NINON DE LENCLOS

ET LES PRÉCIEUSES DE LA PLACE ROYALE

 

CHAPITRE V. — MADEMOISELLE DE LAFAYETTE. - LE CARDINAL DE RICHELIEU. - LE GRAND ÉCUYER CINQ-MARS (1630-1635).

 

 

A cette époque, il courut un bruit de cour qui fit grandement causer la place Royale. Le roi Louis XIII était enfin très-amoureux, et d'une noble demoiselle du Marais : Louise Motier de la Fayette appartenait à une famille antique de la province d'Auvergne, illustre déjà sous Charles VII ; elle comptait, parmi ses ancêtres, Gilbert Motier de la Fayette[1], élevé par le duc de Bourbon au titre de sénéchal du Bourbonnais, et qui avait fait, avec le duc de Nemours, toutes les campagnes d'Italie[2]. Le dauphin (Charles VII) l'avait nommé son lieutenant général en Languedoc et en Guyenne, et bailly de Rouen au temps de ses malheurs à Bourges. La guerre contre les Anglais achevée, Gilbert Motier de la Fayette avait été créé maréchal de France[3] ; il tenait son bâton fleurdelisé à côté de Charles VII lors du sacre à Reims[4]. Négociateur du traité d'Arras après l'expulsion des Anglais, il mourut dans son antique manoir d'Auvergne.

C'est de cette famille d'hommes d'armes que descendait Louise de la Fayette, entrée à seize ans comme fille d'honneur de la reine Anne d'Autriche ; ses rares portraits la représentent d'une beauté douce et enfantine : la figure demi-ovale, un peu large, les yeux languissants, les cils très-arqués, le nez d'une grande perfection, la bouche mignonne et souriante de bonté ; ses cheveux, bouclés à la mode d'Anne d'Autriche, étaient soutenus par un simple réseau attaché sur le front ; son cou, orné d'un collier de perles, s'élevait pur et blanc sur des épaules effacées : une guimpe transparente laissait entrevoir un sein admirablement formé, et contenu par un corset lacé de soie au fermoir d'émeraude[5]. La douce figure de Mlle de la Fayette était l'expression de son caractère angélique, et la reine Anne d'Autriche l'avait déjà distinguée parmi ses filles d'honneur, quand le roi jeta sur elle ses yeux d'une triste langueur, comme s'ils demandaient un appui et un conseil.

A cette époque, le cardinal de Richelieu, après les efforts d'un pouvoir disputé, était arrivé à la plénitude de l'autorité suprême. Nul ministre n'avait plus profondément étudié l'esprit du roi : car on ne parvient à dominer un caractère qu'après avoir pénétré ses qualités et ses faiblesses. Le roi Louis XIII, souvent maladif, toujours ennuyé, avait besoin d'être distrait et conduit. Avec le sentiment extrême de son pouvoir absolu, il n'avait pas les conditions nécessaires pour l'exercer : volontaire, timide à la fois, il se plaçait naturellement sous une domination qui lui permît une certaine paresse d'esprit, une nonchalance d'affaires. On l'avait vu, sous la reine Marie de Médicis, et même sous Albert de Luynes, profondément convaincu que le connétable avait cette ferme et suprême volonté qui manquait à son pouvoir. Sévère pour lui, il l'était encore plus pour les autres, surtout dans les devoirs de la discipline, de l'obéissance ; et, avec ces défauts, un beau courage sous les armes, intrépide au feu comme le dernier de ses gentilshommes ; aimant les arts, l'industrie, les belles tapisseries de cuir doré, les bahuts d'ivoire et d'ébène, les tableaux, la musique, le chant italien et les suaves accents de l'église.

Ainsi, avec la connaissance approfondie de ce caractère, le cardinal de Richelieu avait compris qu'il fallait surveiller toutes les affections que le roi pouvait former autour de lui : la plus légitime assurément était celle d'Anne d'Autriche. Quoi de plus naturel que sa chaste passion pour la jeune et gracieuse infante devenue reine ? Mais l'Espagne était alors hostile à la France : la reine infante ne s'était pas suffisamment séparée des souvenirs de sa famille, et encore moins assouplie à la politique française, luttant contre l'Escurial. La jeune reine aimait les intrigues, les caquetages, les sourdes agitations ; le cardinal la savait en correspondance avec l'ambassade d'Espagne[6]. Rien sans doute n'aurait été plus légitime que de grandir l'amour du roi pour la reine infante ; mais, si Louis XIII se laissait dominer par cette douce influence, la politique française aurait été compromise dans son but. Le cardinal avait connu le projet des malcontents qui voulaient briser le pouvoir de Louis XIII, pour placer sur le trône Gaston d'Orléans, qui épouserait Anne d'Autriche (le premier mariage eût été cassé). On disait que l'infante reine avait écouté ce projet avec une certaine faveur ; elle avait un secret penchant pour le duc d'Orléans. Doué d'un charme particulier, élégant, spirituel, d'une belle figure. Monsieur formait un vrai contraste avec le roi Louis XIII, triste et sévère dans tous les rapports de sa vie.

Le cardinal ne pouvait donc seconder l'influence légitime de la reine que lorsque celle-ci aurait cessé d'être Espagnole ; il devait lui inspirer un esprit national, assez puissant pour faire triompher sa politique contre l'Espagne et sa propre famille. Jusque-là, il fallait distraire et dominer le roi. Louis XIII s'était attaché d'abord à un jeune et brave mousquetaire, du nom de Barradas, Gascon, rieur, prompt à la repartie et tout entier consacré au service du roi. Barradas était devenu l'espion du cardinal, et le roi s'en aperçut bientôt : à la première circonstance il fut disgracié[7]. Ce que cherchait le roi, c'était un confident sûr de ses pensées, sans les trahir, les méconnaître ou les vendre, enfin un dépositaire, à qui il pût confier ses griefs, ses soucis, si grand soulagement pour les âmes tristes et préoccupées. Il voulait pouvoir se plaindre du cardinal, de sa mère, de son frère, de la reine même en toute liberté. Le roi était constamment trahi ; il n'est pas de situation plus déplorable que d'avoir toujours à se défier ! Ce qui fit la force de Mlle de la Fayette, c'est que le roi crut trouver en elle cette confidente dévouée et ce conseil sincère ; il régnait sur son front de jeune fille tine certaine majesté de franchise et d'honneur, une douce pitié pour les chagrins que le roi ne pouvait révéler à personne.

Louis XIII, loyal et pieux, était incapable d'une séduction. Mlle de la Fayette était spirituelle, causeuse : le roi l'écoutait et la consultait. Le cardinal de Richelieu dut mettre toute son habileté à dominer la jeune fille d'honneur de la reine, pour savoir tout ce que le roi disait et voulait : Richelieu échoua dans le dessein d'obtenir ce service, car une nature douce et bonne ne pouvait toujours approuver la politique sévère du cardinal ; elle devait parfois trouver la robe rouge bien inflexible pour Marie de Médicis, et même pour Anne d'Autriche, sa reine bien-aimée. Pouvait-elle comprendre la nécessité de tant de proscriptions contre la haute noblesse ? Habituée aux sentiments d'honneur chevaleresque, devait-elle approuver, par exemple, la loi qui punissait par l'échafaud le duel entre gentilshommes, croisant le fer pour un ruban, pour une mèche de cheveux d'une gracieuse et noble demoiselle ? Mlle de la Fayette accueillait aussi avec une certaine faveur les plaintes incessantes que le roi faisait entendre contre l'orgueil, la hauteur du cardinal ; elle lui conseillait d'atténuer, d'affaiblir cette puissance, qui bravait pour ainsi dire la couronne et méprisait la volonté du roi[8] sous prétexte de grandir son autorité.

Ces délicatesses d'une jeune fille n'échappaient pas au cardinal de Richelieu. Il avait compté sur l'intime influence de Mlle de la Fayette pour le soutenir ; elle lui échappait, et à chaque moment des rapports directs lui arrivaient sur des conversations souvent favorables aux ennemis de sa politique. Il n'osa pas d'abord briser cette douce chaîne, nouée dans les salons d'Anne d'Autriche. Le cardinal, qui voulait à tout prix rester maître du roi, lui choisit un favori parmi les gentilshommes : Henri-Coiffier de Rusé, marquis de Cinq-Mars, le second fils d'Antoine Coiffier, marquis d'Effiat, maréchal de France et surintendant des finances. A dix-huit ans, esprit léger, tout plein d'histoires ravissantes, il était encore le plus hardi cavalier de France. Le cardinal de Richelieu le donna au roi comme un page amusant pour le distraire, et Louis XIII s'était pris pour Cinq-Mars d'une amitié inquiète, maladive, qui voulait savoir tous les moindres actes de sa vie. Comme Cinq-Mars passait sa vie au milieu du beau monde de la place Royale, il en racontait au roi les historiettes et les intrigues. Intrépide, infatigable, il le suivait partout dans ses chasses, et, presque enfant, il fut revêtu de la dignité suprême de grand écuyer[9]. M. le Grand (ainsi se nommait le grand écuyer), était un modèle d'élégance et de raffinerie : ses cheveux, flottants et parfumés, étaient d'une beauté divine, comme Ronsart disait de la chevelure d'Apollon ; il se baignait dans l'essence de jasmin, et, avec ces mœurs efféminées, un courage à toute épreuve, qui ne craignait ni les canons ni les mousquetades. Quand le roi s'ennuyait, il appelait Cinq-Mars à haute voix, et, tout en le grondant, il subissait ses caprices de jeune homme. Le cardinal recommandait à Cinq-Mars beaucoup de complaisance pour le roi. Il lui disait de l'écouter, de lui obéir, afin de l'empêcher de faiblir devant les intrigues qui de tous côtés l'environnaient pour le triomphe des intérêts de la reine mère ou d'Anne d'Autriche[10].

Sur cette faveur affectueuse et souvent paternelle, Tallemant des Réaux a bâti une ignoble historiette, qu'il raconte avec son cynisme habituel. Le roi aimait éperdument M. le Grand, dit-il. Fontailles racontait qu'étant entré une fois, à Saint-Germain, fort brusquement dans la chambre de M. le Grand, il le surprit comme il se faisait frotter depuis les pieds jusqu'à la tête d'huile de jasmin. Un moment après on heurte, c'est le roi.... On m'a dit aussi que, en je ne sais quel voyage, le roi se mit au lit dès sept heures. Il était fort négligé ; à peine avait-il une coiffe à son bonnet : deux grands chiens sautent aussitôt sur le lit. Il envoya déshabiller M. le Grand. Couche-toi, couche-toi. Il se contenta de chasser les chiens sans refaire le lit. M. le Grand avait le cœur ailleurs ; il lui disait : Mais, mon cher ami, qu'as-tu ? Que veux-tu ? Tu es tout triste. De Niert, demande-lui ce qui le fâche ; dis-moi, as-tu jamais vu une telle faveur ? Il le faisait épier pour savoir s'il allait en cachette quelque part[11].

Tallemant des Réaux est une vilaine âme, qui ne voit jamais les nobles et beaux sentiments dans le cœur humain ; il remue les ordures à pleine main ; il a le langage ignoble de Mathurin Régnier. Il vivait à l'époque de la Fronde, temps de caquetages et de mœurs faciles, où toutes les licences étaient permises, et où le libertinage éhonté trouvait des applaudissements. Louis XIII aimait Cinq-Mars de cette tendresse qu'inspirent la jeunesse, la beauté ; il pouvait se montrer jaloux de ses affections, gronder ses défauts, bouder ses froideurs. Ces sentiments appartiennent à l'ordre moral, aux faiblesses des natures exclusives et despotiques qui n'aiment pas le partage dans l'amitié ; mais de cette faiblesse (peut-être un défaut) aux mœurs cyniques que suppose Tallemant des Réaux, il y a tout un monde de hontes lascives qu'un cœur pieux et réservé comme Louis XIII ne pouvait franchir ! Puisque l'auteur des Historiettes[12] parle des lévriers qui couchaient familièrement dans le lit du roi, pourquoi, après avoir décrit les mœurs des Églogues de Virgile et des récits de Pétrone, Tallemant des Réaux n'a-t-il pas supposé les obscénités artistiques du musée secret de Naples : les satyres, les nymphes, les chèvres et les boucs aux yeux amoureux ?

C'était surtout, je le répète, à la protection du cardinal de Richelieu que le grand écuyer Cinq-Mars devait la douce confiance de Louis XÏII. Jeune gentilhomme, il se montra quelque temps fort docile aux instructions du cardinal ; il lui rapportait fidèlement toutes les impressions du roi sur chaque événement, sur chaque mesure politique du règne. Le cardinal opposa hardiment Cinq-Mars à Mlle de la Fayette, qui exerçait toujours un tendre ascendant sur le roi contre sa politique ferme et décidée. Le cardinal voulut même éloigner cette jeune fille d'une cour mondaine ; il résolut de rompre cette liaison en suscitant des scrupules à la fois au roi Louis XIII et à Mlle de la Fayette sur une liaison qui pouvait devenir un criminel adultère. Le couvent seul pouvait la sauver à une honte publique : elle l'accepta avec un vif empressement.

 

 

 



[1] Né à la fin du quatorzième siècle. Les généalogistes contestent au célèbre général la Fayette sa descendance du la Fayette héraldique.

[2] Il s'était surtout distingué avec Lautrec dans la défense de Bologne contre les Vénitiens.

[3] Le 20 octobre 1428.

[4] Le 14 juillet 1429.

[5] Tel est le portrait recueilli par M. de Monmerqué.

[6] A cette époque, le marquis de Mirabel visitait incessamment la reine au nom du roi d'Espagne, son père.

[7] L'influence de Barradas n'avait pas échappé à l'ambassadeur marquis de Mirabel : De poco tiempo muestra tanto aficion a un gentilhomme casi de su misme edad, ilamade Barado. Lettre chiffrée. (Archives de Simancas. cot. A-90.)

[8] Mlle de la Fayette avait tout à fait repoussé les offres d'honneurs et de pensions du cardinal de Richelieu, qui lui proposait, en échange, de lui rendre compte de ses entretiens avec le roi.

[9] C'était une des grandes fonctions royales. Dans la hiérarchie, le grand écuyer n'avait de supérieur que le connétable.

[10] Le caractère de Cinq-Mars a été mal jugé, mal apprécié. Il y avait du sérieux dans son esprit ; on peut s'en convaincre par la correspondance qu'il suivait avec le cardinal de Richelieu (dans les manuscrits de Mesme. Biblioth. imp.).

[11] Cet ignoble récit est dans l'Historiette du roi Louis XIII.

[12] L'éditeur principal des Historiettes de Tallemant des Réaux, M. le conseiller de Monmerqué, était un esprit distingué ; mais, comme les érudits, un peu enclin aux récits des petites choses, aux aventures scandaleuses ; les Historiettes lui plaisaient d'affection, et on voit qu'il prend plaisir à les rapporter. Il a été trop, souvent influencé par une collaboration qui appartenait à une triste école.