HUGUES CAPET ET LA TROISIÈME RACE

 

TOME DEUXIÈME

CHAPITRE XXVI. — DÉVELOPPEMENT DE L'INTELLIGENCE AU XIIe SIÈCLE.

 

 

Philosophie. — Opposition contre saint Bernard. — Fin et mort d'Abélard et d'Héloïse. — Disciples d'Abélard. — Bérenger. — Mort de saint Bernard. — Principes d'hérésie. — Histoire. — Les chroniques. — Impulsion donnée par la croisade. — Chroniques sur le pèlerinage. — Orderic Vital. — Suger historien. — Odon de Deuil. — Légendaires. — Poétique tradition de race. — Les troubadours. — Les trouvères. — Monuments. — Mœurs. — Habitudes.

1130 — 1163.

 

Lorsqu'une vaste entreprise échoue, même par des causes extraordinaires ou fatales, le génie qui l’a conçue en supporte la triste responsabilité ; on ne tient compte ni des accidents ni des fautes qui ne sont pas les siennes ; on va droit à lui, et comme il excite naturellement beaucoup de jalousie, toutes les petites passions s'agitent pour le perdre. Ainsi fut saint Bernard[1] ; la croisade n'avait point réussi ; elle avait entraîné des malheurs incalculables ; bien des châtellenies de France étaient veuves ; tant de familles portaient le deuil du lointain pèlerinage ! Alors éclata une aigre et violente opposition contre saint Bernard, car c'était lui qui avait excité les barons à prendre la croix et entraîné la génération en dehors de la patrie ; n'avait-il pas dépeuplé les villes, les hameaux, les bourgs par la puissance de sa parole ? Ce cri fut immense, il frappa toutes les oreilles et saint Bernard se vit obligé de se justifier à la face de tous : il le fit avec sa supériorité habituelle. Si la grande expédition n'a point réussi, à qui la faute ? s'écrie-t-il ; à qui faut-il imputer ce malheur ? n'est-ce pas aux barons eux-mêmes, à leurs péchés, à leurs dérèglements, à leur insouciance pour les grandes prescriptions catholiques ? Pouvait-il répondre d'un pèlerinage dissolu, où tant de péchés avaient été commis ? il s'était passé tant de désordres ! Ce n'était pas lui qui avait mené les chiens en laisse, porté le faucon sur le poing et savouré le vin au milieu des courtisanes[2].

A l'époque où saint Bernard se manifesta d'une manière si hautaine en réponse aux plaintes qui de toutes parts s'élevaient contre lui, l'abbé de Clairvaux s'était placé à un degré de puissance telle que rien désormais ne pouvait l'ébranler, et cette circonstance l'aida fortement à briser les ennemis qui l'accusaient. La lutte avait été longue, difficile contre les esprits rebelles ; mais après d'incroyables efforts, saint Bernard était resté maître de l'école scolastique, la seule qui réellement pût lutter avec lui ; ici j'ai besoin de revenir sur les temps et de reprendre la longue lutte intellectuelle d'Abélard et de l'abbé de Clairvaux : dans le concile de Soissons, où les doctrines d'Abélard furent ouvertement condamnées, saint Bernard, avec cette supériorité d'esprit et cette puissance d'autorité qui commandaient à tout, lui avait dit : Abélard, abaisse ton front devant les vérités de l'Église ! Abélard, l'intelligence rebelle, s'était agenouillé ! l'abbé de Clairvaux le flétrit et le condamna par ces grandes paroles[3] : Abélard est un dragon qui dresse des embûches en secret ; que dis-je ? il ne craint plus aujourd'hui de se montrer ; et plût à Dieu que ses écrits fussent renfermés dans des coffres au lieu d'être débités et lus dans les places publiques ! Ils volent malheureusement par le monde, ces fruits empestés de l'erreur ; prenant pour ténèbres la lumière qu'ils haïssent, leur poison funeste a pénétré dans les châteaux et dans les villes ; ils ont passé de nation en nation, d'un royaume à un autre ; à quels temps sommes-nous arrivés ! on fabrique un autre Évangile, on propose une foi nouvelle aux peuples, on bâtit sur un autre fondement que celui qui a été posé ; on traite des vertus et des vices contre les règles de la saine morale, des sacrements d'une manière qui n'est rien moins que sûre, du mystère d'un Dieu en trois personnes avec une téméraire curiosité. Abélard, nouveau Goliath, s'avance avec tout son appareil de guerre, précédé de son écuyer Arnaud de Brescia ; l'union de ces deux hommes ne saurait être plus étroite, semblable à celle des deux écailles d'une huître qui ne laisse aucune entrée à l'air pour les séparer ; imitateurs de celui qui se transforme en ange de lumière, ils présentent les apparences de la piété dans leur extérieur sans en avoir ni l'esprit ni la réalité. C'est à la faveur de ces dehors imposants qu'ils surprennent la religion de ceux qui prêtent avec sécurité l'oreille à leurs discours[4]..... Jugez maintenant, ô successeur de Pierre, si celui qui attaque la foi de ce prince des apôtres doit trouver un asile auprès du saint-siège !

Ainsi donc, poursuivi partout, en France dans les conciles, à Rome auprès du pape, Abélard se soumit à saint Bernard, qu'il alla humblement saluera Clairvaux, comme la pensée devant laquelle il fallait abaisser le front. Dès ce moment sa vie devient paisible, et saint Bernard lui tend une main secourable ; le grand abbé ne voulait que sa soumission à l'unité catholique, et il s'en félicite comme d'une victoire, car il estime l'intelligence d'Abélard ; il aime à le voir à ses côtés. Le vigoureux scolastique, l'esprit impétueux et sensuel, parvenu à sa soixante-troisième année, mourut au prieuré de Saint-Marcel, à Châlons-sur-Saône[5]. Après le concile de Soissons, Abélard n'est plus un maître de sciences rebelle à l'Église, c'est un théologien qui soumet sa pensée à saint Bernard et au pape. Son corps fut inhumé sous les pierres froides. Jamais monument ne fut élevé à sa mémoire, jamais cénotaphe ne fit briller après sa mort l'histoire de ses malheurs, comme une fausse science a voulu le démontrer. Il commença son existence sur le mont Sainte-Geneviève, et il la finit dans une abbaye silencieuse. Telle était la vie scientifique à cette époque ; son origine était dans quelques cellules, elle s'accomplissait au désert. Héloïse, qui s'était attachée au docte Abélard par un dévouement absolu, vécut encore quelques années dans sa retraite du Paraclet : femme aux passions vives, aux idées extraordinaires, elle est plus hardie encore qu'Abélard pour secouer les devoirs de la vie ; elle a haine des institutions sociales, elle ne veut que l'amour ; Héloïse considère l'union sainte de l'homme et de la femme comme un fardeau et une gène pour les études philosophiques ; l'amour tout naturel, tout seul, voilà sa vie. La philosophie est son culte ; jeune fille encore, elle déclame avec violence, chose inouïe, contre le mariage. Je vois, dit-elle, le motif qui vous engage à m'épouser ; vous cherchez à satisfaire mon oncle et à mettre vos jours en sûreté, vous n'y réussirez pas ; je connais son caractère, il sait dissimuler une injure lorsqu'il ne peut se venger, mais il n'a pas l’a me assez noble pour pardonner. C'est donc un piège tendu à votive simplicité que ces beaux semblants d'amitié qu'il étale à vos yeux ; mais quand même la réconciliation serait sincère entre vous de part et d'autre, songez-vous à l'infamie qui doit rejaillir sur vous et sur moi de rengagement que vous me proposez ? Je vous le demande, de quel œil le monde, l'Église et les philosophes regarderont-ils une femme qui les aura privés d'une lumière destinée à les éclairer ? quelles imprécations ne lancera-t-on pas contre moi pour m être asservi et rendu propre celui que la nature avait formé pour le bien public[6] ? Y songez-vous ? encore une fois, vous, me parier de mariage ! ignorez-vous donc ce qu'en ont dit tous les sages de l'antiquité ? consultez l'apôtre, il vous le représentera comme un joug dont une âme élevée au-dessus des sens doit toujours se préserver, et qu'il n'est jamais avantageux de reprendre après en avoir été délivré. Interrogez vos oracles les philosophes, ils vous prouveront par les plus fortes raisons que cet état ne peut compatir avec la recherche de la vérité. En effet, comment pourrez-vous accorder les devoirs de votre chaire avec les embarras du ménage ? quelles convenances entre des écoliers et des servantes, entre des écritoires et des berceaux , entre des livres et des quenouilles, entre des plumes et des fuseaux ? Un savant, absorbé dans des méditations philosophiques ou théologiques, entendra-t-il paisiblement les cris des enfants, les chansons des nourrices, et tout le tracas bruyant d'une famille occupée de divers soins ? Aussi remarquons-nous que sous le paganisme, comme parmi les juifs et les chrétiens, les personnes les plus éminentes en sagesse n'ont pas balancé à préférer le célibat au mariage[7].

Après ces incroyables paroles d'une fille séduite et mère qui appelle le célibat auprès de son amant et le provoque au déshonneur pour elle et pour son fils, n'est-il pas permis de dire qu'on ne trouve rien dans Héloïse de la femme : ni timidité, ni pudeur, ni bienséance ? Son caractère s'empreint de je ne sais quoi de mâle, de pédant et de philosophique qui la fait disserter sur les idées que les femmes se contentent de sentir[8]. J'ai toujours éprouvé une certaine répugnance pour ces caractères d'Abélard et d'Héloïse, pour cette union d'un scolastique vieilli et charnel et d'une femme qui raisonne moins par ses sentiments que par ses études. Il faut parcourir cette légende sensualiste du moyen âge, en la dépouillant de tout le prestige mensonger dont on l’a vainement entourée. Il y a au fond de ces deux âmes je ne sais quoi de sec, de dialecticien qui les enlève à leur douce mission sur la terre. Héloïse vécut vingt ans après Abélard ; les dernières traces de sa vie sont une lettre que l'abbesse du Paraclet adresse à Pierre le Vénérable, abbé de Cluny ; elle lui recommande son fils Astrolabe, clerc du diocèse de Paris, afin qu'il puisse obtenir un bénéfice[9]. Le cartulaire de l'église de Saint-Marcel de Châlons fixe la mort d'Héloïse en 1163, dans les calendes de juin[10]. Elle fut un des disciples les plus ardents d'Abélard, elle exalta ses doctrines ; elle-même devint quelque temps comme la pensée et la tête de l'école scolastique au moyen âge.

La doctrine d'Abélard ne mourut pas en lui, et l'école voulut une fois encore dominer l'Église. Parmi les disciples d'Abélard, et le plus ardent ennemi de saint Bernard, se trouve Pierre Bérenger, le hardi prosateur du XIe siècle ; il était de Poitiers, l'ami de cet Arnaud de Brescia dont l'histoire a gardé le souvenir. Pierre Bérenger a écrit l'apologie d'Abélard son maître contre les vives attaques de l'abbé de Clairvaux, à l'époque où la scolastique se trouvait séparée de la puissante intelligence ; il va droit à la grande renommée de saint Bernard pour le braver de face, il n'hésite pas à la flétrir. Ne voilà-t-il pas, s'écrie-t-il, une parole bien puissante pour attaquer notre maître à tous, Abélard ! et pourquoi cela ? parce que vous avez beaucoup écrit, fécondité d'autant plus admirable aux yeux de la multitude que vous passez pour n'avoir point étudié les arts libéraux. Mais il n'y a rien en cela qui doive surprendre ceux dont vous êtes plus particulièrement connu ; vous voir au contraire embarrassé pour parler et pour écrire serait un phénomène bien plus étrange pour nous, instruit comme nous le sommes des exercices de votre première jeunesse. Ne sait-on pas en effet que votre principale étude était alors de composer des chansons bouffonnes et d'autres poésies propres à divertir le public ? Ce que j'avance n'est point fondé sur un bruit incertain, j'en atteste votre patrie, où vous avez reçu votre éducation ; je vous interpelle vous-même là-dessus et vous cite à votre propre conscience. Hé quoi ! ne vous souvient-il pas des efforts que vous faisiez pour surpasser vos frères dans ce genre d'escrime ? avez-vous oublié combien vous vous trouviez blessé de rencontrer quelque rival dont la verve pétulante pouvait aller de pair avec la vôtre ? Je pourrais, sur le rapport de témoins respectables, insérer ici quelques traits de ces jeux licencieux, mais je crains de salir le parchemin par de pareilles citations ; au reste, des choses si connues n'ont pas besoin de preuves. Exercé de la sorte au style badin et satirique, vous ne rougissez point aujourd'hui de le faire passer dans des matières toutes divines, et cette espèce d'éloquence, aussi peu sensée que diffuse, est regardée par les sots comme une manière grave et noble de s'exprimer[11] ; mais les personnes sages et éclairées ne prennent pas ainsi le change, c'est aux choses et non pas aux mots qu'elles s'attachent, persuadées que la vérité peut se rencontrer sous l'écorce grossière d'un discours sans art, et que des ornements étudiés ne servent souvent qu'à prêter un voile spécieux à l'erreur[12]. Saint Bernard éprouvait ici le sort de toutes les destinées un peu hautes, de toutes les intelligences un pou élevées ; il était attaqué dans sa vie, dans sa personne, parce que la supériorité importune. La voix de Pierre Bérenger n'avait pas assez de retentissement dans le peuple pour qu'il pût lutter longtemps contre saint Bernard ; c'était de ces critiques qui s'attachent à un grand nom, le piquent, mais ne le tuent jamais. Qu'arriva-t-il ? Pierre Bérenger, l'expression de la scolastique, s'abaissa devant l'abbé de Clairvaux, comme l'avait fait Abélard son maître[13]. Sans doute le mauvais succès de la croisade avait fait douter de l'infaillibilité de saint Bernard, mais il n'avait qu'à parler pour réveiller les mêmes sympathies et la même obéissance, car il était l'organe de l'Église : que pouvait être auprès de lui le scolastique Bérenger, à peine connu en dehors de la montagne Sainte-Geneviève ? L'abbé de Clairvaux avait encore une influence assez magique pour imposer partout la loi de sa parole, et l'idée de croisade était si peu affaiblie que le vieux Suger voulut lui-même tenter une expédition dans la Palestine, au milieu des reproches qui de toutes parts s'élevaient contre le pèlerinage de Louis VII.

Cependant l'esprit d'hérésie se manifestait sur quelques points de l'Église catholique ; l'examen éclatait dans sa force. En lisant avec attention les écrits de Gilbert de la Porrée, on aperçoit un mouvement hardi de pensée et de critique dans quelques esprits avides de nouveautés. L'enseignement sur la Trinité n'existe plus dans son origine primitive et pure ; on personnifie les mystères, on les matérialise dans des figures, on les explique par des symboles divins, par des mythes empruntés aux systèmes de Platon et d'Aristote. Les études philosophiques des vieilles écoles grecques et d'Alexandrie mènent à l'hérésie, tandis qu'Arnaud de Brescia tente une réforme populaire dans les mœurs et les habitudes du clergé. Dans la lutte contre ces nouveautés, saint Bernard sent se réveiller son intelligence puissante, il est l'homme de l'unité et de l'Église ; quand une école s'élève, on le voit défendre avec énergie le catholicisme et les principes inaltérables ! Et qu'importe la haine des scolastiques ? il marche toujours droit dans sa voie jusqu'à sa mort, qui arrive le 20 août 1153[14]. Plus tard il fut canonisé, c'est-à-dire élevé à la grandeur et à la puissance du Panthéon catholique. La justice de la postérité envers une grande renommée arrive après le tombeau ; les défauts s'effacent sur le bronze qui s'élève au sommet de la colonne triomphale[15] ! et saint Bernard, qu'on accusait d'avoir dépeuplé son siècle, fut placé dans toute la force de sa renommée ; l'Église ne fit que confirmer ce témoignage du peuple. Le pieux moine qui a suivi pas à pas l'histoire de saint Bernard rapporte avec douleur ses derniers moments : Il fut, dit-il, regretté des nobles et du commun, mais il fut surtout pleuré par les femmes. C'était en effet l'éloquence qui allait à leurs émotions et à leur cœur, car mieux que les hommes elles sentent la gloire. Saint Bernard, tout esprit, idéalisait la vie, il la faisait sortir de ce caractère matériel qui la rapetisse en ne la faisant plus que chair et sang. Rien de merveilleux comme cette parole qui soulevait les générations pour la croisade, et entraînait des familles entières dans la solitude ; rien de comparable à cette force d'un orateur ? Les temps modernes se font de fausses idées sur les époques finies ; ce qu'on appelle fanatisme n'est qu'un héroïsme de cœur, et la postérité salue ces hommes qui, avec quelques harangues, remuent les peuples et les portent à d'immenses choses ! La croisade fut malheureuse sans doute, elle n'eut pas pour résultat de préserver les colonies chrétiennes ; qu'importe ? les siècles actuels n'ont-ils pas vu de grandes entreprises qui aboutissent à des catastrophes ? et faut-il pour cela nier les génies qui les avaient conçues et les capitaines qui les avaient dirigées ? Je n'aime pas qu'on brise la valeur des hommes qui, on secouant le pan de leur robe, traînent après eux les masses dans les immenses voies de la postérité[16].

La philosophie est une suite de systèmes qui passent avec les siècles et se transforment dans leur formule ; les idées succèdent aux idées comme les feuilles aux feuilles ; mais ce qui survit dans cette entraînante mobilité des temps, c'est le récit de l'histoire, la narration des faits simples et enchaînés les uns aux autres. Aussi j'abandonne volontiers les écoles de Sainte-Geneviève avec leurs bruyantes disputes ; je me hâte de descendre la montagne scientifique qui retentit du Quadrivium d'Aristote, tant j'ai besoin de soulager mon esprit dans le récit de la naïve chronique. Les croisades sont le grand événement qui anime les chroniqueurs, et cela devait être ; des populations entières ont vu l'Orient ; on a quitté le clocher, l'ermitage, la cité sombre et obscure pour les voies de la Palestine ! on a salué la vague bleue et ondulée, les terres lointaines, les oiseaux aux étranges plumages, la gazelle qui a fui, le maigre chameau des déserts, et la merlette qui traverse la mer à tire-d'aile, les villes au marbre blanc, les débris de l'architecture grecque et romaine. Que d'émotions nouvelles pour les chroniqueurs, qui naguère restaient reclus dans leurs monastères ! Ici c'est Robert le Moine, abbé de Saint-Remy de Reims, qu'il a quitté pour suivre les pèlerins francs à la croisade ; témoin oculaire, après le concile de Clermont, Robert le Moine a suivi les croisés en Palestine ; il a vu Constantinople, Nicée, Antioche et Jérusalem, ces villes orientales. Le chroniqueur ne dira ni mensonges, ni choses frivoles, mais la vérité pure ; et cette vérité a pour lui un attrait indicible, car il s'agit de la Palestine et de ce grand poème de la conquête[17]. L'archevêque Baudri[18] n'a point fait le pèlerinage ; il n'a pas vu de ses yeux, mais il a écoulé tous les récits de ceux qui sont revenus du saint tombeau ; il a consulte les vieux barons, les nobles chevaliers, les plus sincères : comment voulez-vous qu'il n'ait pas beaucoup appris et beaucoup retenu ? Maintenant c'est Raymond d'Agiles, le Provençal, le chanoine de l'église de Puy ; lui, le chroniqueur à l'imagination ardente, a conserve le cachet de la race méridionale : il est diseur d'aventures merveilleuses, crédule au dernier point, vantard des hauts faits de son comte de Saint-Gilles. On dirait, à l'ouïr, que les Provençaux ont tout fait dans le glorieux pèlerinage, et que les Francs austères, les hommes du Nord, se sont entièrement effacés devant les chevaliers de Provence et les barons de la Langue d'oc[19] ! Albert d'Aix (d'Aix-la-Chapelle), l'historien du long pèlerinage, apporte une sorte d'examen et de critique sur tous les récits des pèlerins ; il étudie et compare, il est étendu, développé ; c'est l'historien le plus complet, le chanoine qui dans les loisirs de sa cathédrale a tout vu, tout écouté ; s'il n'a pas la vive couleur de Raymond le Provençal, il est exact comme les esprits du nord de l'Europe ; il peut se tromper, mais il n'invente pas[20].

Ces vives impressions du pèlerinage en terre sainte donnèrent une grande impulsion à la chronique, même à celle qui, ne quittant pas le clocher, reste purement nationale. Qui ne se sent vivement entraîné vers l'histoire des vieux temps, lorsqu'on lit par exemple la chronique d'Orderic Vital, moine de Saint-Évroult, la plus belle œuvre historique du XIIe siècle pour la race normande ! Elle porte le titre d'Histoire ecclésiastique[21] ; mais les annales d'Orderic embrassent tous les grands faits depuis Guillaume le Conquérant. Orderic le Normand est le conteur d'anecdotes ; il règne dans toutes ses pages un esprit romanesque qui se ressent déjà de l'influence des trouvères et de la poésie ; et dans cet étalage immense de faits il se trouve surtout une admirable peinture des mœurs normandes et anglaises. Je me suis plus d'une fois retrouvé dans les villes de Normandie, à Caen, à Rouen, à Évreux, avec Orderic Vital à la main ; c'était mon guide et mon compagnon des vieilles mœurs, et quand j'apercevais les traces des âges passés et ces femmes du pays de Caux à la coiffure du XIe siècle, il me semblait voir reparaître le vieux moine Orderic reprochant à son siècle les mœurs nouvelles et la dissolution de la société : Orderic raconte-t-il la mort d'un roi, mille réflexions morales surgissent sous sa plume ; Guillaume le Conquérant descend au tombeau, et Orderic Vital s'écrie : Hommes sensuels et voluptueux, qui fûtes présents à cette scène, vous apprîtes par là quelle estime on doit faire de cette félicité passagère et charnelle dont vous êtes épris : qui ne dut en effet se convaincre, en voyant ce cadavre hideux et corrompu, de la nécessité d'acquérir, au prix d'une salutaire mortification, des plaisirs infiniment meilleurs et plus durables que ceux d'une chair qui, n'étant que poudre, doit bientôt retourner en poudre ?[22] Orderic Vital, l'historien sévère comme tous les clercs du Nord, s'élève avec énergie contre la dissolution des mœurs ; la société lui échappe, il le sent, et il s'en plaint comme si on lui arrachait les habitudes de sa vie. Il faut voir avec quelle douleur mélancolique Orderic Vital se lamente sur les coutumes nouvelles. A toutes les époques il y a des vieillards qui pleurent le temps qui fuit, ils regrettent les mœurs d'un autre âge comme les souvenirs brillants de leur jeunesse ; pour eux les roses n'ont plus leurs fraîches couleurs, le ciel n'a plus le même reflet, les brouillards s'épaississent, le vent qui fit bruire la feuillée dans leur jeune vie souffle comme le veut d'automne qui jaunit et emporte la feuille morte. Hélas ! les années viennent et les sociétés se renouvellent ! ce n'est pas la nature qui change, mais le corps qui devient plus débile pour la sentir, les yeux qui s'affaiblissent, le cœur qui tremble, les pas qui chancellent. Ce chagrin, ce souci de la vie qui s'en va, Orderic Vital l'apporte dans ses plaintes sur le changement et les coutumes nouvelles. Son indignation pour ce qui est neuf se manifeste contre les modes, contre les coutumes, le vieux chroniqueur s'indigne des plus petites innovations. Foulques, comte d'Anjou, dit-il, pour couvrir la difformité de ses pieds, imagina une espèce de souliers dont la mode en peu de temps se répandit dans toute l'Europe : on les nomment pigaces[23] ; leur forme était extrêmement longue et se terminait en une grande pointe recourbée en manière de queue de scorpion. Un certain Robert, courtisan futile du roi Guillaume le Roux, fut le premier qui introduisit à la cour de ce prince cette sorte de chaussure ; il y ajouta un nouveau raffinement, en portant plus larges que dé coutume ses souliers, qu'il garnissait d'étoupes en dedans, et dont il contournait la pointe en forme de corne de bélier. Cette bizarre invention, qui lui lit donner le sobriquet de cornard, fut adoptée par toute la noblesse, chez qui elle passa pour une marque de distinction. Le goût était alors entièrement dépravé, suite de la licence des mœurs, qui ne connaissait plus de bornes. On abandonna les traces des héros pour se livrer à la dissolution la plus effrénée ; on méprisa les remontrances des prêtres, et on ne voulut plus suivre que des usages barbares, soit dans la façon de vivre, soit dans celle de s'habiller, car on portait, à la manière des femmes, de longues chevelures que l'on entretenait avec grand soin ; on se servait de chemises et de tuniques fort étroites, mais en récompense très-longues et traînant jusqu'à terre[24]. On ne faisait plus aucune différence des jours consacrés à la piété, et Ton se permettait toutes sortes de divertissements en tout temps ; le jour se passait à dormir et la nuit à boire et à manger avec excès, à jouer aux jeux de hasard, à folâtrer et à quelque chose de pis. C'est ainsi qu'ont été abolies, depuis la mort du pape Grégoire VII, du roi Guillaume le Conquérant, et des autres princes religieux, les bonnes coutumes de nos pères ; car les habits de ceux-là étaient modestes et proportionnés à leur taille. Par là ils avaient la liberté de monter à cheval et de faire tous les exercices du corps que la raison et l'occasion pouvaient exiger ; mais de nos jours tout est changé : une jeunesse débauchée adopte la mollesse des femmes, et les courtisans cherchent à plaire au sexe en imitant les vices qui lui sont propres. Ils mettent à l'extrémité de leurs pieds des figures de serpents, qu'ils admirent en marchant comme quelque chose de beau ; ils balaient la poussière avec les longues queues de leurs tuniques et de leurs manteaux : leurs mains, instruments destinés à servir le corps avec agilité, sont couvertes de longues et larges manches qui les empêchent d'agir ; ils ont la tête rase par-devant comme les voleurs, et par derrière une longue chevelure comme les femmes publiques[25]. Autrefois c'était la coutume des pénitents, des captifs et des pèlerins de laisser croître leurs cheveux et leur barbe, et par là ils faisaient connaître leur étal ; mais à présent, parmi tous les hommes, c'est à qui aura les plus longs cheveux et la plus longue barbe ; vous les prendriez pour des boucs et à la figure, et à l'odeur, et à la lasciveté des mœurs. Ces cheveux qui leur sont si chers, ils ne se contentent pas de les laisser croître, ils les frisent et les tordent en différentes manières ; une coiffe leur couvre la tête sans bonnet ; à peine voit-on quelques chevaliers paraître en public la tête découverte et tondue, suivant le précepte de l'apôtre. Leur habillement et leur démarche font assez connaître ce qu'ils sont au dedans, et comme ils observent les devoirs de la religion[26]. Ainsi, pauvre vieillard, Orderic Vital s'indigne contre les tendances au changement qui entraînent les générations nouvelles ; il ne pardonne ni les cheveux longs ni les riches vêtements. Hélas ! il faut bien se soumettre à celte lamentable loi qui affaiblit nos yeux et brise notre chair ; aucune de nos œuvres ne vit, la forme change, la coutume périt ; que faire ? faut-il pousser incessamment le cri déchirant de nos douleurs ? faut-il prendre de nos deux mains les jeunes hommes pour crever les yeux qui brillent, imprimer sur leur front des rides et leur arracher leur chevelure flottante parce que notre tête blanchit et se dépouille ?

Suger, historien, est plus grave ; sa chronique n'est point empreinte d'aussi vives couleurs, il ne décrit pas continuellement les mœurs contemporaines ; il raconte avec l'exactitude des moines de Saint-Denis ; sec, mais exact, rarement il se livre à des épisodes ou à des incidences ; c'est un biographe qui écrit la vie d'un roi ou les annales d'un règne ; il s'attache aux faits et les dit en les accompagnant çà et là d'une pieuse réflexion[27]. Odon de Deuil, qui succède à Suger dans l'abbaye de Saint-Denis, est bien plus vif, bien plus coloré ; on sent qu'il a suivi Louis VII a la croisade ; l'imagination déborde, car il revient de son pèlerinage avec les impressions d'Orient ; son récit est plein de Constantinople et des merveilles qu'il a vues. Suger est resté sous les voûtes sombres de Saint-Denis ; tout s'en ressent dans ce qu'il a écrit ; il y a l'empreinte du ciel brumeux et de la Seine qui coule monotone au pied des tours. Odon de Deuil, au contraire, a vu tant de pays, étudié tant de coutumes, appris tant d'usages ! Il décrit, il peint le Bosphore avec ses belles eaux, Constantinople et ses palais de marbre, Antioche et ses bosquets odorants. Suger est le froid administrateur qui conte les événements un à un comme ils arrivent, avec leur empreinte austère. Odon de Deuil a l'imagination plus romanesque, il sent, il éprouve autant qu'il raconte ; il a des colères, de l'indignation, tandis que Suger réfléchit et fait de la politique alors même qu'il dit les événements de son monastère ou les annales de son administration[28].

Les véritables poètes de l'histoire sont encore les légendaires ; là se déploient l'imagination abondante et les sentiments de la plus haute morale ! Le pieux moine qui écrit les chroniques d'un solitaire ou d'un saint prédicateur se propose toujours un but d'enseignement pour la génération ; s'il dit la vie d'une vierge chaste et pure, c'est pour élever la grandeur de la femme et honorer la continence dans une société livrée à la brutalité féodale ; s'il exalte un moine aux vêtements déchirés, à la physionomie amaigrie, c'est pour le présenter en opposition avec ces hommes d'armes abrutis sous la venaison et passant leur vie au cliquetis des coupes[29]. La légende élève le serf par l'égalité chrétienne ; elle fait du faible le fort, du souffreteux un être privilégié qui trouvera sa récompense au ciel : la légende n'est pas faite pour les heureux ; elle peut être dédaignée par l'homme puissant qui s'enivre de vin et d'amour ; mais le pauvre, le cœur abîmé, que ne trouve-t-il pas dans la légende ? quelle consolation pour sa vie, quelle fierté ne doit-il pas éprouver en voyant exalter les misères et les sacrifices ! La légende est dans l'existence et l'imagination de l'homme ce qu'il y a de plus consolant ; nous en portons tous une gravée au fond de notre cœur ; elle se déroule dans nos jours de tristesse, et à mesure que la vie avance, nous en arrachons chaque soir une feuille, pour arriver ensuite au fatal désabusement, la véritable mort de l'homme : alors, hélas ! il n'y a plus de légende !

Le retour des pèlerins, après la grande croisade, avait jeté sur la société un esprit tout nouveau : que de sensations indicibles les croisés n'avaient-ils pas éprouvées durant leur long voyage ! Le souvenir de l'Orient était comme une légende d'or qu'ils rapportaient dans la patrie. Quelle différence entre les approches de l'an rail avec son sombre cortège de désolations, et ce XIIe siècle qui s'ouvre pour une race toute voyageuse ; elle a visité l'Italie, la Grèce, Constantinople et Jérusalem : les châteaux, les cités, les cathédrales même changent de physionomie ; la génération est pleine de gaieté ! on rit, on folâtre en face des souvenirs du passé : de merveilleuses histoires viennent agiter les longues soirées ; l'aspect des populations s'anime ; les baladins, les troubadours et les trouvères apparaissent et viennent réciter, au son des instruments et de la vielle des jongleurs, les mille aventures extraordinaires qu'ils ont ouïes dans leur pèlerinage. On ne voit plus que ménestraudies, troupes joyeuses qui vont de château en château pour égayer, par maints faits et gestes, les dames, seigneurs et varlets ; c'est un mouvement simultané de poésie et de chants dans les deux langues d'oc et d'oïl[30].

Quel est ce noble comte qui nous apparaît dans les annales du Poitou et de l'Anjou ! s'il est petit de taille, son œil est vif, spirituel ; la plus gracieuse figure cache un extrême abandon de mœurs ; enjoué, bouffon, comme toute la race méridionale, son origine est illustre, les Chartres le désignent sous le nom de Guillaume IX, duc d'Aquitaine, et c'est ainsi qu'il appose son scel[31]. Le voici en son couvent, impie et moqueur, qu'il a établi à Niort ; il a construit des cellules d'amour, et en chacune d'icelles a établi une abbesse du plaisir[32] ! Grand trompeur des dames que ce Guillaume qui fit des vers pour célébrer toutes les jouissances de la vie ! Pèlerin partant pour la croisade, il chante encore les plaisirs de son château et de ses fiefs. Lisez le Doux Adieu de Guillaume aux dames du Limousin et du Poitou, aux plaisirs et aux amours. Je laisse tout ce que j'ai aimé, et ma noble chevalerie, et mes étoffes coloriées, et mes belles châtelaines[33]. Il part, combat à outrance ; de retour de la croisade, le digne seigneur est plein de gaieté, il conte mille prouesses, il remercie Dieu et saint Julien dans sa langue romane et provençale de ses bonnes fortunes. Sanh Julia, le patron de ses châtellenies, pourquoi ne protégerait-il pas ses amours[34] ? A côté du seigneur Guillaume, et comme son vassal, se place Ebble, vicomte de Ventadour encore de la digne et bonne chevalerie, opulent seigneur, riche féodal, gai, loyal, et se ruinant en folles dépenses ; Guillaume, duc d'Aquitaine, comte de Poitou, est son supérieur ; mais, plus splendide que lui, il rivalise dans ses fêtes. Je vous dois une belle aventure : il arriva qu'un jour le vicomte de Ventadour s'en vint au castel de son seigneur, suivi d'une dizaine de chevaliers, de varlets et d'écuyers de son hôtel. Quand ils arrivèrent, ledit seigneur allait s'asseoir au festin, et comme le dîner était un peu court pour le nouvel arrivant, on lui dit d'attendre ; or il se passa une ou deux heures avant de les repaître de viande. Quelle pauvre fête on donna au vicomte de Ventadour ! un festin sans paon féodal aux ailes dorées et sans hures de sangliers ! quel avare seigneur que ce Guillaume d'Aquitaine, murmura le vicomte de Ventadour ; il reçoit bien tristement son vassal ! Or le seigneur Guillaume entendit ces propos et voulut surprendre Ebble de Ventadour. Que fit-il ? Un beau jour il arrive chez son vassal avec cent chevaliers de sa suite : Eh bien ! te voilà pris sans doute, magnifique seigneur de Ventadour ; il t'arrive cent gros ventres à nourrir et à repaître ! Laissez dire, laissez jaser[35]. A peine ledit due d'Aquitaine est-il entré que cent varlets viennent avec des aiguières pour les laver et les parfumer ; puis quelques minutes après le banquet féodal commence, et l'on y voyait se déployer vingt faisans dorés, dix hures de sangliers, de larges pâtés de venaison, et les écuyers servaient avec de belles escuelles d'or. Quand le festin fut étalé et mangé, le magnifique seigneur de Ventadour fit couler la cire et le miel de Narbonne à pleins tonneaux ; le miel de Narbonne était aussi précieux que Tor, et chacun put en prendre tant qu'il en voulut. La splendide réception qu'il avait faite à son seigneur fut chantée par de nobles troubadours en des vers de la langue provençale.

A côté de ces dignes figures de chanteurs de la langue d'oc, les chroniques placent encore Augier, le poète des jeux de mots. Voici donc comment parle le gai baladin : Qui voudrait être le serviteur qui dessert en servant les riches dans leur cour de courtoisie ? Cependant Augier avoue que le siècle ne peut pas empirer depuis que l'empereur Frédéric Ier a l'empire[36]. Augier est le poète ennemi des vieilles femmes qui mettent du blanc sur leurs joues et du noir sur leurs yeux depuis le front jusqu'au-dessous de l'aisselle. Son ami Arnaud est le chantre des coursiers sellés et des chevaliers armés de belles lances et de bonnes épées ; il fait des sirveutes contre la lâcheté des barons. Quelquefois c'est un troubadour galant pénétré d'amour et de crainte pour sa dame. Qu'elle est gracieuse la noble provençale Azalaïs de Porçaraigues, née d'une bonne race de Montpellier ; elle aimait tendrement Guy le vicomte[37] ! elle fit pour lui des chansons plaintives où elle dit ses amours et s'élève contre l'infidélité des amants : une de ses plus tendres amies a pour servant Rambaud, prince d'Orange, le plus léger des chevaliers, comme le plus noble des trouvères : Folles femmes qui vous attachez aux grands, s'écrie-t-elle, pour moi j'ai un ami loyal qui ne trahira ni mon amour ni mon corps ; va, mon digne jongleur, va porter cette chanson à Guy, qui a pour lui la bravoure et la joie, va lui dire toute ma peine[38]. Ce fut en effet un des seigneurs les plus dissipés et un des nobles chanteurs que Rambaud d'Orange, dont se plaint si tristement Azalaïs ; franc et loyal, épicurien léger, libertin, affranchi de tout joug. Il s'éprit comme un fou de la comtesse de Die, celte femme poète et dissipée qui épousa Guillaume de Poitiers, tige des comtes de Valentinois : que la vie soit douce à la comtesse de Die !

La poésie provençale est donc toute pleine de jovialité et d'amour ; c'est le sensualisme pur tel que peut l'inspirer le Midi et les feux de son soleil. Cette poésie rieuse, insouciante, ne se retrouve pas dans les graves poèmes du Nord ; les trouvères anglo-normands sont plutôt des chroniqueurs en vers qui gardent mémoire des traditions antiques, qu'ils ne sont des poètes. Leurs travaux immenses embrassent des masses de vers rimes qui tombent avec cadence et monotonie : quand ils ne racontent pas les faits et gestes des vieux temps, ils font retentir les histoires bretonnes, normandes ou Scandinaves[39] ; ils mêlent à leurs traditions quelques féeries demi-sauvages transmises des forêts de la vieille Gaule ou de la Bretagne : point de tendre galanterie encore ; le temps n'est pas venu des cours plénières, des puits d'amour de la Flandre et de Picardie dans les froides régions. Si le poète se permet quelques descriptions de la campagne, c'est la violette pâle et bleuâtre sous les premiers frissonnements de la fouillée, c'est la prairie normande avec ses froids pommiers et ses herbages humides. Rien de chaud comme la rose, l'œillet, le jasmin des poésies provençales. Voulez-vous connaître ces sérieux poètes anglo-normands qui s'abreuvaient de cidre et d'hydromel dans les noires châtellenies de la Bretagne et de la Normandie ? C'est d'abord Philippe de Than, seigneur de fiefs à trois lieues de la ville de Caen la studieuse. Il n'y a point ici d'amour sous l'ombrage fleuri ; son livre est un traité de philosophie, d'astronomie tout à la fois[40] ; il traite en vers l'histoire naturelle des oiseaux, depuis le hibou à l'œil rond, au plumage gris, jusqu'à la fauvette ; et puis les pierres précieuses qui brillent au doigt du baron et sur la couronne des comtes ; la peinture des oiseaux de proie, le faucon au noble vol, le hérisson qui emporte avec tant de grâce les grappes du raisin pendant à la vigne, quand le temps est venu de vendanger — car le vrai Normand songe avec délice aux vignes du Poitou, où le raisin mûrit sous le soleil —. Approche, beau temps des vendanges, le petit oiseau monte aux branches, il voit la grappe la plus mûre, la coupe, la broie et l'emporte pour servir de pâture à ses pauvres petits au nid[41]. Ah ! que le trouvère normand voudrait quitter les pâturages de Caen pour le pays des vendanges et du vin, avec son soleil chaud et réparateur.

Geoffroi Gaimar déploie les vieilles annales des rois saxons, il fouille et remue en antiquaire les origines depuis la toison d'or, qui se reproduit si souvent dans la chronique bretonne, jusqu'à Guillaume le Roux, de la race normande : c'est le poêle des traditions ; barde scalde, et ménétrier lui-même, il fait l'histoire de Taillefer, qui précédait l'armée de Guillaume, en jetant sa lance et son bastonnet devant le baronnage de Caen, de Baveux et de Rouen[42]. Benoît de Sainte-Maure, dans sa vaste histoire de Normandie, patient et poétique trouvère, a écrit vingt-trois mille vers de huit pieds ; sa grande chronique versifiée commence à l'irruption des Normands sous le barbare Hastings, et se termine à la vie des trois enfants de Guillaume le Bâtard ; Benoît de Sainte-Maure remonte haut dans l'histoire, et quelles limites pourraient l'arrêter, puisqu'il va jusqu'à l'expédition des Argonautes, au voyage d'Ulysse, d'après Homère, le clerc merveilleux. C'est le mélange des mœurs du moyen âge et de l'antiquité grecque ; c'est la confusion des souvenirs du passé et des mœurs contemporaines[43]. Robert Wace le savant chanoine de Bayeux, l'historien poète, s'appelait-il Wistace ou Huace ? qu'importe pour le grand travailleur. Wace était né dans l'île de Jersey, au diocèse de Coutances, la ville où se voit encore le beau clocher de l'époque normande. Il fut élevé à Caen la studieuse, où il fut tout petit porté ; puis vint en France et retournant à Caen encore de romans faire s'entremit, moult en escript et moult en fit. Robert Wace, grand clerc lisant, écrivit d'abord le Roman du Brut, chronique rimée des traditions galloises et bretonnes. D'où viennent les vieux Bretons ? quelle est leur origine ? Or, le clerc répond que c'est de Brutus, petit-fils d'Ascagne et arrière-petit-fils d'Énée ; et de Brutus on a fait Bretons ; il y eut un fier roi nommé Caduallastre, qui clôt la descendance du lignage de Brutus ; c'est en quinze mille trois cents vers que la chronique de Wace est contée : quand les ménestrels accordaient leurs harpes et leurs vielles, leurs trompes et buccines, Robert Wace s'écriait, qui veut ouïr et veut savoir de roy en roy, et d'hoir en hoir, qui cil furent et dont vinrent qui Angleterre primes tinrent[44]. Dans ce long poème commence à se déployer l'antique fable du roi Artus et des chevaliers de la Table ronde, le Charlemagne breton. Wace écrit cette œuvre par le commandement du duc de Normandie, roi d'Angleterre, car les Bretons furent leurs ancêtres. Robert Wace recommande aux naïfs ménestrels de dire au peuple que les vers qu'il chantait n'étaient ni tout mensonge ni toute vérité, car le canteor cante, et le fableur fable ; c'est son métier.

Des traditions fabuleuses et bretonnes, Robert Wace s'en vient à ses chers ducs de Normandie, ses suzerains naturels, et c'est ce qui fait le sujet du Roman du Rou ou de Rollon, le chef primitif des Scandinaves aux champs de Rouen et de Caen ; il forme comme la seconde branche dans le lignage de l'histoire d'Angleterre : le chantre veut réciter les félonies des félons et les hauts faits des barons. Ce poème, maître Wace le commença en 1160. Depuis que Dieu en la Vierge descendit par sa grâce, alors un clerc de Caen, qui eut nom maître Wace, s'entremist de l'histoire de Rou et de sa race[45]. Wace gagna à cette riche chronique le bon canonicat de Bayeux. Ce n'était point trop, car il avait fait un bel éloge en treize mille vers des ducs de Normandie et de la digne nation du Nord, active et féconde. Dans cette œuvre, point d'imagination ; on y retrouve la chronique rimée ; ce sont les histoires de Guillaume de Jumièges et Dudon de Saint-Quentin ; il en suit pas à pas les annales ; méthode commune qu'on retrouve dans les trouvères de la race franque[46].

Il en est peu encore de ces trouvères issus de la race franque, et tous méritent à peine d'être distingués. Le premier porte le titre de Thibaut de Vernon ; on reporte ses poésies au milieu du xii* siècle. Thibaut a translaté la Vie des saints dans la langue vulgaire ; il s'est fait le biographe en vers de sainte Thasie, de sainte Catherine et de sainte Marie l'Égyptienne. Ces vies de femmes chrétiennes, d'abord écrites en latin, furent translatées en vers français par la rime du poète. Thibaut de Vernon, resté pieux dans toutes ses œuvres, s'est peint comme l'expression de la chasteté dans son épisode du clerc de Rouen. Si les troubadours de la langue d'oc oublient tout pour l'amour de leurs dames, le pauvre clerc de Rouen se voue à la Vierge ; puis il s'exalte pour un amour profane, et la Vierge lui apparaît pour lui reprocher cette souillure d'un chaste sentiment ; alors Thibaut déchire ses vêtements, il renonce à un amour vulgaire pour se jeter aux pieds de la Vierge, le symbole de l'exaltation morale. Dans l'autre épisode, un chevalier, épris d'une dame inflexible, vient de nouveau se consacrer à la vierge Marie, la sainte mère de Dieu ; mythe peut-être encore de la grandeur de la femme[47]. Un trouvère du nom de Lambert versifie en partage vulgaire la vie de sainte Bathilde, l'épouse de Clovis II, fils de Dagobert ; sainte et gracieuse vie, où se manifeste l'empire chrétien de la femme sur le Barbare. Un autre Pierre de Vernon, poète sans grâce et sans amour, écrivit en vers les enseignements d'Aristote, philosophie rimée sèchement ; Aristote est son seul inspirateur et la source de sa poésie ; il traduit avec une attention indicible les conseils qu'Aristote écrit à Alexandre de Macédoine, les préceptes qu'il lui donne pour garantir son corps et son âme : Les rois doivent honorer les savants, rendre à tous la justice, se montrer généreux après la victoire[48]. Le règne d'un bon prince est comme la pluie qui ranime la verdure, nourrit les arbres et les fruits ; mais qu'on prenne bien garde à la crue d'eau qui enlève les terres. Ces enseignements au roi, le poète les étend très-loin ; dans un système d'instruction adressé au monarque sous le nom d'Alexandre, selon l'us du temps, le poète, tout en parlant d'Aristote, termine ses vers en invoquant Jésus-Christ dans une fervente prière chrétienne. Ainsi était l'esprit de l'époque : un mélange continu des souvenirs de l'antiquité et des dogmes catholiques ; il en était de la poésie dans l'histoire comme de ces miniatures du moyen âge qui reproduisent les personnages de David, de Salomon, de la reine de Saba, vêtus du costume chevaleresque ; le poète décrit l'antiquité tout en restant empreint du siècle dans lequel il vit ; il blasonne l'Écriture sainte et la Grèce antique, Aristote fut alors presque transformé en Père de l'Église, et Hector, le fils de Priam, en chevalier du XIIe siècle.

Toutes ces poésies bretonnes, normandes ou de la race franque se rattachent à certains noms de légendes qui apparaissent uniformément dans le moyen âge. Le souvenir qui rayonne et brille sur tous les autres dans la tradition, c'est Charlemagne, le grand empereur. Ce nom domine partout, il absorbe la chronique, la poésie. Tantôt Charles le Grand fait la guerre aux Saxons, et dans sa vaste enjambée il parcourt l'espace qui s'étend de la Seine jusqu'à l'Elbe ; tantôt il passe les Pyrénées pour combattre les Sarrasins jusqu'à l'Èbre. Quelquefois aussi les trouvères le font partir en pèlerin conquérant pour la Palestine, où il va délivrer le saint sépulcre comme Louis VII, et après lui Philippe Auguste. Les romanciers peignent Charlemagne comme un prince tour à tour emporté et débonnaire, impétueux et trompé ; lui, le grand Charles, devient la personnification des Carlovingiens[49] ; on confond tous ses faibles enfants en lui ; on le retrouve plus d'une fois sous les traits de Charles le Chauve et de Charles le Simple ; il a pour mère Berthe aux grands pieds, la chaste épouse de Pépin ; il prend et quitte ses femmes comme un roi de race saxonne ; il brise ses barons comme le fer de son cheval,, et ses barons pourtant se jouent de lui, parce qu'il fallait bien que l'idée féodale, l'indépendance des vassaux, se manifestât d'une certaine manière[50] et se produisît dans les chansons de Geste.

Autour de Charlemagne sont les douze pairs qui forment autant d'épisodes et de poèmes épiques. Si le fort lignage de Pépin et de son fils inspire les vers des trouvères, les pairs de Charlemagne ont aussi chacun leur histoire. Le duc Naymes de Bavière, si prudent et si fort dans le conseil, à la barbe blanchie, la tête rase, mais surmontée d'une couronne, à ses côtés siège le traître Ganelon de Mayence, le félon, le discourtois, qui entraîne son seigneur en de fatales aventures, couronnées parla catastrophe de Roncevaux. Combien de fois les chansons de Geste ne parlent-elles pas de Roland le fier homme, ce neveu de Charlemagne qui brise les rochers et fracasse les boucliers ; et d'Ogier le Danois, ce preux du Nord siégeant parmi les pairs de Charlemagne[51] et de ce bon Renaud de Montauban, de ses dignes frères tous montés sur Bayard qui galope, le beau coursier fringant dans la plaine ; Ogier le Danois est le chef du lignage saxon qui entoure Charles le Grand quand il tenait sa cour plénière à Cologne, à Francfort ou à Mayence. Chacun de ces pairs a son lignage poétique ; tous ces trouvères viennent tremper tour à tour leurs chroniques d'imagination dans cette généalogie qui prend tous les preux depuis la chaste mère qui les mit au monde jusqu'au dernier fils on dernier parent du lignage ; on appelait cela des branches, car la généalogie de ces grandes races était comme un arbre au vaste tronc, où pendaient les beaux fruits, les feuilles vigoureuses et les branches pleines de sève. Quand la primitive chronique était écrite, ou le premier chant de Geste composé, on l'ornait, on l'embellissait de mille manières. Charlemagne eut ses neveux, la maison de Mayence ses traîtres et ses perfides enfants. La race méridionale, si ingénieuse, ne s'épuisa pas en produisant Renaud de Montauban : elle eut aussi son Huon de Bordeaux et la touchante histoire de la maison de Boves[52].

Le monde réel ne suffit plus : géants immenses comme Roboastre, nains contrefaites à l'œil bizarre, fées bienfaisantes ou sombres magiciens, châteaux de diamants sur la colline ou plaines resplendissantes d'émeraudes, d'escarboucles, de saphirs et de topazes, vous rayonnez dans les chants de Geste, si austères d'abord dans les formes primitives ! Un siècle plus tard, les trouvères, avec cette brillante couronne d'étoiles sur le front, se montrent partout, en Angleterre comme en France ; l'Artus des Bretons n'est-il pas le Charlemagne de la race germanique ? n'est-il pas le même souverain puissant et débonnaire ? ne voyez-vous pas assis à sa Table ronde les pairs de son royaume portant leur épée haute ? La Bretagne a ses Lancelot du Lac, son Tristan de Léonois, ses féeries du tombeau de Merlin avec ses célèbres prophéties. Et ceci n'est point l'imitation d'une poésie sur l'autre ; les questions de priorité du Nord sur le Midi sont oiseuses[53] ; ces compositions simultanées sont venues d'une même civilisation ; partout il y avait des conquêtes, partout une châtellenie forte et audacieuse, des races d'hommes qui s'entrechoquaient, de vaillants barons, des lignages qui de père en fils se transmettaient le grand devoir d'une valeur invincible ; partout, surgit comme si la terre était frappée du pied, le même fond poétique.

Ces lignages se rencontrent généralement comme dans les nations primitives ; les familles sont resserrées, et chacune à sa généalogie ; il y a un blason, non-seulement pour les chevaliers, mais encore pour les armures, pour les chevaux de bataille, pour les casques et pour les épées. Le digne coursier que vous voyez bondir sur la poussière a ses ancêtres, sa descendance, son histoire, et vous savez combien il est doux de les suivre dans le fort haras de cavales hennissantes. On connaît d'où sort Bayard et qui l’a engendré, lui dont les naseaux jettent le feu[54] ! un beau coursier est le compagnon fidèle du chevalier qui en caresse le poil luisant, et le suit avec joie quand ses yeux intelligents brillent, et quand il secoue sa crinière. Le casque, l'armure et l'épée ont aussi leur famille ; la bonne Joyeuse de Charlemagne, la Durandal de Roland, l'armet de Mambrin, l'impénétrable boucher qui rend invulnérable, sont trop chers au cœur des paladins pour qu'ils n'eu recherchent pas l'origine et n'en sachent pas la primitive chronique[55] ! Que de charmes n'y a-t-il pas dans cet univers tout nouveau où l'imagination se promène en souveraine comme dans des palais de saphir ! C'est après les croisades que la poésie prend le plus vaste développement ; le siècle de Philippe Auguste voit s'accomplir les grands poèmes de chevalerie qui furent récités aux cours plénières pendant de si longs siècles[56].

L'impulsion des croisades s'étend à tout ; les multitudes se sont agitées dans de lointains climats ; des sensations nouvelles ont épanoui les imaginations ; les pèlerins n'ont-ils pas vu le style lombard des basiliques, les découpures sarrasinoises et la pierre travaillée par les Normands à Naples et dans la Sicile ? Les constructions franques s'en ressentent, et les cathédrales apparaissent avec leurs ogives dans la langue d'oc et la langue d'oïl. Jusqu'à l'an mil, époque sombre et sédentaire, les basiliques sont marquées d'un type triste, austère et régulier ; des murailles froides et nues, des tours carrées fermées d'une grille de fer comme un château d'hommes d'armes ; au-dessous une chapelle souterraine pour abriter la châsse, quand elle était menacée par les invasions des Hongres et Normands ; quelques fenêtres longues qui ressemblaient à des meurtrières pour tirer l'arbalète sur le féodal impie et profanateur, des autels vides et nus, un baptistère de pierres froides, une chaire dans le pronaos pour prêcher au peuple ; à côté, le champ sacré, la terre commune avec les tombes sépulcrales à la manière romaine, en forme de balneum en pierres carrées ; des ossements ça et là dispersés, une croix de bois au centre. Au pied du Christ, une tête de mort aux yeux creux, aux dents blanchâtres, quelques lumières dispersées sous les voûtes éclairant un Christos grec avec Pierre et Paul à côté ; telle était la basilique chrétienne à l'époque de l'an mil, avant que les croisades eussent profondément remué les générations.

Tout à coup des sentiments plus heureux s'emparent du peuple ; la maison de Dieu offre un aspect d'exaltation où rayonne la joie : aux tours carrées succède l'ogive qui vient se balancer en berceaux comme une forêt pétrifiée ; la cathédrale devient un magnifique symbole ; c'est tout à la fois les légendes du saint, les exploits de chevalerie et les grands exemples de moralité, la pierre se façonne en mille oiseaux étranges, en animaux bizarres qui vous regardent depuis des siècles, avec ces yeux fixes qui ont rencontré les yeux de tant de générations maintenant au sépulcre. Ne cherchez pas des systèmes de philosophie[57] ou des mythes hérétiques sur ces façades si merveilleusement travaillées ; c'est l'histoire simple du Nouveau et de l'Ancien Testament, ou bien la chronique et le récit naïfs de la translation des reliques. Voici la création du monde, quand Dieu fit éclore, de sa seule parole, les races éteintes et les oiseaux qui volent aux cieux, le serpent qui rampe sur la terre, les fleurs épanouies et les fruits savoureux, l'homme enfin maître par l'intelligence, esclave par le péché hideux, sous la forme de ces mille animaux immondes. Là c'est la cène du Christ, le lavement des pieds, et les apôtres qui adorent le divin maître ; plus loin la translation des reliques et des châsses bénites d'or et d'argent, reproduite sur la pierre froide. L'évêque avec sa crosse en main, la mitre en tête et la chape brodée par la faux du temps, qui creuse et dentelle tout, car le vent a soufflé là des siècles[58] ! Ici le peuple qui les entoure, et cette multitude de têtes roides, comme si Dieu les avait pétrifiées. Que de pensées se refoulèrent dans mon esprit quand je te contemplai pour la première fois, magnifique cathédrale de Strasbourg ! Souvent au coin d'une travée de monument chrétien se développait toute la moralité de la vie humaine : comment l'homme naquit tout empreint du péché originel, tristement représenté par l'oiseau de proie à l'œil rond et au plumage noir, fatale légende qui exprime comme nous portons tous au fond de l'âme le poids douloureux de la vie, les déceptions qui tuent, la fatalité qui nous pousse. Sur cette pierre du bas-relief se reproduit encore un cadavre que le ver rongeur assiège ; vous la voyez par milliers cette vermine de pierre qui s'attache aux flancs, aux cuisses grasses et sensuelles ; c'est la mort de la chair, c'est l'anéantissement de la matière ; c'est une grande leçon donnée au sensualisme qui s'enfle le ventre aux festins, ou qui cherche les plaisirs de la chair dans les femmes à la chevelure d'or, folles femmes qui se flétrissent dans vos embrassements, et deviendront poussière comme vous dans le tombeau[59]. Mais quelles sont ces trompettes retentissantes et ces anges de la résurrection ? le corps meurt, mais l'âme survit ; elle s'élève vers Dieu en sa gloire qui la juge dans sa miséricorde profonde ! le paradis est pour le pauvre, l'enfer pour le riche et le puissant. Que de consolations le serf ne trouvait-il pas dans ce spectacle de la mort qui rongeait la chair et le corps du fier baron ! quelle égalité devant la faux fatale ! la république des sépulcres, la fraternité du linceul, consolaient de la servitude, et un jour tous ne devaient-ils pas s'élever comme un chœur de fantômes, sans gants féodaux, sans bannières blasonnées, sans armure de fer pour écouter la parole de l'éternité ! A la face de ces scènes de mort incrustées sur la pierre, le serf ému écoutait dans les saintes basiliques les hymnes qui s'élevaient jusqu'à Dieu : si le son de l'orgue retentissant faisait frissonner ces imaginations grossières, si les psaumes exprimaient les déceptions de la vie[60], les douleurs de l'existence, les malheurs du riche, l'avenir consolant du pauvre ; si le terrible Dies irœ bruissait sur l'âme du féodal bardé de fer, comme l'éclat du tonnerre, ces émotions devaient favoriser les idées de liberté et consoler le souffreteux dans la servitude ; car avec les caractères indomptables de la féodalité, ne fallait-il pas tous les prestiges et réveiller toutes les sensations ? Les ogives élancées, l'orgue frémissant, les sculptures sombres et bizarres, ces tombeaux que l'on foulait aux pieds, ces croix de bois, ces hymnes, tout cela était en harmonie, et faisait vibrer mille voix inconnues qui saisissaient l'âme et l'entraînaient dans un monde fantastique désormais indifférent aux vanités et aux douleurs d'une terre de passage. La plupart des cathédrales, dans la Gaule chrétienne, datent du XIIe siècle[61] : voyez Reims d'abord avec ses merveilles, ses ogives incrustées, ses pontifes et ses évêques qui bénissent de leurs doigts roides depuis des siècles la ville municipale ; Amiens, fière de ses portiques ; Strasbourg avec sa flèche qui semble braver la foudre dans les airs ; la cathédrale de Rouen, de construction normande ; celles de Caen et d'Évreux, d'Orléans et de Blois sur la Loire ; enfin la basilique des saints martyrs à Saint-Denis en France, l'œuvre merveilleuse de Suger, appartiennent à cette époque de catholicisme producteur. Bâtir une cathédrale était le souci de toute une génération ; il y avait alors un peuple d'ouvriers ; des corporations tout entières venaient mettre la main à ces grands travaux qui occupaient les populations des villes et des campagnes[62]. Les uns taillaient la pierre comme pour le temple de Salomon, les autres façonnaient les grandes poutres, l'orfèvre incrustait les rubis et les émeraudes dans les chasses saintes, tandis que le pieux moine dessinait sur les vitraux la vie du Christ et les grandes histoires de la patrie[63]. C'était une œuvre joyeuse et sainte que la construction d'une cathédrale, l'époque en était marquée, dans les fastes de la ville, du bourg et de la campagne féconde. L'église était l'orgueil de la cité ; sous le sanctuaire l'esclave devenait libre ! les communaux accouraient en foule pour apprendre qu'ils étaient égaux avec les barons ; on leur montrait le ciel ouvert pour les pauvres et les souffreteux, et l'enfer pour les puissants de la terre.

Aussi le peuple mettait son corps et son sang, ses aumônes et son bien pour façonner cette belle perle qui se posait au centre de la cité resplendissante. Il faut voir avec quel soin l'économe Suger s'occupe de sa cathédrale, et veut orner cette précieuse maison des martyrs à Saint-Denis en France. Ce fut l'an 1140 que le pieux abbé commença l'édifice de son église ; l'ancienne avait deux défauts, elle était trop étroite pour l'affluence du peuple qui s'y rendait aux grandes fêtes, en sorte, dit Suger, que pour arriver aux reliques des saints martyrs, les femmes marchaient sur la tête des hommes[64]. L'église en plusieurs endroits menaçait ruine ; outre cela, le portail, bas et ouvert par une seule porte, était masqué par une espèce de portique que Charlemagne avait fait élever sur le tombeau du roi Pépin, inhumé de son choix hors de l'église, pour expier les excès de Charles Martel son père. Suger détruisit ce monument avec la permission du roi, et fit transporter ailleurs le tombeau de Pépin ; il construisit un nouveau portail ouvert par trois portes et flanqué de deux grosses tours, également propres à servir d'ornements durant la paix, et de défense en temps de guerre. Les battants des portes furent faits en bronze doré, avec des bas-reliefs où étaient représentés divers mystères, et Suger lui-même aux pieds de Jésus-Christ, avec ce distique qu'il lui adressait : Accueille ce vœu de Suger, juge suprême ; fais-moi trouver avec clémence parmi mes propres brebis. De là Suger travailla au chevet de l'église, qu'il réédifia de fond en comble avec la croisée, et finit par la nef, qui fut achevée l'an 1144. Le roi posa la première pierre de l'édifice, et plusieurs prélats se firent honneur d'en travailler d'autres après lui, Suger enrichit l'église de pieux ornements ; un retable d'or pesant quarante-deux marcs, orné de pierreries, fut placé sur l'autel de Saint-Denis ; trois tables de même matière qui environnaient le grand autel ; un crucifix d'or pesant quatre-vingts marcs, qui fut l'ouvrage de sept orfèvres que Suger avait fait venir de Lorraine, et une infinité d'autres richesses, dont une partie venait de la libéralité des rois, des princes, des prélats que le pieux abbé a eu soin de nommer ; sur la plupart de ces ouvrages, il avait fait graver des vers de sa façon ; il en avait aussi fait tracer sur les vitraux pour l'explication des histoires ou des allégories qui y étaient représentées[65].

Sur ces beaux vitraux de mille couleurs, Suger avait fait peindre les patriotiques annales de la première croisade, les exploits des Francs pour délivrer les frères d'Orient. Nicée d'abord est reproduite par une tour sur un petit vitrail bleu ; la tour est haute, au sommet parait une seule tête d'homme qui embouche une corne de cerf pour annoncer l'approche des croisés[66]. Les braves pèlerins entourent Nicée avec leurs machines de guerre ; la baliste frappe à coups redoublés, les pèlerins sont tout couverts de leurs boucliers ; ils prennent Nicée. A son tour Antioche est assiégée ; on voit la cité sur un vitrail à fond d'or, et de ce beau bleu que nul n'a pu trouver encore[67]. Après Antioche vient Jérusalem sur fond de gueule ; les croisés attaquent la ville sainte avec impétuosité ; rien de comparable aux brillantes couleurs de leurs armures ; les traits en sont grossiers, mais les émaux sont si purs, si éclatants ! A la bataille d'Ascalon le choc des armées se déploie sur le vitrail ; les mécréants conservent dans leurs regards une teinte sauvage ; ils portent pendues à leurs selles les têtes des chrétiens, que l'on reconnaît à l'expression douce du martyre. Les pèlerins ont la croix sur leurs casques, tous sont couverts de cottes de mailles et d'armures impénétrables[68] ; les chevaux se heurtent, les lances se croisent, on voit briller les banderoles flottantes au bout des lances ; les armures de cette chevalerie sont semblables à celles des Normands dans la tapisserie de la reine Mathilde. Plusieurs fois dans ce vitrail, Suger se peint lui-même ; on le voit avec sa figure vénérable, petit de taille, aux yeux fixes, aux traits roides, tel qu'il nous est décrit dans sa vie écrite par frère Guillaume[69].

Ce luxe de couleurs, cette magnificence d'orfèvrerie, qui paraissent là éclatants, commencent à se reproduire aussi dans les châtellenies. Ne cherchez plus ces manoirs simples et antiques, ces tours demi-romaines en pierres noires et épaisses ! le château commence à se construire dans la forme d'ogive ; il a son oratoire, ses vitraux, sa salle de repos resplendissante, où se déploie le paon avec ses ailes. Les meubles se façonnent en bois de chêne, s'incrustent d'ivoire, de cèdre et d'ébène ; la chaise féodale est couverte de soie empruntée à Constantinople durant le pèlerinage ; le bahut où s'asseyent les varlets est enrichi de bas-reliefs qui représentent le sanglier poursuivi par les chiens, ou le cerf aux abois. Le livre d'heures de la châtelaine est recouvert d'une riche étoffe brodée de saphirs, de topazes ou d'émeraudes[70]. Tout est en progrès de luxe ; les tristes époques sont oubliées ; l'an mil n'étend plus ses noires ailes sur la génération ; les trouvères et les troubadours vont de manoir en manoir pour égayer les longues soirées. Qui ne peut conter quelques merveilleuses histoires ? car on a tant vu, tant voyagé ! et quand les générations en sont là, la tristesse s'envole. Lorsque les grandes distractions arrivent, nul ne songe plus à la vie solitaire ? Il y a dans ce XIIe siècle un besoin d'agitation qui résume toute l'existence dans les croisades. Naguère l'horizon était borné par la forêt sombre, par l'étang, par le vivier empoissonné, le monastère ou la colline déserte ombragée de sapins. Au XIIe siècle le ciel s'étend bleu et brillant jusqu'en Palestine ; les idées s'agrandissent, l'époque se revêt d'une robe de pourpre et d'or, elle paré son front d'un diadème éclatant. Tout est joyeux comme aux périodes de jeunesse et de renaissance !

 

 

 



[1] Comparez Otto Freising, Gest. Frideric, lib. I, cap. LX ; Guillaume du Neubrige, liv. Ier, chap. XX ; et Gaufrid, Vita Bernard., lib. III, cap. IV.

[2] Dom Brial lut à l'Institut, le 29 août 1806, une curieuse dissertation sur toute cette époque de saint Bernard.

[3] Epistol. 189, p. 182.

[4] Cette longue épître a été conservée tout entière dans les éditions de Mabillon. Elle porte le n° 189.

[5] La véritable tombe d'Abélard portait ces deux vers :

Est satis in tumulo, Petrus hic jacet Abælardus.

Cui soli patuit scibile quidquid erat.

Voyez Pet. Clun., lib. IV, epist. 4.

[6] Cette épître extraordinaire pour une femme chaste porte le n° 24. Aussi Héloïse avait-elle quelque chose des vertus mâles de l'homme : Et quod excellentius est omnibus, muliebrem mollitiem exsuperasti, et in virile robur indurasti, lui écrit le moine Hugues Métel. Voyez Hugo. S. Ant. mon., tom. II, p. 348.

[7] Épître n° 24.

[8] Major est prudentia vestra, lui écrit encore le même moine Hugues, calamus vester calamis doctorum supereminet aut œquatur. Héloïse avait inventé une nouvelle méthode pour faire les vers : Dictando, versificando, nova junctura verba notando. Hugo, S. Ant. mon., tom. II, p. 348.

[9] Abélard, Opuscul., p. 302.

[10] L'épitaphe porte l'empreinte de toute cette histoire doctorale d'Héloïse : Obiit magnus ille doctor XI kalend. Maii, anno MCXLII, anno suo climacterico ; Heloissa veto XVII kalend. Junii, anno MCLXIII. Créditur enim XX annis et amplius marito surpervixisse.

[11] On a inséré dans les œuvres d'Abélard cette violente diatribe de Pierre Bérenger contre saint Bernard. Voyez édition de Paris, 1616.

[12] Abælard, Oper., p. 302.

[13] Pierre Bérenger avoue plus tard qu'il a volontairement adopté les opinions de l'abbé de Clairvaux. Processu temporis meum sapere crevit, et in sententiam abbatis pedibus, ut dicitur, ivi. Nolui esse patronus capitulorum objectorum Abœlardo ; quia etsi sanum saperent, non sane sonabant. — Apud Abælard, Oper., p. 322.

[14] Les épitaphes de saint Bernard sont très-nombreuses ; on peut les trouver dans les éditions des œuvres de saint Bernard de 1601, 1609, 1632, p. 2053-2054.

[15] Il fut canonisé en 1174. Voyez les Bollandistes, Act. Sanct., 20 aug., tom. IV, p. 243.

[16] Je fais remarquer que toutes les épîtres de saint Bernard qui touchent à l'histoire de France ont été parfaitement classées par dom Brial, Recueil des hist. des Gaules, tom. XV, p. 541-625. Mais Mabillon et Martenne sont les véritables éditeurs de saint Bernard. Ils ont recueilli du saint 480 lettres. Voyez Hist. litt. de France, tom. XIII, art. saint Bernard, p. 144-178.

[17] Roberti Monochi Historia Hierosolymitanœ. Il a été publié dans le Gesta Dei per Francos de Bongars, p. 31, in-fol.

[18] Historia Hierosolymitana Baldrici archiepiscopi, Bongars, Gesta Dei per Francos, p. 34.

[19] Raimondi de Agiles, canonici Podiensis, Historia Francorum qui ceperunt Hierusalem, Bongars, p. 139.

[20] Historia Hierosolymitanœ expeditionis, édita ab Alberto, canonico ac custode Aquensis ecclesiœ super passagio Godefridi de Bullione et aliorum principum, Bongars, p. 184.

[21] Orderici Vitalis Angligenœ, cœnobii Uticensis monachi, Historiœ ecclesiasticœ libri XIIII in III partes divisi, Duchesne, Collect. des Hist. normands.

[22] Je considère Orderic Vital comme le chroniqueur le plus important du XIIe siècle. Il offre autant d'intérêt que Walter Scott dans la peinture d'une époque.

[23] Plus tard ces souliers nommés à la poulaine furent à la mode jusqu'à Charles VII. Voyez Ducange, Glossaire, v° Pigacia, Poulaina.

[24] C'est la même plainte que celle de Guibert de Nogent. De Vita sua, lib. I.

[25] Il y a dans une autre partie du texte, Caput vitta velant sine pileo, p. 682.

[26] Orderic Vital, p. 682.

[27] La chronique écrite par Suger porte le titre : Vita Ludovici VI, regis, Philippi filii, qui dictus Grossus, auctore Sugerio, abbate beati Areopagitœ Dionysii, Duchesne, tom. IV.

[28] C'est Odon de Deuil qui m'a paru le plus vivement se rapprocher par la couleur d'Orderic Vital, le peintre des ducs de Normandie ; j'ai déjà dit que nous devions cette chronique au savant père Chifflet, de l'ordre des jésuites.

[29] Les Bénédictins ont publié, à la suite de l'Hist. litt., XIIe et XIIIe vol. in-4°, un abrégé des légendes du XIIe siècle. Mais c'est dans les Bollandistes qu'il faut les lire. Les légendes des IXe et Xe siècles sont très-sombres, celles du XIIe ont quelque chose qui se ressent du mouvement imprimé par les croisades.

[30] On n'a pas assez rendu de justice aux travaux de M. Roquefort sur la poésie des XIIe et XIIIe siècles. Tout le monde s'en est servi, et tout le monde l'a critiqué. Voyez, au reste, la préface des Bénédictins, Hist. littér. de France, continuée par une commission de l'Institut.

[31] Plusieurs chartres le désignent sous le nom de Coms de Peityeu. Mss. cité par Besli.

[32] Bénédictins, contin. par l'Institut, Hist. littér. de France, tom. XIII, p. 42.

[33] Aissy lays tôt quant amar suelh.

Cavaleria et erguelh,

Et de drap de color me tuelh.

E bel causar e sembeli

[34] Dieus en lau e sanh Julian. M. Raynouard a donné le texte de toutes les poésies des troubadours.

[35] Cette belle histoire est rapportée par le chroniqueur Geoffroy de Vigeois, p. 342, l'un des plus curieux annalistes du moyen âge, et par les Bénédictins, Hist. litt., tom. XIII, p. 120. Lisez aussi Baluze, Hist. de la maison d'Auvergne, tom. I, p. 284. Edit. Paris, 1708, in-fol.

[36] Voyez l'article sur Augier ou Ogier, dans l'Hist. litt. de France, t. XIII, p. 419. Bénédictins, continuation de l'Institut.

[37] Dom Vaissète, Hist. du Languedoc, tom. III, p. 42.

[38] Une des cansons d'Azalaïs de Porçaraigues a été conservée dans le Mss. n° 7225 de la Bibliothèque royale.

[39] De graves disputes se sont élevées sur la priorité des poésies de la langue d'oc et de la langue d'oïl. Deux savants, au reste spéciaux, ont traité ces questions. M. Raynouard, dans sa Collection des Troubadours, et M. l'abbé de la Rue, dans ses Bardes et Trouvères, 1835.

[40] Notice dans la Bibliothèque Cottonienne, fol. 48. Abbé de la Rue, Archeologia, tom. XII.

[41] El tems de vendenger

Lores munie al palmer,

Là ù la grappe veit,

La plus méure séit :

S'in abat le raisin.

[42] Archeolog., tom. XII. Pour la vie de Geoffroy Gaimar, voyez aussi : Canterbury Tales of Chaucer, vol. IV, p. 51. Il y a un manuscrit de ses poésies dans le Musée britannique, 13, A. XXI.

[43] Archeolog., tom. XII. Le bel ouvrage de Warton donne de grands détails sur Benoît de Sainte-Maure : The History of English Poetry, tom. II, p. 325.

[44] Cette généalogie est passée de là dans toutes les vieilles histoires de France ; voici, au reste, comment s'explique Robert Waco :

Qui vieult oïr et vieult savois

De roy en roy, et d'oir en hoir,

Qui sil furent et dont vinrene

Qui Angleterre primes tinrent.

[45] Mil et cent et soixante ans eut de temps et d'espace

Puis que Dieu en la Vierge descendi par sa grace,

Quant un clerc de Caën, qui ot nom maistre Wace,

S'entremist de l'estoire de Rou et de sa race.

[46] Le Roman du Rou, au reste fort difficile à lire, se trouve parfaitement analysé dans la notice des Mss., tom. V, p. 21-78, sur un manuscrit de Sainte-Palaye.

[47] Le miracle du clerc de Rouen a été donné par la Ravalière. La conversion d'un chevalier est plus vivement versifiée :

Pour ce vous vuel dire et conter

Un bien que j'oïs raconter

D'un chevalier qui étoit pris

D'amors et si fort entrepris

Qu'il n'en pouvoit être livrés.

[48] La Bibliothèque royale possède un exemplaire de l'Enseignement d'Aristote ; fonds de l'Église de Paris, in-4°, N, n° V, fol. 173, M. Roquefort l'a cité, Glossaire de la langue romane, table des auteurs, tom. II, p. 768.

[49] Le plus beau et le plus naïf portrait du vieil empereur se trouve dans la Chronique de Turpin. Voyez au reste mon travail sur Charlemagne.

[50] Les romans du cycle de Charlemagne sont fort nombreux ; on peut le voir dans la préface de M. Paris, adressée à M. Monmerqué. On a beaucoup trop classé les romans de chevalerie ; il y avait alors confusion comme dans tout ce qui touche le moyen âge.

[51] Rien de plus complet n'a été dit sur Roland et les pairs que dans les notes de M. P. Paris. Il faut lui comparer les recherches de Sainte-Palaye et les éclaircissements sur le Roman de Roncevaux.

[52] Le catalogue de la Bibliothèque du roi contient plus de trois cents romans de chevalerie ; si le faux esprit du XVIIIe siècle ne déparait pas la Bibliothèque des Romans, on y trouverait de précieux renseignements sur l'esprit des chansons de Geste. Comparez toujours avec la préface de M. Paris sur Berte aus grans piés et Garin le Loherain. M. de Paulmy et Sainte-Palaye avaient préparé ce vaste terrain de la chevalerie.

[53] Cette division surtout éclata entre M. Raynouard et M. l'abbé de la Rue ; l'un l'éditeur des Troubadours, l'autre des Trouvères. On trouve dans Warton, History of English Poetry, tom. I, et l'Archeolog., tom. XII, les plus utiles renseignements sur les traditions bretonnes.

[54] La Chronique de Turpin même parle de Bayard. Comparez avec Sainte-Palaye dans sa Dissertation sur la chevalerie.

[55] Je ne partage pas l'opinion de M. P. Paris qui croit que l'Arioste a beaucoup inventé ; je pense plutôt qu'il y a beaucoup de tradition et de roman de chevalerie dont les manuscrits sont perdus et que l'Arioste avait compulsés comme Dante les Fabliaux.

[56] Voyez mon Histoire de Philippe Auguste, tom. I.

[57] A toutes les époques, il est des mots qui deviennent comme un vocabulaire, et l'on s'est pris de belle passion pour raisonner sur l'art moyen âge. Il y a eu de puériles et singulières explications sur les ogives et les basiliques ; l'historien imitateur de Vico s'est surtout livré à des théories trop hautes pour expliquer des choses bien simples pourtant, et qu'il aurait pu trouver dans les légendes et la vie des saints des Bollandistes Mais on préfère vivre dans les nuées que de consulter les Chartres et les monuments des vieux siècles.

[58] L'histoire de l'art par les grandes cathédrales reste à faire ; la Normandie a des savants antiquaires qui ont expliqué les beaux débris de Rouen, de Caen et de Bayeux. Voyez les Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie. C'est là que la science modeste et sérieuse s'est concentrée. En province, il y a des savants érudits qui vivent comme les vieux bénédictins sous la poussière des Chartres.

[59] Dans les beaux bas-reliefs nouvellement découverts à Notre-Dame, toute cette grande histoire de la vie humaine se trouve reproduite sur la pierre. Je désirerais une explication des savants ; mais les Bénédictins n'existent plus, et les sciences s'agitent autour de quelques places lucratives sans rien produire.

[60] L'histoire du chant ecclésiastique a été faite par l'abbé Lebeuf, le savant qui a le mieux connu les diocèses de Paris et d'Auxerre ; ce serait un travail à compléter. A quoi emploie-t-on mes jeunes et studieux amis de l'École des chartes ? à étiqueter des inventaires, ou bien deux ou trois érudits faciles les font travailler pour eux et profitent de leurs ardentes et fortes études ! Voyez, au reste, la préface des Bénédictins, tom. XI, Hist. litt. de France.

[61] Bénédictins, Hist. litt. de France, tom. XI (préface).

[62] Bénédictins, Hist. litt. de France, tom. XI (préface).

[63] Dissertation de l'abbé Lebeuf. M. Émeric David a longuement disserté, dans la continuation de l'Hist. litt. des Bénédictins, sur l'origine et le développement de l'architecture dans les cathédrales. Il n'y a pas grande portée dans ce travail.

[64] Dom Félibien, dans son Histoire de l'Abbaye de Saint-Denis, a donné la description des premiers travaux de la cathédrale. Il cite ce passage tout entier de Suger.

[65] On voit combien l'art de l'orfèvrerie était avancé dans le moyen âge. C'était une des grandes corporations avec bannière ; l'or était déjà très-abondant dans les églises. Voyez Lebeuf, Dissert. sur l'Histoire ecclésiastique de Paris, 1741. Son bel ouvrage, comme celui de Félibien, a servi à tous les travaux médiocres qu'on a publiés en corrompant le peuple et les idées.

[66] Les vitraux de Saint-Denis se retrouvent entièrement reproduits dans le père Montfaucon, Monuments de la Monarchie française, tom. I.

[67] Planche 1re.

[68] Planche 3.

[69] L'art moderne a pu mieux dessiner que le père Montfaucon, mais rien ne peut être comparé à l'exactitude des Bénédictins. Les religieux travaillaient avec une si naïve conscience !

[70] La Bibliothèque royale contient des livres d'heures du Xe au XIVe siècle, avec ces magnifiques reliures brodées de pierreries (salle Ire des Mss.) Depuis longues années, je visite bien souvent la Bibliothèque royale, et pas une seule fois je ne la quitte sans admirer et saluer ces beaux livres d'heures couverts de rubis, de topazes et d'ivoire !