NINON DE LENCLOS

ET LES PRÉCIEUSES DE LA PLACE ROYALE

 

I. — LE MARAIS, LA PLAGE ROYALE ET LA RUE SAINT-ANTOINE (1624-1630).

 

 

Toutes les scènes de la société galante de Louis XIII s'entrelacent et se dénouent dans le beau quartier, qui alors s'étendait du vieux palais des Tournelles avec ses jardins en espaliers, treillis de vignes, bosquets de cerisiers[1], jusques au delà de la Bastille Saint-Antoine. Lorsque l'antique demeure de Charles VII eut été démolie et son parc morcelé, Marie de Médicis, toute remplie de ses souvenirs de Florence, fit dessiner des rues, des places publiques qu'elle orna de larges bâtiments, de fontaines jaillissantes ; la Seine serpentait comme l'Arno à Pise. La reine concéda tous les terrains de l'île Saint-Louis à un architecte, bourgeois de Paris, du nom de Marie, à la charge d'y construire des maisons et des quais avec un pont de pierre pour unir l'île au Marais[2].

Henri IV, grand ordonnateur de bâtiments, avait achevé l'Arsenal, où demeurait l'avide et maussade Sully, que souvent il visitait ; derrière l'Arsenal était le bel hôtel du trésorier Zamet, merveille florentine et vénitienne : d'élégantes constructions contenaient de somptueux appartements ornés de meubles en bois des îles, ébène, ivoire, épaisses tentures de cuir, et surtout ces sofas d'Orient si doux pour la sieste tant aimée par Marie de Médicis. Les jardins de Zamet étaient presque publics ; sous l'épais massif de tilleuls coulaient de murmurants ruisseaux à travers des tapis de verdure ; ils entouraient de belles volières, serres de fleurs odorantes, où gazouillaient mille rares oiseaux[3] venus d'Orient et d'Amérique, qu'on disait la terre des prodiges.

Dans ce beau quartier Saint-Antoine, Henri IV avait ordonné la construction d'une place régulièrement carrée ; les hôtels tout autour, sur galeries de pierre, étaient bâtis en moellons rouges artistement bariolés. A l'origine, Henri IV avait destiné la nouvelle place à un riche bazar de marchandises, à l'imitation de la place Saint-Marc de Venise : boutiques de glaces, miroirs, drap d'or et d'argent, points de Flandres, riches orfèvreries, les verroteries du Lido ; avec des maisons de baigneurs, lieu de repos à l'orientale. La mode bientôt s'était éprise de la place Royale : les hauts gentilshommes, les beautés les plus célèbres y avaient pris demeure. Quand le mauvais temps ne forçait pas la foule à s'abriter sous les galeries, elle serpentait dans de jolies allées d'ormes taillés avec soin, et des plates-bandes de buis dessinées en chiffres amoureux, à la manière des villas de la campagne de Rome et de Florence.

De braves gentilshommes, hardis cavaliers, couverts de leur large chapeau de feutre à plumes rouges et flottantes, portaient une casaque courte sur une blanche fraise, laissant voir la braye ou culotte qui s'effaçait dans de larges hottes en peau de daim, ouvertes en entonnoir, éperonnées d'acier. Ce costume grandissait la taille, à ce point que chaque cavalier paraissait haut de six pieds ; le manteau noir ou gris le drapait merveilleusement à la façon espagnole. Louis XIII, tout jeune homme, avait donné l'exemple de couper la barbe huguenote portée sous Henri IV, pour ne plus laisser sous la lèvre inférieure et au menton qu'une petite barbiche ou barbichon, qui allongeait d'une façon élégante l'ovale de la figure (on l'appelait royale parce que Louis XIII l'avait mise à la mode). Mais ce qui rendait incomparable l'aspect de ces braves rodomonts, c'était la façon de porter la rapière, la main sur la garde à côté de la hanche, la pointe en l'air, de manière à relever le manteau comme une menace continuelle de croisement d'épée en duel et rencontre à deux pas sur le pré de la Bastille[4].

Ces fiers cavaliers, à la désinvolture si hardie, se mêlaient aux groupes charmants de jeunes femmes si remarquées dans leurs coquets atours : la ravissante princesse de Condé, pour qui le vieux fou Henri IV avait fait tant d'extravagances[5], portait sur son beau front de petites frisures en boucles disséminées, et au-dessus des rouleaux de cheveux entrelacés de rubans ; à son cou brillait un long collier de grosses perles mates ; sa robe montante était semée de pierreries de formes ovales, carrées, rubis, diamants ; Mme la Princesse conservait les coques et les bouffantes de Marguerite de Valois, parure parfaitement adaptée à son air mutin et enfant. La princesse de Conti entourait l'ovale si parfait de sa physionomie d'un fouillis de cheveux retenus par un réseau d'or ; à ses oreilles scintillaient des boucles longues en brillants, et à son cou un collier de perles où pendait la colombe du Saint-Esprit en émeraude ; sa robe était simple, toute serrée de taille avec des torsades et des fermoirs en rubis[6].

Les belles promeneuses de la place Royale demeuraient dans les nouveaux hôtels, sous les arcades ou dans le voisinage aux rues des Tournelles, des Beaux-Treillis, de la Cerisaie, des Lions-Saint-Paul jusqu'au Temple et surtout dans la large rue Saint-Antoine qui prenait à l'église Saint-Gervais, antique paroisse des corporations : fourbisseurs d'armes, tréfileurs d'or ; comme Saint-Eustache était celle des drapiers, bouchers ; elle se déployait jusqu'à Saint-Paul, que la tombe des mignons de Henri III avait rendue célèbre. A côté était le couvent des Célestins, d'un aspect fort gai, car les religieux étaient jardiniers fleuristes, comme les moines de Saint-Bruno étaient défricheurs de terre. Un peu plus loin était le couvent des filles Sainte-Marie, lieu de retraite pour les dames de la place Royale dans le carême et les jours de prières. Enfin l'Arsenal et les fossés de la Bastille toujours verts, sans aucun des aspects sombres et tristes des prisons modernes. Du bout de la rue des Tournelles on apercevait la première courtine à travers une longue allée de marronniers ombrageant une riante prairie. La Bastille différait peu des demeures royales au quatorzième siècle : Vincennes, le Louvre, les Tournelles ; large cour, vastes portes et jardins étendus. (Les tristesses de la Bastille sont une des légendes du dix-huitième siècle.) La perle de la rue Saint-Antoine, c'était l'hôtel Lesdiguières, célèbre par son splendide mobilier. Un contemporain en parle ainsi : Une salle de cette habitation plus que royale était garnie de tentures à fond d'or, ouvragées d'arabesques en perles de nacre et de corail. La plupart des meubles étaient en argent massif et magnifiquement ciselés des plus hauts-reliefs surdorés. Vous dirais-je, ici les précieux tableaux et les riches tentures, les vases et les girandoles en cristal de roche, et la quantité des meubles, les anciens bronzes, les marbres rares et les bijoux inestimables, la profusion des joyaux, autant vaudrait copier l'ancien Mémorial du Louvre ou le catalogue de la Sagristica Vaticana[7].

Au delà des murs se prolongeait le faubourg Saint-Antoine, peuplé des premières colonies d'ouvriers allemands, habiles travailleurs sur bois et ébène (ébénistes), presque tous nés sur les bords du Rhin, Strasbourg, Cologne, Nuremberg, la ville des joujoux et poupées, des chefs-d'œuvre de tabletterie et tonnellerie ; les colonies allemandes aimaient de prédilection le village de Reuilly, tout plein de jardins potagers. Naguère un petit bois, Charenton, avait été défriché par les religieux minimes qui possédaient de merveilleuses méthodes d'agriculture. Au village de Reuilly l'on voyait déjà s'élever et grandir ce qu'on appelait la Folie Rambouillet. Les Rambouillet étaient parmi les financiers enrichis sous Marie de Médicis ; Henri IV leur avait affermé la perception des aides et tailles. Cette fortune acquise, ils la dépensaient avec élégance : Rambouillet était l'ami, le protecteur des poètes, des artistes, des femmes à la mode, comme le fut ensuite Fouquet. Le pèlerin des antiquités parisiennes peut retrouver des traces des jardins de Rambouillet ; un terrain triste et vague retient le nom de cour du château ; une porte en fer travaillé est le seul débris du riche hôtel du financier ; quatre élégants pavillons donnaient sur le faubourg Saint-Antoine, le village de Reuilly, la campagne de Charenton et la plaine de Bercy ; de vertes pelouses couvertes d'arbres à fleurs, reliaient ces quatre pavillons par des allées artistement ornées. Du côté de Bercy, la pelouse s'élevait graduellement sur une belle terrasse jusqu'à la rivière. Dans ce ravissant asile, Rambouillet recevait toute la société de la place Royale et du Marais : poètes, magistrats et gentilshommes d'épée. Les deux faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau étaient alors les quartiers aimés de la finance ; les banquiers logeaient presque tous aux bords charmants de la Bièvre ; presque tous Italiens d'origine, ils faisaient bâtir des villas au voisinage de la Bièvre, dont l'eau était favorable à la tannerie des cuirs. Cette campagne du midi de Paris avait les préférences de Marie de Médicis, qui fit construire l'aqueduc d'Arcueil. Les Romains, grands appréciateurs des doux aspects et des tièdes émanations, avaient habité le côté méridional de la vieille Lutèce, depuis les Thermes de Julien ; les financiers, d'origine italienne, s'étaient aussi abrités au midi ; Zamet au Marais ; Porticelli au faubourg Saint-Marceau, et la rue où était son hôtel s'appelle encore aujourd'hui la rue du Banquier.

L'île Saint-Louis devait servir de lien entre le Marais et le village Saint-Marceau ; dans le plan dressé en 1607 l'île Saint-Louis n'est pas bâtie encore : une ou deux maisons isolées aux extrémités de l'île forment contraste avec le quartier Notre-Dame, si peuplé, et le Marais, où s'épanouissaient l'esprit et les bonnes manières ; les fêtes, les carrousels se donnaient place Royale. Sur cette place, en 1614[8], furent représentés les quadrilles de l'Arioste : Rolland, Rodomont, Renaud de Montauban, parsemés de danses sauvages des Indiens, figurés par les plus élégants seigneurs de la cour, Bellegarde, Montbazon,

d'Uzez, Bussy-Rabutin, tous richement vêtus de costumes étranges, couverts de plumes rouges, bleues, flottant au vent : de vastes chars traînés par des monstres fabuleux, apparaissaient au milieu des carrousels, et les personnages mythologiques venaient dire les hauts faits d'armes et les prouesses amoureuses du roi Louis XIII, le véritable prince des gentilshommes.

 

 

 



[1] D'où sont venus les noms des rues Beautreillis, de la Cerisaie, etc., autour de la place Royale.

[2] La concession est dans le Recueil des ordonnances du Louvre, d'où est venu le nom de Pont-Marie.

[3] L'hôtel Zamet était tout près du couvent des Célestins, non loin de l'Arsenal.

[4] Callot reproduit ainsi les cavaliers du règne de Louis XIII. Comparez avec la collection des gravures. (Bibliothèque impériale, 1615-1620.)

[5] On peut en lire le récit dans un livre fort rare, sous le titre : l'Enlèvement innocent ou la retraite clandestine de Monseigneur le Prince, 1600-1610.

[6] M. de Monmerqué a publié ces portraits dans sa dernière édition de Tallemant des Réaux. La collection des émaux de Petitot en contient un certain nombre.

[7] L'hôtel Lesdiguières a laissé son nom à toute une rue ; il n'en reste pas de débris. La famille du connétable est éteinte. L'hôtel Sully est presque conservé.

[8] Les gravures de ce carrousel existent encore dans la grande collection de la Bibliothèque impériale, 1622.