HUGUES CAPET ET LA TROISIÈME RACE

 

TOME DEUXIÈME

CHAPITRE XVII. — CROISADE DE LA FÉODALITÉ.

 

 

Préparatifs du départ. — Les grands feudataires. — Le duc de Normandie. — Concile de Flandre. — Comte de Blois et de Champagne. — Comte de Toulouse. — Les comtes de Boulogne. — Godefroy de Bouillon. — Hugues de France. — Caractère du pèlerinage féodal. — Le roi Philippe Ier au temps de la croisade. — Itinéraire des grands féodaux.

1095-1098.

 

Ils marchaient tous pêle-mêle, les pèlerins du peuple, dirigés par le petit ermite, ou bien conduits par ce chevalier si pauvre qu'on rappelait Gauthier sans avoir ; les caractères exaltés comme les caractères sans souci, sans passé, sans avenir, jetant leur vie au vent, conviennent aux multitudes ; elles aiment l'homme qui les entraîne par la parole vers les grandes choses, ou les esprits insouciants et vagabonds qui portent leur existence au jour le jour, comme le pauvre, le bâton à la main et la besace sur le dos[1]. Le peuple suivait l'ermite couvert de bure et le chevalier qui portait la plume de faucon sur son casque, sans autre pensée que Jérusalem, sans autre avenir que sa ferveur el sa croyance. La troupe des pèlerins, conduite par Pierre l'Ermite, avait éprouvé trop de malheurs dans son itinéraire à travers la Hongrie et la Bulgarie, pour que la féodalité des comtes et grands vassaux ne prît pas de nombreuses précautions militaires dans l'accomplissement de son propre pèlerinage. La féodalité, c'était la partie guerrière des nations envahissantes, les hommes d'armes du territoire ; ils devaient faire la guerre incessamment ; leur métier n'était pas de cultiver la terre et de tremper les sillons de leur sueur comme les serfs ; ils dédaignaient les arts et récriture des clercs : réunir les carrés de lances, jouter à toute arme, ou briser le crâne à coups de gantelet, traverser les cottes de mailles épaisses ; fracasser les armures quand se heurtait le poitrail des pesants chevaux, telle était la vie des sires comtes et des hommes d'armes[2]. Fallait-il s'emparer d'un château sur la montagne, traverser une rivière à la nage, construire des batistes ou de longues poutres pour renverser les tours, la chevalerie était là, prête à toutes ces œuvres transmises des Romains ; c'était sa destinée ; elle passait sa vie à perfectionner les instruments de destruction, l'art des sièges et des batailles. Le varlet commençait son éducation d'homme par apprendre le déduit des armures, et le vieux chevalier à la barbe blanchie par les ans racontait sous le large foyer domestique les vaillants exploits qui avaient illustré sa jeunesse[3].

Tout était guerre ainsi dans la vie du comte, et quand le haut baronnage de France résolut son pèlerinage armé en Palestine, ce voyage dut se préparer et s'accomplir dans des conditions véritables d'une expédition féodale avec la tactique et la méditation des batailles ; ce n'était plus ici une troupe qui s'en allait tumultueusement en pèlerinage comme des vagabonds enthousiastes, mais de fortes armées régulières, comme elles avaient marché sous les empereurs, les rois et les comtes, en Flandre, en Souabe, en Normandie ou en Angleterre. Là devaient se montrer les vieux chevaliers des guerres d'Allemagne, les sergents d'armes au corps dur, à la main plus dure encore, et habile à décocher une flèche ; il y avait des chariots pleins de vivres, des marcs d'argent et d'or qui provenaient de la vente des fiefs ; tous ces comtes étaient bien armés, leurs casques reluisaient d'acier, leurs cuirasses, leurs brassards étaient de bonne trempe, comme cela convenait à de dignes chevaliers[4] ; leurs bannières flottaient au vent ; il y avait de ces bannières de toutes couleurs et de tous les émaux ; ce n'étaient plus des serfs de ville, des pauvres chevaliers sans avoir ; il y avait un puissant baronnage, et l'or et l'argent se voyaient sous la tente comme le fruit d'automne dans les greniers[5].

En tête la Courte-Heuse, Robert, duc de Normandie, le fils du Bâtard et le petit-fils du Diable ou du Magnifique ; qui ne savait l'insouciante chronique de Robert, le duc sans peur ? il passait incessamment des joies du festin aux batailles[6] ; il portait marquée sur son front toute sa vieille origine Scandinave ; car il aimait les trouvères, les scaldes, les baladins qui égayaient ses cours plénières ; il était si prodigue, si fol de sa huche ! Pour eux il se dépouillait de la robe écarlate, du mantel d'hermine ; quand un chant de Geste racontait les hauts faits de ses aïeux, ou de Charlemagne, ou de Roland, ou du Bâtard, devenu roi des Anglais, comment un duc de Normandie n'aurait-il pas récompensé les poétiques inspirations qui rappelaient les grands exploits des ancêtres ? Il était prodigue de son trésor, son escarcelle s'emplissait et se vidait incessamment, et le noble duc, tant il était libéral, restait souvent au lit faute de vêtements qu'il avait abandonnés aux folles filles et aux trouvères[7]. Les hommes de batailles aiment à jeter leur vie, leur or à tout vent. Le pèlerinage d'Orient souriait à Robert, car il allait voir l'Italie, Constantinople et la Palestine. Ici, ce n'était plus un Gauthier sans avoir, pèlerin aventureux, mais un féodal possesseur de belles terres, de verts herbages qui produisent le cidre doré ; il était maître du duché de Normandie, noble fief qui s'étendait depuis Pontoise jusqu'à la mer, avec la suzeraineté même de la Bretagne et de plus soixante villes, cent dix bourgs et cinq cents châtellenies : le pèlerinage n'était-il pas d'origine normande ? La Scandinavie avait jeté sur le midi de l'Europe une population errante qui avait déposé ses glorieux enfants dans la Neustrie, et plus récemment encore des colonies s'étaient établies à Naples, dans la Sicile et dans l'Angleterre. La Courte-Heuse avait pour aïeul ce Robert le Diable qui avait accompli le saint voyage à Jérusalem ; pourquoi ne suivrait-il pas l'exemple du Magnifique ! Robert se plaça donc à la tête de ses vassaux ; sa chevalerie était brillante, il fallait beaucoup d'argent pour aller outre-mer[8] ; la Courte-Heuse, prodigue, insouciant, engagea son duché de Normandie à son frère le Roux, roi d'Angleterre, prince déloyal et habile, pour dix mille marcs[9], comme s'il avait mis en gage son cheval de bataille ou sa couronne d'escarboucles à un juif mécréant : Robert ne tenait plus à sa terre ; l'idée de pèlerinage l'entraînait dans un avenir de changement et de dissipation. Les dignes Normands allaient trouver partout les colonies de leurs frères ; avant de toucher la terre sainte, ils visiteraient l'Italie, ils devaient y saluer le fils des Hauteville.

La bannière de Robert II, comte de Flandre, est levée ! Il est le seigneur de ces grandes cités de métiers qui depuis un siècle déjà fermentaient pour l'indépendance. Robert était fils du Frison, comte de Flandre, si renommé pour son pèlerinage ; seigneur de haute expérience, de grande noblesse et de fermeté[10], sa réputation retentissait jusqu'à Constantinople même. On se rappelle qu'Alexis lui avait écrit pour demander son secours quand les Barbares envahissaient l'empire grec ; dans une seconde épître pourprée, Alexis éploré disait au comte : Je fuis de ville en ville, et je ne reste dans chaque cité que pour fuir encore ; j'aime beaucoup mieux être soumis à vous autres Francs que d'être le jouet des païens[11]. Comte, comte, accourez donc avant que Constantinople tombe en leur pouvoir ! Ainsi Robert le Flamand était appelé par les prières de l'empereur dans son lointain pèlerinage ; il quittait la Flandre et ses villes, les métiers et les clercs : toute la grande vassalité flamande suivit le comte ; l’éclat de sa chevalerie brillait dans les campements autour de Bruges et de Lille. Noble compagnie que celle de Robert, comte de Flandre, avant que ces mutins de bourgeois et de métiers eussent abaissé les gonfanons de la chevalerie[12] !

Rien ne pouvait égaler le Flamand, si ce n'est Etienne, comte de Blois, le batailleur ; Etienne n'avait point encore la Champagne : en naissant il reçut le comté de Meaux et de Brie, belles plaines si plantureuses en grains et en blé. Dès son enfance, il avait montré son ardeur de guerre et de chicane, car il sortait d'une race de tricheurs ; Etienne avait conquis fiefs sur fiefs, suivi de ses braves vassaux, si bien qu'à la fin il eut autant de châteaux qu'il y avait de jours dans l'année[13], grands et petits manoirs sur les hauteurs près des rivières, et tous avec redevances : la richesse du comte de Blois était passée en proverbe ; il s'était croisé avec les barons du Blaisois, suivant ainsi le fils de leur suzerain. Il y avait alors confusion dans la race des comtes ; on se partageait les comtés, les fiefs, car on trouvait en la terre champenoise tant de beaux vignobles et de villes resplendissantes au milieu desquelles brillait Troyes, l'escarboucle de la Champagne.

Accourez tous maintenant pour saluer Raymond IV, comte de Toulouse, le fin, le matois saint Gilles, dont parlent même les chroniques arabes[14]. Quelles richesses ! combien ne commandait-il pas à de florissantes villes, à des vassaux qui arboraient leurs gonfanons sur Montpellier, sur Lunel, la ville au vin doux, sur Béziers, déjà pleine d'Albigeois et d’hérétiques moqueurs des moines et des clercs ! Le comte avait ses droits de suzeraineté sur Saint-Pons, vieux monastère, sur Saint-Hippolyte et le Vigan[15], près de la montagne et des noires Cévennes ; puis sur Frontignan et le bel étang de Maguelone, si riche pour le trésor des sires de Toulouse. Raymond IV, spirituel comme toutes ces populations méridionales, aimait les jeux et les plaisirs, la poésie et les troubadours : qu'elles étaient riches toutes les campagnes de la Langue d'oc ! elles avaient pour elles le soleil, l'eau et l'ombrage ; le peuple avait l'imagination vive, la résolution prompte, et ce babil de la langue d'oc, dont se plaignent si souvent les chroniques plus graves du nord des Gaules. Raymond, le comte de Toulouse, s'était montré digne des populations du Midi dans son ardeur pour les guerres de Palestine ; il avait offert au concile de Clermont son corps et ses vassaux, et quand il prit la résolution de quitter son comté, quand il visita l'église de Sainte-Maguelone pour prendre congé des reliques, il fut suivi par plus de cinq cents chevaliers possédant fiefs et demeures à la face du ciel, ainsi que le dit le chroniqueur Raymond d'Agiles, chapelain du comte, à l'imagination vive et légendaire, qui accompagna son suzerain à la croisade[16].

Ainsi se préparaient les hauts sires de la féodalité territoriale : Normandie, Flandre, Champagne et Toulouse, n'était-ce pas les plus dignes baronnages de France ? Qui pouvait se comparer à ces bannière flottantes au vent, où Ton voyait le lion rampant, la merlette et le lévrier, le griffon ailé, le lambel de la table pendante, le tourteau crénelé, le pal ou les émaux, symboles qui furent plus tard régularisés dans le blason héréditaire ? Chacun de ces grands sires entraînait à sa suite des vassaux particuliers dépendant de haut baronnage, Normands, Champenois, Flamands ou de Guienne, dans la Langue d'oïl ou dans la Langue d'oc. Pour le baronnage de Normandie, voici le sire de Grandménil, Roger de Barneville, Etienne comte d'Albermale, et Gauthier de Saint-Valery[17] ; le baronnage franc était représenté par Robert de Paris, l'insolent comte, Éberard de Puysaie, Raoul de Beaugency ; puis les noms bretons de Fergant et de Conon[18]. La Langue d'oc, cette province de vieille noblesse, avait donné Guillaume de Sabran et Éléazar de Castres ; Héracle, comte de Polignac ; et vous, Ponce de Balazun, le serviteur fidèle du comte, le porte-étendard dans la bataille ! Goulfier de la Tour, et le gai chanteur Pierre Barrât ou Barrai, dont la famille était antique comme les rochers du sol ! quelle foison de nobles comtes sous la bannière de Toulouse ! Salut à vous, Raymond Pelet, seigneur d'Alais ! à vous, Isard, comte de Die ; Raimbault, comte d'Orange ; Gérard, comte de Roussillon ; Gaston, vicomte de Béarn, dignes compagnons de Raymond de Toulouse, votre suzerain dans l'ordre des fiefs[19].

Parmi tant de nobles barons qui n'avaient pas grands patrimoines, cadets ou puînés de races, brillait un sire de renommée retentissante et sauvage dans les manoirs du Nord[20] : quand on parcourait, il y a moins d'un demi-siècle, la vaste plaine de Nivelle du côté de Fleurus, si célèbre depuis par d'immenses faits d'armes et de lamentables funérailles, on voyait quelques débris d'un château aux créneaux ruinés, aux tours en poussière ; là, disait-on, avait été élevé un chevalier de haute stature ; son nom était Godefroy (Good-freed dans la langue flamande) ; sa naissance était toute féodale, car son père tenait en lignée le comté de Boulogne : or vous avez dû lire dans les vieilles chroniques ce qu'étaient les comtes de Boulogne, les Eustaches de père en fils, rois de la mer (see-king), qui bravaient les flots de l'Océan ; par tradition de race, ils montaient de petits navires pour se livrer à la piraterie la plus audacieuse. Le père de ce Godefroy était le fameux Eustache de Boulogne, qui portait sur son casque un fanon de baleine[21], symbole de son empire de la mer et de sa lutte contre les monstres qui désolaient les côtes ; Eustache, alors vieilli, avait, aux temps de sa jeunesse, foule aux pieds de ses chevaux les habitants de Douvres, avant l'expédition de Guillaume le Bâtard. Quelle histoire de fiers hommes que celle de ces comtes de Boulogne ! Leurs ancêtres portaient le nom barbare de Régnier Erkenger ; ils sortaient de la ligne collatérale des premiers comtes de Flandre, et par conséquent le sang germanique de Charlemagne coulait dans leurs veines[22], car un comte de Flandre avait enlevé une fille carlovingienne, et l'avait couchée dans le lit nuptial. Godefroy était le puîné d'Eustache au fanon de baleine, comte à la barbe blanche et pendante sur sa poitrine ; il eut pour mère Goda, fille d'Ethelred, roi d'Angleterre, avant que la race normande eût succédé aux Saxons[23] : Godefroy avait grandi dans le château des Ardennes dont nous avons parlé ; de vieux serviteurs relevaient dans la sauvagerie de la chasse et de la guerre ; et comme à l'abri de l'antique forêt il n'avait pas d'héritage direct, il se jeta impétueusement dans les expéditions de pillage et de féodalité. Godefroy le Flamand suivit les empereurs d'Allemagne dans leurs guerres contre le pape ; sa main était forte, son corps dur comme l'acier, et sur le champ de bataille ce fut Godefroy qui perça d'un coup de lance Rodolphe de Rhinfelden, duc de Souabe, le bras droit de l'Église, que Grégoire Vif avait élevé à la couronne. C'était un de ces vigoureux témoignages dont la mémoire restait : aussi Godefroy fut-il investi par l'empereur Henri IV du duché de basse Lorraine et de Bouillon. Alors sa tête s'anima plus encore, il devint comme l'expression féodale de la race germanique contre les papes et les Italiens ; quand les Allemands, vigoureux envahisseurs, vinrent fouler de leurs chevaux caparaçonnés les monuments de l'antique Rome, le barbare Godefroy des Ardennes et de la Souabe était à leur tête ; ce fut lui qui, brisant les murailles et pénétrant dans le château Saint-Ange, proclama l'antipape Anaclet, l'homme de la race allemande. Là finit la vie grossière et sensuelle de Godefroy et ses violences contre le pape ; comme l'empereur Henri IV, il éprouva à l'aspect de Rome un profond repentir ; l'homme de chair et de sang s'agenouilla devant les pompes de l'Église catholique, et ce fut après ses victoires qu'il jura de revenir pénitent et de se couvrir la tête de cendres ; le Germain abaissa son col devant le pape[24]. Comme il ne devint point ermite, à l'exemple du géant Roboastre des chansons de Geste, il se fit pèlerin.

Godefroy fut ainsi le type et le modèle de la vie féodale ; sa jeunesse fut donnée à la violence, à la force matérielle ; l'âge mûr vint à la repentance. Il était d'une énergie de corps prodigieuse, qualité hautement saluée aux temps de barbarie ; il jetait un javelot avec la puissance du Parthe, il brisait un écu de batailles, il séparait la chair et les os d'un coup d'épée : il dispersait l'armée la plus serrée[25] : quel homme que ce Godefroy duc de Lorraine et de Bouillon, qui de ses mains étouffait un sanglier de la forêt Noire ou des Ardennes ! Il avait peu de fiefs, peu de fortune et un triste repentir surtout de sa vie passée ; il devait prendre une grande place au pèlerinage sacré. Dans ses nuits pleines de remords pour les désordres de sa jeunesse, il avait eu une vision ; Dieu l'avait appelé à la sainte entreprise par des apparitions soudaines[26], quand le sommeil vient jeter l'imagination dans des instincts sublimes et révélateurs ; et qui n'a pas dans les temps d'héroïsme ces vives apparitions qui remuent le cœur ? Toutes les fois que l'âme éprouve fortement, le passé, le présent et l'avenir se lient dans une sorte de sympathie ; les rêves fantastiques les unissent d'une chaîne de roses blanches mystérieuses et inconnues ; l'esprit frissonne et s'éclaire à la pâle illumination des cierges jaunes et de cette odeur vague et indéfinie, parfum sans saveur qui brûle dans les songes comme une lampe funèbre, pour nous révéler les instincts de l'âme et l'avenir qui fuit comme une longue traînée d'ombres.

La puissance des apparitions est immense : quand le soldat a profondément admiré une grande renommée militaire, elle lui apparaît dans ses rêves de gloire ! quand on a aimé ou beaucoup souffert, on conserve une indicible prévoyance des maux qui se rattachent à la vie ; quoi d'étonnant que le barbare Godefroy repentant fût entraîné au pèlerinage de la terre sainte par une apparition soudaine ? pourquoi n'aurait-il pas vu le Christ en sa face, lui annonçant sa fortune ? les hommes à grandes destinées ont toujours en leur âme le noble instinct de l'avenir, la révélation de leur sort. Godefroy engagea ses fiefs, aliéna ses domaines, Metz acheta sa commune et sa liberté de Godefroy le comte ; le noble croisé vendit son duché de Bouillon à l'évêque de Liège, moyennant quatre mille marcs d'argent[27] et une livre d'or. Féodal désormais sans fief, Godefroy de Bouillon quitta sans regret son manoir pour les conquêtes dans la Palestine ; il convoqua ses Lorrains, race germanique et sauvage comme lui ; quelques hommes du comté de Boulogne sous Eustache son frère ; Godefroy était habitué à la vie errante ; il avait suivi les gonfanons des empereur ; il appartenait à la race voyageuse des barons du moyen âge.

Si le roi de France, Philippe Ier, était excommunié, Hugues son frère, surnommé le Grand à cause de sa stature élevée, partait pour la croisade : ainsi le voulaient les mœurs du moyen âge ! Fils puîné de Henri Ier, le roi des Français, il n'avait pas de fief de son chef, le digne comte Hues ou Hugues ; mais il avait épousé Adélaïde, fille d'Herbert IV, duc de Vermandois : Adélaïde lui apporta en dot le fief de Valois et la châtellenie de Mouchi-la-Gâche ; il devint ainsi comte de Vermandois. C'était le seul titre de Hugues, cherchant fortune dans les coups d'épée : caractère tout féodal comme Godefroy, Hugues s'était jeté dans le pillage el le dépouillement des clercs ; il prenait à toutes mains les fiefs d'église, et il s'était fait excommunier par les assemblées d'évêques[28], comme mécréant et ravageur de monastères. Au temps où la force du corps était tout, on remarquait le comte Hues de Vermandois dans les rangs au milieu même de cette grande milice de féodaux qui allaient conquérir le sépulcre. Les chroniqueurs, qui aimaient à comparer les qualités physiques de l'homme, disaient que tout ressentait en lui l'origine royale[29], car la pensée souveraine, l'idée du commandement se mêlait alors à la conviction d'une supériorité matérielle.

Tous ces dignes barons en quittant leurs terres pour la croisade, vendaient leurs fiefs pour acheter des chevaux de bataille et grossir leurs équipages de guerre. Est-ce qu'on s'imagine qu'ils allaient aux batailles confusément, comme les pèlerins de Gauthier sans avoir ou de Pierre l'Ermite ? Les féodaux prenaient toutes les précautions militaires pour faire réussir l'expédition lointaine ; on sentait que les vieux envahisseurs des Gaules allaient s'agiter ; ils avaient les rangs pressés de lances, des compagnies de forts archers, d'arbalétriers et de balistaires, à l'abri de leurs boucliers pointus et hauts : si les compagnons de Gauthier sans avoir et de Pierre l'Ermite comptaient à peine quelques hommes à cheval, les féodaux, au contraire, montaient leurs grands courtiers caparaçonnés de pied en cap ; ils avaient des instruments de siège, de longues poutres pour construire des ponts, et des machines de guerre pour abattre les remparts. Tous étaient habitués aux guerres, aux fortes expéditions ; les uns avaient combattu en Italie, les autres en Flandre ou en Allemagne, l'obéissance existait parmi eux comme une règle féodale ; ils reconnaissaient les supérieurs ; la bannière flottante était le signe commun ; cette chevalerie devait marcher avec ordre ; il y avait sous la tente des vivres pour les lointaines marches, et on empilait les marcs d'argent destinés pour les dépenses du long itinéraire, comme les paysans empilent les fruits de la récolte[30]. Les pauvres pèlerins avaient commencé la croisade avec un enthousiasme irréfléchi, comme il arrive toutes les fois qu'une expédition se fait peuple ; les seigneurs à cheval venaient après pour régulariser la guerre sainte. Si l'on voulait éviter les catastrophes, il y avait des règles, des disciplines à observer, des précautions à prendre ; on ne devait pas courir à la croisade, guidé par le seul entraînement : que de malheurs n'avaient pas éprouvés les compagnons de Gauthier sans avoir et combien de fautes n'avaient-ils pas commises ? Le baronnage féodal avait à se garder contre de tels périls. Allez, nobles chevaliers, et que Dieu soit en aide à vos armes ! Après le peuple du Christ venait l'armée des barons du Christ !

Tout ce mouvement féodal, qui s'agitait dans le royaume pour la croisade, se faisait en dehors du roi Philippe Ier. C'était un curieux spectacle de voir les grands vassaux saisir les armes, caparaçonner leurs coursiers pour une expédition lointaine, sans que le roi, le sire et seigneur suzerain, exerçât la moindre influence sur le pèlerinage armé[31]. Le duc de Normandie rassemblait ses vassaux sous ses bannières ; le comte de Champagne faisait retentir les joyeuses villes de Troyes, d'Arcis-sur-Aube, de Bar, de Vitry-le-Français, des chants de Geste et cantilènes pour le départ de la croisade ; les comtes de Flandre et de Toulouse levaient leurs gonfanons, et pendant ce temps le roi Philippe Ier restait dans ses domaines, et la féodalité ne prenait garde à ses commandements ou à ses volontés. D'où venait cette situation si précaire du roi Philippe Ier et qui l'avait jeté dans un si grand abaissement ? comment se faisait-il que Hugues, le comte de Vermandois son frère, partait pour la croisade comme un simple chevalier, tandis que le roi restait dans ses domaines comme s'il n'avait pas porté l'épée ? Cela tenait d'abord à l'existence naturellement abaissée du pouvoir royal, au caractère un peu insouciant du roi. Puis Philippe Ier avait été frappé d'excommunication ; le pape Urbain II avait jeté la solennelle sentence, et le concile de Clermont l'avait approuvée. Le roi était ainsi accablé sous l'anathème, comme incestueux et concubinaire ; s'il ne repoussait Bertrade du lit nuptial, il était flétri comme un lépreux dans l'ordre moral, et nul n'aurait voulu tenir la bannière du roi dans cette abjection, quand il était confondu parmi les mécréants et les hérétiques. Et qu'on remarque combien le moment était parfaitement choisi pour faire éclater la puissance du pape : les croisades avaient inspiré une ferveur nouvelle pour les idées catholiques ; Urbain II avait appelé une milice à lui parmi les pèlerins du peuple et les barons, il s'était placé comme le chef delà guerre en Palestine, comme la parole qui dirige le glaive. Il unissait ainsi à la tiare la puissance de la force, et les féodaux se seraient mis au service d'Urbain II pour combattre leur suzerain, comme ils lui prêtèrent leurs bras pour chasser l'antipape Anaclet dans leur passage en Italie[32].

Il faut voir l'impression profonde que produisait, même dans le domaine royal, l'excommunication du suzerain ! un sentiment d'horreur se rattachait à lui ; les actes sont datés d'une manière sinistre. Le cartulaire de Saint-Serge, dans l'Anjou, contient une chartre qui porte la suscription suivante : Écrite et scellée par moi[33], l'an du Seigneur 1095, indiction troisième, le samedi 25 de la lune, sous le pontificat d'Urbain II ; la France étant souillée par l'adultère de l'indigne Philippe. Et que pouvait-il y avoir de commun dès lors entre ce roi adultère et les preux chevaliers qui partaient pour la croisade ? Le mouvement féodal se fit tout en dehors du suzerain ; on marchait vers Jérusalem, tandis que le roi était frappé d'excommunication comme hérétique et relaps ; le pape avait son armée enthousiaste et populaire. Urbain H était le véritable suzerain du baronnage féodal de France ; quand tout s'armait pour la croisade, il continuait sa visite pastorale des monastères. Chose curieuse ! le pape expulsé de Rome par Anaclet, exerça un si grand ascendant moral sur les populations gauloises qu'il put répéter l'anathème contre Philippe Ier et ses serviteurs, tous frappés d'excommunication, parce qu'ils servaient le roi. Le pape Urbain II, le dictateur catholique, acheva son voyage triomphal au milieu des abbayes et des monastères ; il était partout accueilli avec pompe, les croix et les bandières allaient au-devant de lui flottantes, l'encens parfumait les églises, et sa bénédiction avait plus de puissance que les prescriptions suzeraines, même les Chartres scellées de l'anneau du roi[34]. Tant la parole du pontife fut retentissante dans à Langue d'oïl et la Langue d'oc que Philippe Ier se résolut d'abandonner Bertrade, au moins momentanément, jusqu'à ce qu'il se fût réconcilié avec le pape et les évêques. La dictature pontificale allait à ses fins ; les censures furent ainsi levées ; Urbain II s'empressa d'annoncer avec joie cet heureux événement à l'Église catholique[35].

A cette époque le roi Philippe était dans toute la puissance de la vie ; il avait quarante-trois ans à peine ; la force de son corps se déployait dans tous les exercices militaires des cours plénières. Les vieux chroniqueurs disent qu'il avait la tête belle, la tournure majestueuse, quand il montait surtout un fort cheval de bataille ; comme tous les barons, homme de chair, de plaisir et de brutalité, il aimait à porter à ses lèvres la coupe emplie ; il s'asseyait avec joie dans les festins ; le sensualisme de la vie le dominait, et néanmoins Philippe Ier abaissa son cou fier et hautain devant Urbain II, qui parcourait les provinces avec sa seule croix. Le catholicisme était si puissant sur les âmes, et les croisades avaient imprimé un énergique mouvement qui faisait fléchir la tête du suzerain sous la volonté du pape, le dictateur de ce peuple qui allait par multitude en pèlerinage. De son mariage avec la reine Berthe, Philippe Ier avait eu un fils né en 1078. La vie de saint Arnould raconte, dans le pieux style légendaire[36], toutes les circonstances mystiques de la naissance de Louis, le fils aîné du roi : la reine Berthe, la première femme de Philippe, était stérile ; pauvre épouse, elle priait Dieu nuit et jour de lui donner un fils ; elle se recommanda donc aux prières de saint Arnould. Or, le jour que saint Arnould fut intronisé évêque, il envoya un de ses religieux informer la reine qu'elle était enceinte d'un fils, et le saint lui écrivit que ce fils serait nommé Louis et qu'il succéderait à son père[37]. Ainsi disaient les naïves légendes des monastères, pour annoncer la venue d'un enfant dans les races. N'était-ce pas doux à ouïr conter que ces merveilles dans le foyer domestique ? Louis enfant fut très-gras et très-gros de corps ; quand il fut séparé des femmes, on le mit dans le monastère de Saint-Denis, siège de la science et de la piété ; il apprit beaucoup à l'école des clercs ; à dix ans il montait fortement à cheval, lisait un livre couramment, ce qui faisait merveille parmi les religieux ; à peine touchait-il sa douzième ou treizième année, et Ton disait partout que Louis le Gros, fils du sire roi, serait un bon gouverneur pour le royaume de France. Il reçut alors comme fief Mantes, Pontoise et le comté du Vexin, en apanage destiné à soutenir les dépenses de son hôtel ; l'enfant obtint ainsi gage et participation dans l'administration royale.

Ce fut à quinze ans que Louis le Gros fit ses premières armes dans la guerre contre Guillaume le Roux, roi d'Angleterre, ce Guillaume si rapace et si fin, à qui le duché de Normandie avait été engagé par le duc son frère. Comme à l'époque de l'excommunication le roi était frappé d'impuissance, les barons ne voulaient plus le suivre en guerre ; il n'y avait pas un seul seigneur féodal qui consentît à déployer sa bannière à côte de la sienne, car adultère et relaps il demeurait couvert de confusion. Louis le Gros, à quinze ans, leva le gonfanon du roi, lui, le digne fils de Berthe, la première et légitime épouse[38] ; Philippe Ier n'aurait pas trouvé trois chevaliers pour le suivre, tandis que louis son fils réunit assez de force pour résister à l'invasion normande de Guillaume le Roux. Ainsi l'enfant royal commençait les efforts de guerre contre le roi des Anglais à la tête de ses batailles de lances. L'excommunication avait enlevé toute la force morale au roi ; il n'avait plus qu'à se hâter de faire pénitence : qu'il se fit donc religieux et bon ermite. Les chroniques ne s'occupent plus que de son fils ; les gestes de cet enfant sont suivis pas à pas par les chroniqueurs de Saint-Denis ; les bons moines n'avaient-ils pas assisté au développement de cette jeune intelligence ? Dans la fleur de son printemps, et à peine âgé de douze ou treize ans, le glorieux et célèbre Louis, fils du roi Philippe, avait de si louables mœurs et de si beaux traits, et se distinguait tellement, soit par une admirable activité d'esprit, présage de son caractère futur, soit par la hauteur de son agréable stature, qu'il promettait à la couronne, dont il devait hériter, un agrandissement prompt et honorable, et à l'Église, ainsi qu'aux pauvres, un protecteur assuré. Cet auguste enfant, fidèle à l'antique habitude qu'ont eue les monarques, Charles le Grand[39] et autres excellents princes, et qu'attestent les testaments des empereurs, s'attacha d'un amour si fort, et pour ainsi dire héréditaire, aux reliques des saints martyrs qui sont à Saint-Denis et à celles de ce saint lui-même, que pendant toute sa vie il conserva pour l'église qui les possède, et prouva par une honorable libéralité, les sentiments nés chez lui dès son enfance ; et qu'à son heure suprême, espérant beaucoup dans ces saints après Dieu, il résolut pieusement de se lier à eux corps et âme, et de se faire moine dans cette abbaye, s'il en avait la possibilité. A l'âge dont nous parlons, cette jeune âme se montrait déjà tellement mure pour une vertu forte et active qu'il dédaignait la chasse et les jeux de l'enfance, auxquels cet âge a coutume de s'abandonner, et pour lesquels il néglige d'apprendre la science des armes. Dès qu'il se vit tourmenté par l'agression de plusieurs des grands du royaume, et surtout de l'illustre roi des Anglais, Guillaume, fils de Guillaume, plus illustre encore, vainqueur et monarque des Anglais, le sentiment d'une énergique équité réchauffa, le désir de faire l'épreuve de son courage lui sourit ; il rejeta loin de lui toute inertie, ouvrit les yeux à la prudence, rompit avec le repos, et se livra aux soins les plus actifs. En effet, Guillaume, roi des Anglais, habile et expérimenté dans la guerre,-avide de louanges et affamé de renommée, avait, par suite de l'exhérédation de son frère aîné Robert, succédé heureusement à son père Guillaume ; après le départ de ce même frère pour Jérusalem, il devint maître du duché de Normandie, chercha comme duc de cette province à étendre ses limites qui confinaient aux marches du royaume, et s'efforça, par tous les moyens possibles, de fatiguer par la guerre le jeune et fameux Louis. La lutte entre eux était tout à la fois semblable et différente : semblable en ce qu'aucun des deux ne cédait à son adversaire ; différente en ce que l'un était dans la force de l'âge mûr, et l'autre à peine dans la jeunesse ; en ce que celui-là, opulent et libre dispensateur des trésors de l'Angleterre, recrutait et soudoyait des soldats avec une admirable facilité ; tandis que celui-ci, manquant d'argent sous un père qui n'usait qu'avec économie des ressources de son royaume, ne parvenait à réunir des troupes que par l'adresse et l'énergie de son caractère, et cependant résistait avec audace. On voyait ce jeune guerrier, n'ayant avec lui qu'une simple poignée de chevaliers, voler rapidement et presqu'au même instant au delà des frontières du Berry, de l'Auvergne et de la Bourgogne, n'être pas pour cela moins prompt, s'il apprenait que son ennemi rentrait dans le Vexin, à s'opposer courageusement avec trois ou cinq cents hommes à ce même roi Guillaume, marchant à la tête de dix mille combattants, et enfin tantôt céder, tantôt résister pour tenir en suspens l'issue de la guerre[40].

Voilà donc ce que les chroniques racontaient des merveilles de l'enfant royal et de ses premières armes ; on l'opposait, lui, élevé religieusement dans un monastère, lui, le protecteur des moines et de la sainte église de Saint-Denis, à Philippe Ier son père, l'homme sensuel et excommunié. Dans l’ordre monacal, Louis le Gros commençait à déployer ses connaissances de clerc et sa piété d'église ; et c'était sur le champ de bataille qu’il apprenait le métier des armes. L'invasion des Normands et des Anglais dans les domaines du roi se rattachait à l'excommunication de Philippe Ier. Guillaume le Roux, si rusé, si matois, rêvant toujours d'accroître son domaine, voulait profiter de l'affaiblissement du roi Philippe pour envahir ses terres. Louis enfant pourrait-il résister aux lances pressées du suzerain d'Angleterre ? Cette guerre fut toutefois très-mollement conduite, car il n'y avait alors d'ardentes pensées que pour la croisade ; c'était à remarquer ; les trois grands suzerains de l'Europe restaient paisiblement dans leurs domaines ; l'empereur laissait partir les croisés allemands sans se joindre à leur expédition ; le roi des Anglais, Guillaume le Roux, trop préoccupé de conquêtes et d'agrandissement de ses domaines pour prendre parti du grand pèlerinage, recevait en gage le bien de ses vassaux et se faisait usurier. Enfin Philippe Ier voyait s'éloigner avec une joie secrète les barons de la monarchie[41]. Le progrès vint plus lard et s'étendit : le pèlerinage, d'abord populaire, se fit ensuite féodal ; il ne reçut une sanction royale, en n'entraînant les suzerains eux-mêmes que plus tard lors des croisades de Conrad d'Allemagne, de Louis VII de France, de Richard d'Angleterre et de Philippe Auguste. Ainsi marchent toujours les idées enthousiastes, elles prennent leur source dans les masses pour s'élever ensuite jusqu'aux grands et s'imposer définitivement aux pouvoirs !

La prédication de Pierre l'Ermite, le voyage d'Urbain II, avaient produit dans la société une impression si profonde, une agitation si soudaine, que le peuple ne s'occupe d'aucun autre intérêt. Quand une idée dominante est ainsi jetée dans lé monde, tous les autres intérêts s'effacent et s'absorbent, aussi ne trouve-t-on qu'un petit nombre de Chartres émanées des rois, des barons et des abbés pendant cette période ; il ne reste plus que les prescriptions des conciles qui forment comme un ensemble de lois pour la police politique. Les conciles règlent les devoirs respectifs de la famille et de la propriété en l'absence de toute loi civile. On trouve des canons provinciaux de cette époque ; dans le concile de Rouen[42] où les évêques renouvellent les serments pour la paix de Dieu et du peuple, afin que la trêve générale §oit observée : Nul baron ne pourra porter les armes que pour le service de la croix, nul ne pourra exiger la dîme du peuple, nul ne pourra envahir le fief ecclésiastique, la manse abbatiale. Le concile défend aux clercs de reconnaître la supériorité des laïques, ils ne doivent point hommage aux barons ; tous se lient à l'Église et ne doivent reconnaître de lois que les siennes[43]. Ensuite, et comme pénitence, les Pures rassemblés dans la grande cité de Normandie défendent aux clercs comme aux laïques de porter les cheveux longs et flottants ; voudraient-ils ressembler aux histrions et aux baladins des contrées méridionales ? Voici ce que prescrit le concile de Nismes, présidé par Urbain II : Les évêques, même métropolitains, ne pourront aliéner les bénéfices des églises ; et qu'importe qu'il y ait vacance ? ils nommeront le clerc qui doit remplacer, mais ils se garderont bien de vendre les bénéfices ecclésiastiques, propriété inaliénable de l'Église. Quant aux abbayes, qu'on respecte leurs droits sur tout ce qu'elles possèdent depuis trente ans ; les moines sont clercs, ils peuvent faire le service divin comme les prêtres, ils peuvent administrer les sacrements, lier et délier les âmes, car la solitude n'enlève point à l'homme le caractère indélébile de prêtre du Seigneur[44].

Ainsi Urbain II grandit, autant qu'il le peut, la monarchie pontificale ; l'entraînement des croisades favorise l'unité de l'Église, en elle se trouve la puissance et la force. L'époque est à la solitude, au désert, à la vie monacale ou à la pieuse émigration ; tout ce qui ne marche pas vers l'Orient se renferme dans les monastères ; les deux forces sont dans la double milice ecclésiastique et militaire ; la société est morte en dehors de ces deux idées. Chaque époque porte avec elle-même ses préoccupations : aussi les chartres et les diplômes sont-ils rares pendant dix ans ; on ne trouve que quelques donations pieuses dans la pensée du pèlerinage en Palestine, ou bien des affranchissements, ventes, aliénations qui sont amenés parle besoin d'argent imposé dans la croisade : ventes de fiefs, chartres municipales, tout est rédigé sous l'influence du saint voyage[45] ; la société en est partout préoccupée comme d’un fait dominant. Point d'ordonnances générales, point de prévoyances qui touchent à tout le royaume : commune, monastère ou croisade, voilà la trilogie du Xe siècle. En ce moment tous les vassaux ont pris les armes, et le retentissement des clairons et buccines annonce leur départ dans tous les grands fiefs du domaine. Beau spectacle que ce départ du baronnage de la vieille Gaule !

Le pieux sentiment qui portait les comtes féodaux au grand pèlerinage avait son origine dans un principe commun ; c'était la même exaltation de pensée, le même enthousiasme. La parole de Pierre l'Ermite avait remué l'Occident ; la délivrance du tombeau du Christ et des frères de l'Asie était la destination des barons, des vassaux et du peuple ; mais tous ces nobles hommes à la cuirasse étincelante, au casque d'acier, n'appartenaient pas à la même race : qu'avait de commun le Flamand avec le Provençal du comté de Toulouse, qui parlait la langue d'oc ? quelle était la similitude entre le Normand qui se nourrissait de cidre vert[46], et le Champenois ou le Bourguignon dont la coupe s'emplissait incessamment des côtes brûlées et rôties ? Le sentiment catholique formait le seul lien intime entre tous ces peuples qui marchaient à la croisade pour le triomphe d'une idée et d'une même croyance, patrimoine sacré de toute la génération du XIe siècle. Godefroy le Lorrain avait convoqué ses lourds et grossiers compagnons de race germanique, qui formaient la principale bande féodale, au mois d'août, époque fixée pour le départ du pèlerinage ; ses parents, ses amis, presque tous comme lui indomptables pour leurs ennemis et pénitents pour l'Église, entouraient sa personne ; on y comptait son frère Baudouin, fils d'Eustache le pirate de Boulogne ; Garnier de Gray, l'un des pilleurs de monastères ; Renaud, comte de Toul ; Henri de Acheris, et une foule d'autres comtes, chevaliers et barons de ces contrées sauvages qui s'étendaient de la foret Noire aux Ardennes, des Alpes à la Meuse. Cette troupe passa le Rhin se dirigeant à travers les joyeux coteaux de la Souabe, la Ravière et l'Autriche[47] ; son premier campement fut à Tollenbourg sur la Leytha ; les Lorrains et les Allemands placèrent là leurs tentes de toile grossière, et tous se réunirent pour arrêter un ordre de marche à travers la Hongrie ; ils choisissaient cette route, car que pouvaient craindre les Germains des peuples à demi barbares qu'ils allaient traverser ? Godefroy, familier à toutes ces terres d'Allemagne, y avait fait la guerre de château à château, de ville à ville. Une fois, arrivé sur les frontières de Hongrie, l'indomptable conducteur de la croisade voulut, avant d'aller plus loin, connaître quelles étaient les causes sinistres qui avaient empêché le roi Coloman, chrétien comme les pèlerins, d'accueillir en frères les compagnons de Gauthier sans avoir, le digne précurseur de Pierre l'Ermite. Godefroy manda près de lui un comte franc du nom de Acheris, qui avait visité la Hongrie et en parlait l'idiome : Comte, lui dit-il, prends douze hommes forts, et va vers le roi Coloman pour lui porter les plaintes de tous les barons des Gaules, car il y a eu des massacres et des trahisons en route. Le sire de Acheris n'hésita point, et partit pour joindre Coloman à Presbourg[48] ; il portait en son escarcelle une chartre scellée aux armes du duc, et ainsi conçue : Au roi des Hongrois Coloman, Godefroy duc de Lorraine, et les autres premiers seigneurs de la Gaule, salut et tout bien en Christ ! Nos seigneurs et nos princes s'étonnent qu'étant attaché à la foi catholique, vous ayez fait subir un si cruel martyre à l'armée du Dieu vivant, que vous lui ayez défendu de passer sur votre territoire et dans votre royaume, en la chargeant de tant de calomnies ; c'est pourquoi, frappés maintenant de crainte et d'incertitudes, ils ont résolu de s'arrêter à Tollenbourg, jusqu'à ce qu'ils apprennent de la bouche du roi pourquoi un si grand crime a été commis par les chrétiens, se faisant persécuteurs d'autres chrétiens. Et pendant à la chartre était le scel de Godefroy, où se voyaient deux chevaliers à toute armure. Cette chartre fut lue et récitée par le comte franc d'une voix forte ; le roi répondit en présence de toute l'assemblée des Hongrois réunie sous la tente[49] : Nous ne sommes point les persécuteurs des chrétiens ; mais tout ce que nous avons montré de cruauté, tout ce que nous avons fait pour la ruine de ces gens, nous y avons été poussés par la plus dure nécessité ; nous avions donné toutes sortes de choses à votre première armée, celle qu'avait rassemblée Pierre l'Ermite ; nous lui avons accordé la faculté d'acheter en toute probité de poids et de mesure, et de traverser paisiblement le territoire de la Hongrie ; mais les gens de cette armée nous ont rendu le mal pour le bien ; non-seulement ils ont emporté de notre pays de l'or et de l'argent, et emmené avec eux des chevaux, des mulets et des bestiaux, mais encore ils ont renversé les villes et les châteaux ; ils ont mis à mort quatre mille hommes des nôtres, ils leur ont enlevé leurs effets et leurs vêtements. Après les innombrables offenses que nous ont faites si injustement les compagnons de Pierre, l'armée de Gottschalk, qui les a suivis de près, a assiégé notre château de Mersebourg, le boulevard de notre royaume ; voulant, dans son orgueil impuissant, arriver jusqu'à nous, pour nous punir et nous exterminer, elle vient d’être détruite naguère, et vous l'avez rencontrée fuyant en déroute ; mais ce n'est qu'avec peine et par le secours de Dieu que nous avons réussi à nous protéger. Coloman se défendit ainsi contre les graves accusations que les chrétiens faisaient peser sur lui ; car c’était un crime horrible que d'attenter à la vie des pèlerins[50] ! La réponse du roi fut donnée avec calme et modération au comte franc, qui l'accueillit avec la fierté de sa race ; le roi ordonna de traiter honorablement les députés des comtes de Lorraine et de la Germanie, de les loger dans son palais ou sous les tentes, et pendant huit jours consécutifs on leur servit en abondance, de la table même du roi, toutes les choses nécessaires. Puis Coloman ayant pris l'avis de ses principaux seigneurs au sujet du message du duc, renvoya les députés avec de nobles Hongrois couverts de peaux et d'épaisses fourrures. Le roi se hâtait de répondre au chef militaire de la croisade sur la demande d'un passage ; sa chartre était écrite par un clerc et en latin, et le roi s'efforçait d'apaiser la colère des Allemands et des Lorrains irrités. Le roi Coloman au duc Godefroy et à tous les chrétiens, salut et amour sans dissimulation ! Nous avons appris que tu es un prince puissant sur ton territoire, et que tu as été trouvé constamment fidèle par tous ceux qui t'ont connu[51] ; aussi, t'ayant toujours aimé pour ta bonne réputation, j'ai désiré maintenant te voir et te connaître. J'ai donc décidé que tu aies à te rendre auprès de nous au château de Ciperon, sans redouter aucun danger, et nous arrêtant sur les deux rives du marais, nous aurons ensemble des conférences sur toutes les choses que tu nous demandes, au sujet desquelles tu nous crois coupable[52].

Le roi de Hongrie sollicitait une entrevue du chef lorrain seul à seul, cheval contre cheval, avec la loyauté des races nomades, pour arrêter les conditions du passage. Le roi redoutait les excès et la vengeance des pèlerins de Germanie qui marchaient avec Godefroy, car les chevaliers verraient partout la trace du massacre des compagnons de Pierre l'Ermite et de Gauthier sans avoir, et les monceaux d'ossements empilés. Godefroy n'hésita pas à se rendre de sa personne, avec trois cents chevaliers choisis, au lieu fixé par Coloman, afin de régler toutes les clauses d'une convention de passage. Triste et longue route encore' pour ces hommes d'armes ! ils traversèrent la Pannonie sauvage, pleine de marais ; mais qu'importe la fatigue à qui touche le but ! et les chasseurs des Ardennes ou de la foret Noire devaient se plaire dans un territoire boisé et peuplé de gibier ! Le chef lorrain fut reçu par le roi de Hongrie sous la tente ; ils se pressèrent la main, se saluant à la façon des races nomades ; leur idiome était divers, et des clercs servirent d'interprètes. Que veulent donc les tiens en si grande troupe ? dit Coloman. — Le passage à travers les terres de Hongrie et de Pannonie pour se rendre à Constantinople, et combattre ensuite les mécréants à outrance. Telle fut la réponse de Godefroy, duc des hommes d'Occident. J'y consens, répliqua le roi ; mais les tiens sont si nombreux, et les autres pèlerins ont fait tant de mal au peuple, que je te demande des otages ; ils te seront fidèlement rendus après que tu auras traversé mes terres. — Ceci sera fait comme tu le dis, répliqua Godefroy, et la convention fut scellée de l'anneau ducal. Godefroy promit de livrer son frère Baudouin avec sa femme et sa race pour otages : Que puis-je te donner de plus que mon propre sang ? Alors le roi répliqua : Eh bien ! je m'engage à fournir des vivres pendant toute la traversée, et va en paix ![53] Ainsi Godefroy revint à sa tente, et lorsqu'il dit à Baudouin : Frère, il faut aller auprès de Coloman, Baudouin, plein de colère, refusa d'abord ; mais les évêques le supplièrent de sauver l'armée de Dieu, et il se résigna à servir d'otage auprès du roi Coloman et de ces Hongrois qui, un siècle plus tôt, avaient ravagé la Gaule !

Le pèlerinage germanique se mit donc en marche avec les rangs serrés et la lance haute ; les Hongrois paisibles accouraient, d'après les ordres du roi, pour vendre leurs vivres aux pèlerins, tandis que Coloman suivait avec une nombreuse cavalerie nomade, caracolant sur les flancs des diverses troupes de croisés pour surveiller leurs mouvements. Les Lorrains marchèrent ainsi jusqu'à la Save, qui fermait la frontière de la Hongrie ; là Godefroy apprit qu'une armée de Turcomans, de Warenges, de Petchenègues, peuples nomades encore, partis de Constantinople, devaient s'opposer à l'entrée des pèlerins sur les terres de l'empire ; ces multitudes, qui s'amoncelaient comme un orage, effrayaient tant Alexis[54] ! Trois mille chevaliers couverts de cuirasses, à la mine haute comme la race lorraine et germanique, suffirent pour mettre en fuite ces cavaliers qui combattaient à la manière des Scythes, l'arc en main ! Pouvaient-ils résister à la fière chevalerie de Souabe, à ces barons des bords du Rhin si retentissants dans les chroniques ? Bientôt la renommée s'en répandit au loin, et l'empereur reçut la nouvelle de l'invasion des Barbares : quelles étaient les intentions de ces races germaniques et que demandaient-elles à l'empereur ? des officiers du palais furent envoyés auprès de Godefroy, porteurs d'une chartre pourprée écrite en caractère d'or : Alexis, empereur de Constantinople et du royaume des Grecs, au duc de Godefroy et à ceux qui le suivent, parfait amour ! Je te demande, duc très-chrétien, de ne pas souffrir que les tiens ravagent et dévastent mon royaume et mon territoire, sur lequel tu es entré. Reçois la permission d*acheter, et qu'ainsi les tiens trouvent en abondance dans notre empire toutes les choses qui sont à vendre ou à acheter. Godefroy possédait assez de science militaire pour reconnaître la nécessité d'une grande discipline à travers des terres perdues, tout entourées de populations nomades : quelle retraite était assurée en cas de revers[55] ? Il reçut le message de l'empereur avec respect, et promit d'exécuter en tout point les ordres qui lui étaient adressés ; il fit publier partout que Ton eût à s'abstenir de rien enlever de vive force, si ce n'est les fourrages pour les chevaux. Marchant ainsi conformément aux ordres de l'empereur, les pèlerins arrivèrent à Nissa, Tune des frontières de l'empire ; ils y trouvèrent une étonnante abondance de vivres en grains et en orge, du vin et de l'huile en quantité ; on offrit beaucoup de gibier au duc de la part de l'empereur, et tous les autres eurent pleine liberté de vendre et d'acheter. Ils se reposèrent pendant quatre jours au milieu des richesses et de la joie. De là le duc se rendit avec son armée à Sternitz, et n'y trouva pas moins de sujets de satisfaction et de beaux présents de l'empereur. En étant parti au bout de quelques jours, il descendit vers la belle ville de Philippopolis, et y demeura pendant une semaine, comblé de même des dons de l'empereur, et trouvant avec profusion toutes les choses nécessaires[56]. Ainsi marchaient les Lorrains et les Allemands de la forêt Noire et delà Souabe à travers les races de Hongrie, les Bulgares et les Grecs ; les envahisseurs n'étaient pas plus policés que. les peuples envahis ; c'était Barbares contre Barbares ; mais la fermeté de Godefroy empêchait les excès, et maintenait fortement la discipline militaire, nécessité d'une marche lointaine à travers des pays inconnus qui frappaient si vivement l'imagination des pèlerins.

Pendant ce temps, les autres comtes féodaux, Robert de Flandre avec ses châtelains, ses archers et ses hautes bannières, et à côté de lui la Courte-Heuse, le brave duc de Normandie ; puis encore Hugues, comte de Vermandois, avec les Francs, tous pèlerins de la langue du Nord, s'étaient dirigés vers les Alpes ; ces comtes avaient choisi l'itinéraire de l'Italie[57] par plusieurs motifs : d'abord les Alpes étaient le chemin le plus fréquenté pour le pèlerinage ; là étaient marqués les stations, les oratoires qui devaient abriter les pieux voyageurs. L'Italie avait Rome pour capitale, et si les comtes marchaient avec enthousiasme vers Jérusalem, ils n'en étaient pas moins désireux de saluer les tombeaux de saint Pierre et de saint Paul dans les basiliques de Rome ; la renommée des saints apôtres et des reliques leur donnait une si grande physionomie ! C'était la première station pour la sainte entreprise, et d'ailleurs le pape Urbain II avait indiqué cet itinéraire aux nobles hommes qui prenaient la croix. Au moment où l'Italie, et Rome surtout, était agitée par la guerre civile, quand l'antipape Anaclet siégeait à Rome, Urbain II devait avoir un profond désir de montrer à ses ennemis les miracles que sa parole avait produits. Cette armée avait obéi aux inspirations du pape ; et comment la puissance de la tiare ne serait-elle pas grandie en présence du mouvement belliqueux qu'elle avait suscité[58] ?

La Courte-Heuse aussi avait ses motifs pour traverser l'Italie ; le duc de Normandie devait trouver dans la Fouille et dans la Sicile de valeureux compagnons, des frères d'origine et de généalogie, avec les souvenirs de la commune terre. Les Normands qui habitaient encore les frais herbages de Caen, de Bayeux et de Vire, ne devaient-ils pas se trouver tout joyeux de revoir leurs bons cousins, leurs parents de lignage dans les riches châteaux et dans les merveilleuses conquêtes de la Fouille et de la Sicile avec ses plaines de blé, ses vignes et ses oliviers ? n'auraient-ils pas là toute la satisfaction et tous les plaisirs des cours plénières, avec le vin de Syracuse et de Marsala, si préférable au cidre vert et au poiré ? Les Normands établis en Italie saisiraient aussi avec enthousiasme l'occasion de conquérir des terres dans la Grèce et dans l'Orient, ce qui était le vœu de leur vieille ambition. Combien de motifs n'existait-il donc pas de diriger le pèlerinage vers l'Italie ! Voilà donc les grandes troupes des comtes et des chevaliers partant pour le pèlerinage, qui s'acheminaient vers les Alpes ; c'était dans les premiers jours de mai, la fleur s'épanouissait aux champs, les oiseaux gazouillaient, comme le disaient les lais et chants des trouvères. Les croisés flamands, français ou normands marchaient par troupes qui se suivaient à peu de distance les unes des autres[59] : chaque comte avait sa bannière déployée, qui servait comme de signe de ralliement ; tous portaient sur leur écu, sur leur casque, sur leurs brassards des figures étranges, échiquier, pal, merlette sur émaux de sinople, sable ou gueule, de telle sorte qu'on pouvait reconnaître à quelle race appartenait tel chevalier, quel était son pays, sa langue, chose utile dans une si grande foule[60]. Chaque soir on dressait les tentes près d'une ville, d'un château, quelquefois au bord d'une rivière, dans les prairies liantes et épanouies : là se pressait autour des pèlerins une population naïve et rieuse qui apportait des fruits, des vivres en abondance pour sustenter les dignes comtes et les soldats du Christ qui allaient délivrer le saint tombeau. A chaque station venaient se réunir quelques nouveaux chevaliers avec leurs bannières pour grossir la troupe ; quand là pieuse armée s'approchait d'un bourg, d'un monastère, d'une cathédrale, les cloches sonnaient à plein vent ; les clercs, revêtus d'étoles et de surplis, venaient au-devant de cette procession armée où l'on voyait briller la croix, les mitres d'or à travers les casques d'acier. On entendait réciter les hymnes, et les cris de Dieu le veut ! Dieu le veut ! retentissaient au milieu des cantiques d'action de grâces[61]. Hugues de Vermandois, le comte à la haute taille, était en tête avec les Francs, sur des chevaux au fort poitrail ; puis marchaient les Normands sous la Courte-Heuse, le noble duc ; enfin les Flamands et les Frisons suivaient comme arrière-garde. Les populations dont on traversait la campagne, les bourgs et les cités, étaient chrétiens et amis ; si Godefroy, le rude duc, à la tête de ses Lorrains sauvages, de la race germanique née dans la forêt Noire ou dans les Ardennes, était en marche à travers les pays inconnus des Hongres et des Bulgares, la fleur de la chevalerie normande et franque allait traverser le gai pays de l'Italie et saluer le beau ciel.

Les pèlerins descendirent en masse pressée du sommet des Alpes dans la Lombardie ; elles étaient belles à voir, ces cuirasses reluisantes, ces armures qui resplendissaient aux feux du soleil, ces lances si serrées qu'elles ressemblaient, selon les chroniqueurs, aux épis de blé dans les vastes plaines de la Beauce[62]. Les pèlerins visitèrent Milan et sa basilique de l'art byzantin ; Florence au delà des Apennins, avec Pise la ville des marchands, la rivale de Gênes et de Venise ; puis ils marchèrent vers Rome avec cet esprit de contrition chevaleresque qui apaisait la fougue des armes. Ce fut à Rome que ces pèlerins annoncèrent leur arrivée et leur dessein aux Normands de la Sicile et de la Fouille ; c'étaient de braves et joyeux compagnons qui arrivaient pour demander passage[63] ; les Normands suivraient-ils dans leur itinéraire les pèlerins d'au delà les Alpes ? non. La Courte-Heuse de Normandie n'hésita point à se rendre à Salerne avec ses compagnons du beau duché, tandis que Hugues, le comte de Vermandois, hâtait son embarquement pour se rendre au plus vite à Durazzo, et de la Grèce à Constantinople. Lui, le fier comte franc, irait-il se livrer aux Normands ? les hostilités entre les deux races étaient anciennes ; pourquoi dès lors Hugues viendrait-il se jeter aux bras de ces Normands qui s'étaient fait un si bel état en Sicile ? Ceci répugnait au chef des Francs. Les Normands étaient entièrement maîtres du midi de l'Italie, ils l'avaient conquis par les pèlerinages armés et les coups de lance ! Presqu'un siècle s'était écoulé depuis que les Hauteville avaient fondé leur puissance dans ces contrées si belles, que la mer baignait depuis Canosa et Bari dans la Fouille, jusqu'à Syracuse et Girgenti. Bohémond, élu prince des Normands et chef de la colonie militaire, était fils de ce Robert Guiscard ou le Rusé, qui avait consolidé la puissance normande en Sicile et dans la Fouille ; il avait en propre fief tous les châteaux et villes qui bordaient le littoral : Manfredonia, Otrante, Gallipoli, villes opulentes en face de Durazzo et de Scutari, déjà convoitées par les Normands[64] Bohémond avait suivi Robert Guiscard dans toutes ses guerres contre les Grecs, et lui-même, envahissant alors la Macédoine, courait de rochers en rochers comme la chèvre sauvage jusque dans le vieux berceau de la Grèce. Tandis que son père Robert Guiscard était à Rome pour soutenir les intérêts du pape, Bohémond était au siège de Larisse, et brisait un dernier rempart de l'empire grec du côté de l'Italie.

Parmi ces Normands de la Pouille, il était un homme puissant, sire de plusieurs châteaux, issu de bonne race, car Eudes ou Guillaume son père était marquis, c'est-à-dire défenseur des marches ou frontières, son nom de race était Tancrède, souvenir de Normandie où il se trouve souvent cité dans les Chartres ; il n'était ni bavard ni diseur de hauts faits ; son éducation avait été toute féodale ; Tancrède montait un puissant coursier, se couvrait de rudes armures et brisait des lances ; son caractère sombre, méfiant, irritable au dernier point et aucunement sociable portait le type agreste et indomptable des montagnards[65]. Bohémond, plus rusé que lui, le dominait par son adresse, et il lui manda : Beau neveu, veux-tu venir en Palestine en traversant la Grèce avec les pèlerins du Christ ; sous mes ordres ? et il accompagna cette chartre de présents en chevaux, mulets, marcs d'or et d'argent. Pour les Normands, c'était tout profit que cette croisade : en traversant les terres de la Grèce, les Normands avaient tout à gagner et rien à perdre ; un magnifique sol se déployait devant eux, des terres abondantes et plantureuses, des villes opulentes, pleines de richesses et de commerce. Sculari, Salonique étaient semées sur la route ; la guerre contre les Grecs était pour les Normands une habitude[66] ; ils avaient plus d'une fois refoulé dans leur rencontre les myriades de ces Grecs couverts de soie, qui s'étendaient et se déployaient en grandes et molles armées. Bohémond convoitait depuis longtemps la Macédoine et l'Épire, et la croisade servait de prétexte pour envahir ces terres et les mettre au pouvoir des Normands. Les voilà donc marchant à travers les terres de la Grèce, les chevaliers normands, avec Bohémond et Tancrède à leur tête[67] ; rien ne résiste à leur impétuosité ; il faut lire dans le poétique Raoul de Caen la description de cette marche chevaleresque des Normands qui s'avançaient vers Constantinople. Quels redoutables adversaires pour Alexis ! Aussi des messagers pleins d'alarme annoncèrent l'invasion nouvelle des terribles compagnons de Robert Guiscard. Voici ce qu'écrivaient les officiers de l'empire à la majesté sacrée dans le palais du Bosphore : Bohémond, de la race de Guiscard, a traversé l'Adriatique et s'est même emparé de la Macédoine ; déjà plus d'une fois tu as ressenti sa grande force, et celle qu'il déploie aujourd'hui n'est pas moins élevée au-dessus de celle qu'il a déployée auparavant, que l'aigle n'est élevé au-dessus du passereau. Autrefois, en effet, la Normandie lui fournissait des cavaliers, la Lombardie des hommes de pied ; les Normands allaient à la guerre pour remporter la victoire, les Lombards pour faire nombre ; de ces deux peuples, l'un venait comme guerrier, l'autre comme serviteur ; en outre, levés à prix d'argent, forcés par un édit, ils ne marchaient point volontairement, ils ne combattaient point par ardeur pour la gloire[68]. Maintenant au contraire la race entière de la Gaule s'est levée et s'est associé dans sa marche toute l'Italie ; au delà et en deçà des Alpes, depuis la mer d'Illyrie jusqu'à l'Océan, il n'est point de contrée qui ail refusé ses armes à Bohémond ; les chevaliers, les archers, les frondeurs, par leur infinie multitude, n'ont laissé aucune place dans l'armée à la foule de ceux qui ne font pas la guerre. Le blé d'en deçà des mers ne suffit pas à ces armées, pas même celui qu'elles retirent des fosses creusées dans la terre ; si le petit peuple, qui n'a point d'armes, ne renonce à son oisiveté et à son abondance pour se livrer au travail, il pourra endurer la disette. Tous ceux qui servent dans le camp de Guiscard sont armés, belliqueux et savent supporter les fatigues ; ajoutez-y encore quelques hommes de la race de Guiscard, Tancrède et les deux frères Guillaume et Robert, dont le courage est pareil à celui des lions de Phénicie, et qui sont alliés de Bohémond autant par les liens du sang que par leur ardeur à faire la guerre ; celui-ci n'a point, comme jadis, forcé aucun d'eux à le suivre ; vaincu par leurs supplications, il les a transportés au delà de la mer ; aussi ne pourront-ils être que bien difficilement séparés, ceux qu'une seule volonté, des intentions pareilles, un zèle semblable ont liés ensemble d'une étroite amitié. De tels messages firent une profonde impression sur Alexis, la Grèce était envahie déjà de tous côtés ! Les Normands qui arrivaient avaient plus d'une fois effrayé son empire ; ces hommes durs à la peine, ces bras vigoureux pouvaient fracasser ce qui restait de puissance à la vieille Byzance[69] ; les Normands imprimaient partout une grande terreur ; nul Grec n'osait soutenir leurs regards quand ils se rencontraient sur un champ de bataille. Ils s'avançaient avec fierté vers Constantinople : qui pouvait résister à la ruse, dans la force, véritable caractère des Normands[70] ?

Pendant ce temps le pèlerinage des Provençaux, bannière déployée, se mettait en marche ; le comte de Toulouse et ses dignes chevaliers, suivis d'Adhémar, évêque du Puy en Velai, le prédicateur de la croisade dans la race méridionale, les barons et clercs de la Langue d'oc, avec leurs saints de Provence brodés sur leurs gonfanons, prenaient aussi la route de l'Italie, en traversant le mont Jouy, déjà si célèbre par les ermitages[71]. Raymond n'avait pas suivi les hommes de Flandre, de Normandie et de France ; les comtes et les vassaux qui l'accompagnaient parlaient une langue inconnue dans le nord de la Gaule ; leurs mœurs étaient dissemblables, leurs costumes différents ; on eût dit des peuples si divers, qu'on ne pouvait comprendre comment ils marchaient dans une même expédition avec les comtes barbares de la Langue d'oïl : que pouvait-il y avoir de commun entre le dur Godefroy de Bouillon, l'homme de la forêt Noire et des Ardennes, et Raymond, comte de Toulouse, le gai seigneur des troubadours et des contrées méridionales, des villes du Midi tant visitées par le soleil ? Les Italiens el les Provençaux étaient au contraire d'une commune race. Après avoir passé les Alpes, les compagnons du comte de Toulouse trouvèrent des habitants qui parlèrent avec eux l'idiome roman, et ils purent dès lors s'entendre, se communiquer leurs idées, et le pèlerinage fut des plus gais. Le comte irait-il joindre les Normands en Sicile pour se réunir à la grande bande des pèlerins qui suivaient Bohémond ? Une le fit point, car il y avait répugnance du Provençal pour le Normand, pour le Franc ou le Flamand ; et l'on ne pouvait marcher sous une même bannière avec si peu de sympathie : il n'y avait que le lien de la croix qui pût les réunir. Raymond continua sa route par le nord de l'Italie ; il visita Vérone la Romaine, Venise sur l'Adriatique, puis il s'achemina à travers la route de l'Esclavonie par Laybach jusque sur la Drave[72]. Les gais Provençaux eurent besoin de tout leur caractère pour soutenir une route dépourvue de chemins tracés et de soleil ; Raymond d'Agiles, le chapelain du comte, s'écrie en pleurant : Nous ne vîmes durant trois semaines ni animaux ni oiseaux ; pendant quarante jours, telle fut notre marche dans l'Esclavonie, à travers des brouillards tellement épais que nous pouvions les toucher et les pousser devant nous en faisant le moindre mouvement. Voilà, ajoute le pieux chapelain du comte, tout ce que j'ai à vous dire sur l'Esclavonie. Les Provençaux arrivèrent enfin à Simendria ; les officiers de l'empire se hâtèrent d'annoncer à Alexis cette nouvelle invasion des Barbares, comme ils avaient mandé l'arrivée des Normands à Durazzo. L'empereur écrivit en toute hâte au comte de Toulouse pour lui offrir la paix et l'adoption, un échange loyal de vivres et de services. Ces lettres de l'empereur ne pouvaient empêcher les populations nomades de courir sur les Provençaux et de les accabler de tous côtés ! Ce fut donc encore une marche pénible que celle du comte de Saint-Gilles et de l'évêque du Puy en Velai à travers les terres de l'empereur ; à chaque moment on entendait pousser le cri de Toulouse, qui était le signe de ralliement[73], quand un point de l'armée était menacé. Cependant les messages se succédaient de la part de l'empereur, et tant de promesses furent faites que le comte quitta l'armée à Thessalonique pour se rendre directement à Constantinople, afin de conférer avec l'empereur et les autres comtes. A peine le gonfanon de Saint-Gilles avait-il quitté les rangs qu'un grand désordre se mit parmi les Provençaux. En rappelant ce cruel découragement, le chroniqueur Raymond d'Agiles le chapelain se couvre la tête de cendre et s'écrie : Parlerai-je de l'artificieuse et de la détestable perfidie de l'empereur ? dirai-je la fuite de notre armée et le désespoir auquel elle s'abandonna ? Voici la seule chose véritablement mémorable que je crois ne devoir point passer sous silence : c'est que, tandis que tous les nôtres méditaient d'abandonner le camp, de prendre la fuite, de quitter leurs compagnons, de renoncer à toutes les choses qu'ils avaient transportées de pays si lointains, des pénitences et des jeûnes salutaires leur rendirent enfin tant d'énergie et de force que le souvenir seul de leur désespoir et des projets de fuite qu'ils avaient auparavant formés les accablait de la plus profonde douleur ; qu'il vous suffise de ce que je viens de dire[74]... Les Provençaux n'avaient point abandonné leur caractère national ; la vive impression des événements agissait sur leur imagination mobile ; ils passaient de la joie à l'abattement, de la force à la faiblesse ; la moindre espérance qui paraissait comme un arc-en-ciel, ils la saisissaient ; ils se jetaient dans le désespoir et la désolation lorsqu'ils rencontraient la moindre résistance. Maintenant les pèlerins marchaient bannières déployées vers Constantinople !

Jugez de ce soulèvement de l'Europe ; l'empire des Grecs était menacé par tous les côtés : les féodaux arrivaient en nuées, les uns par mer, les autres par la Macédoine, les Provençaux par l'Esclavonie, les Lorrains par la Bulgarie, à travers les terres barbares, sous l'impitoyable duc Godefroy de Bouillon. Tous chrétiens sans doute avaient fait vœu de pèlerinage à la terre sainte. Mais allaient-ils respecter Constantinople et les villes grecques ? l'empire n'était-il pas à leur discrétion ? quelle force pouvait-on leur opposer ? quelques troupes nomades pouvaient-elles suffire pour contenir d'innombrables armées cuirassées d'acier, le casque en tête, le glaive en main, montées sur leurs grands chevaux caparaçonnés de fer ? La haute féodalité n'était plus en France, elle campait sur le territoire grec ; Constantinople et ses trois cent soixante tours carrées allait voir le baronnage des Gaules sous la tente au pied de ses murailles ! et à ce temps que devenait la patrie de tous, les fiefs d'Europe qu'ils délaissaient ?

 

 

 



[1] Le dénombrement des chefs de la croisade, fait par le Tasse dans la Jérusalem, a été encore une source d'erreurs et d'illusions historiques ; on a créé des héros imaginaires, on les a vernissés et policés de telle sorte qu'on ne reconnaît plus ces féodaux sauvages tels que les chroniques et les Chartres les reproduisent. Le Tasse a été le grand corrupteur de l'histoire des croisades.

[2] Lisez dans la Vie de Louis le Gros, par Suger, le véritable caractère de la féodalité, chap. I à XXI.

[3] Ducange, v° Miles.

[4] Comparez Guibert de Nogent, liv. II, et Albert d'Aix, liv. II.

[5] Robert le Moine, liv. Ier. Il était témoin oculaire.

[6] Orderic Vital, dans Duchesne, Hist. Norm., p. 786.

[7] Orderic Vital, dans Duchesne, p. 786.

[8] Voyez sur le pèlerinage de Robert le Magnifique, les diverses chroniques de Normandie.

[9] Orderic Vital, Duchesne, Collect. Norm. script., p. 785.

[10] Chronic. Bertiniacens., dom Bouquet, tom. XIII, p. 459. — Chronic. Cambr., ibid., p. 482.

[11] Albert d'Aix, liv. Ier, et Guibert, ibid.

[12] Voyez aux chapitres suivants le drame de la mort de Charles le Bon, comte de Flandre, emprunté aux Bollandistes.

[13] Les Bénédictins ont consacré un article, dans l'Histoire littéraire de France, à Etienne, comte de Blois, tom. IX.

[14] Extraits arabes de dom Berthereau, analysés par M. Reinaud, Bibliothèque des Croisades.

[15] Dom Vaissète, Histoire du Languedoc, tom. II, p. 280 et suivantes.

[16] Rien n'est plus curieux que la chronique de Raymond d'Agiles ; Raymond suivit son comte, dont il était chapelain, avec une fidélité exemplaire ; ses impressions ne peuvent être plus naïves. Cette chronique a été publiée dans la collection de Bongars, Gesta Dei per Francos, 2e partie.

[17] Orderic Vital, ad ann. 1096. — Guibert de Nogent, liv. II.

[18] Albert d'Aix, liv. II.

[19] Dom Vaissète a recueilli avec un grand soin tous les noms des croisés qui se rattachent à la Langue d'oc. Hist. du Languedoc, tom. II.

[20] C'est surtout Godefroy de Bouillon dont on a changé le véritable caractère ; le Tasse en fait le pieux Énée ; l'histoire, partant de cette donnée, l’a habillé en véritable paladin de romans. Godefroy était de race barbare, et conservait son caractère indomptable. Voyez Albert d'Aix, liv. II à VIII.

[21] Bénédictins, Art de vérifier les dates, art. Comtes de Boulogne.

[22] Albert d'Aix, liv. II.

[23] Bénédictins, Art de vérifier les dates, art. Comtes de Boulogne, tom. III, in-4°.

[24] Les chroniqueurs s'occupent beaucoup de Godefroy de Bouillon ; comparez Albert d'Aix, liv. II, et Guibert de Nogent, liv. II.

[25] Sive hasta juculans æquaret Parthica tela ;

Cominus aut feriens terebraret ferrea scula,

Seu gladio pugnans carnes resecaret et ossa,

Sire eques atqus pedes propelleret agmina densa.

Hist. Gest. viœ nostri temporis Hierosolym., Duchesne, tom. IV, p. 890. En Bithynie Godefroy étrangla un ours de ses mains. Voyez Albert d'Aix, liv. IV.

[26] Albert d'Aix, liv. II.

[27] Dom Calmet, Histoire de Lorraine, tom. II, p. 372.

[28] Comparez le Cartulaire de Saint-Pierre de Beauvais, f° 83, et les Bénédictins, Art de vérifier les dates. Guibert de Nogent et Robert le Moine parlent aussi du duc de Vermandois.

[29] Regalem de qua ortus erat commendabat prosapiam. Robert Monach., lib. II. Apud inertissimos hominum Grœcos, de regis Francorum fratre prœvolarat infinita celebritas. Guibert, lib. II, cap. XIX.

[30] Robert le Moine, liv. II.

[31] Les chroniques parlent à peine de Philippe Ier durant toute la croisade ; il ne suivait pas la pensée de la génération, et on l'oublia. Consultez le Cartulaire de l'abbé de Camps, Règne de Philippe Ier.

[32] Comparez Guibert de Nogent, liv. Ier et Robert le Moine, liv. Ier.

[33] Cette chartre est une donation faite par Foulques, comte d'Anjou, Ier Cartul. S. Sergii Andeg. Dans l'abbé de Camps, ann. 1095.

[34] Annal. de Baronius et Pagi, ad ann. 1095-1096.

[35] Chronique Malliac., ann. 1096, et Yves Carnot, Epistol. 211, Spicileg., tom. V, p. 513.

[36] Extrait du manuscrit de l'abbé de Camps ; Collection Fontanieu, tom. VIII.

[37] Vita sanct. Arnulf. Suession. episcop., Duchesne, t. IV, p. 166.

[38] Suger a écrit la vie de Louis le Gros avec entraînement ; on doit un peu se défier de son enthousiasme ; mais où trouver des renseignements plus précieux que dans un contemporain qui assista à tous les actes de la vie de son seigneur ? Cet ouvrage de Suger est adressé à Gosselin, évêque de Soissons ; il a été la source de la chronique de Saint-Denis. Voyez Duchesne, tom. IV.

[39] Le souvenir de Charlemagne comme grand protecteur des églises vivait partout. Suger, liv. Ier.

[40] Ludovic. Vita apud Suger, liv. Ier.

[41] Chronique de Saint-Denis, ad ann. 1095.

[42] Février 1096. — Orderic Vital, Duchesne, p. 723.

[43] Ce concile a seize canons ; il est de 1096, et se trouve dans le Spicileg., tom. IV, p. 236.

[44] Voyez aussi la curieuse correspondance d'Yves de Chartres, ad ann. 1007-1099.

[45] Parcourez les tables de Bréquigny, ad ann. 1095-1099.

[46] Cette distinction entre les races se manifeste même dans les chroniques ; chaque comte a son historien. Raymond d'Agiles est le chroniqueur de la race du Midi ; Raoul de Caen l'est des Normands ; Robert le Moine, des Francs ; Albert d'Aix, de Godefroy et de la race lorraine. (Voyez Gesta Dei per Francos, Bongars, 1re partie.)

[47] Albert d'Aix est le plus précis des chroniqueurs sur la croisade de Godefroy de Bouillon ; clerc d'Aix-la-Chapelle, il a dû tout voir et tout suivre sur les bords du Rhin. Voyez Albert d'Aix, liv. II.

[48] Albert d'Aix est le chroniqueur principal du pèlerinage de Godefroy de Bouillon, liv. II.

[49] Albert d'Aix, liv. II. L'itinéraire de Godefroy, et ses rapports avec les Hongrois et les Bulgares ne se trouvent que dans Albert d'Aix. Foucher de Chartres donne également quelques détails topographiques sur la croisade : Fulcherii Carnotensis gesta peregrinantium Francorum cum armis, Hierusalem pergentium. (Bongars, p. 381.)

[50] Voyez dans Ducange, v° Peregninat., les privilèges des croisés.

[51] Une circonstance constate toute la sauvagerie du pèlerinage de Godefroy ; c'est que les autres comtes, francs, champenois, normands, provençaux, avaient des chapelains, des chroniqueurs ; tous écrivaient des chartres, épîtres ; le pèlerinage de Godefroy jusqu'à Constantinople n'a qu'un historien, Albert, chanoine dans le chapitre d'Aix-la-Chapelle, c'est-à-dire d'une cité des bords du Rhin. Il ne reste pas une seule chartre du barbare seigneur de Bouillon.

[52] Albert d'Aix, liv. II.

[53] Albert, le chanoine d'Aix-la-Chapelle, a suivi jour par jour tous ces gestes : aucun des historiens modernes des croisades n'est entré dans ces détails ; comme ceux-ci voulaient donner à Godefroy de Bouillon une physionomie digne de la Jérusalem délivrée, ils se seraient bien gardés de le présenter au milieu de cette barbarie. Voyez Albert d'Aix, liv. II.

[54] Voyez dans l'Alexiade, liv. X, les précautions prises par l'empereur ù la nouvelle de l'arrivée de Godefroy. Anne Comnène dit peu de chose de Godefroy ; elle compte dans son année dix mille chevaliers et soixante-dix mille archers ou arbalétriers.

[55] Albert d'Aix explique encore les motifs qui portèrent Godefroy de Bouillon à accepter une convention avec Alexis. Voyez liv. II.

[56] Albert d'Aix, liv. II.

[57] Nous autres Français, dit Foucher de Chartres, après avoir parcouru la France, nous passâmes en Italie, et nous arrivâmes à Lucques, où nous trouvâmes le pape Urbain, avec lequel s'entretinrent le comte Robert, le comte Etienne, et tous ceux qui le voulurent. Nous reçûmes sa bénédiction, et nous allâmes à Rome. Fulch. Carnotens. Gest. peregrinant. Francor. cum arm. Hierus. pergent. (Bongars.)

[58] Comparez Baronius et Pagi, ad ann. 1096-1097, et Robert le Moine, liv. I.

[59] Sur l'itinéraire des pèlerins, lisez Foucher de Chartres, liv. I, en le comparant toujours à Robert le Moine, liv. II.

[60] On a dit que l'origine des armoiries se reportait aux croisades : je crois qu'il faut distinguer : à toutes les époques, il y eut des signes pour reconnaître les chevaliers entre eux, quand ils avaient la visière baissée ; mais le blason héréditaire ne se montra, par tradition de race, qu'après la première croisade. Alors seulement commença la famille féodale. Je regrette vivement qu'on n'ait pas établi une école de blason, plus utile peut-être que d'autres travaux politiques : dans l'histoire, le blason était le certificat de civisme des familles.

[61] Sur la marche des Francs, comparez Robert le Moine, liv. I, Foucher de Chartres, si curieux, liv. I. Albert d'Aix n'offre plus aucun intérêt ; il n'a suivi que les Lorrains et Godefroy de Bouillon.

[62] Foucher de Chartres regrette quelquefois les belles prairies autour de sa cathédrale, liv. I.

[63] Ici commence le poétique chroniqueur de la race normande, Raoul de Caen ; il a été publié par dom Martenne, Thésaurus novus anecdotorum, tom. III, p. 108 ; mais la meilleure édition est celle de Muratori, Scriptor. rerum Italic., tom. V, p. 285.

[64] Voyez, sur la domination des Normands en Italie, la chronique du Mont-Cassin, publiée par M. Champollion-Figeac, liv. I et III. Sur cette famille des Guiscard, consultez également le travail de Ducange (les Familles normandes), Mss. Biblioth. royale, suppl. français, n° 1224.

[65] Les Familles normandes, par Ducange, Biblioth. royale, suppl. français, n° 1224.

[66] Anne Comnène, liv. V, parle longuement de la guerre des Normands contre les Grecs ; la jeune princesse avait présente à sa mémoire la renommée de Bohémond, Alexiade, liv. V.

[67] Consultez Raoul de Caen, chap. II à V.

[68] Raoul de Caen, chap. VIII.

[69] Raoul de Caen, Tancred. Gest., cap. VIII.

[70] Alexiade, liv. X. Anne Comnène reconnaît l'indomptable caractère des Normands ; les femmes mêmes combattaient. Voici ce qu'elle dit poétiquement de Gaïta, la femme de Robert Guiscard : Πλλάς άλλη καί μή Άθήνη, Alexiade, liv. I.

[71] Si pour la race normande j'ai trouvé Raoul de Caen, la race provençale a son chroniqueur spécial dans Raymond d'Agiles. Sa chronique a été publiée dans le Gesta Dei per Francos de Bongars, p. 425.

[72] Anne Comnène suppose un combat naval contre le comte de Toulouse : les chroniques n'en disent rien. Voyez Alexiade, liv. X.

[73] Raymond d'Agiles, liv. I.

[74] Raymond d'Agiles, liv. I.