HUGUES CAPET ET LA TROISIÈME RACE

 

TOME DEUXIÈME

CHAPITRE XXIV. — LES COLONIES CHRÉTIENNES D'ORIENT. - CROISADE DE LOUIS VII.

 

 

Royaume de Jérusalem. — Principauté d'Antioche. — Comté d'Édesse. — de Tripoli. — Services féodaux. — Assises de Jérusalem. — Les Hospitaliers. — Les Templiers. — Baronnage de Palestine. — Populations chrétiennes. — Zengui et les émirs de la Syrie. — Préparatifs de la croisade. — Prédication de saint Bernard. — Louis VII en Orient.

1102 — 1148.

 

La chronique ne vous délaisse pas, nobles pèlerins, dans vos courses en Palestine, vous dévouant au service du Christ ! n'êtes-vous plus les fils de la race franque, normande, bourguignonne ou d'Aquitaine ? Vous avez quitté vos manoirs héréditaires, mais vos émaux brillent encore sur les portes de fer ! de grandes terres s'étendent devant vous ! vous avez de beaux fiefs dans la Syrie, la Mésopotamie et sur les rivages de la Méditerranée : un roi de race lorraine règne à Jérusalem, et le front de Godefroy s'abaisse sous une pesante couronne ! Dignes chevaliers, colons issus des châtellenies de France, je dois narrer votre belle épopée d'Orient. La génération ne fut-elle pas alors remplie par la croisade ? Historien des vieux temps, je ne puis oublier les fils des nobles lignées, quand ils ont fait tant d'héroïques exploits et de lointaines conquêtes.

Le gonfanon de chevalerie pendait depuis quelques années sur les tours de Jérusalem ; Godefroy de Bouillon, élu roi, avait distribué les fiefs et réparti les propriétés entre ses compagnons ; c'était la coutume dans les conquêtes féodales. Tout possesseur du sol était obligé à un service de corps et en armes dans les batailles ; dès que vous receviez une tour, une châtellenie, un champ, un moulin, un péage, vous deviez vous engager à défendre la terre commune : comment ne pas payer l'impôt du sang, quand on avait acquis par le sang ? On était incessamment menacé par les populations hostiles ; ainsi avaient fait les Normands dans la Pouille et en Sicile, après l'occupation armée ! ainsi Guillaume le Bâtard l'avait imposé à tous ses compagnons en Angleterre, et le dom's Book est le grand livre de partage pour la terre conquise[1]. En Palestine, théâtre des croisades, l'obligation des tenanciers devait être plus impérative encore : la terre entourée de mécréants avait à se défendre contre des nuées de Turcomans qui fondaient à toute bride de leurs chevaux tartares, sur le royaume de Jérusalem et les fiefs qui environnaient la terre sainte Godefroy, le roi franc, établit donc un système de service excessivement rigoureux : les chevaliers étaient commis à un poste militaire avancé, il y eut des obligations de service même pour les bourgeois de Jérusalem, chose nouvelle dans le droit féodal. Toutes les conquêtes de la Palestine furent divisées en baronnies ; les vieux noms des localités et des cités, transmis par les traditions hébraïques, se mêlèrent d'une façon étrange aux titres de la féodalité[2] ; il y eut des baronnies de Jaffa, d'Ascalon et de Galilée, chacune devant un nombre de chevaliers toujours prêts à porter la lance haute au service de la colonie. D'après les vieux documents, la Galilée devait fournir cinq cents lances, Ramla quarante, Césarée vingt-cinq, Nazareth six, et la sainte cité de Jérusalem, les bourgeois compris, devait mettre sur pied trois cent vingt-huit hommes d'armes quand le gonfanon municipal était levé contre les infidèles et pour dignement veiller à la défense commune[3].

Le grand baronnage de la terre sainte, toujours appelé à la défense du territoire, se trouva presque immédiatement en lutte avec les clercs. Cette dispute de barons avec les évêques et les abbés se produisait partout où la féodalité élevait son blason ; la crosse épiscopale se plaçait à côté de la bannière des féodaux pour discuter la prééminence. Il arriva que Daimbert, le patriarche de Jérusalem et légat du pape, fut constamment en discorde avec les successeurs de Godefroy et le baronnage de Palestine ; le donjon du château n'avait pas cessé d'être en face du beffroi de l'église ; la lutte se produisait en Orient comme en Occident, autour de Jérusalem comme dans le Parisis, partout où il y avait mitre et casque en présence. Godefroy de Lorraine, le roi du saint sépulcre, mourut sur la cendre plein de repentance, avec la même douleur et le même désir de macération qu'il avait apportés dans son pèlerinage depuis son départ des bords du Rhin[4]. Au lit de mort, il légua sa couronne au pape ; il portait dans son cœur brisé le lamentable souvenir des guerres qu'il avait faites au saint-siège dans la fougue de ses passions de chevalerie. Après sa mort, l'Église et les féodaux se trouvèrent encore en présence ; le patriarche soutint que nul autre que le pape ne devait gouverner le royaume du Christ ; n'en était-il pas le représentant sur la terre ? Les barons répondirent en élisant Baudouin, comte d'Édesse, le propre frère de Godefroy. Le patriarche se retira sur le mont solitaire de Sion, tandis que Baudouin, fier chevalier, le comte féodal, recevait la couronne de Jérusalem. Il y eut en Palestine des guerres et des faits de batailles considérables, et plus d'une fois on apprenait dans les châteaux delà Langue, d'oc et de la Langue d'oïl les admirables prouesses des dignes chevaliers. Que lut le règne de Baudouin, si ce n'est une longue suite de batailles ? Il ne reposa pas un seul jour sa tête sur un lit mollet. Les barons élurent pour lui succéder son cousin Baudouin du Bourg, qui défendait le comté d'Édesse sur la montagne ; les hommes d'armes triomphaient, et la puissance des clercs s'en allait en s'affaiblissant, car avant tout la colonie militaire avait besoin de se protéger[5].

Tous ces noms de chevalerie étaient connus en Occident et dans les grandes châtellenies A Antioche régnait toujours la race normande sous Bohémond, le valeureux comte. Une rivalité profonde s'était déjà établie entre Bohémond et les rois de Jérusalem ; les Normands ne désiraient point en fief la Palestine avec ses terres sèches et dévorées par un soleil ardent ; les rives de l'Oronte convenaient mieux aux fils des verts herbages du Cotentin et des admirables coteaux de la Sicile, où les fleurs sont si odorantes et les fruits si beaux. Tancrède avait levé sa bannière sur le sommet des montagnes d'Arménie, vers Édesse ; mais ce qui excitait au plus haut point la répugnance des Normands, c'était de reconnaître la suzeraineté de Godefroy le Lorrain ou de ses successeurs, Baudouin le Flamand et Baudouin du Bourg. Les Normands voulaient tenir leurs terres librement comme seigneurs suzerains, et sans devoirs féodaux. Bohémond, captif des Sarrasins, délivré par les amours chevaleresques de la fille d'un émir[6], avait quitté sa principauté pour aller en Europe solliciter le secours des Normands et des Francs. Il échappa par ruse aux embûches des Grecs, tandis que Tancrède luttait corps à corps contre les infidèles de la Palestine[7].

Quant aux Provençaux, ils étaient toujours dans le comté de Tripoli et sur les rivages de la Méditerranée avec leurs comptoirs et leurs consuls municipaux pour la marchandise ; ils accueillaient toutes les flottes qui abordaient la Syrie sous les banderoles à raille couleurs ; tantôt les Génois, tantôt les Pisans, puis les Provençaux de Cette et de Marseille, joyeux compagnons avec lesquels ils parlaient leur langue et buvaient le vin de Chypre et de Chio. Le comte Raymond de Toulouse mourut à Tripoli même, dans la gaieté des cours plénières, et Ton vit en son testament, fait en présence d'Aycard de Marseille, de Pons de Fos, de Bertrand Porcelet, qu'il s'occupait de Maguelone, au beau diocèse de Nismes[8], où il avait passé la fougue de sa jeunesse : la patrie avait laissé d'impérissables souvenirs au cœur des Provençaux ! Les races étaient ainsi demeurées distinctes dans la Palestine comme elles Tétaient dans l'Occident ; toutes avaient conservé leur caractère, et une des causes de la décadence rapide des colonies d'Orient, ce fut précisément cette distinction de nationalité qui ne permettait pas de combattre toujours sous une même bannière.

Cependant les assises de Jérusalem, ce monument de jurisprudence féodale, avaient pour but de fondre toutes les rivalités dans le besoin d'une défense commune : ne devait-on pas en éprouver la nécessité impérative ? Ce grand code de la terre[9] se développait successivement ; les services militaires, premier devoir de la conquête, s'étaient organisés presque aussitôt que Jérusalem était tombée au pouvoir des Francs. Il y avait des règles de police féodale qui s'établissaient partout où dominait le gonfanon. Voulez-vous connaître l'organisation de la cour du suzerain ? Sénéchal, faites votre office et veillez au service du roi, rendez justice, comme le veulent l'us et les coutumes, par les baillis de la cour. Connétable, sachez aussi ordonner les batailles du roi, car vous êtes le chef de l'armée. Maréchal, obéissez au connétable, vous êtes son premier homme de corps et d'armes. Chambellan, vous servirez la table du roi et tiendrez sa coupe aux quatre grandes fêtes de l'année. Sachez encore, vous tous, qu'il y a deux cours dans l'organisation féodale du royaume de Jérusalem : cour de barons, cour de bourgeois ; hi première se compose de tous ceux qui tiennent fief direct relevant de la couronne ; la seconde de tous les hommes qui possèdent maison ou état à Jérusalem. Devoir de fief est rigoureux en ce royaume : il faut sans cesse se défendre contre le mécréant ; le fief est la propriété de l'aîné mâle en héritage ; quand l'enfant a quinze ans, il réclame sa terre, et le suzerain ne peut la lui refuser. A douze ans, si demoiselle prend époux, elle doit également requérir son fief du suzerain ; si elle devient veuve, alors elle doit se remarier dans l'an et jour jusqu'à soixante ans[10] : qui peut défendre la terre, si ce n'est un homme d'armes fort et puissant ? Toute la loi féodale se résume dans le combat à fer tranchant et bien acéré : s'il s'agit d'un bourgeois, comme il n'a pas toujours le cœur haut et la main sûre, qu'il soit soumis à l'épreuve par l'eau et par le feu. Chaque classe, au royaume de Jérusalem, a ses droits, chaque corporation ses statuts ; or, que chacun sache que les assises sont la première base de la jurisprudence au moyen âge. On verra plus tard ces assises servir à la rédaction des coutumes dans les provinces d'Occident ; elles furent un mélange des lois franques et visigothes, des souvenirs déposés par les lois romaines, et des statuts commerciaux que les Pisans, les Génois, les Marseillais avaient apportés avec eux en Palestine, en déployant leurs bannières municipales sur Béruthe, Sidon, Tyr, Ptolémaïs et Ascalon[11].

Jamais peut-être colonie n'avait présenté une diversité aussi grande de souverainetés et de privilèges ; sur chaque acre de terre il y avait une tour où pendaient les couleurs d'un baron ou d'un chevalier, avec le signe distinctif de sa justice. Dans Jérusalem même on comptait des seigneuries diverses, l'image de la féodalité dans la patrie ; chacun réclamait son pouvoir et sa juridiction ; nul ne voulait reconnaître la souveraineté d'un autre[12] ; chaque maison avait sa tour et sa justice. Les ordres religieux étaient même indépendants de toute espèce de suprématie dans le territoire de la Palestine : et qui aurait osé imposer des lois à l'irrésistible puissance des hospitaliers et des templiers ? les uns et les autres avaient secoué les devoirs monastiques de leur institution première, pour s'en tenir exclusivement à leur obligation de guerre ; les hospitaliers laissaient à quelques frères servants le soin et le souci de soigner les malades et d'abriter les pauvres pèlerins ; ils ne faisaient plus consister leurs devoirs qu'en une seule et grande obligation, la guerre à outrance contre les mécréants, c'est-à-dire la défense des lieux saints, toujours menacés par les infidèles. Les institutions chevaleresques avaient pris la supériorité sur toutes les autres ; le devoir de combattre l'épée haute convenait mieux à ces nobles hommes ! Les hospitaliers avaient fortifié leur maison à Jérusalem, de sorte que nul ne pouvait en franchir le seuil ; leur république ne reconnaissait de supérieur que le grand maître qu'ils avaient élu, et quand il paraissait sur le pont-levis, la bannière de suzeraineté pendait sur la plus haute tour comme celle du roi de Jérusalem même[13].

Les Templiers avaient un caractère de chevalerie plus altier peut-être que les hospitaliers ; qui eût osé franchir les portes de la tour des frères du Temple et commander la milice de Salomon, s'il n'avait porté en la poitrine la croix blanche sur bande rouge, s'il n'avait fait serment au grand maître de mourir pour la défense de l'ordre ? Les templiers n'observaient plus de leurs vœux que l'impérieux devoir de combattre et de mourir pour le saint sépulcre ; leurs richesses étaient si considérables ! ils avaient partout des fiefs, des revenus immenses, vivaient sans souci, sans passé, sans avenir. Il n'y avait plus là d'austères que quelques vieux chevaliers de la primitive institution ! Boire à longs traits dans la coupe féodale, au sein des plaisirs et de la dissipation, était le passe-temps des gardiens du Temple. Au XIIe siècle, au milieu de leurs riches commanderies et de leurs fiefs opulents, ils étaient déjà renommés pour leur vie dissolue ; un vieux dicton populaire, retenu dans la mémoire des générations, disait boire comme un templier, pour exprimer les dissipations abandonnées de cette chevalerie indomptable[14]. Quels fiers hommes d'ailleurs ! combien leur aspect inspirait la terreur ! combien leurs lances en bois de frêne et de fer étaient pesantes ! qui aurait pu supporter le poids de leur armure ou braver leur regard menaçant ! Sous ce climat brûlant de la Palestine, quand l'imagination n'était pas distraite par les batailles et la conquête, est-ce que les plaisirs des sens, la vie de douces émotions ne dominaient pas toute l'existence de ces chevaliers dormant le ventre au soleil de Palestine, ou le corps plongé dans les bains de Syrie parfumés de rose ! Sous les voûtes larges et sous les piliers du Temple on entendait les chants des courtisanes juives et syriennes, aux yeux noirs, à la chair grasse et rebondie, et le choc des coupes où coulaient à pleins bords les vins les plus exquis de la Grèce ! Nul n'aurait osé exercer juridiction sur les templiers ; ils formaient un ordre à part, et leurs statuts étaient la seule loi qu'ils reconnaissaient comme antique privilège[15].

Ces divisions infinies au sein des colonies chrétiennes, ces séparations de suzeraineté, lorsque tant de races diverses, normande, bourguignonne, provençale, germanique, syriaque, arménienne, se partageaient les terres d'Orient, expliquent les rapides invasions et les successives conquêtes des Sarrasins prêchant à leur tour la guerre sainte. Les populations nomades de la Syrie, de la Mésopotamie et de l'Égypte avaient été un moment surprises par ce soulèvement immense de l'Europe contre l'Asie. Les conquêtes de Godefroy de Bouillon et de ses braves compagnons avaient jeté la terreur au sein des populations musulmanes ; une fois la première impression de crainte et de douleur passée, les infidèles durent examiner avec plus d'attention l'état de faiblesse et le principe de décadence des établissements chrétiens en Orient. Ces colonies s'étendaient au nord jusqu'à l'Euphrate et aux montagnes d'Édesse ; là étaient[16] campés les Lorrains et quelques Normands ; ils formaient comme une avant-garde pour défendre la principauté d'Antioche. Sur la côte s'étendait le comté de Tripoli, qui avait pour limites au désert les ruines de Palmyre, ces immenses souvenirs de la civilisation, visités par les Arabes, et dont l'aspect mélancolique plonge l'âme dans les abîmes du passé où les générations se perdent. Puis venait la Syrie proprement dite : Damas, Jérusalem, qui avaient pour contins les déserts d'Arabie et l'Egypte avec ses sphinx et ses pyramides mystérieuses. Ainsi les colonies chrétiennes étaient menacées tout à la fois : au Midi, par les Égyptiens, myriades d'esclaves noircis au Delta ou dans les cataractes du Nil et jusque dans l'Abyssinie, terres si fantastiquement rêvées par l'imagination du poète et du savant ; au Nord, par les populations musulmanes aguerries comme les races nomades campées sur les bords de l'Euphrate jusqu'à Alep et Damas, aux jardins de roses et à la pêche veloutée. Enfin, au centre, les colonies pouvaient être envahies par les Persans, couverts d'armures chevaleresques, et par les Arabes du désert, qu'une guerre religieuse allait réunir sous les drapeaux du prophète[17].

Indépendamment de toutes ces forces rassemblées, il y avait encore les émirs belliqueux, au large turban vert, gouverneurs des cités éparses dans la Syrie ; ils pouvaient appeler, sous leur étendard à la queue de cheval flottante, les populations nomades qui vivaient dans les plaines, toujours prêtes à se jeter sur les chrétiens, comme les Tartares des immenses steppes du plateau de l'Asie. Les Arabes du désert, les noirs Égyptiens, les Turcs brandissant leurs larges cimeterres, les Persans ou les Parthes à Tare de corne et aux flèches aiguës, tels étaient les ennemis qu'avaient en face d'eux les dignes chevaliers en Palestine. Les populations étaient divisées, les Arméniens, les Syriaques, les Grecs étaient bien chrétiens sans doute, mais la légèreté chevaleresque des Occidentaux convenait-elle parfaitement à ces populations graves, de maintien et de formes si austères[18] ? Souvent les Syriens favorisaient les musulmans, avec lesquels ils étaient habitués à vivre. Les peuples préfèrent souvent l'oppression à l'insulte moqueuse, le despotisme à la légèreté méprisante : les Francs et les Provençaux ne respectaient pas les femmes grecques qui enivraient les sens de toute cette chevalerie, et sous le ciel de l'Orient la jalousie prend une teinte sanglante, comme toutes les passions du cœur de l'homme sous le soleil. Les empereurs de Constantinople, d'ailleurs, n'avaient jamais été d'une bonne foi complète avec les Francs colonisés dans la Palestine, et cette puissance tout occidentale qui grandissait en Orient effrayait les Césars de Byzance pour l'avenir de l'empire. Il y avait donc des éléments de ruine dans les colonies naissantes de la Palestine, environnées de jalousies, de craintes et d'inimitiés !

Au milieu de ces causes de décadence pour les colonies chrétiennes, il s'éleva parmi les musulmans un émir d'une grande énergie et d'une puissante fortune ; les hommes ne manquent jamais aux causes : son nom était Zengui[19] ; il gouvernait les tribus nomades campées sous les murs de Mossoul, la ville orientale ; Zengui, l'élu de Dieu, comme le disent les chroniques arabes, résolut d*en finir avec les pèlerins qui occupaient la Palestine ; il savait leurs divisions intestines, leur faiblesse, leurs jalousies, et il en profita. Le voilà qui envahit la Syrie, cité par cité de bourgeois, tourelle par tourelle de chevaliers ; partout le cimeterre musulman étincelle ; les chevaux tartares hennissent ; le tambour de Syrie fait entendre ses roulements lugubres, Zengui a promis la délivrance aux enfants du prophète, et il refoule devant lui les chevaliers et barons de Palestine[20] ; la terre est labourée sous les pas des Turcomans ; la flèche, façonnée en bois de figuier de Damas, siffle dans les airs. La grande invasion de Zengui se développa par la Mésopotamie, et l'émir profitant habilement des antipathies qui séparaient les races, vint mettre le siège devant Édesse. Édesse, la vieille colonie chrétienne au milieu des Syriens de la montagne, serait-elle abandonnée ? n'était-elle pas le boulevard de Jérusalem au nord ? et nul pourtant ne vint à son secours, tant les divisions étaient grandes ! Zengui entoura les murs de la cité d'une enceinte d'acier ; partout les queues des chevaux pendaient sous le croissant du prophète, surmonté du turban vert de l'émir. Édesse fut prise ! que de larmes versées ! les fils, les parents, les beaux cousins de barons furent impitoyablement massacrés ! Maintenant, noble châtelains de la Langue d'oc et de la Langue d'oïl, hommes au fier bras et à la bonne cotte de mailles, laisserez-vous ainsi massacrer votre noble lignée en Palestine ? votre bras s'est-il ramolli ! votre cœur n'est-il plus aussi haut et aussi fier ? Allons, que vos dignes écuyers sellent vos grands coursiers de batailles ; une nouvelle croisade vous appelle en Orient !

Édesse est tombée au pouvoir des mécréants ! ce cri lamentable retentit bientôt dans toute la chevalerie. Édesse était considérée comme un poste avancé sur la montagne au nord des grandes colonies chrétiennes et destiné à les défendre ! Cette cité paraissait la tour fortifiée où la chevalerie venait protéger le sépulcre du Christ ; on ne pouvait laisser les frères d'Orient dans cet épouvantable danger au milieu des conquêtes abandonnées. N'y avait-il plus parmi les fidèles du sang assez chaud et des âmes assez exaltées, pour repousser Zengui et les émirs sarrasins qui campaient en Mésopotamie ? Jérusalem, la ville sainte, n'aurait-elle plus de défenseurs[21] ? Lorsqu'une sinistre nouvelle arrive à un peuple fortement ému, lorsqu'une cité est prise, un boulevard de la patrie renversé, ce peuple saisit les armes avec ardeur, le cri d'effroi produit dans toutes les imaginations généreuses une impatience de combattre et de mourir pour une grande cause. Ainsi, quand les chartes de Palestine annoncèrent la chute d'Édesse, il se lit une prise d'armes spontanée dans la chevalerie ; on voulut venger les malheurs des barons de la terre sainte, les frères d'Orient, parents de noble lignage, menacés par des ennemis implacables[22].

Louis VII, après le terrible incendie de Vitry-le-Brûlé, avait éprouvé une douleur vive et profonde, un de ces repentirs qui jetaient les barons dans l'ermitage solitaire ; son front était sillonné de marques indélébiles, ses yeux versaient d'abondantes larmes, et rien ne pouvait le consoler, ni les charmes d'Aliénor de Guienne, ni les plaisirs des cours plénières, ni le champ clos à fer émoulu : le roi visitait Saint-Denis en se brisant la poitrine de contrition ; il priait au pied de la châsse des martyrs, afin d'obtenir son pardon. Hélas ! qui pouvait lui rendre la paix de l'âme ? les taches de sang paraissaient sur ses mains et sur son anneau royal ; en vain saint Bernard cherchait à raffermir son imagination et à lui dire : Que si son crime était grand, la miséricorde de Dieu était plus magnifique encore, et que le repentir effaçait les larmes[23]. Il fallait à Louis VII une grande distraction ; le pèlerinage d'Orient, en créant autour de lui mille émotions nouvelles,'pouvait jeter sa vie sous un ciel brillant et dans de merveilleuses aventures qui lui feraient oublier les pauvres martyrs de Vitry-le-Brûlé.

La puissance morale de saint Bernard était dans toute sa magnificence ; du fond de son monastère de Clairvaux, dans la retraite, le solitaire réglait les destinées de l'Église et du monde : il y a ainsi des hommes éminents, qui du doigt marquent la marche des siècles. Saint Bernard avait les trois qualités de l'âme qui dominent les générations : une volonté hardie, la parole entraînante, et l'activité brûlante du zèle ; il était d'ailleurs la tête et le sommet de l'ordre de Saint-Benoît, hiérarchie splendide qui enlaçait les forces de la société. Saint Bernard n'avait plus de rivaux dans l'ordre de l'intelligence et de l'action ; Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui lui disputait un moment là prééminence dans la constitution monastique, avait été vaincu. Abélard le scolastique s'était posé également comme son adversaire dans la controverse, et le voilà condamné par un concile à demander pardon et pénitence, agenouillé devant le solitaire au front chauve[24]. Il ne manquait plus à la suprématie absolue de l'abbé de Clairvaux, que de dominer la papauté elle-même, et il se trouva qu'à l'aide de quelques épîtres le saint abbé était parvenu à faire saluer comme pontife suprême Eugène III, son ami, son protégé, qui abaissait son front devant la parole de Bernard le solitaire[25]. Ainsi l'abbé de Clairvaux restait entièrement maître des idées et de l'action, l'Église retrouvait en lui son unité active ; il disposait de toutes ses forces, et quand le solitaire se chargea de prêcher la croisade, on devait s'attendre à voir l'Europe en masse se lèvera son exhortation et l'écouter comme un oracle. Pierre l'Ermite fut le prédicateur d'une époque agreste et sombre ; il correspond au bas peuple, à la forêt, à l'an mil avec son triste cortège de terreur et de famine. Saint Bernard eut une mission plus élevée, sa parole remue les rois et les chevaliers pour les précipiter sur l'Orient. Ce fut la foi chrétienne dans une enveloppe plus brillante.

Dès ce moment l'abbé de Clairvaux n'est plus préoccupé que de sa pensée sur la croisade, ses pathétiques épîtres sont destinées à remuer les âmes. Si Louis VII pleure le massacre de Vitry, il l'exhorte avec un magnifique accent de conviction à venger les chrétiens d'Orient, seul moyen de laver sa faute : qu'il n'hésite point dans cette sainte entreprise, car là il trouvera des palmes glorieuses à cueillir et le pardon céleste pour les fautes de ses bouillantes passions. Jérusalem et pénitence sont les deux idées corrélatives dans la pensée de la génération ; en vain Suger, l'esprit administratif, veut empêcher Louis VII de suivre la grande pensée de saint Bernard[26] ; le bon ménager, le précautionneux ministre ne comprend pas la vaste idée d'une conquête d'Orient, elle coûtera trop de sacrifices, elle ruinera le royaume ; tel est son langage. Quand un génie d'une certaine hauteur a conçu une pensée immense comme le monde, il y a des esprits à vues exactes et plus étroites qui l'arrêtent, le lient par de petits fils, et tuent le colosse à coups d'épingles ; ils empêchent ainsi le développement de toute puissante idée, comme si Dieu n'avait jamais rien permis de complet dans la vie de l'homme. Saint Bernard avait le dessein d'une vaste colonisation chrétienne en Orient. Il voulait porter secours à toute une opinion ; Suger ne vit que les revenus de Saint-Denis et des châtellenies du royaume amoindris par toutes ces dépenses ; ce fut le bon économe à côté de celui qui se pose comme le type admirable de la pensée universelle et catholique.

Tout marchait ainsi aux exhortations de saint Bernard, et une assemblée pour délibérer sur la croisade fut réunie à Vézelay en Bourgogne. Vézelay, petit bourg soumis au comte de Nevers et aux moines de l'abbaye, était encore tout ému de sa dispute communale avec son abbé[27] ; les habitants avaient voulu conquérir leur chartre municipale, ils avaient pris les armes violemment, et Louis VII s'était fait un devoir de comprimer la vive émotion des bourgeois. Vézelay fut donc le lieu choisi pour la prédication de la croisade ; sa position était heureusement placée entre la Langue d'oïl, la Langue d'oc, l'Italie, la Suisse et l'Allemagne. Saint Bernard sortit de sa cellule, revêtu du modeste habit de son ordre, maigre de corps, la physionomie altérée par la maladie et la prière, l'œil vif et ardent ; mais il portait avec lui la foi des grandes choses, une parole entraînante et la croyance dans la puissance de Dieu. Louis VII se plaça à son côté dans l'assemblée de Vézelay, mais lui était revêtu des ornements royaux, et il tenait à la main le sceptre de sa puissance que bientôt il devait abaisser devant l'Église. Il avait amené avec lui Aliéner de Guienne ; l'empire de la femme commençait à se consacrer avec les habitudes des cours plénières et les idées chevaleresques. L'assemblée était nombreuse, la présence du roi et de l'abbé de Clairvaux avait entraîné à Vézelay tous les barons de France : ici l'on voyait se déployer le gonfanon d'Alphonse comte de Saint-Gilles ; là les couleurs de Henri, fils de Thibaut dans le lignage de Champagne ; plus loin, sur ce fort cheval de bataille, est Thierry, comte de Flandre ; voici Renaud, comte de Tonnerre, Ives, comte de Soissons, et vous, nobles hommes. Archambaud de Bourbon, Enguerrand de Coucy, et Hugues de Lusignan, poétique trinité féodale, dont les armoiries sont si belles dans les chroniques de France ! Quand toutes les bannières furent dressées, saint Bernard parcourut des yeux cette foule assemblée, et sa parole ardente s'empara de toutes les émotions de la chevalerie pour remuer ses entrailles[28]. Il représenta les malheurs des frères d'Orient, le terrible tableau de la prise d'Édesse : Jérusalem allait tomber peut-être au pouvoir des infidèles, les mécréants allaient souiller les églises, et d'ailleurs toute cette chevalerie qui l'écoutait n'avait-elle pas ses parents, ses cousins de lignage en Palestine, tous ne sortaient-ils pas d'une commune patrie ? et l'idée chrétienne qu'ils allaient défendre n'était-elle pas aussi le principe et la vie de tous ? La croix fut arborée par saint Bernard comme le signe commun de la victoire ! la parole austère du cénobite fit une impression si profonde, que tous, par un mouvement spontané, demandèrent à coudre sur leurs poitrines ou sur leurs épaules le signe de la rédemption. Saint Bernard devint le dictateur de cette prise d'armes de la chevalerie de France : rois, barons, comtes féodaux, possesseurs de grands fiefs, évêques et clercs, tous abaissaient leurs fronts devant quelques exhortations prononcées avec enthousiasme ; tous s'agenouillaient devant saint Bernard pour lui demander le signe du pèlerinage. Louis VII fut tellement pénétré par les discours de l'abbé de Clairvaux, qu'il voulut exprimer lui-même sa foi et la vive croyance de son cœur ; il parla avec une certaine énergie ; la chronique de Morigny nous a conservé le texte de ses paroles[29]. Quelle honte pour nous, dit le roi, si le Philistin l'emporte sur la famille de David, si le peuple des démons possède ce que les amis du vrai culte ont possédé longtemps, si des chiens morts se jouent du courage vivant, s'ils insultent à ces Français en particulier dont la vertu reste libre même dans les fers, à qui aucune circonstance, si pesante qu'elle soit, ne permet de supporter une injure, qui sont prêts à voler au secours de leurs amis, et poursuivent leurs ennemis jusqu'au delà du tombeau ! Qu'elle éclate donc cette vertu ! allons offrir à nos amis, aux amis de Dieu, à ces chrétiens que les mers séparent de nous, allons leur offrir un appui vigoureux, attaquons sans relâche ces vils ennemis, qui ne méritent pas même le nom d'hommes ; marchons, milice courageuse, marchons contre l'adorateur des idoles, partons pour cette terre que les pieds d'un Dieu foulèrent autrefois, où il souffrit, pour une terre à laquelle il daigna communiquer sa présence ; l'Éternel se lèvera avec nous, nos ennemis seront dispersés ; ceux qui i'ont méconnu fuiront devant nos regards ; ils seront confondus, tous ceux pour qui Sion est un objet de haine, si notre courage est inébranlable ainsi que notre confiance en Dieu. Je pars, la piété m'appelle ; rangez-vous autour de moi, secondez mes desseins, fortifiez ma volonté par votre association et votre appui.

Ainsi parla Louis VII aux féodaux. Ces paroles rappelaient autant le clerc de Saint-Denis que le roi des Francs. C'était un mélange de piété et de guerre comme l'expédition qu'on allait entreprendre. Un tel langage dans la bouche du roi produisit de l'enthousiasme dans l'assemblée de Vézelay ; tout ce peuple de barons voulut prendre le signe de pèlerinage, et l'on en vint jusqu'à déchirer les vêtements de saint Bernard pour les découper en croix, afin de témoigner l'ardeur de tous. Les expéditions d'Orient allaient être marquées d'un esprit plus profondément chevaleresque. Aliénor de Guienne quittait son manoir, et cet exemple fut suivi par bien des nobles châtelaines du midi et du nord de la France[30]. L'influence du culte de la Vierge et des femmes commence à se manifester au XIIe siècle ; les nobles dames ne veulent point rester dans les châteaux, tandis que leurs époux et leurs varlets d'amour allaient courir les périls de la guerre. Tout ce qu'on avait conté de poétique et de romanesque sur la Palestine au retour du pèlerinage frappait vivement ces imaginations de femmes ; les conciles avaient en vain recommandé de n'apporter aucun luxe dans une expédition toute de pénitence ; ils avaient défendu d'amener les chiens en laisse et les faucons sur le poing ; on devait laisser en Occident les plaisirs d'amour et les délassements de la chasse ; on allait à une entreprise religieuse et militaire pour délivrer les frères opprimés. Hélas ! l'esprit aventureux dominait tout ; comment priver les chevaliers de leurs lévriers fidèles, de leurs coursiers de bataille, de leurs épées bien trempées[31] ! L'ardeur de la croisade fut grande, et comme la présence d'Aliénor et des nobles châtelaines imprimait un caractère plus national, plus galant encore à la croisade, on envoya des quenouilles en signe de moquerie et mépris à tous les pusillanimes châtelains qui refusaient de suivre les dames en ce pèlerinage d'outre-mer[32].

Saint Bernard, le puissant dictateur de la croisade, embrasse dès ce moment par sa correspondance le monde chrétien ; il a soulevé à Vézelay tous les barons par la parole, maintenant il multiplie les épîtres, afin de donner une sorte d'unité au vaste mouvement qui se prépare. Il écrit en Angleterre, en Allemagne ; il règle tout, il décide tout avec une active précision. Si un prédicateur trop zélé veut soulever tumultueusement le peuple des bords du Rhin, et donner au pèlerinage un caractère désordonné contre les juifs, saint Bernard les sauve du massacre. Ici l'homme de la parole doit combattre le zèle attiédi, là il doit comprimer le peuple qui déborde tumultueusement ; il voyage, il prêche, il exhorte ; partout sa réputation le précède, et la foule accourt abaisser son front à ses pieds. Les hommes qui exercent ainsi sur les multitudes un si grand prestige sortent de l'ordre vulgaire ; ils apparaissent dans l'histoire avec une couronne d'étoiles immortelles. Il faut lire dans la chronique du voyage de saint Bernard, par l'humble frère Geoffroi, religieux de Clairvaux[33], le compagnon du saint abbé, les merveilles de cette prédication infatigable ; partout les miracles venaient à lui, il guérissait les malades par l'imposition des mains ; il répondait aux souffrances du corps et de l'âme ; la philosophie moqueuse peut bien contester le témoignage d'un humble compagnon enthousiaste, mais vous tous qui portez des plaies saignantes au cœur, souvent la parole ne vous les a-t-elle pas cicatrisées ? vous tous qui avez au fond de l'âme un mélancolique désabusement qui brise le corps et l'esprit, est-ce que la parole vive et saisissante n'a pas réveillé un peu de vie pour vos émotions trompées ? Les miracles ne sont souvent que de ces guérisons qui ramènent la paix dans la conscience troublée. J'aime cet humble frère Geoffroi, pauvre moine sans chaussure, qui suit avec un enthousiasme naïf tous les pas de son ami et de son abbé. Est-ce que les hommes de foi sont aujourd'hui si communs et si méprisables qu'on doive les dédaigner en histoire ? A côté d'un homme à pensée forte, il est besoin d'imaginations qui croient en lui ; c'est alors seulement qu'on peut faire de grandes choses. Frère Geoffroi nous dit les stations, les pèlerinages à travers la France et l'Allemagne[34] ; comment saint Bernard, s'élevant dans une humble chaire, entraînait des populations entières par la parole. Tous le suivaient comme le torrent qui emporte les cailloux ; il faisait un désert des villes les plus peuplées ; on ne voyait partout que veuves et orphelins, et comme le dit le saint moine, on trouvait sept femmes pour un seul homme. Jamais puissance d'orateur ne s'était exercée dans un si magnifique enthousiasme pour une cause aussi populaire.

Saint Bernard parcourut la France et la Lorraine ainsi prêchant, puis il passa le Rhin pour continuer sa prédication en Allemagne ; il visita Cologne l'antique, Mayence la carlovingienne, toujours précédé de son porte-croix, le pauvre frère Geoffroi*. A la diète de Spire il vit là Conrad III[35], que cette diète venait de revêtir de la pourpre romaine. Bernard s'adressa directement à l'empereur dans des conférences intimes ; Conrad repoussa d'abord toutes ses sollicitations : les troubles de l'empire pouvaient-ils permettre une prise d'armes aussi universelle ? la nation germanique pouvait-elle se soulever quand elle était livrée à tant de dissensions ? Saint Bernard s'aperçut qu'il fallait recourir au grand moyen de la parole ; c'est toujours ainsi qu'il remuait les peuples : un jour à Spire, quand il célébrait la messe, au moment même où le sacrifice du Christ était commencé, en présence des princes et du peuple, le cénobite se tourna subitement vers la multitude, puis de sa voix retentissante il traça la lugubre peinture du jugement dernier, ce jour de frémissement où vous tous, grands et petits, passerez sous le niveau de l'égalité au delà de la tombe. Saint Bernard parla de l'ingratitude de Conrad : lui qui devait tout à Dieu, se montrerait-il parjure devant sa grande providence ? le Christ souffrait, et le Christ ne serait pas délivré ! A ce moment la foule fut si grande, que saint Bernard fut obligé de se réfugier au pied de la statue de la Vierge ; quand la benoîte mère de Dieu le vit ainsi s'approcher, elle remua ses lèvres roses et lui dit en langue romane : Ben venia, mifra Bernharde (soyez le bienvenu, frère Bernard) ; et le saint agenouillé, trempé de sueur, lui répondit : Gran merce, mi domna (grand merci, Madame)[36]. Ainsi la foi lève les générations ! La parole de saint Bernard produisit le même effet à Worms, à Cologne qu'à Vézelay : rien dans les temps modernes ne peut se comparer à cette puissance d'un orateur, à ce tribunitiat chrétien, à cette dictature intellectuelle d'un pauvre moine qui remue le monde, miracle plus grand que la guérison des malades racontée par frère Geoffroi en son pieux voyage. Toute l'assemblée demanda la croisade à grands cris ; Conrad le Germanique, le féodal intraitable, n'opposa plus de résistance ; il s'agenouilla pour soumettre la force à l'esprit, la brutalité à l'intelligence catholique ; le drapeau de la croisade fut levé, et la trompette retentit pour annoncer le départ[37].

Pendant ce temps Louis VII n'était plus occupé que des préparatifs de son pieux itinéraire ; après l'assemblée de Vézelay, le roi et Aliénor de Guienne s'étaient rendus à la cour plénière d'Étampes pour achever leur œuvre de pénitence. A Vézelay c'était l'enthousiasme entraînant de la parole qui avait dominé les résolutions ; par un mouvement spontané irrésistible, tout un peuple de barons et de chevaliers avait pris là croix : ne fallait-il pas maintenant régulariser les moyens de la croisade, et surtout laisser dans des mains attentives l'administration du royaume ? Tel fut le but de l'assemblée d'Étampes ; saint Bernard y parut encore avec son vêtement d'abbé, la mitre en tête, le visage pâle et amaigri, avec ses deux doigts raides et serrés comme pour bénir la foule, ainsi qu'on le voyait en marbre blanc, couché sur sa tombe, dans l'abbaye de Clairvaux, avant qu'elle eût été ravagée ! Quelle était alors la réunion d'hommes où saint Bernard ne dominait pas ! Ce fut donc l'abbé de Clairvaux qui désigna Suger et le comte de Nevers pour la régence et l'administration du royaume de France[38] pendant l'absence du roi. Suger fut comme le régent civil et ecclésiastique, le clerc élu pour suivre toutes les affaires royales, gérer les revenus du trésor, le patrimoine ; les fermes du domaine ; Suger fut l'économe de la bonne huche ; il dut maintenir l'ordre dans les fiefs avec son impérieuse volonté. Le comte de Nevers fut le régent féodal, l'homme des batailles qui dut défendre, la lance au poing, les prérogatives du suzerain et ses terres attaquées. Il fallait que tout marchât dans le royaume en l'absence de Louis VII et des principaux féodaux. D'ailleurs qu'avaient-ils à craindre, le roi et les barons, en quittant leurs terres pour lé pèlerinage lointain ? tous sous la protection spéciale des excommunications de l'Église, tous de plein droit ne devenaient-ils pas les protégés du pape, à ce point que nul ne pouvait toucher leurs fiefs sous peine de l'interdit mérité par l'impie et mécréant ?

Quelle bonne aubaine pour le domaine royal que le départ pour la Palestine ! D'abord comme il s'agissait d'une guerre sacrée, les rois pouvaient imposer leurs vassaux et les églises elles-mêmes. Il y eut des plaintes dans les riches abbayes pressurées par les officiers du fisc ; les unes vendaient leurs vases d'or, leurs plus beaux reliquaires pour on payer le produit au roi qui s'en allait en pèlerinage[39] ; les autres étaient obligées de fouiller jusqu'au fond de leur escarcelle pour y trouver leurs derniers marcs d'argent et leurs pièces d'or bien cachées dans leur huche depuis la terrible invasion des Normands ! Quelques autres s'adressaient aux juifs pour leur imposer de lourdes charges de guerre quand la foule ne menaçait pas de les massacrer ! Chien de juif, disait le baron, mécréant du Christ et de la Vierge, où est ton trésor en ta juiverie ? Et si l'Israélite marmottant abaissait la tête avec humilité pour protester de sa pauvreté et de son innocence, montrant ses vêtements sales et en lambeaux : Allons donc, disait encore le baron, qu'on lui arrache une dent, puis deux, jusqu'à ce que ce maudit chien dise où est sa huche bien garnie. Le croirez-vous ! plus d'un de ces juifs, fins et avares, se laissa arracher dix ou douze dents et trois ou quatre cents poils de la barbe avant de livrer son trésor sacré[40]. C'était bonne prise pour le baron ; car de quoi se composait la richesse du juif, si ce n'est de l'usure sur le populaire ! à ce point de lui demander six deniers par livre pour une semaine, et encore en recevant en gage le vêtement du pauvre, la charrue du laboureur, la toque du baron et l'épée du chevalier. Maudits juifs, vous faisiez la guerre aux communaux par ruse et par finesse ; le féodal vous la rendait bien en ses jours de besoin, de passions et de colère !

Si vous avez vécu au sein de l'Allemagne, dans les vieilles villes qui s'étendent du Rhin au Danube depuis Cologne, la cité impériale, jusqu'à Nuremberg et Ratisbonne, vous avez dû être vivement frappé de l'esprit de ce peuple réfléchi et enthousiaste tout à la fois, apathique et ardent, matériel et rêveur ; quand une idée le saisit fortement, il se lève comme un seul homme, et lui si grave, il jette sa fortune à tous les hasards. Ainsi avaient fait les Allemands à la prédication de saint Bernard : toute la chevalerie avait pris la croix ; les graffs et les barons du saint-empire avaient levé leurs bannières où se peignaient le casque, les lions, les griffons et la merlette. Tous allaient suivre Conrad l'empereur, dont le bras était fort et l'esprit si naïf que, selon le chroniqueur Odon de Deuil, on l'aurait pris pour une jeune fille qui sortait pour la première fois de son manoir[41]. Une diète fut fixée à Ratisbonne, la gothique cité où coule le grand fleuve. Nul ne peut voir Ratisbonne sans être profondément ému : c'est le moyen âge des graffs et des barons, comme Nuremberg est le moyen âge des métiers, et Heidelberg le moyen âge de la vie sensuelle des moines de l'époque de Luther ; car, vieille ruine de la colline, Heidelberg n'est encore qu'une vaste tonne toute remplie des vins du Rhin et des flots rouges du raisin de Hongrie. Ratisbonne fut convoquée la diète du pèlerinage, et tous les seigneurs qui avaient pris la croix dans l'Autriche, la Bavière, la Souabe, se rendirent à l'appel solennel de saint Bernard et de Conrad. Là, tous les préparatifs furent arrêtés, on jura de délivrer les frères d'Orient, et au milieu de l'enthousiasme qu'avait excité en Germanie la présence de Louis VII, on vit arriver, humbles et abaissés, les envoyés de Manuel, l'empereur qui régnait alors à Constantinople. Le chroniqueur Odon de Deuil remarque que ces envoyés grecs portaient des vêtements serrés et courts avec des boutons d'or sur les manches, et un petit bonnet rouge comme les baladins et les esclaves[42].

Manuel, successeur d'Alexis, était de la même race active, intelligente, avec le même caractère de duplicité et de finesse. L'empire de Byzance, sauvé d'un grand désastre par les pèlerins de la première croisade, reprenait quelque chose de sa vieille splendeur ; les Turcs, naguère si menaçants pour les tours dorées de Constantinople, furent alors refoulés par les barons d'Occident jusque sur les montagnes de la Mésopotamie. Alexis avait profité de la diversion faite par la première croisade pour s'emparer des villes grecques de l'Asie : Éphèse, Pergame, Smyrne, Laodicée, Magnésie étaient délivrées des Sarrasins. Quand les pèlerins s'avançaient vers Jérusalem, Alexis s'assurait de la possession des villes d'Asie ; comme le chacal, il allait sur les pas des lions pour profiter des dépouilles[43]. Manuel devait suivre la même politique : les Occidentaux pourraient lui servir d'auxiliaires, et, dansée but, il députait des ambassadeurs à la diète de Ratisbonne ; ceux-ci, destinés à surveiller les Allemands, portaient une lettre si humble pour Louis VII, que les grossiers barons en rougirent pour l'empereur grec. Ici je ne trouve plus, pour me dire les faits et gestes des empereurs de Byzance, la jeune fille des Comnènes, fière et orgueilleuse en écrivant la vie de son père, qu'elle intitula l'Alexiade, comme Homère avait appelé l'Iliade sa grande épopée. Mes guides sont désormais les graves historiens Cinnam[44], l'annaliste de l'empire, et Nicétas, enfant alors, et qui plus tard assista, triste témoin, aux funérailles de Constantinople livrée aux Barbares. La lettre de Manuel à Louis VII était si rampante, dit Odon de Deuil, que l'évêque de Langres, alors présent, s'écria : Frères, ne parlez pas si souvent de la gloire et de la majesté du roi, il se connaît et nous nous connaissons ; dites-nous promptement ce que vous voulez[45]. Les Grecs renouvelèrent leurs instances pour implorer du secours.

Cependant les préparatifs se continuaient en Allemagne, et les graffs sous l'empereur se mirent en marche à travers la Hongrie pour Constantinople ; c'étaient de fiers hommes à la haute taille qui suivaient la bannière déployée de l'empire ; tous étaient simples, mais colères comme la race germanique[46] ; ils marchaient de ville en ville, toujours prêts à se prendre de fureur contre les Grecs, qu'ils traitaient de saltimbanques et de magiciens ; à la moindre résistance, ils se montaient la tête, et comme ils ne s'épargnaient pas le vin et la bière fermentée, ils se livrèrent partout à des excès fatals. L'Allemand était confiant et terrible, naïf et emporté ; le Grec avait au cœur un grand orgueil et à la bouche une soumission d'esclave ; il avait le désir de se venger et la peur de s'attirer des violences de cette chevalerie hautaine. Il arriva qu'un jour les crédules Allemands brûlèrent une ville parce qu'ils avaient vu un Grec qui jouait avec un serpent apprivoisé, car ils s'imaginèrent que cet enchanteur jetait un sort sur leur pèlerinage. Ainsi les premiers croisés du Rhin s'étaient laissé conduire par une chèvre et une oie, et les fiers hommes de l'Autriche et de la Bavière brisaient les portes d'une cité parce qu'un bateleur se jouait de la morsure d'un serpent[47]. A Constantinople ce fut une dispute de préséance plus vive encore ; Manuel et Conrad portaient tous les deux le titre d'empereur des Romains : l'un comme le représentant de Constantin, l'autre comme l'image de ce grand Charlemagne qui brillait dans les palais de Mayenne et de Francfort-sur-le-Mein. Les deux empereurs se virent peu, chacun garda la fierté de sa position, et plus d'une fois Conrad exprima sa colère dans sa sincérité brutale ; Manuel, avec une douceur jouée, la garda au fond de son âme pour se venger plus sûrement[48].

Ainsi arrivait à Constantinople Conrad, tandis que les barons francs réunis à Metz se décidaient à traverser l'Allemagne et la Bulgarie pour le même but. Louis VII était à la tête de vingt mille lances, ce qui portait à peu près le nombre des pèlerins à cent mille ; il se dirigea vers la Hongrie, comme les Allemands qui Pavaient précédé. A chaque station on rencontrait des ambassadeurs grecs prosternés la face contre terre devant Louis VII ; les Français arrivèrent sans accident à Constantinople, dont les merveilles frappèrent vivement l'attention des chroniqueurs ; Odon de Deuil, l'historien du pèlerinage, stupéfait à l'aspect de tant de richesses, à la face d'une ville si magnifique, se complaît à les décrire avec enthousiasme : Constantinople, dit-il, la gloire des Grecs, riche par sa renommée, plus riche encore par ce qu'elle renferme, a la forme d'un triangle ; à l'angle intérieur est Sainte-Sophie et le palais de Constantin[49], où est une chapelle qui est honorée pour les saintes reliques qu'on y conserve ; la ville est ceinte de deux côtés par la mer ; eu y arrivant on a sur sa droite le bras de Saint-Georges, et sur sa gauche une espèce de canal qui en sort et s'étend jusqu'à peu près quatre milles ; là est le palais qu'on appelle Blaquerne, bâti sur un terrain bas, mais qui se fait remarquer par sa somptuosité, par son architecture et son élévation. Situé sur de triples limites, il offre à ceux qui l'habitent le triple aspect de la mer, de la campagne et de la ville ; sa beauté extérieure est presque incomparable ; sa beauté intérieure surpasse tout ce que j'en pourrais dire ; l'or y brille partout et s'y mêle à mille couleurs. Tout y est pavé en marbre et industrieusement arrangé ; je ne sais ce qu'il y a de plus précieux ou de plus beau, de la perfection de l'art ou de la richesse de la matière. Sur le troisième c6té du triangle de la ville est la campagne ; mais ce côté est fortifié par un double mur garni de tours, lequel s'étend depuis la mer jusqu'au palais, sur un espace de deux milles. Ce n'est ni ce mur ni ces tours qui font la force de la ville ; elle est, je crois, tout entière dans la multitude dé ses habitants et dans sa longue paix[50] ; au bas des murs est un espace vide où sont des jardins qui fournissent aux habitants toute sorte de légumes. Des canaux souterrains amènent du dehors des eaux douces dans la ville, car celle que Constantinople renferme est salée, fétide ; dans plusieurs endroits la cité est privée de courant d'air, car les riches, couvrant les rues par leurs édifices, laissent aux pauvres et aux étrangers les ordures et les ténèbres[51].

Les chevaliers de la croisade devaient avoir l'imagination vivement frappée par cet aspect de Constantinople ; quelle ville d'Occident pouvait lui être comparée ! Il n'y avait pas de cité sur la Seine ou sur la Loire qui possédât plus de trente mille âmes ; tout était bourg à murailles crénelées ! la population était répandue aux champs. Dans cette grande ville de Constantinople, Louis VII visita l'empereur Manuel avec une certaine cordialité féodale ; mais la rougeur monta au front de la chevalerie lorsqu'elle vit le siège d'or et de soie du roi de France placé au-dessous de celui de l'empereur. Cette humiliation excitait la bouillante colère des barons ; les annalistes Cinnam et Nicétas ne donnent que le titre de prince à Louis VII, en opposition avec celui de César et d'empereur qu'ils prodiguent à Manuel[52]. Ce traître d'empereur, comme le disent encore les chroniques, n'avait-il pas tendu toute sorte de pièges à la chevalerie chrétienne ! On s'était aperçu déjà que dans la farine du pain fourni aux croisés on avait mêlé de la chaux vive pour brûler les entrailles des pauvres pèlerins[53]. Était-ce noire traîtrise de Manuel, ou bien le résultat de l'esprit mercantile des Grecs qui spéculaient sur la faim des nobles hommes qui allaient en Palestine ? Quand les Allemands, si simples, si naïfs, eurent traversé le Bosphore, il n'y eut sortes de pièges qu'on ne leur tendît par les ordres de l'empereur. Ces bonnes faces d'Allemands roses et blondes, exposées au soleil de la Bithynie, faisaient peur à voir ; il leur fallait des soins, des vivres en abondance, de la viande surtout ; ils n'avaient plus leur bière fraîche de Schærding et de Passaw pour les rafraîchir dans leur long itinéraire, où ils buvaient de l'eau saumâtre, pu bien de ce vin d'Orient qui chauffe les sens et la tête ; ils passaient de l'ivresse brutale au désespoir languissant. Ce traître d'empereur avait, par des avis secrets, prévenu les Turcomans et le sultan d'Iconium de toutes les démarches des croisés ; et lorsque les Allemands si simples s'y attendaient le moins, lorsque, assis sous quelques ombrages rares et verts, ils essuyaient leur front découlant de sueur sous leurs casques, tout à coup accourait, le cimeterre en main, une cavalerie nomade, massacrant sans pitié cette noble chevalerie des bords du Rhin ; et ces hordes tartares, comme les messagers de la mort, emportaient, pendantes à la selle de leurs chevaux, les têtes des graffs et des barons du Danube[54]. Les plus grands malheurs arrivèrent aux Allemands dans les montagnes de la Cappadoce ; le sultan d'Iconium avait brisé les batailles de lances pressées des Allemands ; le soleil était trop brûlant, la terre trop stérile pour que la race germanique pût déployer les forces gigantesques de son corps, elle était épuisée ; les Turcs d'Iconium les attaquèrent avec la persistance des races tartares, et ces masses de fer furent abîmées sous le sable brûlant de l'Asie Mineure.

La nouvelle de cette triste défaite arriva sous les tentes des Français qui campaient autour de Nicée ; elle fit une douloureuse impression sans arrêter un instant la marche belliqueuse des pèlerins sous Louis VII ; cette noble troupe traversait des pays célèbres dans l'histoire du vieux paganisme et de l'Église chrétienne. En quittant Nicée, la ville des conciles, les Français saluaient le mont Olympe, où Jupiter et les dieux s'abreuvaient du nectar sur les tables couvertes de fleurs ; en descendant de la montagne divine, les chrétiens arrivèrent à Sardes, à Colosse, à Éphèse où les vieilles églises arborèrent la croix, lorsque saint Paul adressait de si éloquentes épîtres aux hommes de la foi primitive. Après on toucha les bords du Méandre que les poètes ont chanté ; le Méandre, avec ses cygnes plus blancs que la neige, qui fendaient les eaux comme les voiles latines sur la Méditerranée. Là les Français vengèrent la race germanique par une victoire complète sur les Turcs d'Iconium ; les eaux du Méandre furent rougies par le sang des infidèles[55] ; Louis VII montra sa valeur prodigieuse dans ce combat corps ù corps, armure contre armure ; il faisait voler sa masse d'armes, ou il faisait briller son épée comme si c'était un léger bâton. Louis VII perça de sa main plus de cent Sarrasins, dignes exploits célébrés par les chansons de Geste. La route à travers les montagnes était pénible et difficile ; l'hiver arrivait, la neige couronnait tous les sommets où le Lycus bouillonne de rochers en rochers ; l'armée des Francs traversa la Pamphylie, pays pauvre et montagneux ; et comme il y avait de tristes contrées encore à parcourir[56], Louis VII, de l'avis de ses barons, résolut de s'embarquer dans le port d'Attalie, afin de se rapprocher d'Antioche. Ce qui le détermina a cette résolution fut le triste échec qu'avaient éprouvé les Français par la faute du porte-oriflamme Geoffroi de Rançon, seigneur de Trillebourg ; il commandait l'avant-garde, et comme il s'était abrité avec Aliénor et les nobles châtelaines de France, s'esgayant et s'esbatant sous le frais ombrage d'un vallon, les Turcs fondirent sur les Français, et massacrèrent un bon nombre de chevaliers[57]. Voilà donc Louis VII embarqué pour Antioche sur de beaux navires aux vastes flancs, et bientôt les églises de la grande conquête de Bohémond sonnèrent à pleine volée pour annoncer l'arrivée du suzerain, des féodaux et des hommes de haut lignage. Quand, après une longue route semée de tristesse et de dangers, les pèlerins rencontraient une cité comme Antioche, qui pouvait résister au désir d'y fixer son séjour ? Antioche était alors au pouvoir de Raymond de Poitiers, de la race méridionale, l'oncle d'Aliénor de Guienne, son beau parent du lignage d'Aquitaine ; on venait de traverser de si affreux pays, de si misérables terres, et l'on arrivait au mois de mai dans la principauté d'Antioche, sur les bords fleuris de l'Oronte, dans ces bosquets de Daphné que l'empereur Julien invoque pour raviver les forces éteintes du paganisme ; on allait vivre au milieu d'une nature de jasmins, de roses et d'orangers, baignés par les flots argentés d'une eau murmurante, sous un magnifique ciel. La reine Aliénor trouvait à Antioche une cour plénière, des chevaliers, des tournois, de nobles châtelaines qui venaient vivre dans la joie des fêtes féodales[58] ; Adèle, comtesse de Toulouse ; Sibylle de Flandre ; Berthe, comtesse de Blois ; Maurille, comtesse de Roussy ; toutes clignes d'exciter des joutes à fer émoulu et le bras courtois des chevaliers ; Antioche voluptueuse appelait les jeux et l'amour ; on se baignait dans l'Oronte ; les essences les plus odorantes étaient prodiguées par des esclaves qui, selon les mœurs d'Orient, répandaient l'huile de rose de Damas sur les blondes et noires chevelures des dames de la Langue d'oc et de la Langue d'oïl ; les pieds des châtelaines foulaient les épais tapis de Perse ; les repas les plus somptueux venaient distraire des jeux et des joutes ; le vin de Chypre coulait à pleins bords dans les coupes d'améthyste ou d'émeraude ; le doux sommeil dans les longues journées réparait les veilles du soir sous les orangers fleuris, à la face du ciel scintillant de mille étoiles, comme on le voit en Orient. Le comte Raymond, qui avait besoin de retenir Louis VII pour diriger les forces chrétiennes contre Édesse, multipliait les fêtes et les plaisirs pour gagner le cœur d'Aliéner de Guienne. Mais le massacre de Vitry-le-Brûlé avait jeté sur l'âme du roi une teinte sombre[59] ; il avait besoin d'accomplir un pèlerinage à Jérusalem, parce que le sépulcre seul du Christ et le linceul sanglant de la passion pouvaient répondre à la douleur de son âme couverte d'un crêpe. Ainsi Louis VII voulait quitter Antioche ; les distractions ne détournèrent point son cœur du saint but du pèlerinage, et ici la vie austère du roi franc se séparait encore des mœurs galantes et dissolues d'Aliénor, la noble fille de la race méridionale ! Quoi î quitter Antioche pour le stérile pays de la Palestine, visiter des sables, passer le Liban sur des chameaux solitaires, quand on avait l'Oronte ombragé et les doux parfums du rivage de la mer[60] ? Raymond, prince d'Antioche, agissait sur l'esprit d'Aliénor sa nièce, et Louis VII éprouva presque une rupture avec Raymond. Rien ne détourna pourtant le pieux et royal pèlerin de son but de repentance ! il s'embarqua pour Jérusalem : le sépulcre du Christ était sa pensée, il voulait visiter le temple, arroser de ses pleurs la grande tombe. L'âme triste et flétrie du pénitent pouvait-elle plaire à cette folle fille du Midi, à cette Aliénor de Guienne, qui s'enivrait de sensualisme dans Antioche ? La reine, qui se réjouissait au milieu des tournois et des devises, aurait-elle pris le bourdon et l'escarcelle de voyage à travers le désert ? Aliénor laissait la tristesse au roi ; Jérusalem ne devait avoir de charmes que pour une âme douloureusement affectée ! Jérusalem avec ses murailles, son tombeau vide, ses cérémonies lugubres, ressemblait à ces ciels grisâtres et mélancoliques qui ne plaisent qu'aux cœurs profondément frappés. Les existences joyeuses ne recherchent que le soleil réjouissant, les fêtes et les plaisirs ! Quand on porte avec soi une plaie profonde, on est importun à qui la vie sourit !

 

 

 



[1] Sur les services féodaux, voyez Ducange, Glossaire, v° Feudum militiœ.

[2] A la suite des assises de Jérusalem, on trouve la notice exacte des services féodaux, liv. III.

[3] Assises de Jérusalem, liv. III.

[4] Guillaume de Tyr a écrit la plus exacte histoire du royaume de Jérusalem, liv. IX et suivants.

[5] Comparez, sur le royaume de Jérusalem, Guillaume de Tyr, liv. IX, et Albert d'Aix, liv. VII. C'est la plus grande application de la féodalité dans le moyen âge.

[6] Voyez Orderic Vital, liv. III, en le comparant à Albert d'Aix, liv. VII.

[7] Bohémond visita la France, et ce fut dans ce voyage qu'il épousa la sœur du roi ; il obtint également des secours des Normands d'Angleterre. Anne Comnène se sert de l'expression άπό τύλης. Ducange dit que ceci ne peut s'appliquer qu'à l'Angleterre. Alexiade, liv. XIII.

[8] Ce testament était aux archives d'Arles ; il a été publié par les Bénédictins dom Vaissète et dom Levic, aux preuves du tom. II de l'Histoire du Languedoc.

[9] La première publication des Assises a été faite par la Thaumassière, dans ses Coutumes du Beauvoisis, Paris, 1690. Canciani, Leges barbar. en a donné un texte très-complet. Les Assises furent définitivement promulguées par l'ordre de Jean d'Ibelin, comte de Jaffa, en 1266.

[10] Il était d'us qu'à douze ans damoiselle pouvait requerre son fief. La veuve avait la moitié du fief pour douaire ; elle venait à son seigneur et lui disait : Sire, Dieu a fait commandement de mon seigneur, et je dois avoir la moitié du fief en douaire. (Annales de Jérusalem, § 22.)

[11] Je regrette bien vivement qu'il n'ait pas été fait un travail spécial sur les établissements des Provençaux et des Italiens dans la Syrie. Il reste tant de vestiges de cette domination consulaire, dont le souvenir protège encore nos intérêts commerciaux ! (Les Statuts de Marseille furent publiés au XIe siècle.)

[12] Voyez les Services militaires à la suite des Assises : Gille, la femme de Jean, doit un homme, Laurent quatre, Foulques Lenoir un. Ce sont là des propriétaires de maisons dans Jérusalem.

[13] Sur les usurpations des Hospitaliers, on peut lire les bulles d'Innocent II et d'Adrien IV dans Baronius et son continuateur le Père Pagi, ad ann. 1140-1154-1159.

[14] Matthieu Paris est le plus grand ennemi de l'ordre du Temple, liv. III. C'est dans le siècle suivant surtout que les accusations s'accumulèrent sur eux. J'ai déjà cité des vers d'une chronique mss. à la suite du Roman de Fauvel.

[15] Il y a d'étranges accusations contre les Templiers dans Guillaume de Tyr, liv. IX et X.

[16] La meilleure topographie des établissements chrétiens en Orient se trouve toujours dans Guillaume de Tyr, liv. IX à XII.

[17] Aboulfeda (Ismaël), prince de Hamah, a écrit une belle histoire des efforts de l'islamisme pour se débarrasser des chrétiens de Palestine. Reiske a publié une édition de ce livre avec une traduction latine sous le titre d'Abulfedœ Annales muslemici, Copenhague, 1789-1794.

[18] Les travaux de M. Saint-Martin sur l'Arménie doivent être comparés avec les recherches de M. Ét. Quatremère sur l'Égypte, pour se faire une idée de ces populations. Guillaume de Tyr est également plein de curiosités, liv. IX à XII.

[19] Les détails les plus curieux sur Zengui se trouvent dans l'historien arabe Ibn-Alatyr, à l'an de l'hégyre 532 (1137). Zengui est l'homme habile autant que fort. Voyez les Extraits de dom Berthereau (Bibliothèque royale).

[20] Ibn-Alatyr, an de l'hégyre 532-540.

[21] Voyez Chronique d'Odon de Deuil, sur l'effet produit par la prise d'Édesse, chap. 1.

[22] Chronicon Morignacense, ab ann. 1108 ad ann. 1147. Duchesne, tom. IV, p. 359.

[23] Epist. LXVII dans Chifflet et Mabillon.

[24] Sanct. Bernard, genus illustre assertum, a Chifflet, Dijon, 1660, in-4°.

[25] De Sanct. Bernard. Vita, liv. VII, p. 1062 des œuvres de saint Bernard.

[26] Sugerri Vita, liv. II, et Ludovici VII Vita. Duchesne, tom. IV.

[27] Vézelay a conservé sa chronique spéciale sur les troubles de la commune et du comté de Nevers. Dans Duchesne, tom. IV, comparez avec Gesta Ludovici VII, regis, filii Ludovici Grossi. Duchesne, tom. IV, p. 390.

[28] Voyez le bel ouvrage d'Odon de Deuil, de Ludovici VII, Francorum regis, cognomento Junioris profectione in Orientem, cui ipse interfuit opus septem libellis distinctum. Duchesne ne l'a point publié, il se trouve dans Chifflet, Sanct. Bernard, genus illustre assertum. Je n'ai pas besoin d'ajouter que Chifflet appartenait à l'ordre de jésuites.

[29] Chronicon Morigniacense, Duchesne, t. IV, p. 359. Le texte est traduit mot à mot. Le discours qu'on a pu prêter à saint Bernard à l'occasion de la croisade n'existe pas. Il n'y en a aucune trace dans la chronique ; je regrette que M. Michaud ait cru nécessaire d'inventer des discours dans la bouche de saint Bernard, par un amour excessif de l'épopée.

[30] Gesta Ludovici VII, Duchesne, tom. IV.

[31] Epistol. Sanct. Bernard. Oper., dans la collection publiée par Mabillon. Parisiens., 1690, 2 vol. in-fol.

[32] Il est curieux de voir que ce même mépris se produisit encore lors de l'émigration de 1789 ; l'esprit chevaleresque avait peu changé !

[33] Il y a plus de vingt vies de saint Bernard ; voyez Mabillon, dans les œuvres de saint Bernard, déjà cité.

[34] Mabillon et Chifflet, expression des Bénédictins et des jésuites, envisagent Saint Bernard chacun sous un aspect particulier.

[35] Ici commence à devenir intéressant le récit d'Othon de Frisingue, De Gestis Friderici Cleobarbi. La plus ancienne édition est celle de Jean Cuspinien, Strasbourg, 1515.

[36] Chronique de Cornelius Harmann, ad ann. 1146.

[37] Odon de Deuil, liv. Ier.

[38] Comparez Vita Sugerii, chap. VII. Ludovic. VII, fil. Ludovic. Gross., Duchesne, tom. IV.

[39] Il y eut une chronique spéciale sur la levée d'argent qui fut faite au monastère de Saint-Benoît-sur-Loire, sous ce titre ; Fragmentum historicum ex veteri membrana de tributo Floriacensibus imposito. Duchesne, t. IV, p. 123.

[40] J'ai rapporté, dans mon travail sur les Juifs au moyen âge, couronné par l'Institut, plusieurs fragments de chroniques, et particulièrement de Matthieu Paris sur cette manière de procéder des barons à l'égard des juifs.

[41] Voyez aussi le portrait que fait de l'empereur Conrad Othon de Frisingue, de Gest. Frideric, chap. XXXIX.

[42] Odon de Deuil est le témoin oculaire le plus curieux à consulter, liv. Ier, toujours en le comparant avec Othon de Frisingue, chap. XXXIV-XLV-LIX, et Nicétas, Vie de l'empereur Manuel, liv. Ier, chap. IV.

[43] On peut voir les conquêtes des Grecs à la suite des croisades dans Anne Comnène, Alexiade, liv. X.

[44] Cinnam a été public dans la collection byzantine ; il était contemporain de Manuel. L'histoire de Nicétas commence au règne d'Alexis, 1118, et finit à celui de Baudoin en 1205.

[45] Odon de Deuil, liv. Ier.

[46] Leur nombre était considérable ; il effrayait déjà l'imagination des Grecs. Cinnam dit Έννενήκοντα μυριάδες. Godfred de Viterbe s'écrie ;

..... Numerum si poscere quœras,

Millia millena milites agmen erat.

[47] Odon de Deuil, liv. III.

[48] Cinnam dit que le litre d'Ιμπερατωρ équivaut à celui de Βασιλεύς pour excuser Manuel.

[49] Odon de Deuil, liv. IV.

[50] Il faut comparer à ce récit la Description de Constantinople par Nicétas, surtout dans les fragments donnés par Fabricius, Biblioth. grecq., tom. VI, p. 405-416. Ducange, Notes à la Bysantine.

[51] Odon de Deuil, liv. IV.

[52] Ducange fait observer que, dans ce manuscrit, le mot même abrégé 'Ρήξ... Quant à la place occupée par Louis VII, Cinnam dit Χθαμαλή έδρα, et plus tard, donnant le sens latin, il se sert de l'expression Σέλλιον.

[53] Cinnam avoue tous les stratagèmes de ses compatriotes et de Manuel. Voyez les notes de Ducange sur Joinville, Dissert. 27.

[54] Dans les miniatures du moyen âge, où les Turcs sont reproduits, on les voit toujours emportant les têtes des chrétiens attachées à la selle de leurs chevaux. Voyez dans Montfaucon, les vitraux de Saint-Denis, tom. Ier.

[55] Comparez les Gestes de Louis VII (anonyme), et Odon de Deuil, liv. VI. Les Grecs désignent les Français souvent par l'expression Βρίττοι ou Βριτάννοι, ce qui devrait s'appliquer surtout aux Anglais. Cinnam, liv. Ier.

[56] L'historien oriental Aboulféda est l'annaliste de ces événements sous l'an de l'hégyre 343 (1148).

[57] Odon de Deuil, liv. VII.

[58] Ici Guillaume de Tyr est fort curieux à consulter, parce qu'il a vécu au milieu des populations chrétiennes de la Palestine. Voyez liv. XVI.

[59] Odon de Deuil, le célèbre chroniqueur, rappelle souvent au roi le massacre de Vitry comme pour l'inviter à la pénitence. Ad ann. 1147-1148.

[60] Comparez anonyme, Gest. Ludovic. VII, Duchesne, tom. IV, Odon de Deuil, liv. VII, et Guillaume de Tyr, liv. XVI.