur et de fermeté. Richelieu attaquait hardiment la maison d'Autriche, cette antique rivale des Bourbons ; il l'avait poursuivie en Allemagne dans la question de l'Empire ; les protestants, que le cardinal brisait comme un parti séditieux en France, étaient protégés et favorisés dans leur puissance en Germanie, et les électeurs de Saxe, de Brandebourg et de Wurtemberg recevaient des subsides et des accroissements de territoire pour réaliser les éléments d'un nouveau droit public germanique favorable à l'indépendance. Le cardinal s'était servi de son agent fidèle, le P. Joseph, l'humble et grand capucin, si patriotique que ses yeux mourants avaient étincelé de joie à la prise de Fribourg[3]. Fervent catholique, le P. Joseph favorisait les huguenots en Allemagne. En Italie, la France avait fait rentrer la maison de Savoie un peu turbulente et ambitieuse dans la déférence et la soumission. Naples était un moment arrachée à la domination espagnole par l'insurrection de Mas Anielo, tandis que les Stuarts, en Angleterre, après avoir favorisé les huguenots de France, étaient obligés d'appuyer leur sceptre sur la protection du cardinal afin de comprimer l'esprit séditieux des puritains d'Écosse[4] et des exilés en Hollande.

Ces grands services avaient placé la puissance de Richelieu au-dessus de toutes les intrigues, et le cardinal put alors hardiment attaquer les affections privées, et même les caprices du roi, quand ils contrariaient sa politique. Il avait d'abord amorti la passion de Louis XIII pour Mlle de la Fayette en plaçant la grille du cloître entre le monarque aimant et la jeune fille d'honneur de la reine, heureuse recluse dans le couvent de Sainte-Marie, Saint-Antoine. Le roi pourtant ne cessait de la visiter ; souvent un carrosse fleurdelisé s'arrêtait devant les portes du monastère : d'après un privilège antique, le roi de France pouvait entrer dans tous les couvents, même de femmes, comme protecteur et suzerain du sol[5]. Louis XIII pénétrait donc sous ces, voûtes, et pendant plusieurs heures interrogeait Mlle de la Fayette, même sur la politique ; le cardinal, à qui chaque parole du roi était rapporté, voulut rattacher Mlle de la Fayette à ses desseins, par la douce et pieuse influence de son confesseur qui la dirigeait dans les voies du ciel et de la terre[6]. Cette fois il s'agissait d'une question d'État et de famille. Le confesseur réussit à dominer Mlle de la Fayette.

Le couronnement de l'œuvre immense qu'avait entrepris le cardinal, c'était la transmission paisible, héréditaire de la couronne de France. Louis XIII n'avait pas d'enfants encore : que deviendrait le royaume à sa mort, livré à la fantaisie remuante de Monsieur (duc d'Orléans), et à l'anarchie sous les princes du sang ? Les calvinistes relèveraient leur tête haute et turbulente, la féodalité se reconstituerait sur d'antiques bases ! Il fallait donc que Louis XIII obtînt de Dieu un enfant mâle, héritier naturel de la couronne : comment vaincre sa vive répulsion pour Anne d'Autriche, à laquelle le roi croyait avoir des reproches sérieux à adresser sur ses relations avec l'Espagne ? Presque toujours séparé de la reine, il fallait l'en rapprocher par les doux conseils d'une voix amie et religieuse. Le cardinal choisit Mlle de la Fayette, ange de paix et d'inspiration, qui parla au roi dans les termes d'une piété fervente : Elle adressait chaque jour des prières au ciel pour qu'il exauçât les vœux de la France, ses larmes tremperaient les dentelles de l'autel jusqu'à ce que Dieu écoutât ses supplications.

Secondé par Mlle de la Fayette, le cardinal put agir efficacement pour effacer la prévention du roi. Louis XIII parut désormais à côté de la reine dans les fêtes de la cour ; une réconciliation d'abord difficile s'accomplit avec une loyale tendresse[7]. Quand ces résultats furent atteints, le cardinal fit sentir au roi que les visites répétées au couvent de Sainte-Marie pouvaient être le sujet d'un scandale quand il devait à la reine tout son amour ; la rupture fut provoquée par Mlle de la Fayette elle-même, qui jugea prudent de briser tout commerce avec le roi, même par lettres[8] ; elle se condamna désormais à la retraite la plus absolue, à la vie monastique dans ses devoirs les plus austères. Ce fut la grande nouvelle de la place Royale. Bientôt un bruit sinistre retentit dans le salon jaune de Ninon de Lenclos et dans la ruelle tapissée de cuir noir de Marion Delorme.

Tout à fait maître de l'esprit de Louis XIII, le cardinal put attaquer une autre domination : celle du grand écuyer, M. de Cinq-Mars. En balayant toutes les ordures dont Tallemant des Réaux a souillé l'amitié du roi pour M. le Grand, l'influence de ce jeune homme ravissant était incontestable et suprême[9]. Louis XIII ne pouvait s'en passer ; il l'appelait le jour et la nuit. Comme tous les sentiments extrêmes, l'amitié du roi était jalouse, exclusive, exigeante ; le sombre monarque boudait, grondait, se fâchait. Cinq-Mars comptait trop sur les royales faiblesses pour contenir d'imprudentes paroles, et ses démarches plus hardies encore ; toujours fort lié avec la place Royale, amoureux fou de Marion Delorme, à ce point (on l'a dit), qu'il voulait l'épouser[10]. Il partait presque chaque soir du château de Saint-Germain, au coucher du roi, et monté sur un vigoureux cheval, il faisait le trajet du château au Marais en une heure et demie ; il quittait Marion Delorme à quatre heures du matin et revenait à franc étrier pour assister au lever de Sa Majesté ; exténué de fatigue, le grand écuyer dormait sur chaque fauteuil ; le roi, inquiet, plein de sollicitude, en voyant son gracieux favori si pâle, si défait, l'interrogeait : Qu'as-tu, Cinq-Mars ? Tu as mal dormi cette nuit. Le grand écuyer répondait plus ou moins doucement ; quelquefois impatienté, il éclatait en impertinentes paroles[11].

Le cardinal suivait cette situation de bouderie et de raccommodement avec une attention inquiète, pour en profiter à la première occasion ; il avait la preuve que Cinq-Mars avait cessé de lui être dévoué et que secouant ses engagements, il le desservait auprès du roi ; connaissant à fond le caractère de Louis XIII, le cardinal était persuadé que tôt ou tard il se fatiguerait d'un rôle si blessant pour sa dignité et son amour-propre. Cinq-Mars était arrivé à ce point de dire que le roi l'ennuyait, et que le plus beau jour de sa vie serait celui où il reprendrait sa liberté. Plus Louis XIII paraissait tendre, affectueux, empressé, plus Cinq-Mars se montrait léger, inconséquent dans ses propos irréfléchis.

Une circonstance capitale vint aider la politique vigoureuse de Richelieu ; il est rare que dans les temps passionnés un système de résistance ne se transforme pas en conjuration, surtout quand l'esprit de parti a rendu les idées si complexes et si mélangées, qu'il n'est pas facile de fixer les limites du bien et du mal. La place Royale n'aimait pas Richelieu : une grande fraction des parlementaires détestaient ses principes politiques[12]. L'Espagne, présente partout, cherchait à profiter de ces haines profondes, et ses agents préparaient les éventualités pour reconstituer une espèce de ligue. Il est incontestablement prouvé que M. de Thou négociait avec l'Espagne un traité secret, et Cinq-Mars entrait en plein dans les projets de renversements.

Le cardinal de Richelieu, parfaitement informé, suivait pas à pas ce complot pour le réprimer fortement au temps voulu ; il le laissa donc s'avancer jusqu'à la veille de la mise en scène : les pièces placées sous les yeux du roi ne laissèrent plus de doute sur les culpabilités. Vivement froissé par la trahison de Cinq-Mars, très-fatigué de ses caprices et de ses propos, il l'abandonna sans miséricorde à la discrétion suprême de son ministre. Il n'y avait nulle haine personnelle du cardinal contre Cinq-Mars : ce qu'on reprochait au grand écuyer était appuyé sur des preuves de trahison flagrante ; dans l'impitoyable système de répression adopté par Richelieu, le cardinal ne pouvait pardonner à M. le grand écuyer un complot aussi avoué, aussi coupable : quel ordre existerait-il dans un État, s'il était permis de traiter avec l'étranger et de trahir son pays ? On a fait des tableaux touchants sur la mort de Thou et de Cinq-Mars ; et certes, il était cruel de voir cette belle et jeune tête coupée par la hache sanglante du bourreau, mais la culpabilité était constatée : il n'y avait pas à hésiter, Cinq-Mars fut sacrifié. Il y a une certaine beauté mâle et étrange dans ce contraste que la peinture a reproduit : Richelieu, faible et maladif, agonisant presque sur son oreiller, et au devant de lui, Cinq-Mars, jeune, beau, couvert de dentelles que des gardes à la cotte de fer conduisaient dans la barque cardinale sur le Rhône jusqu'à Tarascon. C'est la conviction d'un grand but qui créait cette énergie, cette surexcitation du pouvoir : quand on se propose un vaste projet, on ne sent plus la fièvre, la maladie, le froid et le chaud ; on marche droit pour le réaliser.

Le traité avec l'Espagne était revêtu de la signature du grand écuyer en correspondance avec les ambassadeurs espagnols : MM de Thou et Cinq-Mars avaient promis leur concours au roi Philippe III ; ils préparaient une invasion d'étrangers à travers les Pyrénées et les Alpes : n'était-ce pas un crime capital aux yeux des lois de tout pays légalement constitué[13] ?

L'exécution de Cinq-Mars fut un coup de foudre pour l'opposition du Marais, qui parlait déjà avec esprit et hardiesse. Il se fit un grand silence comme après tout acte de vigueur d'un pouvoir fort ; Cinq-Mars avait été longtemps le héros de la place Royale ; on avait tant célébré ses amours avec Marion Delorme ! Cette leçon sanglante frappa de terreur les écrivains du Marais ; il ne fut plus dit un mot sur le cardinal alors à l'apogée de sa puissance et de sa gloire que la poésie et les arts exaltaient à l'envi.

 

 

 



[1] J'ai expliqué tout le système du cardinal de Richelieu dans mon livre sur Marie de Médicis, en la comparant à Anne d'Autriche.

[2] Chalais était de la maison des Talleyrand. Les Montmorency étaient considérés comme la plus haute race parmi la noblesse provinciale.

[3] Toutes les négociations d'Allemagne qui préparèrent le congrès de Westphalie, furent conduites par le P. Joseph ; ce serait une belle histoire à écrire que celle du P. Joseph du Tremblay ; il appartenait à l'ordre des Minimes, et ne quittait jamais la robe grise de bure grossière. On l'appelait l'Éminence grise.

[4] Les Stuarts reçurent même des subsides du cardinal de Richelieu, et ce fut un des grands griefs des puritains.

[5] Ce privilège datait de la première race ; il est constaté par les chroniqueurs de Saint-Denis, même sous le règne de Charlemagne.

[6] Le confesseur était saint Vincent de Paul, fort lié avec Richelieu et avec la reine Anne d'Autriche.

[7] Les pamphlets huguenots et des réfugiés, ont donné des motifs scandaleux à la réconciliation de Louis XIII et de la reine sa femme. Quelques historiens modernes les ont acceptés avec leurs médisances ordurières.

[8] La reine infante continua à visiter Mlle de la Fayette qu'elle aida dans la fondation de son monastère à Chaillot : elles restèrent intimement liées.

[9] Historiette de Louis XIII.

[10] La famille d'Effiat obtint un arrêt faisant défense à Cinq-Mars d'épouser Marion Delorme avec laquelle il était prêt à se fiancer.

[11] De curieuses lettres, écrites par le roi au cardinal de Richelieu, développent tous ses griefs, toutes ses plaintes contre le grand écuyer, qui ne gardait ni mesure, ni convenance à l'égard de Louis XIII. J'ai donné ces lettres dans mon Cardinal de Richelieu.

[12] Le cardinal avait privé le Parlement même de son droit de remontrance ; l'enregistrement n'était plus qu'une formule.

[13] Rien de plus régulier que le procès qui fut fait à Lyon contre Cinq-Mars et de Thou. Les pièces existent encore dans les manuscrits de Béthune ; il ne restait plus qu'un recours à la clémence, et Louis XIII avait été trop blessé par Cinq-Mars pour l'accorder. Les consciences profondément convaincues pardonnent peu.