NINON DE LENCLOS

ET LES PRÉCIEUSES DE LA PLACE ROYALE

 

VII. — LA SOCIÉTÉ JOYEUSE ET LITTÉRAIRE DE PARIS SOUS LOUIS XIII (1625-1635).

 

 

Entendez-vous les rires accentués et bruyants parmi la foule assemblée sur le Pont-Neuf, devant les clochettes de la Samaritaine ? — C'est maître Tabarin, accompagné de Mondor qui récite ses plus hardies joyeusetés et crie à tue-tête : La querelle de Tabarin et Francisquine sa femme, les coqs-à-l'âne et gaillardises du baron Gratelard, les farces tabariniques, les aventures du capitaine Rodomont, les rares beautés d'Isabelle et ses aventures depuis son départ de Paris.

Nulle popularité ne pouvait égaler celle de maître Tabarin, puissant sur la multitude et au gage du cardinal-ministre[1].

Ainsi Tabarin devisait,

Ainsi il se réjouissait,

Vendant son heaume et ses pommades.

Heureux sont ceux qui comme lui

Peuvent gagner l'argent d'autrui

En faisant deux ou trois gambades.

Un peu plus loin, au bout du Pont-Neuf, s'étaient établis les Gélosi ou comédiens italiens qui représentaient de petites facéties pour le divertissement de la cour et de la ville : Arlequin, empereur de la lune, avec son habit blasonné de mille étoiles, et Colombine, impératrice des sauvages. Maître Tabarin venait d'introduire sur la scène le réjouissant Paillasse, le pauvre souffreteux, diseur de bons mots, qui mettait en train la foule quand il recevait à tout propos un coup de pied ou des taloches pour ne pas répondre aux questions de Tabarin : Pourquoi les peureux ont-ils les dents aussi longues ?Pourquoi les femmes sont-elles timides ?Quel est l'animal le plus magnanime ? quelles sont les plus chicaneuses entre les bêtes ?

La mode était alors au burlesque, école étrange, fantasque, qui avait commencé sous les Valois parles récréations et joyeux devis de maître Bonaventure des Périers[2], farces épicées d'esprit.

Hommes pensifs, je ne vous donne à lire

Ces miens devis si vous ne contraignez

Le fier maintien de vos frons rechignez

Ici n'y a seulement que pour rire.

Laissez à part vostre chagrin, vostre ire

Et vos discours de trop loing desseignez

Une autre fois vous serez enseignez :

Je me suis bien contrainct pour les escrire.

J'ay oublié mes tristes passions,

J'ay intermis mes occupations ;

Donnons, donnons quelque lieu à la folie.

Sous le titre de : Nouvelles, Bonaventure des Périers publiait mille joyeusetés : Les trois sœurs nouvelles espousées qui répondaient chacune un bon mot à leur mari la première nuit de leurs nopces. — De celui qui acheta l'oreille de l'enfant à la femme de son voisin. — De l'advocat qui parlait latin à sa chambrière et du clerc qui estait le truchement. — Du savetier Blondeau qui ne fut oncq en sa vie melancholique que deux fois : comment il y parvint et de son épitaphe.

Ci dessoubz gist en ce tombeau

Un savetier nommé Blondeau,

Qui en son temps rien n'amassa,

Et puis après il trépassa.

Marris en furent les voisins

Car il enseignait les bons vins[3].

Un autre burlesque philosophe, écrivain populaire, fut Savinien Cyrano de Bergerac, Gascon de naissance, courageux et hardi ; grand bretteur et joueur, il était venu chercher fortune à Paris ; à dix-huit ans, on le nommait déjà parmi ses braves camarades des compagnies noires et grises, le diable des mousquetaires, et il avait besoin de bien manier l'épée pour faire cesser le rire autour de lui, car il était si laid qu'on se serait moqué à chacune de ses paroles : son nez, démesurément long, tout surmonté de verrues, tenait du polichinelle italien (le nez de Henri IV vieilli eût été imperceptible à côté de celui-là) ; mais dès qu'on le regardait un peu de travers, Cyrano mettait l'épée à la main[4]. Courageux comme César, ainsi le disait Mlle Scudéry, il avait reçu tout jeune homme un coup de mousquet à travers le corps, et le digne Gascon néanmoins s'était sauvé de celte blessure, mortelle pour tout autre. Au milieu de ses devoirs d'armes dans les camps, Cyrano de Bergerac publiait son Voyage dans la lune, véritable faribole souvent inintelligible, mais qui faisait sa joie. D'après Cyrano de Bergerac, les uns prenaient cet astre pour une lucarne du ciel, les autres pour une boule de safran, d'autres encore pour un plat à barbe dans lequel Diane lavait les cheveux d'Apollon : Cyrano soutenait nettement que c'était un monde habité ; et en partant de cette idée, il racontait son joyeux voyage dans la lune et ses éclatants ébats dans l'empire du soleil, description drolatique, sorte d'inventaire du monde sidéral dressé par Cyrano de Bergerac, le tout entremêlé de quelques traits hardis contre les idées religieuses et la géodésie historique. Le cardinal de Richelieu pardonnait beaucoup à Cyrano de Bergerac, car il était brave entre tous et il avait voué son épée à Son Éminence.

Charles Coypeau, sieur d'Assoucy, l'empereur du burlesque, était un de ces littérateurs sans tenue dans ses mœurs qui avait eu souvent à faire avec la justice ; il passait sa vie sur les grandes routes en récitant ses vers, un théorbe à la main, dont il s'accompagnait : sa voix belle et douce formait trio avec ses deux jeunes pages frisés et bien vêtus, sans aucune gêne ni préjugés : rire en soi et faire rire le monde était la devise de d'Assoucy, et sous son portrait contemporain on lisait ces vers :

En ce Démocrite contemple

D'un Socrate la fermeté ;

En riant il a surmonté,

Par une force sans exemple,

Tout ce que le sort irrité

A de rage et de cruauté.

Jamais Apollon dans son temple

N'eut un si grand persécuté[5].

Assurément d'Assoucy méritait bien la mauvaise renommée et les châtiments de l'opinion publique ; nul n'était plus mal famé que lui : artiste de talent dans le burlesque, on lui pardonnait à cause de son mérite et des grâces de sa voix[6]. Le cardinal de Richelieu, comme toutes les têtes d'affaires, aimait les farces, les bouffonneries, les joyeusetés, les poèmes travestis dans le genre de ceux que publia plus tard Scarron, à peine alors compté parmi les poètes : Scarron récitait les fragments d'un Roman comique écrit sur les comédiens ambulants, ces troupes de bohémiens vagabonds qui voulaient se donner une sorte d'importance par leurs déclamations et leurs chants : les portraits tracés par Scarron, parfaits de ressemblance, représentaient ces troupes mêlées de fils de famille, moitié escrocs, moitié débauchés, qui parcouraient les provinces. Le Roman comique et les Aventures de d'Assoucy faisaient les délices de la place Royale, où brillait la littérature à la mode avec les deux grandes corruptrices des mœurs : Ninon de Lenclos et Marion Delorme, alors dans toute leur jeunesse et leur beauté.

Cette place Royale venait d'être chantée par un poète, nouveau venu, Normand d'origine, né à Rouen, du nom de Pierre Corneille ; après ses premiers essais incertains sa pièce de Melite et Clitandre, Corneille avait payé son tribut à la place Royale (le séjour du beau ton, des esprits raffinés), avec ses arcades, ses maisons en moellons rouges, ses arbres bien taillés autour de la statue de Louis XIII, que le cardinal de Richelieu consacrait au roi son maître. Au pied de cette statue, les poètes accouraient réciter leurs sonnets en l'honneur des précieuses. Il y régnait un parfum de bel esprit et de galanterie qui entraînait et charmait. Il n'est pas une pièce de vers du temps qui ne célèbre les cheveux, les pieds, les mains d'une jeune fille : les yeux surtout étaient l'objet d'un culte :

Les grâces à l'envi descendirent des cieux

Pour se donner l'honneur d'accompagner ses yeux,

Et l'amour, qui ne peut entrer dans son corsage,

Voulut obstinément entrer dans son visage.

Le culte des yeux avait ses autels, ses parfums à l'hôtel Rambouillet ; on les comparait habituellement aux étoiles brillantes, au pur diamant, aux pierres précieuses qui jetaient des feux éclatants, et les sonnets étaient consacrés à ces descriptions enthousiastes, langage, au reste, emprunté à l'Espagne, où le galant cavalier compare incessamment les yeux de sa maîtresse aux astres scintillants.

Il se fit alors deux courants d'opinions littéraires ; l'un réglementé et administrativement dominé par le cardinal de Richelieu[7] enfanta l'Académie française. Il est naturel qu'un grand pouvoir ait l'ambition de s'exercer sur toute chose, sur la pensée comme sur les actions ; le cardinal ne voulait rien laisser libre : les écrivains, les poètes devaient lui rendre hommage, et il les gagnait par les pensions et les prestiges de sa parole ; on pouvait à peine échapper à l'attraction de ce génie qui dominait le monde. Les pauvres poètes tendaient la main à la robe de pourpre pour obtenir quelques dizaines de pistoles et Richelieu savait les donner[8].

L'autre courant littéraire entraînait les gens d'esprit vers une indépendance de propos et de vie : ni Bussy-Rabutin, ni Mlle de Scudéry n'avaient besoin du cardinal pour vivre ; leur popularité venait de la mode et du talent : le beau monde lisait Astrée et admirait son auteur, sans qu'il eut recours à !a protection de Richelieu, La littérature pensionnée est toujours médiocre. Une nouvelle génération d'illustres écrivains, d'académiciens patentés se préparait pour effacer l'école de la place Royale ; dans la période de cinq ans (1620 à 1625) naissent une multitude de poètes classiques : ils tiennent peu de compte des beaux esprits du Marais et de ses précieuses. Il ne faut rien exagérer ! Cette nouvelle école a quelque chose de compassé, de régulier qui fait contraste avec le libre esprit de la fin des quinzième et seizième siècles ; les œuvres n'ont plus cette allure de mousquetaires, cette désinvolture chevaleresque qu'on trouve dans Bussy-Rabutin[9] ou dans Balzac : les anciens (grecs-romains) vont dominer les lettres avec les formes classiques, un peu monotones. La littérature s'était d'abord abreuvée à la source italienne avec les joyeux artistes de Venise, de Naples, de Bologne : Le Dottore, Colombine, Arlequino. Catherine et Marie de Médicis avaient favorisé ces tendances en souvenir de leur patrie. Avec Anne d'Autriche était venue la littérature espagnole[10], si riche, si nationale ; et Corneille pour le Cid avait puisé à pleines mains dans la source intarissable des comédies, des saynètes de l'Andalousie, de l'Aragon et de la Castille.

Dans la littérature sous Louis XIII, l'esprit français déborde même dans Scudéry ; s'il y avait un peu de prétentions et d'afféterie à l'hôtel Rambouillet[11], au moins le caractère était national, la galanterie parfaite. La domination pure et céleste de la femme se résuma dans la guirlande de Julie, quintessence du sentiment ; les précieuses conservaient dans un vase parfumé l'esprit charmant qui fit longtemps notre supériorité ; on vint en France pour étudier le langage et le prendre pour modèle. L'Académie française aidait la littérature gouvernée par Richelieu ; elle forma une réunion de poètes et d'écrivains assouplis, les mains tendues pour solliciter l'aumône du cardinal et pour son amusement. L'hôtel Rambouillet conserva l'indépendance de sa pensée, les grâces de la galanterie ; il ne fut esclave que de l'amour. Le cardinal n'aimait pas les précieuses ; il pressentait que de là viendrait l'opposition, la critique, la Fronde. La place Royale dissimulait encore parce qu'on avait des craintes : la Bastille et l'exil ! Plus tard elle devint le foyer dune fine raillerie, d'une médisance raffinée qui devait avoir son jour de triomphe !

 

 

 



[1] L'époque de la grande renommée de Tabarin était de 1620 à 1622. Ses œuvres furent publiées sous ce titre : Œuvres et fantaisies de Tabarin, Paris, 1623. Il s'était établi entre le Pont-Neuf et la place Dauphine.

Tabarin avait acquis une grande renommée.

C'eût été une perte étrange,

Si perdant Tabarin des yeux,

Nous eussions perdu le mélange

De ses avis facétieux.

[2] Bonaventure des Périers était de la province de Bourgogne ; né au commencement du seizième siècle, il avait été attaché à Marguerite de Navarre, sœur de François Ier. Son livre capital, le Cymbalum mundi, proscrit par le parlement, a été imprimé en français ; contenant quatre dialogues poétiques fort antiques joyeux et facétieux. Jehan Morin, 1537.

[3] Les nouvelles de Bonaventure des Périers sont dans le genre de Boccace. Le Cymbalum mundi a été plusieurs fois réimprimé.

[4] Comme tous les cavaliers de cape et d'épée, Cyrano de Bergerac avait un grand mépris pour la bourgeoisie. Quand les mousquetaires quittèrent Paris, sous la Fronde, il composa ce joli petit triolet :

Ils s'en vont, les nobles Français,

Qui portent la cape et l'épée.

Courage, messieurs les bourgeois,

Vous serez les maîtres six mois

De la cape et de la poupée.

[5] Ces vers sont au-dessous d'une belle image de d'Assoucy, d'une laideur repoussante et d'une expression très-commune, quoique admirablement grave.

[6] On voit dans le voyage de Chapelle et Bachaumont, les accusations qui pesaient sur les mœurs de d'Assoucy.

[7] La Comédie de la place Royale, par Pierre Corneille, fut représentée, en 1635, par ordre du cardinal de Richelieu.

[8] On a dit que le côté ridicule de Richelieu était une prétention littéraire, un certain orgueil de se poser en auteur. Je crois qu'il y a exagération ; le cardinal voulait dominer la littérature, parce qu'un système de gouvernement n'est pas complet lorsqu'il laisse l'esprit en dehors.

[9] Bussy-Rabutin, Mmes de Sévigné, Scudéry, Saint-Évremont, conservèrent ce vieil orgueil français, même sous le règne de Louis XIV.

[10] Voyez mon travail sur Anne d'Autriche.

[11] Il ne faut pas le confondre avec l'hôtel du financier Rambouillet, dont j'ai parlé, et qui était au faubourg Saint-Antoine.