HUGUES CAPET ET LA TROISIÈME RACE

 

TOME DEUXIÈME

CHAPITRE XVI. — DÉMOCRATIE DE LA CROISADE. — PEUPLES ET COMMUNES.

 

 

Les villes municipales. — Reims. — Paris. — Metz. — Bourges. — Périgueux. —Toulouse. — Nismes. — Marseille. — Mouvement de serfs et ric peuples. -Tumulte des communaux en Normandie. — Armements. — Régularisation de quelques communes. — Croisade populaire. — Départ des croisés. — Le peuple marche sur la Palestine.

XIe SIÈCLE.

 

La prédication de la croisade, celle prise d'armes du peuple, avait excité une grande effervescence parmi les barons, les clercs d'église, les manants et les serfs. C'était sur la place publique, à la suite d'ardents sermons, pour appeler l'égalité des hommes devant Dieu, que les chrétiens s'armaient pêle-mêle afin de délivrer leurs frères d'Orient[1]. La parole du pape avait été comme une sainte propagande qui s'annonçait au monde. De toutes parts dans les campagnes on n'entendait que des exhortations pieuses, le bruit des armes et le hennissement des chevaux de bataille ; le pape Urbain II avait appelé la multitude à prendre la croix, et cet enthousiasme créait entre tous les fidèles un système d'égalité catholique favorable à l'émancipation du pauvre. Tous suivaient le même drapeau ; la confusion tumultueuse des clercs, des barons, des manants et des serfs s'avançant sur une même route, au milieu des mêmes périls, favorisait une sorte de fraternité démocratique, et la croisade était ainsi un mouvement qui partait des entrailles du peuple.

Au moyen âge, la servitude était le caractère général des populations qui cultivaient la terre et arrosaient la campagne de leurs sueurs ; les serfs, vilains et manants des villes se trouvaient pour la plupart soumis à des seigneurs, à des évoques, aux comtes du palais, au roi ou aux monastères qui avaient été la source de leur origine antique. Cependant, au milieu de cette soumission générale, il y avait de grandes cités qui conservaient les traces de l'administration romaine, et le vaste système de surveillance fondé par Charlemagne[2]. De glorieuses dominations ne passent pas sur un peuple sans laisser de profondes empreintes ; le gouvernement des villes, la commune même dans le vaste développement de sa liberté, ne naquirent pas comme un produit immédiat qui s'implante dans le cœur d'un pays à la suite d'un événement fortuit : l'idée municipale était vieille comme Rome ; partout où se groupaient quelques hommes, se formulait en même temps ridée de l'administration communale, institution de résistance et de défense mutuelle. Les municipes étaient répandus sur toute la Gaule ; les Barbares avaient détruit les monuments, foulé les populations ; mais comme il y avait des ruines, des ponts, des routes, des aqueducs, magnifiques débris du grand empire, des cirques et des arcs de triomphe, il restait aussi debout quelques souvenirs des franchises municipales échappés à la conquête et aux ravages des Barbares[3].

Au nord, Reims était une des cités les plus antiques de la Gaule, dans l'histoire de son épiscopat et de sa tradition de saint Rémi[4] : toutes les Chartres constatent qu'elle avait, depuis sa fondation, un ordre de citoyens, un peuple qui élisait ses magistrats, et l'évêque lui-même, le premier de la cité. Sous la seconde race, Reims avait des échevins, une administration ; et quand Urbain II écrivit sa lettre encyclique pour la croisade, il l'adressa à l'ordre, aux chevaliers et peuple de Reims[5]. Dans une chartre en lambeaux du Xe siècle, on voit un juge, un vidame et les échevins de ville qui exerçaient la magistrature dans la cité[6]. Et qui pouvait refuser à Reims ces nobles titres d'une liberté née dans la première race ? N'avait-elle pas partout les monuments de sa vieille splendeur ? Sur les ruines du temple de Vénus et de Cybèle, l'archevêque Ebbon avait fait construire l'église de la Vierge ; l'antiquaire en salue encore les vieux débris reproduits sur le portail de la belle cathédrale du sacre. Reims, avec ses arcs de triomphe de la porte de Mars, le mont d'Arène, souvenir des sables qui le couvraient, alors que les empereurs et les proconsuls parcouraient ses grandes voies, et les sept chemins qui sillonnaient les Gaules : rouillez la terre, et vous en retrouverez encore les traces ; puis vous verrez à Reims la porte vieille et noircie qui servit de prison à Ogier le Danois, le preux de Charlemagne, selon les traditions chevaleresques. Reims, la noble cité, avait donc tous les titres pour nu gouvernement municipal ; elle en était en possession au Xe siècle, et la commune trouva dans ses vieilles Chartres un beau modèle d'indépendance.

Paris, de Saint-Germain et de Sainte-Geneviève, sur la rivière qui coule à grands flots, avait une administration de nautes et de marchands qu'a symbolisée le vaisseau peint au fond de ses armoiries d'or sur azur, depuis surmonté de fleurs de lis[7]. La vieille corporation de la marchandise et de l'eau, ainsi que la nomment les Chartres, était le corps municipal ; il y avait un prévôt de la marchandise, des échevins, des bourgeois, et un parloir où se réunissaient les prud'hommes, el il le fallait bien, car Paris s'agrandissait tous les jours vers la montagne Sainte-Geneviève[8] ; on y trouvait des oratoires, des stations pour monter si haut ; le sommet de la colline était peuplé d'ermitages avec des jardinets, le puits et le figuier sauvage. Au revers, du côté du midi, s'élevait Saint-Victor, abbaye solitaire, et puis dispersées quelques petites maisons où les docteurs enseignaient les élèves et étudiants, plus tard si folâtres en leurs jeux. Le centre était toujours Paris-en l'île, avec ses rues étroites et bien pressées, car les prud'hommes voulaient éviter les grands vents de Seine, les feux du soleil, et la pluie battante qui fouette le visage ; chacun en sa ruelle était paisible, trottinant pour les affaires du ménage sur sa mule ; après le couvre-feu, nul ne sortait, quoiqu'au coin de chaque rue il y eût un oratoire grillé, avec la Vierge et le saint patron, éclairé en sa niche par un réjouissant luminaire.

A Metz, la cité de Childéric II, les titres municipaux révèlent aussi l'existence des échevins, des prud'hommes maîtres et patrons, élus par le concours simultané des clercs et du peuple sur la place publique[9]. A Bourges, la ville des grandes libertés, tout habitant était affranchi du servage : Les citoyens (cives) de la cité et septaine de Bourges, dit la coutume, sont libres[10]. Voulez-vous savoir également l'histoire de Périgueux, colonie romaine, où le sénat et les empereurs ont laissé d'immenses amphithéâtres et d'utiles aqueducs ? Les chartres disent, en parlant de la cité de Périgueux : les citoyens-seigneurs de Périgueux[11]. Ils étaient gouvernés par des consuls ; et la commune, c'est-à-dire le droit de défense mutuelle, existait de temps immémorial avec sa garde de l'universalité des habitants. Toulouse avait son Capitole et son sénat ; le titre de consul se lit dans les Chartres de la langue d'oc du Xe siècle, Le vieux droit romain appelait Toulouse une cité, c'est-à-dire qu'elle possédait le privilège des municipes, affranchie de tout servage envers le comte ; Toulouse faisait la guerre ou la paix en son nom. Le Capitole, qui formait comme le centre de la cité, donna le nom aux capitouls, magistrature si élevée et si puissante au moyen âge[12].

A quelques lieues d'Avignon, la ville papale, se déployait Nismes la romaine : qui peut le disputer en souvenirs et en grandeur à l'amphithéâtre et à sa Maison carrée, œuvres admirables de Rome impériale ? Plus tard, lorsque la comtesse Berthe fait une donation à la cathédrale de Nismes, elle écrit sous la garantie de son scel : que si les parents n'héritent pas d'après la coutume romaine, les biens et fiefs de ladite dame reviendront à la puissance publique de Nismes[13], expression qui se rapporte sans doute à la magistrature du Potestat, qui domina au moyen âge les cités de Provence, d'Italie et du Languedoc. Si le peuple de Nismes était libre et souverain, Arles nous apparaît, au Xe siècle, comme un débris des colonies romaines dans la Gaule ; un comte d'Arles traite avec le monastère de Saint-Victor pour les terres fertiles sur le Rhône, et la chartre est scellée en présence de tous les hommes d'Arles, des juges et des chefs[14]. Il y avait des fiefs communaux, une communauté d'habitants ; Grégoire Vil écrit au peuple d'Arles, et c'est à ce même peuple que Gibelin, créé patriarche de Jérusalem, adresse ses adieux[15]. Arles fut comme une colonie de Marseille. Nulle ville ne pourrait se comparer à la vieille république municipale des Phocéens, quand l'étendard marseillais flottait au vent sur les tours noircies, au haut de cette enceinte où était placée la porte de Jules César ! Marseille avait sa maison de ville, ses magistrats, ses échevins ; Geoffroy le vicomte fait une vente de fiefs et de terres vaines ; elle porte don à l'universalité des citoyens de Marseille, qui traitent avec Pise, Gaëte, Venise et Gênes. Marseille assure les droits de son commerce par de précieux statuts qui depuis furent rédigés en dues formes[16].

Ainsi, dans les vieilles cités, la liberté municipale était contemporaine de l'époque romaine ; la commune ne fut point un produit spontané du XIe siècle ; sur toute la surface du sol on trouve des modèles de municipalités, des types antiques sur lesquels les chartres de communes et de bourgeoisies se modelèrent. L'épaisse race de Bourgogne, de Champagne, n'allait pas si vite dans les conquêtes de la liberté que les populations vives et intelligentes du Midi ; le soleil est favorable aux idées de peuple, le cœur peut rebondir librement quand il voit la nature réchauffée et l'azur des cieux rayonnant de lumière. L'air embrumé comme une vapeur qui oppresse est pour l'imagination et les idées exaltées ce qu'est le mur humide et épais du cachot pour le corps humain, une sorte de paralysie de l'âme. Seulement, au Xe siècle, déjà une agitation profonde se manifeste parmi les serfs, la parole avait agi[17] ; les prédications catholiques annonçaient la liberté et l'égalité de tous devant Dieu et l'Église.

Dans plusieurs provinces, les serfs se réunissent pour résister ; on sent que le peuple souffre et qu'il est opprimé ; il n'y avait pas de classes intermédiaires, le serf crie à la commune comme à la meilleure organisation des biens du peuple. Voulez-vous un exemple de ce grand rassemblement pour demander la commune ? en voici un des plus remarquables. Dans les divers comtés de la Normandie, les serfs, les vilains, irrités de leur condition, se réunissent pour appeler une situation plus libre ; rassemblés en foule et en armes dans la campagne, autour des villes, ils s'arment en tumulte : que disent-ils entre eux, et que réclament ces hommes confusément soulevés ? Ne consentons plus à porterie joug des seigneurs ou de leurs agents, nous n'en recevons jamais que du mal, jamais notre bon droit n'est respecté par eux ; nous perdons à la fois nos profits et nos travaux, on prend chaque jour nos bêtes de somme, on exige sans cesse de nouveaux services ; ce sont toujours des demandes, des procès pour les forêts, pour les chemins, pour les monnaies, pour les canaux, pour les moutures, pour l'hommage, pour les redevances, etc. ; on enlève de force nos troupeaux, et s'il existe des conventions à notre avantage, on ne les exécute pas. Pourquoi souffrir tous ces outrages ? osons nous dérober à l'injustice de nos tyrans ; ne sommes-nous pas hommes comme eux ? n'avons-nous pas des membres aussi robustes, des corps formés comme les leurs ? nous portons aussi bien qu'eux la fatigue et la peine ; s'il nous manque quelque chose, c'est le courage[18]. Qu'un serment sacré nous lie à jamais ; nous avons à défendre nos biens et nos personnes, soyons unis, aidons-nous, et s'ils veulent nous attaquer, nous serons contre un seul chevalier trente et quarante paysans adroits et résolus[19]....

Ce langage des serfs et vilains de Normandie sentait un peu la couardise ; ils se mettaient quarante contre un chevalier, et encore ils tremblaient ! Et vous ne voulez pas que ces lâches fussent esclaves attachés à la chaîne ? Qu'avait de commun cette race d'hommes avec le féodal qui jetait à l'aventure sa fortune et sa vie ?  Néanmoins cette révolte raisonnée se formula bientôt en assemblée générale, car tous ces hommes s'étaient organisés sous des chefs ; chaque communauté députa deux manants qui la représentèrent dans le conseil provincial de Normandie ; on prêta des serments sur la croix du Christ, symbole d'égalité ; on discuta les intérêts de la Neustrie, et quand le comte Raoul arriva, au nom du duc leur suzerain, avec ses chevaliers, pour dissoudre l'assemblée communale, il trouva une résistance active. Pauvres serfs ! pauvres communaux ! Aux uns le comte Raoul fit couper les mains et les pieds, ou leur fit arracher les dents et les yeux[20] ; on devait un exemple ! Aux autres, les plus riches, il les taxa de fortes sommes de deniers pour racheter leur vie, et les serfs retournèrent à leur charrue. Le temps n'était pas venu d'un peu de liberté[21] ! Les communaux avaient les membres forts, mais la cotte de mailles n'enveloppait pas leur corps durci ; ils n'avaient pas surtout le courage de résister à la face des hommes de bataille. Cet essai de commune fut donc ainsi détourné dans son développement par les hommes d'armes. Commune devint néanmoins le mot adopté par tous les vilains réunis tumultueusement ; il fut comme la formule d'usage pour exprimer la loi du peuple sous une administration locale. Dès que les serfs, les manants se groupent autour d'un village ou d'un clocher, ils forment une commune et déploient leurs étendards sous des formes bizarres ; que peut avoir de noble un serf de terre ? Tout ce qu'il crée est grotesque et contrefait. Au Mans, les habitants forcent le comte à approuver une conjuration qu'ils appellent commune ; ils couraient sur la place publique en poussant des clameurs ; et comment faire pour résister à l'invasion des Barbares, des Hongres et des Normands ? comment faire pour s'opposer aux excursions des châtelains ? Commune ! commune ! tel était le traité de mutuelle garantie entre les habitants, traité vieux comme le sentiment de la défense réciproque quand la multitude est éparse et faible.

La commune s'organisa souvent les armes à la main, et plus d'une fois, au XIe siècle, on vit les clercs, suivis de leurs paroissiens, l'étendard déployé, accompagner leur roi à la guerre[22]. Ce n'était pas tout avantage que la communauté. Il s'agissait de l'administration de la chose publique, bien plus pénible que la servitude habituelle et résignée. La commune ne naquit donc pas spontanément, ce ne fut pas un fait inouï, éclos d'une situation accidentelle ; le système municipal existait dans la plupart des cités de la Gaule, il se développait successivement comme un modèle et un type pour la défense mutuelle des habitants. On avait emprunté ce gouvernement électif de la cité aux communautés religieuses ; l'ordre de Saint-Benoît fut le premier modèle de hiérarchie et de liberté ; on avait étendu l'admirable idée de corporation à toutes les réunions d'habitants. La vie de la cité était commune, comme celle des monastères ; on avait des biens viagers, des forêts où tous, pauvres et riches, pouvaient aller couper du bois et faire du charbon ; il y avait de gras pâturages pour les troupeaux, qui pouvaient vaguer en liberté sur le bien de la bourgade. Ces droits existaient, un peu confus, souvent disputés entre le seigneur, révoque et les habitants[23]. On prenait les armes pour un péage, pour un pont, pour un moulin, pour un four banal ; les disputes judiciaires se manifestaient plus violentes au XIe siècle, et lorsque la croisade eut donné une impulsion démocratique aux serfs, aux manants et aux vilains, ils prirent les armes pour obtenir une chartre spéciale de commune, qui réglait les droits et les devoirs de chacun, ou bien ils achetèrent le scel du baron ou de l'évêque en bons deniers comptants. Le fait fut écrit spécialement dans le XIe siècle, mais il ne fut pas conquis à cette époque, le régime municipal était bien antérieur ; seulement il se manifesta plus ardent et plus énergique ; on aurait dit que la croisade, en semant partout les idées de voyage et de liberté, avait animé d'une ardeur nouvelle les habitants des cités et de la campagne. Les seigneurs avaient alors tant de besoins, qu'ils vendaient les communes comme leurs fiefs ; les paysans rudes et lourds de la Picardie, de la Champagne, de la Bourgogne et de la Lorraine, s'étaient pris dans ce temps de l'esprit de liberté, comme s'ils étaient ivres de vin nouveau, tant ils étaient ardents et décidés à obtenir leur chartre communale ; de là, en plusieurs villes, de sanglantes révoltes parmi les communaux. Cela devait être ; et bientôt les cartulaires de Vézelay, Noyon et Beauvais s'ouvriront devant nous, pour dire comment toutes ces villes conquirent leurs Chartres ou privilèges scellés des rois, des comtes, des évêques et des seigneurs féodaux ! Que pouvaient-ils faire de mieux que d'assurer par chartres écrites les coutumes de la cité ! Lorsque la parole retentit solennellement dans une bouche enthousiaste, le peuple en éprouve la première impression, et c'est lui qui s'émeut ; il se groupe, il se précipite sans ordre vers une idée ou vers la passion généreuse ou mauvaise ; il agit sans calcul, sans crainte, avec la foi des grandes choses. Le peuple avait été remué par la prédication de Pierre l'Ermite, et il suffit qu'on peignit aux enfants de l'Église universelle les souffrances de Jérusalem, pour qu'aussitôt la multitude s'armât avec cette impétuosité qu'on avait vu éclater, comme les vagues de la mer, au concile de Clermont[24]. L'idée dominante fut alors la croisade, c'est-à-dire la délivrance des pauvres frères d'Orient et la glorification de l'étendard du Christ ; on prêchait cette croisade partout, on soulevait les masses avec l'idée de la propagande chrétienne contre la servitude qu'imposaient les musulmans. L'enthousiasme fut indicible, la foule prit avec feu l'idée d'un pèlerinage armé, on se réunissait confusément : Jérusalem fut le vœu de tous. Il ne fallait plus qu'un chef à ces masses pour les diriger dans le pays inconnu.

La féodalité comptait deux natures de seigneurs et tenanciers : les uns avaient des fiefs, d'opulentes terres, de riches seigneuries, des domaines qui s'étendaient sur les rivières lointaines, des prés fleuris et des forêts sombres comme les Ardennes ; riches dans leurs escarcelles, ils n'avaient rien à désirer en hommes ni en serfs ; ceux-ci étaient les sires terriers, les suzerains de vassaux et de riches manses. Mais à côte d'eux il y avait encore de braves chevaliers au bras puissant, aux rudes coups de lance et d'épée ; ils n'avaient point de terres, ils vivaient de batailles et de butins ; souvent prodigues, avaient passé leur vie à la chasse au sanglier dans la forêt ; tantôt ils se mettaient au service de tels sires, tantôt ils se posaient comme défenseurs et avoués d'un monastère, moyennant certaines redevances d'argent. C'était comme les prolétaires du baronnage et de la chevalerie ; gens dissolus pour la plupart, qui mangeaient leur patrimoine ou leur avoir dans de joyeux festins, quand la coupe pétillait jusqu'au bord. Y avait-il une expédition périlleuse, ils se mettaient à la tête par plaisir et passe-temps, ils allaient conquérir la fortune : qu'avaient-ils à perdre et que laissaient-ils après eux ? ils n'avaient ni terre ni famille. Ces chevaliers plaisaient au peuple, qui aime des caractères hardis et chercheurs d'aventures[25]. Quand la multitude donc s'éleva confuse, pêle-mêle, pour marcher en Orient, les plus impatients choisirent un chef : il se nommait Gauthier sans avoir (Walter senz aveir[26]). Voyez comme ce nom allait bien au pauvre chef du peuple et comme il avait été élu à propos par les pèlerins dénués de tout ! (Walter senz aveir), c'est-à-dire sans sou ni maille, joyeux compagnon de bonne naissance, mais ayant tout dépensé dans la vie aventureuse de la chevalerie. La première troupe de pèlerins n'était pas elle-même très-huppée ; on ne comptait que huit hommes à cheval dans toute cette masse qui marchait à pied, armée d'arcs, de pieux et d'arbalètes. On voyait cette foule en capuchons et guenilles, avec ces figures grotesques et bizarres des multitudes aux gros nez, aux lèvres épaisses, aux membres forts ou mal lotis : les dignes compagnons étaient pauvrement vêtus, sans chaussures, ni sandales, mais ils avaient un puissant enthousiasme qui leur faisait tout supporter ; ils marchaient ainsi à la conquête, au triomphe de la grande idée qui leur tenait au cœur : la délivrance de la patrie céleste et de leurs frères opprimés. Chaque fois que le peuple s'émeut en armes, il n'invoque que son courage, il marche à la défense de son principe ou de la patrie, sans souliers, sans vêtements, et il n'en est pas moins beau dans l'histoire. Il y a une sorte de magnificence dans l'enthousiasme de la misère, elle ne se bat point pour des idées sans élévation, elle est désintéressée dans les résultats ; et, au milieu de cette foule, s'élève à toute la hauteur du temps un homme d'armes, comme Walter (senz aveir), pour la diriger et la conduire aux grandes choses !

Ce fut donc avec cette pauvre troupe, où l'on voyait pêle-mêle, comme le dit la chronique, chevaliers, moutons, chèvres, ânes et mulets sans belle apparence, que Gauthier sans avoir se mit en marche pour Jérusalem, sans s'inquiéter s'ils auront à la face amis ou ennemis[27]. En traversant la Hongrie, le seigneur Coloman, roi très-chrétien des Hongrois, instruit des résolutions courageuses des fidèles et des motifs de leur entreprise, accueillit Gauthier avec bonté, lui accorda la faculté de passer en paix sur toutes les terres de son royaume et d'y faire des achats. Il marcha en effet, sans faire aucun dégât et sans aucun accident, jusqu'à Belgrade, ville de Bulgarie ; ayant passé à Malaville[28], cité située sur les confins du royaume de Hongrie, là il traversa en bateau et en parfaite tranquillité le fleuve du Méroé[29] ; mais seize de ses hommes s'étaient arrêtés dans ce même lieu de Malaville pour y acheter des armes à l'insu de Gauthier, qui déjà se trouvait de l'autre côté du fleuve ; quelques Hongrois d'un esprit pervers, voyant Gauthier et son armée déjà éloignés, leur enlevèrent leurs armes, leurs vêtements, et les laissèrent aller ensuite nus et dépouillés. Désespérés, privés de leurs armes et de leurs effets, ceux-ci pressèrent leur marche et arrivèrent bientôt à Belgrade, où Gauthier et son armée avaient dressé leurs tentes en dehors des murailles pour se reposer, et ils racontèrent en détail le malheur qu'ils avaient éprouvé. Gauthier, qui ne voulait pas retourner sur ses pas pour se venger, supporta cet événement avec fermeté d'âme. La nuit même que ses compagnons de voyage le rejoignirent dénués de tout, il demanda au prince des Bulgares et au magistrat de la ville la faculté d'acheter des vivres pour lui et les siens ; mais ceux-ci les prenant pour des vagabonds et des gens trompeurs, leur firent interdire les marchés. Gauthier et les gens de sa suite, blessés de ces refus, se mirent à enlever les bœufs et les moutons qui erraient çà et là cherchant leur pâture dans la campagne ; et comme ils voulurent les emmener, il s'éleva bientôt de sérieuses plaintes entre les pèlerins et les Bulgares qui voulaient se faire rendre leurs bestiaux. On s'échauffa des deux côtés, et l'on en vint aux armes ; tandis que les Bulgares devenaient de plus en plus nombreux, au point qu'ils se réunirent enfin cent quarante mille, quelques hommes de l'armée des pèlerins s'étant séparés du reste de l'expédition, furent trouvés par les Barbares dans un certain oratoire où ils s'étaient réfugiés. Les Bulgares, ainsi renforcés en même temps que Gauthier perdait du monde et fuyait avec tout le reste des siens, attaquèrent cet oratoire, et brûlèrent soixante hommes de ceux qui s'y étaient réfugiés ; les autres ne s'échappèrent qu'avec peine du même lieu, eu cherchant à défendre leur vie, et la plupart d'entre eux furent dangereusement blessés. Après ce malheureux événement, qui lui fit perdre un grand nombre des siens, Gauthier, laissant les autres dispersés de tous côtés, demeura pendant huit jours caché et fugitif dans les forêts de la Bulgarie[30], et arriva enfin auprès d'une ville très-riche nommée Nissa, située au milieu du royaume des Bulgares ; là, ayant trouvé le duc et prince de ce pays, il lui parla des affronts et des dommages qu'il avait soufferts. Le prince, dans sa clémence, lui rendit justice sur tous les points, et lui donna généreusement, comme gage de réconciliation, des armes et de l'argent ; il le fit en outre accompagner en paix à travers toutes les villes de la Bulgarie, Sternitz, Phinopolis, Andrinople, et lui accorda la permission d'acheter, jusqu'à ce qu'il fût arrivé avec toute sa suite dans la ville impériale de Constantinople. Lorsqu'il y fut parvenu, Gauthier demanda humblement et avec les plus vives instances au seigneur empereur la permission de demeurer en paix dans son royaume, et la faculté d'acheter les vivres dont il aurait besoin, jusqu'au moment où Pierre l'Ermite, sur les exhortations duquel il avait entrepris ce voyage, viendrait le rejoindre, afin qu'alors, réunissant les milliers d'hommes qu'ils conduisaient, ils pussent passer ensemble le bras de mer de Saint-Georges, et se trouver ainsi mieux en mesure de résister aux Turcs et à toutes les forces des Gentils. Le seigneur empereur, nommé Alexis, répondit avec bonté à ces demandes, et consentit à tout[31].

Ce devait être en effet un bien triste voisinage pour les Hongres et les Bulgares, que cette troupe aventureuse de pauvres pèlerins, querelleurs, mutins comme le peuple dans toutes les entreprises où il s'expose à des périls ! Gauthier (senz aveir) avait eu là une rude tâche pour lui, digne compagnon de chevalerie ; mais enfin le hardi paladin arrivait, après d'inouïes fatigues, à Constantinople, le lieu de rendez-vous pour toutes les troupes de pèlerins ; là devait se réunir l'armée des fidèles, pour agir de concert dans une expédition contre les musulmans. Pendant cette longue route, les compagnons de Gauthier avaient éprouvé bien des souffrances, avaient subi bien des privations : les pèlerins débordaient sur Constantinople exténués de besoins ; ils avaient devant eux une grande et merveilleuse cité, pleine de richesses et d'abondance. Ils avaient traversé bien des- terres arides, bien des montagnes sauvages ; ils pouvaient plonger maintenant leurs regards ravis sur le Bosphore et ses rivages[32] aux mille tours grecques qui s'élevaient autour des murailles, géants qui enveloppaient de leurs vastes bras les palais de marbre, les hippodromes, les cirques, les jardins de roses de Damas, de cyprès et de sycomores. Quelle différence entre les tristes villes de l'Occident, sans en excepter Paris sur Seine, Orléans sur Loire, avec leurs noires murailles ; Auxerre la vineuse, Champlitte, Troyes, Reims, dont les coteaux arides et rougeâtres offraient le triste aspect d'une végétation de ceps noircis comme une bruyère de bois mort ! Tout était vert et ravissant à Constantinople ; les grands arbres avaient le soleil à la cime et l'onde aux pieds ! Quelle description pompeuse ne font pas les chroniqueurs, de ces richesses de la nature et de l'art, de ces villes merveilleuses, du peuple si opulent, de ces vêtements de pourpre, de ces robes traînantes, de ces palais où les eunuques gardaient les portes d'airain roulant sur les parvis de marbre ! Quelle féerie pour les pauvres compagnons de Gauthier sans avoir ! Les débris de ce grand pèlerinage étaient dans le ravissement à l'aspect de Constantinople ; tous n'avaient, comme Gauthier, ni denier ni maille, lorsque l'empereur leur fit distribuer quelques mesures de tartarons de cuivre, ce qui excita l'enthousiasme de cette espèce de Cour des Miracles ambulante[33].

Pendant ce temps, l'ermite Pierre continuait sa prédication pour la croisade. Le voilà donc qui convoque le peuple chrétien pour le départ, au son des trompettes et buccines ; la foule qui vint à lui était plus innombrable que le sable de la mer ; telle est l'expression de la chronique. Pierre avait parcouru la Langue d'oïl et la fougue d'oc, la Suisse, la Souabe, l'Italie ; la troupe qui suivait sa parole était encore un pêle-mêle de Français, de Lorrains, de Bavarois et de peuples étranges qui s'étaient levés à la sainte prédication. On y vit paraître même les Écossais, si féroces chez eux, si doux chez les autres, la cuisse nue, le manteau et le carquois sur l'épaule ; ils arrivaient du pays des brouillards[34]. La croisade était une de ces entreprises d'opinion qui remuent si profondément ; le mouvement du peuple devenait universel ; Pierre l'Ermite, avec sa tunique de bure, ses pieds nus, son pauvre âne trottinant, avait rassemblé les populations autour d'une idée qu'on saluait avec enthousiasme. Cette multitude lui dit : Conduis-nous, toi qui as la parole si brûlante, toi qui as vu Jérusalem. Et l'ermite accepta ; il était l'homme du peuple, il sortait de ses entrailles : avant la vie de solitude, n'avait-il pas fait la guerre ? il se souvenait des champs de bataille où il avait brisé plus d'une lance contre ses adversaires. Périlleuse mission que de guider la multitude émue quand elle entoure de son enthousiasme une idée de religion, de gloire ou de patrie ! Pierre avait prêché la croisade, et il résolut de conduire le pèlerinage. Le peuple s'était rassemblé sans ordre[35] ; il se groupait par bandes de ville en ville, de campagne en campagne ; l'ermite prêchait, et quand la multitude s'était rassemblée, il lui donnait la parole, le baiser et la croix. Ce peuple avait du cœur, une résolution de mourir ; et à quels emportements n'allait-il pas se livrer dans une si longue route ! que d'imprudences cette folle armée ne devait-elle pas commettre à travers les populations hostiles ou étrangères à ses mœurs et à sa langue ! Elle était pauvre, et elle allait traverser de beaux pays et des terres plantureuses ; elle quêtait l'aumône, et elle avait en face des villes riches et bien munies de tout ; elle se sacrifiait pour l'idée chrétienne, et autour d'elle l'égoïsme savourait paisiblement les biens et les plaisirs du monde. Une armée qui marche sous les feux de l'exaltation est naturellement cruelle ; elle ravage tout, parce que, se sacrifiait elle-même à une cause, elle considère comme ennemi non-seulement ce qui s'oppose à ses desseins, mais encore ce qui reste indifférent au milieu de l'émotion commune.

Ainsi était l'armée du pauvre ermite ; que de peine pour la contenir ; Pierre se montra digne du commandement ; il comprima tant qu'il le put le désordre. Ce fut une longue et difficile marche ; la multitude se dirigea, comme la troupe de Gauthier sans avoir, vers le royaume de Hongrie. Pierre dressa ses tentes devant les portes de Ciperon avec toute l'armée qu'il traînait à sa suite ; de là, dit la chronique, il envoya des députés au souverain de ce royaume pour lui demander la permission d'y entrer et de le traverser avec tous ses compagnons de voyage. Il en obtint l'autorisation sous la condition que l'armée ne ferait aucun dégât sur les terres du roi, et qu'elle suivrait paisiblement sa route en achetant les choses dont elle aurait besoin, sans querelle et à prix débattu. Pierre se réjouit beaucoup de ces témoignages de la bienveillance du roi envers lui-même et tous les siens ; il traversa tranquillement le royaume de Hongrie, donnant et recevant toutes les choses nécessaires en bon poids et bonne mesure, selon la justice ; et il marcha ainsi avec toute sa suite et sans aucun obstacle jusqu'à Malaville. Comme il approchait du territoire de cette ville, la renommée lui apprit, ainsi qu'à tous les siens, que le comte de ce pays, nomme Guz, l'un des primats du roi de Hongrie, séduit par son avidité, avait rassemblé un corps de chevaliers armés, et arrêté les plus funestes résolutions avec le duc Nicétas, prince des Bulgares et gouverneur de la ville de Belgrade, afin que celui-ci, à la tête de ses vaillants satellites, combattît et massacrât ceux qui avaient précédé Pierre l'Ermite, tandis que lui-même attaquerait et poursuivrait avec ses chevaliers ceux qu'il trouverait sur les derrières, en sorte que cette nombreuse armée pût être entièrement dépouillée, et perdit ainsi ses chevaux et tous ses vêtements[36]. En apprenant ces nouvelles, Pierre ne voulut pas croire que les Hongrois et les Bulgares, qui étaient chrétiens, oseraient commettre de si grands crimes ; mais lorsqu'il fut arrivé à Malaville, il vit, et ses compagnons virent aussi, suspendues encore aux murailles de la ville, les armes et les dépouilles des seize hommes de la troupe de Gauthier que les Hongrois avaient surpris tandis qu'ils étaient demeurés en arrière, et pillés sans remords. En apprenant l'affront fait à ses frères, en reconnaissant leurs armes et leurs dépouilles, Pierre excite ses compagnons à la vengeance. Aussitôt ceux-ci font résonner les cors bruyants, les bannières sont dressées, ils volent à l'attaque des murailles, lancent des grêles de flèches contre ceux qui occupent les remparts, et les accablent sans relâche d'une si grande quantité de traits, que les Hongrois, hors d'état de résister à l'impétuosité des Français qui les assiègent, abandonnent les remparts, osant à peine croire qu'il leur soit possible de faire face, dans l'intérieur même de la ville, aux forces qui les attaquent. Alors un certain Godefroy, surnommé Burel, né dans la ville d'Étampes, chef et porte-enseigne d'une troupe de deux cents hommes de pied, et qui était lui-même à pied[37], homme plein de force, voyant les ennemis quitter les remparts en fuyant, saisit une échelle qu'il trouve là par hasard, et s'élance aussitôt sur la muraille. Renaud de Bréis, illustre chevalier, la tête couverte d'un casque et revêtu d'une cuirasse, monte après Godefroy sur le rempart, et dans le même temps tous les cavaliers et les gens de pied font les plus grands efforts pour entrer dans la place. Se voyant serrés de près et en danger, les Hongrois se réunissent au nombre de sept mille pour se défendre, et sortant par une autre porte de la ville qui fait face à l'Orient, ils se rendent et s'arrêtent sur le sommet d'un rocher escarpé, au pied duquel coule le Danube, et qui forme une position inaccessible de ce côté. La plupart d'entre eux cependant n'ayant pu se sauver assez vite, à cause des étroites dimensions de la porte, succombèrent sous le glaive auprès même de cette porte ; d'autres, qui espéraient se sauver en parvenant sur le sommet de la montagne, furent mis à mort par les pèlerins qui les poursuivaient ; d'autres encore, précipités de ces hauteurs, se noyèrent dans les eaux du Danube ; mais un plus grand nombre se sauva en traversant le fleuve eh bateau. On tua environ quatre mille Hongrois dans cette affaire ; les pèlerins perdirent cent hommes seulement, non compris les blessés. Après avoir obtenu cette victoire, Pierre et tous les siens demeurèrent pendant cinq jours à Malaville, à cause de la grande quantité de provisions qu'ils y trouvèrent en grains, en troupeaux de gros et menu bétail, et en boissons ; ils prirent aussi un nombre infini de chevaux[38].

Pierre avait déployé dans cette marche militaire de l'audace et de la fermeté ; il n'avait pu retenir l'indignation des pèlerins à l'aspect des cadavres dé leurs frères massacrés à Malaville ; Pierre avait dirigé l'assaut ; en d'autres temps il avait porté le casque. Il y avait parmi cette troupe émue quelques chevaliers qui connaissaient les grands coups de lance ; ils avaient secondé l'ermite dans le commandement de cette multitude désordonnée qui était restée en possession d'une grande cité. La guerre se trouvait ainsi déclarée par les pèlerins aux Hongrois, aux Bulgares, populations nomades dont ils traversaient le territoire[39]. Pierre pouvait-il empêcher que des troupes pleines de misères tussent toujours disposées à ravager la campagne pour se munir de vivres ? Cette foule de peuple, comme toutes les multitudes, passionnée, impatiente, avait le sentiment profond des sacrifices qu'elle s'imposait pour une mission sainte, et cette conviction rend les masses difficiles à conduire et à comprimer. Tout ce qui arrêtait le peuple dans son pèlerinage, il le brisait ; il avait des méfiances contre ses chefs, contre les nations qui lui donnaient l'hospitalité : ici les pèlerins prenaient une ville, là ils pillaient les troupeaux. Les Hongrois eux-mêmes, population à peine civilisée : les Bulgares, les Petchenègues s'étaient levés pour les combattre : n'avaient-ils pas à défendre leurs propriétés et leur vie ? Il faut lire dans les chroniques les peines et les douleurs de ce peuple franc à travers la Hongrie, la Bulgarie et la Romanie jusqu'à Constantinople ; Pierre les conduisait avec une fermeté, une tactique remarquables ; il s'agissait de dominer tout un peuple avec ses passions, ses inquiétudes, ses besoins ; il fallait tout l'ascendant de la parole de l'ermite, toute la puissance de son caractère pour empêcher les pèlerins de s'abandonner à leur fureur contre ces races tartares qui les entouraient de toutes parts. Ils avaient devant eux de si beaux troupeaux, des bœufs aux cornes ornées de fleurs, des chariots à quatre roues, des moutons et des brebis qui se trouvaient épars au milieu des cavales et de leurs poulains bondissants !

Dans cette indiscipline de ses compagnons, l'ermite s'était souvenu de son ancien métier de guerre ; on le voyait sans cesse entouré d'un petit conseil d'hommes d'armes : Gauthier le Franc, cadet de la race de Galeran, sire de Breteuil, près de Beauvais[40], et Godefroy Burel, de la ville d'Étampes, tous deux chevalière nommés dans les Chartres. C'est avec l'aide et les conseils de ces hommes d'armes que Pierre l'Ermite conduisait sa troupe indomptée ; son itinéraire fut un passage incessant de tristesse, de joie, de hardiesse et de découragement, comme il arrive toutes les fois que le peuple entreprend une œuvre de patience et de résignation. Les pèlerins étaient poursuivis par les Bulgares, les Komans et les Hongrois ; çà et là on les voyait accourir sur des chevaux tartares, leurs ares de corne sur l'épaule et la pique en main ; ils se précipitaient sur les troupes éparses, ils emmenaient les chars, les femmes, les jeunes filles, les pèlerins épuisés qui s'écartaient de l'armée chrétienne, alors organisée en rangs pressés. Pierre veillait à tout avec sa puissance de parole, il avait besoin de réprimer les masses, toujours leurs caprices, leurs volontés, leur souveraineté mobile ; ses compagnons Godefroy Burel et Foucher d'Orléans exécutaient ses ordres, se portant tantôt à la tête, tantôt sur le derrière de la troupe, pour que les rangs ne fussent point ouverts : tous veillaient à la subsistance si difficile ; et comme on était au milieu des chaleurs de juillet, on coupa les moissons jaunies qui fléchissaient sous les pas des chevaux ; on fit rôtir les grains à des fours que les pèlerins portaient avec eux, et cette pourriture agreste et abondante servit à tout ce peuple qui marchait en armes vers Constantinople en parcourant les plaines immenses de la Romanie[41].

A travers un si long itinéraire, Pierre l'Ermite s'était montré d'une grande prévoyance, et les malheurs qu'avaient subis les pèlerins n'étaient pas son ouvrage, ils avaient été le résultat de l'indiscipline et des besoins du pèlerinage : avec sa seule parole, Pierre avait dompté bien des passions brutales au cœur des multitudes. Sternitz, près de Phinopolis, l'ermite reçut des messages d'Alexis conçus en ces termes : Pierre ; le seigneur empereur a reçu des plaintes graves contre toi et ton armée, car dans son propre royaume, cette armée a enlevé du butin et semé partout le désordre. C'est pourquoi l'empereur lui-même te défend de demeurer plus de trois jours dans aucune des villes de son royaume, jusqu'à ce que tu sois arrivé à la cité de Constantinople ; nous prescrivons, en vertu des ordres de l'empereur, dans toutes les villes par lesquelles tu auras à passer, que l'on vende tranquillement à toi et aux tiens toutes les choses nécessaires, et qu'on ne mette aucun obstacle à ta marche, puisque tu es chrétien et que tes compagnons sont chrétiens. L'empereur te remet en outre entièrement toutes les fautes que, dans leur orgueil et dans leur fureur, tes soldats peuvent avoir commises contre le duc Nicétas, car il sait que déjà ils ont chèrement expié ces offenses[42]. C'était donc à l'intervention de Pierre, à sa grande renommée catholique, à la puissance de sa parole, que les pèlerins francs devaient les secours qu'ils recevaient de l'empereur Alexis dans leur longue route. L'éclat de l'ermite était grand : quand il arrivait dans une ville, il montait sur une hauteur et rassemblant le peuple, il demandait quelques secours pour les soldats de la croix et pour le saint sépulcre. Ces harangues produisaient toujours un effet merveilleux : à Phinopolis et à Andrinople, les Grecs se dépouillèrent de leurs vêtements, jetèrent à pleines mains les byzantins d'or et d'argent, afin que les pèlerins pussent continuer leur route, car ils étaient bien fatigués. On amenait des mulets, des chevaux, des vivres en abondance ; et la puissance morale de Termite fut si active, que l'empereur Alexis lui écrivit encore plusieurs lettres pourprées, pour l'inviter à hâter sa marche sur Constantinople. On avait dessein de voir ce peut Pierre, et Anne Comnène ne dissimule pas qu'elle était impatiente de contempler l'homme qui avait soulevé l'Europe, celui qu'elle nomme le petit encapuchonné[43].

Tout ce peuple arriva dans la ville de Constantin ; l'étonnement fut encore grand parmi ces pauvres pèlerins exténués de fatigue, quand ils virent, comme les compagnons de Gauthier sans avoir, ces murailles de sept lieues de tour, ces palais somptueux sur le Bosphore, et ces jardins qui s'étendaient sur les rivages fleuris. Dès que l'empereur Alexis eut appris l'arrivée de cette multitude de pèlerins sous la conduite de Pierre l'Ermite, il désira l'appeler immédiatement auprès de lui. Or Pierre, petit de taille, mais grand de cœur et de parole, suivi seulement de Foucher, fut conduit par les députés en présence de l'empereur, désireux de voir s'il était tel en effet que la renommée le publiait. Alors se présentant avec assurance devant l'empereur, Pierre le salua au nom du Seigneur Jésus-Christ ; il lui raconta en détail comment il avait quitté sa patrie pour l'amour et par la grâce du Christ lui-même pour aller visiter son saint sépulcre ; il rappela brièvement les traverses qu'il avait déjà essuyées, annonçant que des hommes très-puissants, de très-nobles comtes et ducs marcheraient incessamment sur ses traces, enflammés du plus ardent désir d'entreprendre le voyage de Jérusalem, et d'aller aussi visiter le saint sépulcre[44]. L'empereur, après avoir vu Pierre, et appris de sa bouche même les vœux de son cœur, lui demanda ce qu'il voulait, ce qu'il désirait de lui ; Pierre lui demanda de lui faire donner, dans sa bonté, de quoi se nourrir lui et tous les siens, ajoutant qu'il avait perdu des richesses innombrables par l'imprudence et la rébellion des hommes de sa suite. Ayant entendu cette humble prière, et touché de compassion, l'empereur ordonna de lui faire compter deux cents byzantins d'or, et de distribuer à son armée un boisseau de pièces de monnaies que l'on appelle tartarons. Après cette entrevue, Pierre se retira du palais de l'empereur qui parla de lui avec bonté ; mais il ne demeura que cinq jours dans les champs voisins de Constantinople. Gauthier sans avoir dressa ses tentes dans le même lieu, et dès ce moment ils se réunirent et mirent en commun leurs provisions, leurs armes et toutes les choses dont ils avaient déjà besoin[45]. Pierre, ainsi que tout le peuple chrétien, accueillit avec empressement le message et les conseils de l'empereur, et tous passèrent deux mois de suite en festins continuels, vivant en paix et en joie, et donnant en pleine sécurité à l'abri des Attaques de tout ennemi.

La politique habile d'Alexis consistait tout entière à s'emparer de l'autorité morale sur les croisés, à mesure de leur arrivée à Constantinople, et de les réduire à l'hommage ; l'empereur voulait, en réprimant leur insolence, employer leur courage à la défense du territoire grec si fatalement menacé. Ces pèlerins francs, qui arrivaient par nuées comme les sauterelles des champs, avaient le bras fort, une valeur éprouvée ; on pouvait les appeler au service de l'empire, comme les Bulgares et les Warenges gardes du palais ; ils pouvaient former une barrière de fer opposée aux races turques sur le Bosphore et Alexis les avait sous sa main à Constantinople. Pierre écoutait ses conseils et servait d'organe à l'empereur pour les porter ensuite au camp des pèlerins[46]. On jetait à ces pèlerins des boisseaux de tartarons, la monnaie du peuple ; on leur distribuait des vivres avec régularité comme à des pauvres de Jésus-Christ. Anne Comnène nous raconte quels furent les soins de son père pour assouplir, le fier caractère des Francs et comprimer leur impatience. Il fallut de grands sacrifices ! mais l'ermite, par sa parole et son habileté, préserva les croisés de beaucoup d'imprudences. Hélas ! resterait-il toujours le maître[47] ?

Constantinople avait été choisie comme le vaste rendez-vous du pèlerinage ; les troupes des croisés s'y succédaient comme les flots qui suivent les flots ; et bientôt les coureurs de l'empire annoncèrent qu'une nouvelle troupe de pèlerins venait de se montrer sur les frontières de la Bulgarie. Les lettres des officiers de l'empire disaient que ces nouveaux croisés parlaient la langue dure et gutturale de la Souabe et des frontières du Rhin. Dois-je raconter la chronique de ces nouveaux venus ? Avez-vous quelquefois longé les bords du Rhin, depuis sa chute tumultueuse qui rebondit en écume de neige, jusqu'à Cologne la vieille cité ? Là vivaient des chevaliers un peu insouciants de l'avenir ; ils passaient leur existence de mécréants à boire le vin du Rhin, boisson divine qui coule à grands flots dans les immenses foudres de Nuremberg et d'Heidelberg, le château aujourd'hui désert sur la colline. Tout à coup la population des sept montagnes, ces chevaliers, ces burgraves de cités, se sentant animés d'une sainte ardeur, vendirent leurs terres, aliénèrent leurs tonnes à vil prix, tous pour prendre la croix. C'étaient des Lorrains, des Bavarois, des Allemands, bonnes gens, gros buveurs, la trogne rouge, comme le disent les chroniques, et qui avaient les escarcelles pas mal garnies[48]. Voilà donc ces rustres, ces chevaliers si réjouis qui se mettent en marche pour Constantinople ! Les Hongrois les traitèrent dignement en frères, car ils étaient pèlerins pour la foi du Christ ; le roi Coloman fit donner ordre de les bien nourrir et de les bien vêtir durant toute la route. Mais qui peut répondre des Allemands quand Us ont la tête frappée par le vin nouveau et par la bière qui fermente ? Ils se mirent à vagabonder, et voici comment : Les Bavarois et les Souabes, hommes impétueux, et d'autres insensés encore, se livrèrent sans mesure aux excès de la boisson, et en vinrent bientôt à enfreindre les conditions du traité. D'abord ils enlevèrent aux Hongrois du vin, des grains et les autres choses dont ils avaient besoin ; puis ils allèrent prendre dans les champs des bœufs et des moutons pour les tuer ; ils tuèrent aussi ceux qui voulurent leur résister ou reprendre sur eux les bestiaux, et ils commirent encore beaucoup d'autres crimes que je ne saurais rapporter en détail, se conduisant en gens grossiers, insensés, indisciplinés et indomptables[49]. Ainsi étaient un peu les Allemands ; la race germanique n'était pas méchante une fois la colère apaisée ; tous ces Bavarois, d'une simplicité candide, avaient fait beaucoup d'excès, et tout repentants ils consentirent, pour donner bon témoignage aux Hongrois, de se désarmer ; ils devaient marcher désormais comme de pauvres pèlerins, sans épées et même sans bâtons. A peine avaient-ils quitté leurs cuirasses, que les Hongrois mécréants se précipitèrent sur cette multitude aux chairs lourdes, et la poursuivirent sans pitié.

Cette troupe des pèlerins partie des provinces de Souabe et de Lorraine ; arriva donc exténuée de fatigues sur les confins de l'empire grec ; l'Allemand, bon et confiant, s'était échauffé la tête avec ce vin de Hongrie noir et épais comme le raisin au midi du Danube. Hélas Iles pauvres Germains avaient payé cher leur ivresse un peu brute ; les officiers de l'empire les accueillirent par ordre d'Alexis[50].

Les troupes de croisés se succédaient dans cette tempête de peuples qu'avait soulevés la parole do Pierre l'Ermite, Ce même été, quand les feux de juillet se firent sentir, on vit accourir sur les bords du Rhin des bandes de pèlerins de France, de Flandre, d'Angleterre et de Lorraine ; pris d'un zèle impétueux, ils appelaient Jérusalem dans leurs cris d'armes et dans leurs idées exaltées ; ils se livraient à tous les excès du plaisir et de la dissipation. Les chroniques disent : qu'ils se divertissaient sans cesse avec les femmes et les jeunes filles qui sortaient aussi de chez elles pour se livrer aux mêmes folies[51]. Voilà donc une croisade de joyeux compagnons s'abritant sous la tente et passant nuit et jour en agréables festins ! Au bord du Rhin, l'argent manqua ; mais n'y avait-il pas dans toutes ces villes des juifs à la barbe longue et sale, aux vêtements longs et crasseux ? à Cologne la vieille ville, à Mayence la cité de Charlemagne, pillards de bourgeois et de serfs, ils prêtaient à usure : un chevalier, un pauvre avait-il besoin de quelques besans rognés, il allait trouver le juif, lui portant l'escarboucle de sa toque, ou bien encore son cheval de bataille, sa lance aiguë, et le pauvre, même son vêtement trempé de sueur. Ces maudits juifs n'avaient-ils pas élevé en croix le Sauveur des hommes ? Quoi ? l'on partait pour Jérusalem à la délivrance du saint sépulcre, et on laisserait les juifs paisiblement se gorger des richesses du peuple ! Ainsi parlaient les pèlerins en contemplant les juiveries toutes pleines d'or et d'argent imposés à la misère du pauvre. De la colère à la vengeance le passage est rapide ; pour les nobles, un beau lévrier était plus qu'un juif ; pour le pauvre, l'israélite au vêtement sale était-il autre chose qu'un animal immonde qu'on pouvait écraser du pied ? Au juif on pouvait arracher les poils de la barbe ou briser les dents de la mâchoire : alors le cri de massacre se fit entendre, on courut partout sur eux comme à la chasse d'un gibier friand, car celui-là était doré. A Cologne, rien ne fut épargné : ni le vieillard aux cheveux blancs, ni la belle figure d'Abraham et de Jacob, ni la jeune femme aux magnifiques traits de la Sulamite, ni l'enfant à peine circoncis ; tout fut massacré sur les rives du Rhin par les paysans allemands pleins de haine contre le juif pillard et usurier ; c'était une vengeance du peuple[52].

A ce moment, en effet, la race germanique s'était levée sous le comte Emicon, seigneur d'habitudes sauvages, qui vivait sur les bords du Rhin, dans ces nids d'aiglons où se déploient encore les ruines féodales. Le comte Emicon fut le chef de cette guerre à la juiverie ; les malheureux israélites se placèrent en vain sous la tutelle de l'évêque de Mayence ; ce bon évêque les reçut en son château fortifié : qu'importe aux Allemands enflammés de colère ? ils attaquèrent la maison épiscopale, brisèrent les gonds , fracassèrent les murs ; tout ce qui portait au front le caractère juif fut massacré ; puis Ton se partagea les mares d'or renfermés dans les huches. On vit alors comme à la prise de Jérusalem par les légions de Rome, les juifs s'immoler entre eux. Hélas ! disent les rabbins, les frères perçaient de leurs poignards la poitrine de leurs sœurs et de leurs femmes. Il périt là des docteurs de la loi, des vierges élevées dans le temple, de jeunes hommes, espérance d'Israël[53] ; et le lendemain le comte Emicon et Enguerrand de Vandeuil, qui commandaient les pèlerins, burent à longs traits dans de vastes coupes d'or, pour célébrer leur victoire. Les chefs de la troupe se distribuaient les immenses trésors qu'ils avaient trouvés dans la juiverie ; ainsi procèdent toutes les armées qui se lovent pour une opinion exaltée ; elles tuent, elles massacrent, et cela pour une idée politique comme pour une idée religieuse ! Voilà donc cette troupe furieuse à travers la Hongrie et la Bulgarie ; partout des excès et d'effrayantes catastrophes : ces croisés, partis innombrables, arrivaient à Constantinople exténués de fatigues et de privations ; ils étaient si simples, si simples, qu'ils avaient entre eux les pratiques les plus folles, comme toutes les armées de peuple. Les chroniques nous ont conservé de curieux épisodes de ce pèlerinage et les témoignages de ces naïves et brutales croyances. Ces hommes avaient une oie et une chèvre qu'ils disaient animées d'un souffle divin, et ils avaient pris ces animaux pour guides de leur voyage à Jérusalem ; ils allaient jusqu'à leur porter respect, et semblables eux-mêmes à des bêtes, ils adoptaient ces erreurs avec une pleine tranquillité d'esprit. Que les cœurs fidèles, ajoute Albert d'Aix, se gardent de croire que le Seigneur Jésus veuille que le sépulcre où reposa son corps très-saint soit visité par des bêles brutes et dépourvues de sens, et que ces bêtes servent de guides aux âmes chrétiennes que lui-même a daigné racheter au prix de son sang pour les arracher aux souillures des idoles ; car en montant aux cieux, le Christ a institué pour guides et pour directeurs de son peuple les très-saints évêques et abbés qui sont dignes de Dieu, et non des animaux brutes et privés de raison[54]. Il y avait, hélas ! une simplicité instinctive dans ces gros pèlerins allemands qui préféraient une oie et une chèvre aux prêtres et aux évêques, comme le rapporte avec une colère pleine de naïveté Albert d'Aix. La chèvre bondissait sur les collines de la Souabe j et faisait les délices de cette population de pasteurs ; l'oie s'épanouissait également par troupeaux dans les villes du Rhin, et quand le pâté de venaison était servi à la table féodale, il était rare que le foie d'oie, gras et luisant, ne se mêlât au jambon de sanglier, à la hure réjouissante et à la chair du chevreuil faisandée sous les bandes de lard. L'oie et la chèvre qui guidaient les pèlerins étaient donc un souvenir de la patrie !

Les pauvres Allemands furent bien accueillis à Constantinople, le rendez-vous général des croisés ; là mille tentes diverses étaient dressées dans les faubourgs ; Pierre l'Ermite, à l'aide de sa grande renommée et de sa parole entraînante, cherchait à maintenir quelque discipline dans les rangs des croisés[55] ; mais l'ascendant de l'ermite s'affaiblissait sensiblement. Il en est toujours ainsi du peuple : il élève ses idoles et les brise presque aussitôt. Ce pèlerinage tout multitude s'était préparé avec enthousiasme ; on l'avait vu se développer dans une sorte de pêle-mêle et de tumulte, comme un torrent qui rebondissait de rocher en rocher en éparpillant ses ondes immenses. Maintenant ce peuple de pèlerins était à Constantinople, et l'empereur cherchait à le discipliner pour le faire servir à ses desseins ; il n'y avait aucun ordre, aucune hiérarchie, et les croisés pouvaient se précipiter sur les Grecs aussi bien que sur les mécréants, car ils avaient un besoin de batailles et de pillages : vous voilà rendu à la ville de Constantin, peuple de la croisade ; soyez prudents ! attendez, pour combattre dignement les infidèles, qu'il vous arrive le secours de la féodalité en pèlerinages ; si la multitude n'a que son zèle et son corps, la chevalerie a ses armes bien trempées, ses rangs pressés de lances. Ainsi parlaient les chroniqueurs. Les barons avaient de plus vastes desseins lorsque poussant leur cri d'armes ils déployaient leurs bannières de guerre loin de la patrie !

 

 

 



[1] Comparez la Chronique d'Albert d'Aix, liv. Ier, et Guibert, abbé de Nogent, liv. Ier.

[2] Les Capitulaires publiés par Baluze en sont encore le témoignage : voyez tom. II. Je développerai, dans le règne de Charlemagne, l'histoire du droit municipal dans la Gaule. Je me trouve encore ici en opposition arec l'école qui a découvert la commune. Nous vivons à une époque oh l'on découvre beaucoup de choses que la vieille école des Bénédictins n'avait fait que raconter sans prétention de découvertes et de récompenses. Voyez aussi préface du tome XI à XIII, Ordonnances du Louvre.

[3] C’est ce que M. Raynouard a prouvé avec une grande richesse de documents dans sa Dissertation sur le droit municipal des Gaules, Paris, ann. 1829.

[4] La liberté était antique à Reims ; elle datait de saint Rémi : Dummodo eos jure tractaret, et legibus vivere pateretur, quitus civitas continue, usa est a tempore sancti Remigii, Francorum apostoli. (Epitre de J. de Sarisbery.)

[5] Urbanus Episcopus..... clero, ordini, militibus, et plebi Remis consistentibus. Baluz., Miscell., tom. V, p. 290.

[6] J'ai trouvé dans un autre titre : Major de suburbio Remennis (maire du faubourg.) Marlot, Metrop. Rem. Hist., tom. II, p. 238.

[7] Une autre opinion veut que la forme de la Cité en l'île ait été la première origine du navire dans les armoiries.

[8] Dans un titre de très-vieille date, on trouve une contestation. Cum tabernarii parisienses dicerent contra prœpositum et scabinos mercatorum parisiensium. Félibien, Hist. de Paris, pièces justificatives, p. 103.

[9] Clero et populo Metensi.... cleri.... miliium et civium communicato consilio. (Gallia Christian., tom. XIII.)

[10] La Thaumassière, Nouv. Comment. sur les coutumes générales du Berri, art. Ier.

[11] Mémoire sur la constitution politique de Périgueux, ann. 1775, in-4°.

[12] La liste des consuls de Toulouse a été religieusement conservée depuis le XIe siècle. Voyez Traité de la noblesse des capitouls de Toulouse, p. 77, et Catel, Hist. des comtes de Tolose.

[13] Ad ipsam potestatem de Nemauto publice revertant istas res, dans dom Vaissète, col. 113, tom. II, aux preuves.

[14] Consiliantibus Arelatensium principibus. On lit aussi dans une autre chartre : De feaudo communati communitate Arelatensi. — Anibert, Mém. sur la rép. d'Arles, 1re partie, p. 112.

[15] Ce titre est de l'an 1095, l'époque même de la croisade. Guesnay, Prov. Massil.

[16] Les statuts marseillais furent écrits au XIIIe siècle.

[17] L'idée de commune se produit depuis le VIIIe siècle, comme l'expression de la défense mutuelle, et c'est en quoi le système de l'auteur des Lettres sur l'Histoire de France n'est ni vrai ni neuf. Consultez toujours les admirables préfaces des Xe et XIe volumes des Ordonnances du Louvre.

[18] Par kei nus laissum damagier ?

Metum nus fors de lor dangier ;

Nus sumes homes eum il sunt,

Tex membres avam eum il unt.

Roman du Rou, vers 5979. On voit déjà poindre les idées chrétiennes de liberté.

[19] Alium nus par serement :

Nos aveir e nus defendum

E tuit ensemble nus tenum.

E se nus voilent guerreier,

Bien avum, contre un chevalier.

Trente u quarante païsans

Maniables et cumbatans.

Roman du Rou, vers 5979-6038.

[20] A plusurs fist traire les dens

E li altrez fist espereer,

Traire les cils, li puings colper

A tex i fist li guares cuire.

[21] La commune remest a tant

Ne firent puis vilains semlant.....

E li riches le cumpererent

E par lur burse s'aquiterent.

Roman du Rou, vers 6090-6114.

[22] Le mot commune se trouve déjà partout dans les monuments du XIe siècle.

Assez tôt oï Richard dire

Que vilains cumune faseient.

A Valmerei Franceix s'armerent

E lor batailles ordenerent ;

Puis entrerent à Valedunes,

Là s'assemblerent li cumunes.

Roman du Rou de Robert Wace, vers 6070-8997.

[23] M. Raynouard, dans sa Dissertation sur le droit municipal, a suffisamment prouvé que l'origine de la commune datait de Rome et de la conquête des Gaules par les Romains. Voyez Raynouard, Droit municipal, tom. II.

[24] Je vais suivre l'histoire des croisades sous un point de vue que je crois nouveau ; j'ai toujours pensé que le grand poème du Tasse avait séduit et perdu les historiens des croisades. Le poète a conçu une œuvre d'art ; il a suivi sa fantaisie, et il a bien fait, mais les historiens des croisades ont voulu l'imiter ; ils ont essayé de l'épique au lieu de faire du vrai ; on a calqué des discours, peint des caractères d'invention, et fait un cadre compassé partout là où existe toute la confusion d'une multitude. Je me garde bien de nie poser épique, je reste chroniqueur.

[25] Ducange, v° Feuda. — Sainte-Palaye, Chevalerie, tom. II.

[26] Voyez Albert d'Aix, liv. Ier, et Guibert, liv. Ier.

[27] Comparez Guibert. liv. Ier, Albert d'Aix, liv. Ier, et Guillaume de Tyr.

[28] Semlin.

[29] La Morawa.

[30] Comparez ce récit avec celui du chroniqueur Baudri, ad ann. 1095-1096.

[31] Albert d'Aix, Chronique des Croisades, liv. Ier.

[32] Anne Comnène décrit avec pompe l'aspect de Constantinople et les grands travaux des empereurs, Alexiade, liv. X.

[33] Albert d'Aix, liv. Ier.

[34] Videres Scotorum apud se ferocium, alias imbellium, cuneos, crure intecto, hispida clamyde, ex humeris dependente psitarcia, de finibus uliginosis allabi. (Guibert, liv. Ier.)

[35] Albert d'Aix, liv. Ier. — Guibert, liv. Ier.

[36] Albert d'Aix, liv. Ier. — Guillaume de Tyr, liv. Ier, et Guibert de Nogent, toujours un peu mordant contre les croisés, liv. Ier.

[37] Magister et signifer ducenterum peditum qui et ipse pedes erat. Albert d'Aix, liv. Ier.

[38] Albert d'Aix, Chronique des Croisades, liv. Ier.

[39] Ils avaient surtout pour ennemis les Petchenègues. (Pincenarii, qui Bulgariam inhahitant. Albert Aquens, lib. Ier.)

[40] Cette généalogie des chefs de la croisade et de Pierre l'Ermite est toujours attestée par les chroniqueurs. Walterus filius Waleramni de Bretoit castro, quod est juxta Belvatium. (Albert d'Aix, liv. Ier.)

[41] Guibert a des reproches très-durs contre les croisés ; il les accuse même d'arracher les poils de la barbe à leurs hôtes. Suis hospitibus barbas rellehant. (Guibert, liv. Ier.)

[42] Albert d'Aix, liv. Ier. Anne Comnène commence aussi à s'occuper de la marche rapide des croisés vers la Grèce ; elle n'épargne pas les reproches. (Alexiade, liv. X.)

[43] Anne Comnène, Alexiade, liv. X.

[44] Albert d'Aix, Chronique des Croisades, liv. Ier.

[45] Albert d'Aix, Chronique des Croisades, liv. Ier.

[46] Pierre l'Ermite fut dès ce moment très-dévoués à l'empereur Alexis ; il fit tout par ses conseils. Albert d'Aix et Guibert, liv. Ier. Anne Comnène avait vu Pierre l'Ermite, elle fait son portrait avec une attention scrupuleuse, Alexiade, liv. X.

[47] Alexiade, liv. X.

[48] Comparez Albert d'Aix, liv. Ier, Guillaume de Tyr, liv. Ier, et Guibert de Nogent, liv. Ier.

[49] Albert d'Aix, Chronique des Croisades, liv. Ier.

[50] Guibert et Albert d'Aix, liv. Ier. Ces détails sur les croisés allemands, détails qu'on trouve surtout dans Albert d'Aix, disent assez que ce chroniqueur était d'Aix-la-Chapelle, et non d'Aix en Provence.

[51] Guibert de Nogent, liv. Ier.

[52] Toutes les fois qu'il y avait une grande émotion de peuple, on tombait sur les juifs. On massacra les juifs dans la croisade du duc d'Aquitaine contre les Mores d'Espagne (Collection Duchesne, tom. IV, p. 88). Le pape Alexandre II prit leur défense, Alexand. II, Epistol. in collect. Concil., tom. IX, p. 1154. Les rabbins Joseph ben Josué, 1re part., f° 5, p. 2, et David Ganz, Tzemach David, f° 27, p. 1re, parlent également des massacres de leurs coreligionnaires. La Chronique de Rouen a conservé souvenir d'un massacre de juifs lors de la croisade. Labbe, in nor. Biblioth., Mss., tom. I, p. 367.

[53] Voyez tout ce récit dans Albert d'Aix, liv. Ier. La situation des juifs en Allemagne est restée mercantile et abaissée ; je me souviens qu'en 1838, entre Scharding et Lintz, je vis un juif battu et bafoué par les étudiants.

[54] Albert d'Aix, Chronique des Croisades, liv. Ier.

[55] Voyez Anne Comnène, liv. X.