HUGUES CAPET ET LA TROISIÈME RACE

 

TOME DEUXIÈME

CHAPITRE XVIII. — GUERRE CONTRE LES COMTES ET CHATELAINS DU PARISIS. - DERNIÈRE ÉPOQUE DU RÈGNE DE PHILIPPE Ier.

 

 

Montmorency. — Luzarche. — Beaumont. — Clermont. — Montfort-l'Amaury. — Corbeil. — Brie-Comte-Robert. — Pillage des féodaux contre les églises. — Protection de Louis le Gros. — Répression contre les sires châtelains du duché de France. — Les comtes Buchardus. — Roussy. — Montaigu. — Montlhéry. — Luttes et mort de Philippe Ier.

1100—1104.

 

La vieille cité de Paris, au XIe siècle, était entourée de châtellenies féodales. Lorsque le clerc ou le bourgeois, traversant les petits ponts sur Seine, s'acheminait vers la campagne, il était exposé à mille pilleries : se tournait-il vers Sainte-Geneviève, au midi des murailles, ou vers Saint-Denis au nord, ou bien encore vers le mont des Martyrs, si célèbre, il trouvait partout des châteaux crénelés, formidable demeure des seigneurs. Aussi loin que l'œil pouvait aller, on voyait s'élancer des tours hautes comme les géants des chansons de Geste, ici sur des rochers entourés de rivières ou d'étangs, là au milieu de vastes forêts. Ces châteaux, dispersés sur le territoire, obéissaient à des I sires féodaux, fiers hommes d'armes arborant leurs gonfanons à dix lieues tout autour de la cité[1]. Le pays du Parisis était rempli de dures carrières de plâtre ou de pierre ; les prairies s'étendaient verdoyantes tout auprès des rivières de Seine et de Marne ; des bois touffus, des forêts profondes coupaient ce territoire où l'on voyait des accidents, des rochers de granit qu'on aurait dit transportés par la main des fées. Dans cette terre si accidentée, les féodaux avaient choisi les endroits les plus inaccessibles pour élever leurs manoirs fortifiés ; l'enceinte de ces châteaux peu étendue se composait alors de quatre tours carrées, selon la forme romaine et byzantine ; au centre de la muraille principale était une porte ou poterne garnie de fer, tellement dure qu'elle était plus inexpugnable que la muraille même[2]. Quand le château couronnait un rocher on n'y montait qu'à travers un escalier taillé au vif comme une échelle de pierre, et suffisant pour le passage d'un seul chevalier ou d'un seul archer. Si la tour s'élevait au milieu d'une plaine, alors des étangs empoissonnés, de larges fossés pleins d'eau, environnaient le nid de pierre des hommes d'armes ; un pont-levis avec de lourdes chaînes était dressé à la moindre menace de guerre, ou si le cornet retentissant faisait entendre un bruissement sinistre dans la campagne. Il y avait double château : l'un s'élevait au ciel, l'autre se plongeait dans les ténèbres ; les vieilles églises avaient eu leurs catacombes pour abriter les catéchumènes et les martyrs dans les temps de la persécution ; la féodalité avait ses souterrains, aussi taillés dans le roc profond ; jamais la lumière du jour n'y pénétrait, et plus d'une fois, lorsqu'à la lueur de la poix ou de la lampe on jetait un regard effrayé sur ces longues voûtes, on entendait le gémissement des captifs et le bruit des lourdes chaînes, vieilles traditions qui font frissonner encore, lorsque dans les fouilles de ruines on rencontre quelques débris de squelette avec l'anneau de fer rouillé par le temps.

Les environs de Paris étaient peuplés de ces châtellenies ; au nord, tout à côté de Saint-Denis en France, s'élevait Montmorency dont on salue encore la tour secouée par le temps ; plus au nord, Beaumont-sur-Oise, dont le sire était si redoutable et toujours en dispute avec le châtelain de Clermont. A droite, sur la route, vous voyez s'élever les créneaux de Luzarche, si redoutable aux habitants de Gonesse ! Un peu plus loin s'élevait la tour de Gournay-sur-Marne, aussi redoutable aux pauvres moines de Champigny que Luzarche l'était aux fariniers de Gonesse ; puis Brie-Comte-Robert, la nourrice des comtes féodaux de Champagne, le berceau de la grande chevalerie dans la famille champenoise. Ensuite dans la châtellenie de Corbeil, Corbeil-sur-l'Essonne avec sa vieille église du XIe siècle et le tombeau du comte couché sur les dalles[3]. Voici la tour de la Ferté dont les vieux sires sont éteints. A Étampes et à Dourdan, c'était maison royale comme à Rambouillet la grande forêt ; et tout à côté vous aviez Montfort-l'Amaury. Les chroniques parlent déjà des comtes de Montfort, qui acquirent plus tard une si grand gloire dans les croisades du Midi contre les Albigeois ! Par Mantes on approchait de Normandie sous ses ducs indépendants qui n'étaient plus dans la mouvance des rois du Parisis.

Chacune de ces châtellenies était située presque à côté d'une cathédrale ou d'un monastère dont elle était la terreur. Les moines de Saint-Denis voyaient avec effroi les gonfanons des sires de Montmorency pendre sur les hautes tours ; abbés et sires étaient perpétuellement en dispute pour une terre, pour une manse ou pour un serf. Hélas ! les cathédrales de Sentis et de Beauvais, avec leurs reliquaires, n'avaient-elles pas à trembler devant les châtelains de Luzarche, de Beaumont et de Clermont ? Et la sainte abbaye de Pontoise, comment pouvait-elle se défendre contre les sires de l'Isle-Adam, de la race des Buchardus de Montmorency ? Si l'on traversait la Marne pour se rapprocher de la Brie, dites-nous, pauvres moines de Melun ou du vieux Corbeil, tout ce que vous aviez à souffrir des sires d'Arpajon et de Boissy-Saint-Léger ! vous, pauvres solitaires de Sainte-Ceneviève-des-Bois ; vous, serfs et manants de Lonjumeau et de Palaiseau ; vous, chanoines d'Étampes, étiez-vous jamais en repos quand les sires de Mérévil, de Fontenay-le-Vicomte, de Montlhéry faisaient entendre leurs cors à travers la campagne fleurie ou la forêt solitaire[4] ? Partout s'était donc établie la lutte entre la féodalité et l'Église, entre la tour carrée des sires et le clocher des cathédrales. Dans cette guerre longue et intestine, les rois avaient toujours pris le parti de l'Église ; ils étaient les avoués féodaux de la plupart des grandes cathédrales ; les abbés et les clercs recouraient à eux, et quand un sire châtelain menaçait la cathédrale du voisinage, elle s'empressait d'écrire au roi son protecteur : que de Chartres existent pour implorer la commisération du suzerain ! que d'épîtres pour appeler les lances du roi au soutien de la clergie ! Ne fallait-il pas défendre les églises, le laboureur et les pauvres, comme le dit Suger[5] ? Voici d'abord Adam, abbé de Saint-Denis qui réclame aide et protection contre le sire Buchard, seigneur de Montmorency ; ils en étaient venus aux armes, les campagnes étaient brûlées par des hommes de guerre farouches qui vinrent jusqu'au pied de Montmartre. Sur la plainte de l'abbé, le roi somma Buchard devant la cour suzeraine au château de Poissy ; Buchard à la longue barbe fut condamné à restituer les terres réclamées par l'abbé de Saint-Denis. A un féodal fougueux le jugement de la cour importait peu ; il résista, continua ses ravages, s'emparant des terres de l'abbaye ; il fallut le réprimer, et voici comment Suger raconte la guerre de Louis le Gros contre le sire de Montmorency : Le jeune et beau prince porta sur-le-champ ses armes contre lui et contre ses criminels confédérés : Mathieu, comte de Beaumont, et Dreux de Mouchy-le-Châtel, hommes ardents et belliqueux qu'il avait attirés à son parti. Dévastant les terres de ce même Buchard, renversant de fond en comble les bâtiments d'exploitation et les petits forts, à l'exception du château, Louis désola le pays et le ruina par l'incendie, la famine et le glaive ; de plus, comme les ennemis s'efforçaient de se défendre dans le château, il en forma le siège avec les Français et les Flamands de son oncle Robert et ses propres troupes. Ayant, par ce coup et d'autres semblables, contraint au repentir Buchard humilié, il le courba sous le joug de sa volonté et de son bon plaisir, et termina, moyennant une pleine satisfaction, la querelle, cause première de ces troubles[6]. Quant à Dreux, seigneur de Mouchy-le-Châtel, Louis l'attaqua en raison de la part qu'il avait prise à cette guerre, d'autres faits encore, et surtout des dommages causés à l'église de Beauvais. Dreux avait quitté son château, mais sans beaucoup s'en éloigner, afin de pouvoir s'y réfugier promptement si la nécessité l'exigeait ; il s'avança, suivi d'une troupe d'archers et d'arbalétriers, à la rencontre du prince ; mais le jeune guerrier, fondant sur lui, l'accabla si bien par la force des armes qu'il ne lui laissa pas la faculté de fuir et de rentrer dans le château sans s'y voir poursuivi, se précipitant vers la porte au milieu des gens de Dreux et avec eux ; ce vigoureux champion, d'une rare habileté à manier l'épée, reçut et porta mille coups, parvint au centre même du château, ne s'en laissa pas repousser, et ne se retira qu'après l'avoir entièrement consumé par les flammes jusqu'aux fortifications extérieures de la tour, avec ce qu'il contenait d'approvisionnements en tout genre. Ainsi fut finie la guerre contre le sire Buchard le dévastateur des fiefs de Saint-Denis, tout à côté des îles de la Seine aux belles prairies verdoyantes. Le sire de Montmorency et ses confédérés furent contraints à l'hommage[7].

Accourez, brave prince, héritier de la couronne, au secours de l'église d'Orléans ; le sire de Meun, du nom de Léon, noble homme et vassal de l'évêque d'Orléans, avait secoué le joug de l'Église et s'était emparé de nombreuses châtellenies : comment supporter de tels outrages ? Noble prince de France, venez au secours de l'abbé et de la cathédrale dont vous êtes chanoine, comme le roi Robert votre aïeul ! Louis accourut à la tête d'une forte armée, dompta Léon, et le contraignit à se renfermer dans ce même château avec beaucoup des siens. Le château pris, Léon s'efforça de se défendre dans une église voisine de sa demeure et qu'il avait fortifiée. Mais le fort fut subjugué par un plus fort que lui ; Léon se vil accablé par une telle nuée de flèches et de traits enflammés qu'il ne put résister. Il ne fut pas seul victime de l'excommunication qu'il avait encourue depuis longtemps, car beaucoup d'autres, au nombre de près de soixante, se précipitèrent avec lui du haut de la tour qui surmontait la flamme, et percés par le fer des lances dirigées contre eux et des flèches qu'on leur décochait, ils exhalèrent leur dernier soupir, et rendirent douloureusement aux enfers leurs âmes criminelles[8].

A présent l'église de Reims demande aide : Ebble de Roussy et son fils Guichard, pillards mécréants, ont menacé de brûler la vieille cathédrale des Gaules ; fougueux baron de quelques terres agrestes et pelées, rien n'arrêtait Ebble de Roussy, et, à la manière des rois, il allait çà et là porter les armes ; on le vit courir en pèlerinage en Espagne pour combattre les Sarrasins, et conquérir fiefs en Aragon et en Castille ; puis, à son retour, tout fier de ses exploits, il menaça de briser les portes de l'église de Reims. Les plaintes les plus lamentables contre cet homme si redoutable par sa bravoure, mais si criminel, avaient été portées cent fois au seigneur roi Philippe, et tout récemment deux ou trois fois à son fils ; celui-ci, dans son indignation, réunit une petite armée à peine composée de sept cents chevaliers, mais tous choisis parmi les plus nobles des grands de la France ; il marche en toute hâte vers Reims, venge en moins de deux mois, par des combats sans cesse renouvelés, les torts faits anciennement aux églises, ravage les terres du tyran et de ses complices, et porte partout la désolation et l'incendie ; justice bien louable qui faisait que ceux qui pillaient étaient pillés à leur tour, et que ceux qui tourmentaient étaient pareillement bu même plus durement tourmentés. Telle était l'animosité du seigneur prince et de ses soldats que, tant qu'ils furent dans le pays, ils ne prirent aucun repos, et qu'à l'exception du dimanche et du très-saint sixième jour de la semaine, à peine s'en passa-t-il un seul sans qu'ils en vinssent aux mains avec l'ennemi, qu'ils combattissent avec la lance et l'épée, ou sans qu'ils vengeassent, par la destruction des terres du baron, les crimes dont il s'était rendu coupable[9]. On eut à lutter là, non-seulement contre Ebble, mais encore contre tous les barons de cette contrée auxquels leurs alliances de famille avec les plus grands d'entre les Lorrains donnaient une troupe renommée par le nombre de ses combattants. Cependant on mit en avant plusieurs propositions de conciliation ; alors le jeune seigneur Louis, dont les soins divers et des affaires d'une haute importance exigeaient impérieusement la présence sur d'autres points du royaume, prit conseil des siens, força le tyran d'accorder bonne paix pour les églises, la fit confirmer par la foi du serment, et prit des otages. C'est ainsi qu'il envoya Ebble dûment puni et humilié, et remit à un autre temps à prononcer sur ses prétentions à l'égard de Neufchâteau.

Le prince Louis le Cros, le protecteur de l'Église, se faisait aussi le médiateur des féodaux eux-mêmes. Mathieu, comte de Beaumont, s'était emparé du château de Luzarche, fief de Hugues de Clermont, par une guerre de féodal à féodal, de comte à comte : pourquoi Hugues ne baissait-il pas fièrement la lance pour combattre le sire de Beaumont ? Il était vieux, et le cœur lui manqua ; il préféra donc recourir à son suzerain ; il vint à la cour, et dit à Louis le jeune homme : J'aime mieux, très-cher seigneur, que tu reprennes toute ma terre, puisque je la tiens de toi, que de voir le comte de Beaumont s'en rendre maître, et je désire mourir s'il faut qu'il me dépouille[10]. Touché jusqu'au fond du cœur de sa lamentable infortune, le jeune prince lui tend la main, promet de le servir, et le renvoie comblé de joie et d'espérance. Cette espérance n'est pas déçue : sur-le-champ partent en toute hâte des messagers qui vont trouver le comte, lui enjoignent, de la part du protecteur de Hugues, de remettre ce dernier en la possession habituelle du bien dont il était si étrangement dépouillé, et ordonnent que tous deux viennent ensuite à la cour du prince plaider et soutenir leurs droits[11]. Le comte avant refusé d'obéir, le défenseur de son adversaire s'empresse d'en tirer vengeance, rassemble une armée considérable, vole contre le rebelle, attaque le château, le presse tantôt par le fer, tantôt par le feu, s'en rend maître après plusieurs combats, place dans la tour même une forte garnison d'hommes d'armes, et, comme il l'avait promis, la rend à Hugues après l'avoir ainsi mise en état de défense.

Voici une autre chronique féodale. Il y avait au pays de Laon un très-fort château nommé Montaigu, la demeure de Thomas de Marie, pire que le loup le plus cruel, car il se précipitait de droite et de gauche, dévorant jusqu'aux entrailles du peuple ; fort et indomptable, il avait pour adversaire Enguerrand de Boves, noble aussi, qui fit confédération et pacte pour dompter le fougueux Thomas de Marie. Enguerrand de Boves voulut prendre cette bête fauve dans son nid même ; il s'entend avec Ebble de Roussy pour entourer le château de Montaigu ; ils placent des pieux et des bouleaux les uns sur les autres, de sorte qu'il n'y avait plus qu'un côté par où l'on pouvait sortir de Montaigu. Cette issue suffit à Thomas de Marie ; il se précipite en dehors de sa châtellenie, brise les palissades, et s'établit dans le camp même d'Enguerrand de Boves[12] ; puis, comme une nombreuse chevalerie l'entoure de nouveau, Thomas de Marle vient demander secours à son suzerain en sa cour de Poissy ; le roi aimait ces recours à sa juridiction qui constataient sa puissance et son droit. Bien en prit à Thomas de Marie, car immédiatement Louis le Gros partit pour délivrer le château de Montaigu ; sa chevalerie galope dans la plaine, on entend la terre trembler sous les pas des nobles coursiers. Le jeune sire est aux prises avec Enguerrand de Boves ; il le dompte, et avec lui Ebble de Roussy et Hugues le Blanc, ses compagnons de bataille. Thomas de Marie fit hommage, et le roi acquit ainsi une belle seigneurie !

C'était une terrible tour que celle de Montlhéry depuis longtemps convoitée par le roi Philippe et son fils Louis. Le sire de Montlhéry, du nom de Milon, n'avait qu'une seule fille, et il la donna à Philippe, issu du sang royal, le frère puîné de Louis le Gros. De cette manière, Montlhéry tombait par mariage aux royaux princes. Ils s'en réjouirent, dit Suger, comme si on leur eût arraché une paille de l'œil[13], ou qu'on eût brisé des barrières qui les tenaient enfermés. Nous avons entendu en effet le père de Louis dire à son fils : Allons, enfant Louis, sois attentif à bien conserver celte tour formidable d'où sont parties des vexations qui m'ont presque fait vieillir, ainsi que des ruses et des fraudes criminelles qui ne m'ont jamais permis d'obtenir une bonne paix et un repos assuré. En effet, les maîtres de ce château, par leur infidélité, rendaient les fidèles infidèles, et les infidèles très-infidèles ; ils savaient, de loin comme de près, réunir ces hommes perfides, et faisaient si bien qu'il ne se passait rien de mal dans le royaume qu'avec leur assentiment et leur concours. Comme d'ailleurs le territoire de Paris était entouré du côté du fleuve de la Seine par Corbeil, à moitié chemin de Montlhéry, et à droite par Châteaufort, il en résultait un tel embarras et un tel désordre dans les communications entre les habitants de Paris et ceux d'Orléans, qu'a moins de faire route en grande troupe, ceux-ci ne pouvaient aller chez ceux-là, ni ceux-là chez ceux-ci que sous le bon plaisir de ces perfides. Mais le mariage dont on a parlé fit tomber cette barrière, et rendit l'accès facile entre les deux villes.

Montlhéry et Châteaufort étaient donc bien redoutables, ainsi que Rochefort dans les environs d'Orléans ; car pour gagner les sires de ces deux châteaux et les mettre dans les intérêts de la couronne, Philippe V fut obligé de confier à Gui l'administration de l'État, afin qu'il ne pillât plus les pèlerins et pauvres seigneurs. Il fit de Gui son sénéchal. Quel royaume ! quel pouvoir ! La mutuelle intimité du sénéchal et des princes s'accrut à ce point que le fils, le seigneur Louis, consentit à recevoir solennellement en mariage la fille de ce même Gui, quoiqu'elle ne fût pas encore nubile ; mais cette Adélaïs, qu'il avait acceptée pour fiancée, il ne l'eut point pour épouse ; avant que l'union se consommât[14], l'empêchement pour cause de parenté fut opposé au mariage et le fit rompre après quelques années. Cette amitié subsista si bien pendant trois ans que le père et le fils avaient en Gui une confiance sans bornes. Telle était donc la royauté même dans le Parisis, terres environnantes de Paris en l'Ile ; que de peines, que de soins pour mettre un peu d’ordre, un peu d'obéissance dans le territoire à quelques lieues de la cité ! quelle pauvre souveraineté que celle qui lutte ici avec une tour, là avec un château fortifié, avec un comte ou avec un arrière-vassal ! est-ce là le suzerain des Francs ? est-ce là cette royauté telle qu'elle s'étendit après Philippe Auguste surtout[15] ? On gagnait jour par jour un fief, on abaissait un seigneur indomptable, on défendait une église violemment attaquée par un féodal hautain. Il n'y avait aucun droit, aucune puissance incontestée ; l'office du roi était de lutter et de combattre pour acquérir terre ou donation[16].

Le pèlerinage à la terre sainte favorisa l'accroissement de cette police et de la suzeraineté royale ; tout ce qui était puissant visitait la Palestine ; l'attention était portée sur l'Orient, il ne restait plus que quelques seigneurs turbulents, sans force morale et qui n'avaient pas salué la prédication d'Urbain II et de Pierre l'Ermite. Ces comtes, ces châtelains, quelle puissance d'armes pouvaient-ils avoir, eux qui n'avaient pas voulu suivre les pèlerins dans la croisade ? Le roi Philippe Ier et son fils Louis le Gros profitèrent donc de cet abaissement de la petite féodalité ; le suzerain avait besoin de dompter les châtelains des environs de Paris, et il réussit dans cette œuvre de police. Triste séjour pour les pauvres habitants et bourgeois, pour le clerc, le laboureur et le serf, que ces terres du Parisis ! car cette forêt de créneaux et de tours qui ceignait la cité à dix lieues à la ronde était pleine de mécréants ou de sires vagabonds ! Digne prince, l'enfant du roi Philippe, le noble Louis le Gros, humilia les gonfanons de toutes ces seigneuries, et il fit un peu respecter la suzeraineté des rois francs dans le territoire de Paris en l'Île !

 

 

 



[1] Je regrette vivement qu'un travail spécial n'ait pas été fait sur la féodalité du Parisis. Dom Félibien l'avait commencé ; il est déplorable de voir que l'histoire des environs de Paris ait été livrée à des plumes brutales, comme celle de M. Dulaure. Il y avait là sujet pour des recherches toutes colorées par l'époque féodale. Sur les premières années de Louis VI, comparez Orderic Vital, liv. III, et Suger, Vita Ludovici VI, cap. II et III.

[2] J'ai visité en France, en Espagne, en Allemagne, en Italie, la plupart des vestiges des vieux châteaux, car j'aime ces ruines où le vent siffle ; tous sont à peu près bâtis sur un plan commun. Le P. Montfaucon en a reproduit plusieurs dans ses belles recherches, Monuments de la Monarchie française, tom. I.

[3] Les petites églises des eu virons de Paris, sans en excepter celles de Vincennes, de Boulogne, méritent la plus grande attention historique. Voyez l'admirable travail de dom Félibien sur le diocèse de Paris, tom. I.

[4] Consultez sur cette longue lutte des féodaux et des églises le Cartulaire de l'abbé de Camps, ad ann. 1070, 1120.

[5] La vie de Louis le Gros par Suger est le monument qui fait le plus exactement connaître les mœurs féodales. (Vita Ludovici VI, auctore Suger. Duchesne, tom. IV.)

[6] Lisez la chronique de Saint-Denis, ad ann. 1105.

[7] Suger, Vita Ludovici VI, cap. II.

[8] Suger, Vita Ludovici VI, cap. VI. Voyez aussi les éclaircissements des Bénédictins sur la chronique de Saint-Denis, ad ann. 1105.

[9] Suger, Vita Ludovici VI, cap. V, avec les notes des Bénédictins sar la statistique du Parisis.

[10] Suger, Vita Ludovici VI, cap. III.

[11] Comparez aussi avec le Cartulaire de l'abbé de Camps, ad ann. 1105.

[12] Chronique de Saint-Denis, ad ann. 1105. C'est toujours la source la plus curieuse pour l'histoire du Parisis.

[13] Suger, Vita Ludovici VI, cap. VIII. Consultez toujours, pour la topographie de ces demeures féodales, les savantes notes ajoutées par les Bénédictins, Collect. Gall. Histor., tom. XI et XII.

[14] Chronique de Saint-Denis, ad ann. 1105, et Suger, Vita Ludovici VI. C'est le même texte ; les grandes chroniques de Saint-Denis ont ajoute très-peu de chose au travail de Suger, cap. VIII.

[15] C'est sous le rapport des acquisitions de droits et terres du royaume que le Cartulaire de l'abbé de Camps offre de l'intérêt. Voyez Règne de Louis le Gros, cart. 2.

[16] Voir mon travail sur Philippe Auguste, et le comparer avec le Cartulaire de l'abbé de Camps, ad ann. 1095, ad ann. 1108.