HUGUES CAPET ET LA TROISIÈME RACE

 

TOME DEUXIÈME

CHAPITRE XXIII. — FIN DU RÈGNE DE LOUIS LE GROS - COMMENCEMENT DE LOUIS VII.

 

 

Premières batailles de Normandie. — Guerre nationale contre les Allemands. — Prise d'armes de la chevalerie de France. — L'oriflamme de Saint-Denis. — Retraite de la race germanique. — Guerre contre les Anglais. — Invasion de l'Auvergne. — Louis le Gros et sa lignée. — Corpulence du roi. — Sa maladie et sa mort. — Administration royale. — Chartres et diplômes. — Avènement de Louis VII. — Sacre. — Guerre. — Incendie de Vitry.

1116 — 1145.

 

Louis le Gros, roi batailleur de la féodalité, s'était habitué dès son enfance à combattre dans les champs de guerre ; on le voit incessamment autour du Parisis assiéger les châteaux, dompter les comtes ; sa vie se passait en armes ; depuis son extrême jeunesse, dans le monastère de Saint-Denis jusqu'à sa mort, son père, Philippe Ier, lui avait donné le soin de guerroyer ; quand les châtelains des environs de Paris furent domptés, on put franchir ces fiefs si rapprochés de la cité, et Louis VI se rencontra dans de plus fortes luttes avec les chevaliers d'Angleterre et de Normandie, qu'animait toujours une profonde haine contre les Français. On se rappelle que Guillaume le Roux, roi des Anglais, était mort percé d'une flèche dans les sentiers les plus sombres d'une épaisse forêt où retentissait le hurlement des loups ; il avait eu pour successeur Henri Ier, surnommé le Beau Clerc ou l'Escolatre, à cause de sa science et de son amour de la dispute, caractère dominant de l'époque[1]. Henri l'Anglais ne dédaignait pas les batailles ; il avait hérité d'une certaine avidité de conquêtes ; désireux de nouvelles terres, il souriait aux fiefs plantureux, aux manses abondantes. La chevalerie de Normandie et d'Angleterre avait alors mis en usage les armures formidables ; un chevalier était tellement couvert de cottes de mailles, de hauberts, de cuirasses, de gantelets ; sa tête était si préservée par son casque et sa double visière, qu'il était impossible de l'atteindre ; les Anglais et les Normands savaient fortement caparaçonner lés chevaux de manière à les rendre invulnérables[2] ; en vain on aurait cherché à percer le poitrail des nobles coursiers ! la pointe des épées s'émoussait, la lance était impuissante pour les atteindre ! La chevalerie normande était lourde dans ses mouvements, mais tellement impénétrable qu'on aurait dit une muraille d'acier ; lorsqu'un chevalier était renversé, il restait immobile sur la terre, nulle arme ne pouvait pénétrer jusqu'à sa poitrine j il fallait le prendre captif et prisonnier. La chevalerie de France avait imité les armures des Normands et des Anglais : souvent, lorsqu'ils se rencontraient sur un champ de guerre, tous roulaient dans la poussière ; on faisait prisonniers des masses de fer à coups de masse de fer, comme le dit un chant de Geste, mais le sang ne coulait plus ; l'armure préservait le chevalier depuis le cimier de son casque jusqu'au dernier clou scellé au pied de son cheval de forte encolure[3].

Dans la plaine de Brenneville, au Vexin normand, il y eut une de ces rencontres de chevalerie ; on ne compta que trois chevaliers morts parmi les neuf cents qui se heurtèrent lance contre lance, casque contre casque[4]. Les Français ne furent point heureux ; leurs rangs furent brisés, et il y eut cent quarante chevaliers pris par les Normands. Le roi Louis le Gros, reconnu dans la mêlée à sa corpulence, fut arrêté par un écuyer anglais qui, prenant la bride de son coursier, dit d'une voix forte en langue vulgaire : Le sire roi est pris. Louis, se levant sur ses étriers, asséna un coup de masse d'armes sur la tête de l'Anglais, et lui répondit : Apprends qu'on ne prend jamais le roi, pas même aux échecs. Les échecs n'étaient-ils pas la belle partie féodale dans les loisirs, l'image des coutumes et des lois de la chevalerie ? Or le roi ne pouvait être pris, parce qu'il fallait imprimer respect pour la suzeraineté. Louis le Gros fut obligé de fuir le champ de bataille ; il se confia à un serf qui le conduisit jusqu'à Chaumont. Un peu plus tard on voit apparaître une seconde fois en Normandie le roi à la tête des rustres et des paysans, conduits par les clercs ; chacun sous la bannière de la paroisse. Louis invoquait l'appui de la vieille race neustrienne, réduite en servitude, contre les Normands et les Anglais, qui la dominaient depuis Rolf le Scandinave et Guillaume le Conquérant. Les Neustriens étaient, par rapport aux Scandinaves et aux Anglais, dans la même servitude que les Gaulois avaient été envers les Francs et la race germanique[5] !

Ainsi finirent les batailles de Normandie, la belle province ; mais il y eut bientôt une invasion plus terrible : les Allemands, sous l'empereur Henri V, passèrent le Rhin et s'avancèrent vers les frontières de Champagne : tout ces blonds Germains à l'armure brunie voulaient envahir Reims, la vieille ville franque du sacre. Cette armée des Allemands se composait de Lorrains, de Bavarois, de Souabes et de Saxons, belliqueuse et forte chevalerie ; la race franque était ainsi menacée tout entière ; elle se leva avec enthousiasme ; il n'y eut pas d'hésitation parmi les grands vassaux ; les cartulaires content que deux cent mille hommes de forte mine se levèrent en ordre pour repousser les Allemands, car il s'agissait d'une guerre de nationalité, comme on en voit de temps à autre chez les peuples. Louis VI se mit à la tête de ce mouvement féodal, et ce fut alors que s'éleva au milieu de Saint-Denis l'oriflamme couleur rouge en forme de bannière, telle qu'elle ressemblait à la chape du martyr[6]. Le roi ne savait-il pas que le bienheureux saint Denis était le défenseur de la nationalité franque ? n'était-il pas le patron spécial et le protecteur particulier du royaume ? Le roi se rendit en hâte à ses pieds et le sollicita du fond du cœur, tant par des prières que par des présents, de défendre le royaume, de préserver sa personne, et de résister, comme à son ordinaire, aux ennemis. En outre, et suivant le privilège que les Français ont obtenu de saint Denis, de faire descendre sur l'autel les reliques de ce pieux et miraculeux défenseur de la France, ainsi que celles de ses compagnons, comme pour les emmener au secours du royaume quand un État étranger ose tenter une invasion dans celui des Français[7].

Ainsi parlait Suger en rappelant la patriotique institution du reliquaire de Saint-Denis, le vieux drapeau de la France, pour la défendre contre l'invasion étrangère : Le roi ordonna que cette cérémonie, continue-t-il, se fît pieusement et en grande pompe, et en sa présence. Enfin, prenant sur l'autel la bannière du comte du Vexin, pour lequel ce prince relevait de l'église de Saint-Denis, et la recevant pour ainsi dire de son seigneur suzerain avec un respectueux dévouement, le roi vola avec une petite poignée d'hommes au-devant des Allemands, pour parer aux premiers besoins de ses affaires ; il invita fortement toute la noblesse à le suivre. La France, avec son ardeur accoutumée, s'indigna de l'audace des ennemis ; partout elle mit en mouvement l'élite de ses chevaliers, et de toutes parts elle envoya de grandes forces et des hommes qui n'avaient oublié ni l'antique valeur ni les victoires de leurs ancêtres. Quand de tous les points du royaume notre puissante armée fut réunie à Reims, il se trouva une si grande quantité de chevaliers et de gens de pied,v qu'on eût dit des nuées de sauterelles qui couvraient la surface de la terre, non-seulement sur les rives des fleuves, mais encore sur les montagnes et dans les plaines. Le roi ayant attendu là une semaine tout entière l'arrivée des Allemands, les grands du royaume se préparaient au combat et disaient entre eux : Marchons hardiment aux ennemis, qu'ils ne rentrent pas dans leurs foyers sans avoir été punis, et qu'ils ne puissent pas dire qu'ils ont eu l'orgueilleuse présomption d'attaquer la France, la maîtresse de la terre. Que leur arrogance obtienne ce qu'elle mérite, non dans notre pays, mais dans le leur même, que les Français ont subjugué et qui doit leur rester soumis en vertu du droit de souveraineté qu'ils ont acquis sur lui. Ce qu'ils projetaient d'entreprendre furtivement contre nous, rendons-le-leur ouvertement[8].

Suger et les chroniques exaltées et patriotiques rappellent ainsi dans ce récit les opinions des vassaux de France contre la race allemande, l'ennemie de leur nationalité : barons, communaux, clercs étaient pleins d'impatience de marcher au-devant de l'armée envahissante. Cette ardeur fut calmée par les sages et les plus prudents du baronnage de France : Ils conseillaient d'attendre que les ennemis fussent entrés sur notre territoire, de leur couper la retraite, et quand ils ne sauraient plus où fuir, de tomber sur eux, de les culbuter, de les égorger sans miséricorde comme des Sarrasins ; d'abandonner sans sépulture, aux loups et aux corbeaux, les corps de ces Barbares, à leur éternelle ignominie, et de légitimer ces actes de rigueur et ces terribles massacres par la nécessité de défendre notre pays. Ainsi, dans leur haine profonde, les Français assimilaient la race germanique aux Sarrasins, aux ennemis des chrétiens ; il fallait que le ressentiment s'élevât au plus haut degré d'exaltation ; les infidèles n'étaient-ils pas les mécréants de Dieu même ! Cependant, reprend Suger, les grands du royaume rangent en bataille dans le palais et sous les yeux du suzerain les diverses troupes de guerriers, et règlent celles qui, d'après l'avis commun, doivent marcher ensemble. Ceux de Reims et de Châlons, qui sont plus de soixante mille tant fantassins que cavaliers, forment le premier corps de bataille ; les gens de Soissons et de Laon, non moins nombreux, composent le second ; au troisième sont les Orléanais, les Parisiens, ceux d'Étampes, et la nombreuse armée du bienheureux saint Denis, si dévouée à la couronne[9].

Voici donc les communes, le peuple de la paroisse, armés comme les chevaliers ; le courage vient au cœur de la race serve ; cette race conquerra bientôt sa liberté, car elle combat aussi hardiment que les féodaux, et nul ne peut dès lors s'opposer à son émancipation. Le roi, plein d'espoir dans l'aide de son saint protecteur, s'écrie Suger, décide de se mettre lui-même à la tête de cette troupe : C'est avec ceux-ci, dit-il, que je combattrai courageusement et sûrement ; outre que j'y serai protégé par le saint mon seigneur, j'y trouve ceux de mes compatriotes qui m'ont élevé avec une amitié particulière, et qui certes me seconderont vivant, ou me rapporteront mort, et sauveront mon corps. Le comte du palais, Thibaut, qui était venu par son devoir féodal avec son oncle le noble Hugues, comte de Troyes, conduisait la quatrième bannière des hommes de France ; à la cinquième, composant l'avant-garde, étaient le duc de Bourgogne et Je comte de Nevers ; Raoul, comte de Vermandois, renommé par son courage, illustre par sa proche parenté avec le roi, et que suivaient une foule d'excellents chevaliers et une troupe nombreuse tirée de Saint-Quentin et de tout le pays d'alentour, bien armée, de cuirasses et de casques, fut destiné à former l'aile droite. Les hommes de Ponthieu, Amiens et Beauvais formèrent l'aile gauche ; on mit à l'arrière-garde, le très-noble comte de Flandre, avec ses dix mille excellents soldats, dont il eût triplé le nombre s'il avait été prévenu à temps ; et près de ceux-ci combattirent Guillaume duc d'Aquitaine, le comte de Bretagne, et le vaillant guerrier Foulques, comte d'Angers, qui rivalisaient d'autant plus d'ardeur que la longueur de la route qu'ils avaient eue à faire, et la brièveté du délai fixé pour la réunion, ne leur avaient pas permis d'amener des forces considérables, lesquelles allaient durement venger sur l'ennemi l'injure faite aux Français[10].

Ainsi se levaient la féodalité et les communes sans distinction ; la prise d'armes s'étendit aux barons de la Langue d'oc et de la Langue d'oil, aux Flamands comme aux Aquitains ; l'unité monastique se manifeste avec sa tendance invariable ! Tout le baronnage féodal prit les armes, car il s'agissait de repousser la race germanique ; les mille gonfanons se déployèrent aux vents, l'ordre de bataille fut réglé par une volonté unique : Quand on attaquerait les Allemands, continue Suger, des charrettes chargées d'eau et de vin pour les hommes blessés ou épuisés de fatigue, devaient être placées en cercle comme une espèce de forteresse, pourvu que le terrain s'y prêtât ; ceux que des blessures ou la lassitude forceraient à quitter le champ de bataille , devaient aller là se rafraîchir, resserrer les bandages de leurs plaies, et reprendre des forces pour venir de nouveau disputer la palme de la victoire. Ces dispositions si redoutables, et la réunion d'une armée si courageuse retentirent bientôt ; dès que l'empereur en eut connaissance, feignant, dissimulant, il couvrit sa fuite de quelque prétexte, marcha vers d'autres lieux, et préféra la honte de se retirer lâchement au risque d'exposer son empire et sa personne à la cruelle vengeance des Français et au danger d'une ruine certaine. A la nouvelle de sa retraite, il ne fallut rien moins que la prière des archevêques, des évêques et des hommes recommandables par leur piété, pour engager les Français à ne pas porter la dévastation dans les États de ce prince et à en épargner les pauvres habitants[11]. C'est ainsi que Suger raconte cette invasion des blonds Germains venant se briser contre la frontière de fer que leur opposait la féodalité des Francs ; la race allemande et lorraine fut forcée de respecter le territoire. Une grande joie éclata aux cours plénières, à l'aspect d'un tel succès ! et le roi Louis le Gros vint solennellement à Saint-Denis restituer l'oriflamme sacrée qui s'était déployée dans les camps pour la défense de la patrie. Le monastère retentit des hymnes saintes ; le roi vainqueur déposa sa couronne d'or sur l'autel ; on le vit humblement porter sur ses épaules les châsses vénérables d'argent qui contenaient les corps des martyrs : ce pèlerinage des Français à Saint-Denis était, pour le moyen âge, comme les actions de grâces des vieux Romains au Capitole, quand ils allaient remercier les dieux de la patrie ! Nul ne les tournait en dérision.

Tout prospéra depuis pour la guerre. Les Anglais avaient menacé une fois encore d'envahir le Vexin ; ils furent repoussés ; les Auvergnats, nation remuante des montagnes, avaient un comte aussi audacieux qu'eux-mêmes, lequel persécutait l'église de Clermont ; Louis le Gros marcha sans hésiter contre les Auvergnats ; sa cour était belle et éblouissante : on y voyait le belliqueux comte d'Angers, le puissant comte de Bretagne, et Guillaume, l'illustre comte de Nevers. La féodalité s'habituait à se grouper sous les bannières royales comme vers le centre de la nationalité ; on assiégea Clermont et le château de Montferrant ; c'était merveille à voir que l'éclat des cuirasses et des casques frappés par le soleil ! Amaury, comte de Montfort, eut les honneurs du siège. Celte expédition se poursuivit à la face des Aquitains, la nation méridionale qui, pour venir au secours des Auvergnats, avait quitté Bordeaux sur la Garonne[12] ; Auvergnats, et Aquitains parlaient la même langue, avec des nuances bien légères ; ils avaient les mêmes traits de caractère, et les Français leur étaient également étrangers ; la rivière de Loire n'était-elle pas la grande séparation des deux nationalités ? l'invasion germanique avait pu seule les réunir un moment sous les armes ! Les Aquitains s'avancèrent sans oser attaquer les barons de France, et leur duc écrivit à Louis VI une chartre de soumission ; elle constate les rapports des grands fiefs avec le suzerain, qui chaque jour se développent : Ton duc d'Aquitaine, seigneur roi, te souhaite santé, gloire et puissance ; que la grandeur de la majesté royale ne dédaigne point d'accepter l'hommage et le service du duc d'Aquitaine, ni de lui conserver ses droits ; la justice exige sans doute qu'il te fasse son service, mais elle veut aussi que tu lui sois un suzerain équitable[13]. Le comte d'Auvergne tient de moi l'Auvergne, comme je la tiens de toi ; s'il s'est rendu coupable, je dois le présenter au jugement de ta cour quand tu l'ordonneras ; cela je ne l'ai jamais refusé : il y a plus, j'offre de le faire, et je te supplie humblement et avec instance d'y consentir. En outre, et pour que ton Altesse daigne ne conserver à cet égard aucun doute, je suis prêt à lui donner tous les otages qu'elle croira nécessaires. Si les grands du royaume jugent qu'il en doit être ainsi, que cela soit fait comme ils diront. Le roi ayant donc délibéré sur ces propositions avec les grands du royaume, reçut du duc d'Aquitaine, comme le commandait la justice, la foi, le serment, des otages en nombre suffisant ; il rendit la paix au pays et à l'Église, fixa un jour précis pour régler et décider, en parlement à Orléans et en présence du duc, entre l'évêque et le comte, les points auxquels jusqu'alors les Auvergnats avaient refusé de souscrire ; puis, ramenant glorieusement son armée, il retourna victorieux en France[14]. Les progrès de la royauté se développent rapidement ; le règne de Philippe Auguste, qui acheva l'œuvre, se prépare ; l'obéissance des grands feudataires s'établit d'après certains principes. Louis le Gros avance le triomphe de la suzeraineté dominant les féodaux ; ce prince passait sa vie dans les batailles ; le roi, depuis son enfance, était toujours à cheval, poursuivant çà et là les barons dans ses conquêtes ; il avait une bonne réputation de guerre ; hélas ! l'incessante activité de son corps ne l'avait point empêché de grossir démesurément ; tout enfant, il avait déjà de larges épaules, des membres forts et épais ; un peu plus tard il ne pouvait plus se tenir en sa selle, et dans sou expédition d'Auvergne ses cuisses étaient si grosses, sa poitrine si large, ses membres si épais, qu'on était obligé de le mettre à cheval comme une tour de châtellenie[15] : les hommes d'armes avaient besoin de voir tout le courage du roi, d'assister à ses batailles, pour ne pas le prendre en moquerie, tant il était grotesque ; comment tout joyeux chevalier n'aurait-il pas ri aux éclats sous son casque d'acier, quand celte grosse boule de roi roulait sur la selle ? Mais Louis le Gros frappait dur et fort l'insolent qui osait mal dire de son suzerain ! Il se désolait pourtant de voir en vieillissant cette corpulence s'arrondir encore ; on lui disait de jeûner, et le roi ne pouvait s'abstenir de manger de la venaison et de boire à grands flots le vin de Rébéchin et d'Orléans. Il est à remarquer que presque tous les féodaux, après quarante années, avaient la panse rebondie, bien repue de toutes choses ; et à côté d'eux ils avaient ces moines vivant dans l'abstinence, comme pour symboliser la lutte de la chair et de l'esprit, de la force brutale qui se repaît de viande, et de l'indigence qui vit de méditation.

Louis VI avait été fiancé à Lucienne, fille de Guy le Rouge, sire de Rochefort, avant qu'elle fût nubile, selon la coutume. Gomme le mariage ne fut point accompli, le roi se remaria avec Alix ou Adélaïs, fille du comte de Maurienne ou de Savoie, Humbert II[16]. Il en avait eu une longue lignée vivante en son manoir ; son fils aîné portait le nom de Philippe, varlet jeune et ardent, et qui mourut d'une façon malheureuse. Voilà qu'il s'en revenait un peu haletant de Saint-Marcel, gros bourg assez lointain de Paris en l'île, sur le revers de la montagne de Sainte-Geneviève, au delà des ruines du palais de Julien ; son fringant cheval de bataille s'en allait au galop, lorsqu'un porc, car il y en avait beaucoup aux rues et fumiers de la cité, vint se mettre dans les jambes du fougueux coursier ; le cheval effrayé se cabra et renversa le jeune prince, qui mourut cruellement de sa chute[17]. Le roi le pleura comme l'héritier de sa race et de sa couronne. Le fils puîné, du nom de Louis, prit la place de son frère ; il fut sacré immédiatement à Reims et reconnu comme successeur ; rien n'était moins sûr alors que la transmission du pouvoir royal. La cérémonie se fit dans la cathédrale, comme on le dira plus tard, avec des pompes inaccoutumées ; il fallait inspirer respect et obéissance aux vassaux.

Le roi avait encore plusieurs enfants d'Adélaïs : Louis qui régna, puis Henri qui se fit moine de Clairvaux, et plus tard fut élu à l'évêché de Beauvais et salué comme archevêque de Reims. Robert, le quatrième, fut la souche de la grande branche des comtes de Dreux ; le cinquième, Pierre de Courtenay, est la noble tige de cette illustre race que je retrouve partout dans les annales du moyen âge. Salut donc à toi, souche royale des Courtenay, avec tes fleurs de lis au blason, ici tenant la charrue, là l'épée, te renouvelant par tes fils dans toutes les provinces ; tu brillas en Angleterre, à Constantinople, en France, dans l'Orléanais, dans la Bourgogne, digne de ton cri d'armes et de ton écu au champ d'azur[18] ! Le sixième et le septième fils de Louis VI, Philippe et Hugues, finirent leur vie en se consacrant à Dieu. Constance, fille de Louis le Gros, épousa Eustache, comte de Boulogne ; veuve, elle se remaria à Raymond V, comte de Toulouse, alliances féodales qui furent chantées partout dans les cours plénières par les troubadours de la Langue d'oc !

Combien il vieillissait Louis le Gros ! Il était inquiet, mécontent de ce ventre proéminent qui l'obligeait de rester couché sur son séant et de dormir debout ; il pouvait à peine marcher quand il touchait les écrouelles à tous les pauvres dans son palais, ou bien quand il allait à Saint-Denis pour visiter les reliques ou entendre sonner la grande horloge, qu'on remontait trois fois par jour. Dans cette année la maladie vint ; le roi fut pris d'une affreuse dysenterie, et il maigrit tant qu'il n'était plus reconnaissable[19] ; il vit bien dès lors que c'en était fait de lui et qu'il fallait recommander son âme à Dieu. Les chaleurs de l'été étaient étouffantes, elles brûlaient et accablaient ; Louis se vit près de la mort ; il désirait se faire transporter à l'église Saint-Denis, il n'en eut pas la force ; de sa voix mourante il ordonna de le déposer sur une croix de cendres, et c'est là qu'il rendit l'âme dans les calendes d'août 1137 ; il avait atteint la soixantième année de son âge[20]. Louis le Gros fut surtout un roi batailleur, qui constitua la royauté par de forts coups d'épée et de longs soucis ; on a voulu voir en lui un légiste, un prince qui émancipa le peuple dans une vue d'équité et d'égalité politique. Si Louis le Gros donna la liberté aux paysans et aux serfs, ce fut surtout par un motif de guerre et de conquête ; il avait à lutter contre les sires féodaux du Parisis et de la Normandie, contre les possesseurs de châteaux qui dévastaient le territoire de la cité ; il avait à repousser la race germanique. Louis VI invoqua l'appui des serfs et des communaux ; il fit marcher les paysans et les manants sous les bannières de leurs paroisses et de leurs curés. La cause première de l'émancipation communale est toute belliqueuse et intéressée ; la source morale est dans la croisade, dans ce mouvement démocratique imprimé à tout un peuple par la prédication. Les masses s'émurent, on invoqua leurs armes ; Pierre l'Ermite, saint Bernard s'adressèrent à tous sans distinction, et de cette égalité devait résulter naturellement une organisation de ce peuple dont on invoquait le bras ; le fort ne pouvait pas rester longtemps serf. Tant que les populations de la campagne fuirent éperdues devant les Barbares, tant qu'elles se cachèrent dans les souterrains des châteaux, sous l'épée des barons et des châtelains, elles furent réduites au servage, et cela devait être ; dès qu'elles prirent un peu d'énergie, elles secouèrent le joug : c'était leur droit, elles l'avaient conquis par les armes.

Les ordonnances du règne de Louis le Gros sont néanmoins nombreuses : une de ses premières Chartres indique un bourgeois de Paris expert dans l'art géométrique pour arpenter toutes les terres de France[21]. L'abbaye de Saint-Denis, dit une autre chartre, pourra tenir un marché en son nom et à son profit[22]. Les serfs de l'église de Saint-Maur pourront désormais stipuler en droit et être admis en témoignage contre les personnes franches[23] ; les habitants de Saint-Germain, au diocèse de Chartres, sont tous affranchis de servage et exerceront toute la justice[24]. Une chartre reconnaît le droit de bourgeoisie à un serf du nom de Richard des Costes[25] ; puis vint la commune de Laon avec ses privilèges et franchises. Toutes ces lettres, Chartres et diplômes sont scellés de la main du digne roi Louis VI, que Dieu ait reçu en son saint paradis, comme le dit la pieuse chronique de Saint-Denis en France !

Il faut maintenant vous parler de l'enfance et gestes de Louis VII, de la noble lignée, et revenir un peu sur les temps. Quand la mort implacable eut enlevé le fils aine dans la race de Louis le Gros, du nom de Philippe, le roi s'empressa de couronner le second des fils de son lignage, Louis, jeune varlet de belles espérances : qui peut répondre du temps dans la vie de l'homme ? Or, tous les barons s'étaient rendus, sur l'avis et semonce de leur suzerain, dans la belle cité de Reims ; la loi féodale leur en faisait un devoir, et nul tenancier n'eût manqué aux cérémonies des cours plénières quand ils étaient mandés pour un grand plaid. Dans cette circonstance surtout, le pape Innocent II, exilé de Rome, devait présider au sacre et couronnement de Louis VII ; sainte sanction que cette main du pape se reposant sur le front d'un prince[26] ! La cérémonie du sacre eut lieu à Reims avec les pompes royales : il fallait imprimer un peu d'éclat sur l'enfance de l'héritier du suzerain, afin d'éviter les révoltes et séditions ! Le pape visita d'abord Saint-Denis en France pour adorer les saintes châsses ; car tous devaient saluer monseigneur saint Denis. Suger a raconté lui-même toutes les pompes pontificales qui accompagnèrent la visite d'Innocent II à son abbaye. Le pape, dit-il, suivi de plusieurs cardinaux, sortit de grand matin de l'abbaye, et se retira au prieuré de Lettrée ; là tous se parèrent de leurs plus riches ornements, comme ils ont coutume de faire à Rome dans les grandes cérémonies ; on mit sur la tête du pape un diadème composé d'une mitre couronnée par le haut d'un cercle d'or, en manière de casque. Le saint-père étant monté ensuite sur une mule blanche caparaçonnée, tous les cardinaux, couverts de longs manteaux et montés sur des chevaux de couleur différente, dont toutes les housses étaient blanches, allaient devant lui deux à deux en chantant des hymnes. Les barons et autres feudataires de l'abbaye marchaient à pied, conduisant la mule du pape par la bride ; d'autres précédaient et jetaient quantité de pièces de monnaie pour écarter la foule. Toutes les rues étaient tendues de riches tapisseries et jonchées de verdure. Outre plusieurs batailles de chevalerie qui vinrent par honneur au-devant du pape, il y eut un concours prodigieux de peuple[27] ; les juifs mêmes de Paris accoururent à ce spectacle, et présentèrent au pape le livre et la loi en un rouleau couvert d'un voile. A cet hommage le saint-père répondit par ces paroles pleines d'une tendresse compatissante : Que le Dieu tout-puissant daigne ôter le voile qui couvre les yeux de votre cœur ! Enfin le pape arrive à la basilique des Saints-Martyrs, toute brillante de l'éclat des couronnes d'or et des pierreries beaucoup plus précieuses que l'or et l'argent. Il célébra les divins mystères avec nous, et nous immolâmes ensemble le véritable agneau pascal ; après quoi, on descendit dans le cloître tout couvert de tapis sur lesquels on avait dressé des tables ; là le pape et toute sa suite, couchés à l'antique, mangèrent d'abord l'agneau matériel ; on s'assit, et le reste du festin, qui fut très-splendide, se fit comme à l'ordinaire[28]. Les chartres et diplômes ont ainsi précieusement conservé la visite du pape à Saint-Denis ; cet honneur était si mémorable !

Louis le Gros salua lui-même son fils comme son seul héritier, et le lit reconnaître en ce titre par tous les comtes et féodaux de France. Louis, fils du roi, lors de son sacre, avait dix ans à peine ; élevé dans le monastère de Saint-Denis, il s'était instruit comme son père dans les arts de la grande chevalerie, qui formaient l'éducation des varlets. On vient de dire que le pape Innocent II, qui alors visitait les monastères de France, versa sur son jeune Iront l'huile de la sainte ampoule, et l'enfant promit à son tour de maintenir les privilèges de l'Église et les franchises des féodaux et du peuple[29] Cet empressement à faire sacrer l'héritier de la couronne s'expliquait par l'esprit hautain des vassaux ; rien n'était moins ferme et constant que la coutume de l'hérédité ; il fallait faire reconnaître et saluer l'hoir présomptif du vivant de son père ; autrement le pauvre orphelin pouvait être abandonné par les vassaux ; les acclamations des barons devaient retentir sous les voûtes de la cathédrale pour reconnaître le successeur du roi, comme la framée des Francs, bruissant sur le champ de guerre, saluait les fils de Clovis. Louis, l'enfant du suzerain, revint en la cour plénière de Paris sous l'aile de son père ; il le suivit dans quelques-unes de ses prouesses de chevalerie, et quand il fut arrivé à l'âge d'amour et de fiançailles, Louis le Gros, le roi de France, se hâta de lui choisir une femme. Les feudataires n'avaient pas grand lignage, on était en guerre avec le comte de Champagne ; le duché de Normandie était en litige et exposé à mille hostilités ; la Bourgogne était unie par famille à la couronne, de sorte que les prohibitions de mariage empêchaient toute union du roi et d'une fille de la féodalité du Nord[30]. Tant de grands vassaux étaient à la croisade ! L'Angleterre et la Germanie étaient livrées à des hostilités de chevalerie interminables ; les prud'hommes répétaient donc : Quelle noble épouse choisirons-nous pour le jeune Louis, l'héritier de la couronne de France ?

La Loire séparait d'une manière inflexible la Langue d'oc de la Langue d'oïl ; il y avait au Midi le beau et puissant duché d'Aquitaine, terre vaste, autrefois royaume sous les races franque et visigothe, et alors encore la plus riche terre de la Gaule. Quand on avait passé Blois et Tours, en laissant le Maine et la Bretagne sur la droite, on trouvait là une population gaie, chanteuse, toujours disposée aux plaisirs ; elle avait plus d'une fois excité les vives plaintes des vieux chroniqueurs. Quand les Francs portaient les cheveux rasés, les Aquitains laissaient pendre de longues boucles noires sur les épaules ; ils les parfumaient d'essences aussi odorantes que les fleurs qui s'épanouissaient sous leur soleil ; ils ne portaient pas de barbe, tandis que les Francs austères la laissaient pendre longue et crépue jusque sur leur poitrine ; leurs vêtements étaient serrés de taille, courts et collants sur leurs membres, pour mieux les dessiner et les laisser paraître Hélas ! ces vêlements courts avaient fait l'indignation du moine Glabert, le cénobite du Parisis, lors de l'arrivée de la reine Constance[31] ! Le chroniqueur indigné loue les barons francs de leurs longues robes ; ceux-là ne se distinguaient, l'hiver de l'été, que par les fourrures d'hermine et la dépouille des forêts qui couvraient leurs corps. Tout était plaisant et de galante avenance parmi les méridionaux ; ils venaient d'inventer les chaussures longues retroussées, nommées plus tard à la poulaine[32], tellement pointues, qu'elles s'élançaient comme des cornes de cerf jusqu'au genou. Que dire des femmes du grand fief méridional ? elles n'avaient pas non plus ces robes pudiques et à long plis qui tombaient jusque sur les pieds des châtelaines de France et de Normandie, comme un souvenir des chastes druidesses de la race germanique : les femmes du Midi se dégageaient la taille ; leurs vêtements étaient courts, leurs figures étaient au vent, comme le disent les sévères légendaires ; elles aimaient les chants des troubadours. Les châtelaines du Midi présidaient aux cours plénières et aux jeux d'amour chantés par les jongleurs de la langue d'oc[33].

Que de belles escarboucles ne rayonnaient pas dans la couronne ducale d'Aquitaine ! Nombre de duchés et de comtés relevaient de Bordeaux sur la Garonne. Le Limosin, d'abord avec ses vicomtes, sa cathédrale de Limoges, dédiée à saint Martial, sa chevalerie brillante et courageuse avec ses cris d'armes ! Le Quercy, de si antique race, où chaque tourelle avait son seigneur, chaque manoir ses faucons et ses lévriers, chaque comte raille traits d'arbalète pour décocher à tout venant ! Parlerons-nous du comté de Toulouse ou de la vicomte de Béziers ? Puis, toutes ces cités plantureuses et brillantes, où la vigne croît avec ses pampres jaunis et déployés, quand le soleil rayonne sur les coteaux : Alby, Nismes, Montpellier, cités si joyeuses, à la science gaie, quand on les comparait à Orléans aux noires murailles, à Blois même, sous ces forêts de la Loire, où s'abritaient les moines de saint Benoît ! Au Midi, le feu était à la tête et au cœur de tonte la population ; nobles et troubadours, disait la chronique des cours plénières[34] !

Le duché d'Aquitaine était sous la suzeraineté de Guillaume IX, issu d'une des grandes lignées de la race méridionale, noble homme, pieux à la fin de ses jours, et qui avait brisé de sa dure main, dans sa jeunesse, plus d'une crosse épiscopale au milieu des conciles. Quand les années vinrent, et avec elles le repentir, Guillaume résolut de faire un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, lien vénéré en Espagne comme l'était le tombeau du Christ pour les pèlerins de Jérusalem. Guillaume n'avait pas d'enfants mâles, mais seulement deux filles : l'aînée, Aliénor, était l'héritière de son fief, car, dans les coutumes du Midi, femmes et filles héritaient féodalement ; la seconde dans la lignée de Guillaume se nommait Alix ; comme Aliénor, ardente et légère dans les tensons, dires d'amour aux légendes du Poitou[35]. Depuis longues années Louis convoitait le duché d'Aquitaine comme la perle du bel État de France ; Suger lui conseilla de l'obtenir par noces et fiançailles : une négociation pour le mariage s'engagea par le conseil de l'abbé de Saint-Denis ; or, Louis VI se sentant près de sa fin, envoya son fils bien-aimé dans la terre d'Aquitaine pour accomplir les royales noces. On venait d'apprendre que Guillaume en s'acheminant vers le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, avait été saisi de maladie, et la malemort s'était emparée de lui avant d'arriver au saint lieu ; le fougueux baron, contempteur de l'Église en son jeune âge, avait fermé les yeux couché sur la cendre de la pénitence[36].

Aliénor héritant du fief d'Aquitaine, n'était-ce pas le cas de hâter le mariage, afin d'obtenir cet immense héritage pour la couronne de France ? Voilà donc le fils du roi Louis le Gros, accompagné du sage Suger, vêtu de sa chape abbatiale et suivi d'une belle chevalerie sous les ordres de Thibaud, comte de Blois, et du comte de Vermandois, qui s'achemine vers les terres d'Aquitaine. Le temps printanier rayonnait ; c'étaient tout à la fois une pompe féodale et une armée pour la conquête, car on n'était rien moins que sûr des Aquitains, si hostiles aux Francs. Les châtelains du Midi voudraient ils se soumettre à la souveraineté du roi ? Les corps de bataille s'avançaient donc les gonfanons déployés, traversant les villes, les campagnes, jusqu'à Bordeaux sur la Garonne, la cité où les ducs d'Aquitaine tenaient leur cour plénière. Quelle plaisance il y eut dans ce voyage pour les chevaliers abandonnant la pouilleuse Champagne ou la Brie fangeuse ! Toutes les tours brillaient pour eux d'un éclat inaccoutumé ! toutes les cités resplendissaient de leurs pierres blanchâtres ! on vit bien de riches terres ! tout cela était du duché d'Aquitaine ! Aliénor fut fiancée par Suger lui-même au jeune prince Louis, et puis cette noble chevalerie se remit en marche, chevauchant par voies et par chemins sous leurs bannières éblouissantes.

Ce fut un bel itinéraire, dont parlent les chroniques avec ravissement : mais lorsqu'on arriva vers Poitiers, un messager vint de Paris en toute hâte ; il était vêtu de deuil, et annonça la triste nouvelle que le roi Louis VI était mort en sa cour. Les joies se changèrent en tristesse ; Suger, dans sa prévoyance, fut fort inquiet des résolutions qu'allaient prendre les féodaux du royaume. Que pourrait-on résoudre[37] ? Le jeune prince, fils de Louis le Gros, qui venait avec une suite d'Aquitains et de méridionaux, serait-il salué roi avec Aliénor sa nouvelle épouse, déjà en haine à la race franque, comme Constance, la femme de Robert ? La transmission de la couronne aurait été simple et naturelle, si la loi de l'hérédité avait été incontestablement admise ; mais cette loi n'était point assez vieille. Si les clercs et les abbés la soutenaient invariablement, en invoquant les saintes Écritures, il n'en était pas ainsi des féodaux, toujours prêts à heurter dans les batailles les poitrails de leurs forts coursiers et à briser une lance[38]. C'était dans cette crainte d'une résistance que Louis le Gros avait fait sacrer son fils encore enfant, dans la basilique de Reims, par le pape Innocent II ; ou l'avait reconnu roi et son successeur à la couronne. Néanmoins, tant l'habitude de batailler était grande parmi ces hommes d'armes, qu'il y eut encore une résistance des barons et des comtes féodaux : et tandis que le jeune roi entrait bannière déployée dans les murs de Paris la cité, une ligue de châtellenie se formait contre lui pour ne pas reconnaître son droit.

Cette révolte fut rapide et se répandit dans le Parisis et la Bourgogne. Le roi Louis VII cherchait à se faire saluer comme suzerain naturel ; il ne visitait pas une seule abbaye, il n'assistait pas à une seule des cérémonies catholiques, sans qu'un évêque ou un abbé lui posât la couronne au front. Il fallait matérialiser pour ainsi dire la puissance royale, et montrer à tous que l'église reconnaissait comme sainte l'onction que Louis VII avait reçue des mains d'Innocent II dans la cathédrale de Reims. Les clercs suivirent les intentions de Suger, et les évêques reconnurent Louis VII pour le roi successeur de Louis le Gros[39]. Tous les féodaux n'en tinrent compte ; il y eut des rébellions en Champagne ; les barons et les communaux prirent les armes, et, sur l'avis de Suger, le roi courut les réprimer. Ces batailles de lances vinrent tumultueusement jusqu'à Troyes ; et comme tous se disposaient à une vigoureuse résistance, Louis VII assiégea Vitry. Cette guerre contre les Champenois se liait aussi à une cause en dehors des prétentions féodales contre le suzerain. Dans son voyage aux provinces du Midi, le roi s'était fait accompagner par Thibaud, le comte de Champagne ; l'aspect de ces beaux fiefs au milieu des eaux et des prairies, ce ciel bleu et ces femmes du Midi avaient tourné la tête à la plupart des chevaliers ; le comte de Vermandois, le cousin de Louis VII, s'était épris d'Alix de Guienne en même temps que le comte de Champagne ; cette circonstance amena une de ces haines et rivalités de chevalerie qui ne se pardonnaient pas dans ces âmes bouillantes. Le comte de Vermandois fut préféré ; ainsi les deux parents épousèrent les deux sœurs, Aliénor et Alix. Le comte de Champagne n'oublia pas cet outrage, il se déclara l'ennemi du roi ; on le vit en toutes circonstances[40] : si le pape jette l'interdit sur la cour du suzerain à cause d'un débat avec l'évêque de Bourg, s'il fulmine l'excommunication par suite du mariage incestueux du comte de Vermandois avec Alix, sœur d'Aliénor, c'est Thibaud de Champagne qui se fait le défenseur du saint-siège, et il paraît en champ clos avec ses batailles de lances. Le roi Louis VII quitta sa cour plénière afin de punir Thibaud ; la Champagne fut envahie, et les hommes du roi assiégèrent Vitry.

Ce fut une exécution barbare, car Louis VII avait juré d'être seigneur inexorable envers les communaux de Vitry. Louis VII monta, l'épée au poing, jusque sur le haut des remparts, sa colère fut si grande, que nul ne fut épargné : pauvres communaux, comment éviter les yeux flamboyants du suzerain[41] ! Le bourg de Vitry fut ars et brûlé ; on voyait briller les flammes des lieux lointains. En vain les pauvres serfs se réfugient dans l'église, Louis VII y pénètre : quand le suzerain est lancé, il est comme le sanglier furieux qui fracasse tout devant lui. Sans respect pour les autels et le sanctuaire, le sang coula sur le marchepied (les châsses, et sortait à grands flots par les portes de l'église. Ces marques de la colère inexorable du soigneur restèrent longtemps indélébiles sur les murailles, ot le bourg s'appela Vitry-le-Brûlé, en commémoration de ce sanglant massacre.

Un cri lamentable fut poussé par les communaux quand on apprit la cruauté du seigneur roi ; les clercs firent entendre des paroles éclatantes contre le monarque cruel qui n'avait rien respecté dans sa colère ! saint Bernard surtout appela les grands repentirs pour expier ce forfait inouï de l'autel du Christ baigné dans le sang[42]. Pénitence ! pénitence ![43] et ce cri brisa le cœur de Louis VII ; le souvenir du massacre de Vitry le suivait partout comme un spectre affreux dans ses rêves ; il voyait devant lui un peuple de cadavres. Les clercs ne portaient jamais la parole sans rappeler ce massacre à la pensée du roi ; sa passion ardente pour la reine Aliénor ne l'arrêtait pas dans ces accès de repentir, qui éclataient par la macération et les prières. Louis VII fut dès lors un roi pénitent, un prince de douleurs. Aliénor, princesse légère, sentit naître une sorte d'antipathie pour un roi si péniblement distrait ; Aliénor s'attendait à voir en France les cours plénières, les dignes chevaliers brisant des lances dans les tournois pour elle, les trouvères et les jongleurs chantant des vers à sa louange ; elle se vil entourée de macérations, de jeûnes et de pénitence. Les filles du Midi, comme la Madeleine, se repentent plus vivement, mais il faut pour cela que la passion soit usée, et que les déceptions de la vie arrivent par la tristesse et le désabusement ; alors les pleurs forment les grands ruisseaux qui tombent en cascade du haut des monts de la Sainte-Baume[44].

 

 

 



[1] Orderic Vital, liv. IV, en le comparant à Matthieu Paris, qui commence à offrir quelque intérêt, liv. Ier.

[2] Ducange, v° Lorica, Armis, et ses notes sur Joinville.

[3] Les fortes armures normandes du XIe siècle sont très-rares aujourd'hui. Le grand travail du père Montfaucon en a reproduit quelques-unes, tom. Ier, ainsi que la tapisserie de la conquête normande en Angleterre et les vitraux de Saint-Denis.

[4] Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.

[5] Voyez, sur cette guerre de Normandie et l'appui des communaux à Louis VI, Orderic Vital, liv. XII, p. 855-856.

[6] Suger se comptait dans le récit de cette guerre toute nationale. Il était abbé de Saint-Denis et avait assisté aux moindres événements de la prise d'armes. Voyez Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.

[7] Suger, Vita Ludovici Grossi. C'est le tableau le plus complet du règne. Suger parle avec prédilection de cette prise d'armes des Français contre la race allemande, chap. XXI.

[8] Comparez, sur ce grand mouvement des races franque et germanique, Suger, Vita Ludovici Grossi, cap. XXI, et Othon de Frisingue, qui donne la contrepartie du récit dans le sens allemand, liv. IV.

[9] Cet armement des serfs et des communaux me parait un des faits les plus curieux, qui parle un peu plus haut pour l'émancipation des masses que les Chartres des communes isolées. Suger, Vita Ludovici Grossi. Le monastère Saint-Denis était l'institution patriotique de France.

[10] Par cette énumération de vassaux, on voit suffisamment que la guerre était nationale ; jamais, en d'autres circonstances, les méridionaux n'auraient marché avec les hommes du Nord, les Aquitains avec les Flamands. Voyez Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI, et le Cartulaire de l'abbé de Camps, tom. VIII, Mss.

[11] Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.

[12] Chronique de Saint-Denis, ad ann. 1126. L'abbé de Camps a publié plusieurs actes diplomatiques relatifs à cette guerre d'Auvergne.

[13] Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.

[14] Cette pièce est aussi rapportée par l'abbé de Camps, Cartulaire de Louis le Gros, tom. IX et X, Mss.

[15] Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.

[16] Bénédictins, Art de vérifier les dates, tom. II, in-4°.

[17] Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.

[18] Il y a eu de grands travaux sur la généalogie des Courtenay. Gibbon les a parfaitement résumés dans une dissertation à part de son bel ouvrage sur le Bas-Empire. Ducange, dans ses notes sur la Byzantine, a beaucoup parlé des Courtenay. Voyez aussi ses notes sur Joinville, in-4°.

[19] Voyez, sur la fin de Louis VI, la biographie royale, si détaillée par Suger, Vita Ludovici Grossi, chap. XXI.

[20] Louis le Gros fut enseveli à Saint-Denis. A cette occasion, Suger s'écrie :

Felix qui potuit, mundi nutante ruina,

Quo joscat prœscisse loco.

Chap. XXI.

[21] Datée de Paris, 1115, Ordonn. du Louvre, tom. II, p. 381.

[22] Mai 1118, Ordonn. du Louvre, tom. XV, p. 478.

[23] Ut servi sanctœ Fossatensis ecclesiœ adversus omnes homines, habeant testificandi et bellandi licentiam. Cod. Louv., tom. I, p. 4.

[24] Cod. du Louv., tom. XVI, p. 321.

[25] Lyon, 1126. Gloss. de Ducange. Voyez Henrton de Pansey, Autorite judiciaire, p. 38, note.

[26] Voyez dans Marlot, Hist. Rem. metrop., tous les détails sur cette cérémonie, liv. II, p. 348.

[27] Suger, de Vita Ludovici Grossi, cap. XXI.

[28] Comparez Suger, chap. XXI, et Baronius continué par Pagi, ad ann 1130-1140.

[29] Chronique de Saint-Denis, ad ann. 1130-1135.

[30] Art de vérifier les dates, tom. III, in-4°.

[31] Voir le texte de Glabert.

[32] Bénédictins, Art de vérifier les dates, t. III, règne de Louis VII, in-4°.

[33] Collect., pièces des troubadours, par M. Raynouard, tom. I. Dissertations sur ces cours d'amour.

[34] J'ai déjà dit que le plus beau travail sur la race méridionale a été fait par les deux modestes bénédictins dom Vaissète et dom Levic ; voyez sur cette époque, le 2e vol. in-fol. Depuis on a publié un lourd et prétentieux travail sur la Gaule méridionale ; il n'apprend pas un fait nouveau.

[35] Comparez Aimoin, Continuat., chap. LII, Gest. Ludov. VII, cap. I ; Duchesne, tom. IV, p. 390 : Hist. glorios Ludovic., Duchesne, tom. IV, p. 412.

[36] Cum apud castrum Bestisiacum rex Ludovicus Grossus pervenisset, celeriter subsecuti sunt eum nuncii Guillelmi, ducis Aquilaniœ, denuntiantes eumdem ducem ad sanctum Jacobum peregre profectum in via demigrasse. Suger, de Vita Ludovic., Duchesne, tom. IV, p. 390.

[37] Voyez le savant Besli, Preuves de l'histoire des comtes de Poitou, p. 490.

[38] Cartulaire de l'abbé de Camps (art. Louis VII), portefeuilles Fontanieu, Mss. Bibliothèque royale.

[39] Chronique de Saint-Denis, ad ann. 1137-1140.

[40] Suger, Vita Ludovic. VII. Comparez avec les propres épîtres de saint Bernard dans l'édition de Chifflet, ad ann. 1667.

[41] Saint Bernard dénonce avec sa puissance de parole la barbare conduite du roi au siège de Vitry, Epist. 67, apud Chifflet.

[42] Epist. 67, apud Chifflet.

[43] La croisade fut la grande pénitence. Cependant Othon de Frisingue donne une autre origine au pèlerinage : Ludovicus dum occulte Jerusalem eundi desiderium hahebat, eo quod frater suus Philipus eodem voto astrietus, morte praventus fuerat. (Otto Freising, lib. I, cap. XXXIV.)

[44] Légende méridionale sur la sainte Madeleine des Basses-Alpes, à quelques lieues de Saint-Maximin.