HUGUES CAPET ET LA TROISIÈME RACE

 

TOME DEUXIÈME

LETTRE SUR L'ESPRIT DES XIe ET XIIe SIÈCLES.

 

 

Je quitte l'époque désolée, la forêt silencieuse et l'ermitage au désert, quand l'oiseau de nuit secouait ses ailes sur le beffroi ! J'abandonne ces temps de désordre où chaque tour noire sur la colline semblait une aire d'où le féodal s'élançait pour le pillage. L'an mil avait été dans la population un morne effroi ; on aurait dit que la colère de Dieu allait s'appesantir sur les hommes, aux approches de cette fin du monde annoncée par les chroniques.

Maintenant ce deuil du peuple a cessé ; une époque nouvelle s'ouvre devant la génération : tout est riant et coloré ; l'Église n'a plus ses voiles de tristesse ; partout revêtue d'une robe inimitable, elle s'élance en ogive vers les cieux ; ses cloches ébranlent joyeusement les flèches dentelées qui frissonnent au vent des cantiques, chant du départ des pèlerins. La féodalité s'organise en châtellenies ; ce n'est plus l'aspect sombre d'une société incessamment envahie par les Barbares, les Hongres et les Normands ; les châsses des saints sont éblouissantes de pierreries, de topazes, d'escarboucles ; elles se montrent radieuses sur l'autel au milieu des plus merveilleuses orfèvreries. Les vitraux reproduisent sous le soleil les mille nuances de leurs couleurs variées ; le château a cessé d'avoir cette vie monotone et silencieuse, secouée seulement par les phénomènes du ciel et l'ouragan qui siffle dans les tours isolées : les cours plénières partout s'établissent avec la chevalerie ; les trouvères et les troubadours viennent égayer les longues soirées d'hiver ; la légende elle-même abandonne ce caractère assombri qui marque le Xe siècle. Ce ne sont plus les chroniques sinistres dès loups dans le désert et des pieux ermites qui vivent sous l'arbre séculaire, en creusant leur fosse de mort ; les légendes prennent un caractère moqueur et plus attrayant ; la société est joyeuse comme si les temps de tristesse étaient loin d'elle : le paon féodal apparaît sur la table avec ses ailes déployées ; le faisan d'or avec sa belle couronne s’épanouit sur de riches plats que servent les varlets. Les lices, les tournois se multiplient, et la vie se passe avec un caractère plus sensualiste.

Ce changement dans l'esprit de la société, qui l’a produit ? Ce progrès vers une civilisation plus grande, qui l'a préparé ? Les croisades. Ces glorieuses expéditions en Palestine ont entraîné la nouvelle génération dans une vie plus active : on a traversé bien des pays ! on a vu tant de merveilles ! l'Italie, la Grèce, la Syrie. On a secoué l'enveloppe de pierre pour courir au delà des mers, et fonder des seigneuries à Antioche, à Jérusalem, à Édesse ; on a éprouvé des malheurs durant les croisades, mais ceux qui sont revenus de ces climats lointains ont tant de belles histoires à raconter ! ils ont vu Rome et ses sept collines, Constantinople et ses mille tours ; ils ont vu le soleil avec ses feux éblouissants, tel qu'il se montre dans les pays du Midi. Quand ils s'en reviennent dans les villes froides, pluvieuses du Nord et du centre de la France, depuis la Loire jusqu'au Rhin ; quand ils séjournent à Blois, à Tours, à Caen la normande, à Paris en l'Île, ils apportent là leurs légendes dorées et les émotions de leur longue route ; ils content avec délice ce qu'ils ont vu et ce qu'ils ont senti. Tout se colore de leur joie ; on n'a plus à craindre la famine et les fléaux du Xe siècle ; autant les deux époques précédentes semblent frappées de malédiction, autant le XIIe siècle se complaît dans les délassements des nobles cours de chevalerie. Ainsi se montre et se développe le caractère des temps qu'embrasse ce volume.

Un autre fait dominant, c'est l'apparition de la scolastique, de l'idée universitaire en face de la pensée catholique. Je trouve à cette époque ces deux forces en lutte ; elles se personnifient dans saint Bernard, la puissante intelligence, et dans Abélard l'universitaire. J'éprouve joie au XIIe siècle à monter sur la colline Sainte-Geneviève, alors toute coupée en jardinets avec leurs puits et leurs figuiers, pour entendre les disputes universitaires, et Champeaux qui donna là ses premières leçons. Puis vint Abélard, son élève, qui voulut établir une vive controverse, et mit en révolte l'esprit d'examen contre l'esprit d'autorité. Il est important de s'arrêter sur cette lutte immense au XIIe siècle ; la forme passe dans la succession des temps, mais la pensée reste ; les grands systèmes se transforment ; ils ne se perdent jamais. Au moyen âge la force de l'Église triompha, et cela devait être, parce que la foi était alors la pensée dominante ; et quand j'emploie ici cette expression de la foi, je la prends dans l'acception la plus absolue ; je l'applique aussi bien à la croyance pour une pensée religieuse que pour un système politique. Les sociétés les plus fatalement menacées sont celles précisément où il n'y a plus de foi, où l'indifférence dessèche tout ; elles sont en décadence et en ruines. L'examen produit le terrible résultat de ne rien laisser debout, et tandis que saint Bernard organisait l'admirable et forte hiérarchie monastique, Abélard s'efforçait d'introduire des idées de doute et de réformation dans l'œuvre du génie ; il ne réussit pas à cette lutte, et l'on vit le scolastique abaisser son front devant la parole du saint abbé.

Mon but dans ce livre est de faire connaître encore l'esprit de toute une génération ; je me complais dans la peinture d'un siècle, et loin de le juger avec la froide méthode des philosophes, je m'identifie avec lui. Hélas ! qui pourrait dire la pensée des âges qui ne sont plus ? qui pourrait pénétrer dans les œuvres des vieux siècles pour porter des jugements téméraires ? qui pourrait réveiller les morts pour leur demander compte de leurs œuvres ? Chaque temps a ses idées, chaque homme ses passions : tout roule sous la main de la Providence au milieu de ce vaste océan où s'engloutissent les pensées et les systèmes.

J'ai laissé la société à la première croisade, quand l'ermite Pierre, Gauthier sans Avoir et Godefroy de Bouillon se préparaient pour leur passage en Palestine. Dans ce grand mouvement des peuples, il a fallu distinguer les races, séparer les Francs, les Allemands, les Provençaux, qui transportent leurs habitudes dans les colonies chrétiennes d'Orient. Ici l'auteur a dû rectifier bien des idées, et descendre de l'épopée du Tasse à la réalité historique ; il a dû rendre les personnages à leur brutalité féodale, et ne pas faire de Godefroy de Bouillon un paladin du XVe siècle. Dans ce livre les croisades seront ce que les chroniques et les Chartres veulent qu'elles soient ; le Tasse a été, par son droit de poète, un des grands corrupteurs de l'histoire ; il a entraîné les écrivains les plus froids à de fausses peintures et à des portraits de fantaisie.

Trois règnes se développent dans ce volume : la fin de Philippe Ier, l'administration de Louis VI et de Louis VII, Philippe Ier se place en dehors des croisades, tout absorbé par le grand coup de l'excommunication, il ne règne plus ; c'est Louis VI, enfant élevé à Saint-Denis, qui prend en main le gouvernement de la monarchie ; on le voit, noble sire féodal, attaquer successivement toutes les châtellenies du Parisis, assiéger Montmorency ou Luzarche, comme s'il s'agissait de lutter contre la race germanique ou anglaise. Pauvre suzerain, il n’est pas maître à quelques lieues du territoire et de son palais en l'île ; il conquiert et lutte corps à corps, il sue peine et travail sous son casque et sa cotte de mailles. Avec l'aide de Dieu, des communaux et de son activité, il reprend un peu sa couronne, et à sa mort il laisse un meilleur héritage à Louis VU, enfant élevé aussi à Saint-Denis ; Saint-Denis, la grande abbaye de France, où pendait l'oriflamme sur lâchasse bénite ! Louis VII commence à peine sa vie qu'elle est immédiatement absorbée par une pensée de croisade. Souverain impétueux, il a puni d'une manière impitoyable ses vassaux révoltés ; ses vêtements sont couverts de sang, et le voilà dominé par l'idée de pénitence. Il conduit en Orient Aliénor de Guienne, qui lui avait donné tant de terres eu mariage. Là les haines de races éclatent encore ; Aliénor est Poitevine et méridionale, les barons francs ne sont satisfaits que lorsque Louis VII l'a répudiée ; il s'agit moins ici d'une affaire de jalousie ou de lignage intime que d'une question de races. Louis VII personnifie les barons francs, Aliénor la châtellenie provençale ; le divorce les sépare violemment.

Ces trois rognes amènent mon travail jusqu'à l'administration de Philippe Auguste, qui forme une histoire spéciale. J'ai peint cette civilisation du moyen âge sans la juger ; je n'en ai ni la mission ni la volonté ; et qui pourrait entreprendre la téméraire tâche de déprécier un siècle si loin de nous ? chaque génération n'est-elle pas soumise à des infirmités particulières, à des tendances bonnes ou mauvaises ? Certes je suis fier de mon époque, mais au milieu même de ces immenses progrès de la civilisation, je me surprends souvent à avoir peur, à tressaillir involontairement comme en face d'un danger. Les temps de merveilles annoncent de grandes catastrophes ; quand on foule la poussière de Tyr, de Palmyre, de Ninive, de Memphis, on se rappelle avec une indicible mélancolie qu'elles eurent, elles aussi, des pyramides qui s'élevaient aux cieux, des tours gigantesques qui défiaient les nuages, des jardins suspendus, des rivières qui passaient sur des villes immenses, des palais de porphyre et d'or, des canaux qui unissaient les mers, des galères de bois de cèdre, d'ébène et d'ivoire. Eh bien, tout a disparu sous le glaive des Barbares ou sous les fléaux qui ravagent le monde. Les Barbares peuvent venir de loin ou de près ; les Romains les avaient à leurs frontières ; nous peut-être, nous les avons dans notre sein, nous les portons dans nos flancs ! Les siècles passés eurent leurs pompes, leurs richesses, leur civilisation ; les âges les ont détruites quand ce n'est pas la fureur de l'homme. Notre génération ingrate se prépare à son tour de grandes ingratitudes ; et nous qui avons dégradé de nos mains profanes les monuments de nos pères, qui sait ? d'autres mains profanes aussi gratteront un jour les images de nos victoires, et briseront les souvenirs d'Austerlitz et de Wagram, comme nous avons brisé les vitraux de Suger qui reproduisaient les croisades, l'héroïque mémoire des conquêtes de nos aïeux en Palestine.

Je cherche en vain, dans l'antique abbaye où j'écris ces lignes, les vestiges des traditions nationales ; il n'y a plus de chasses bénites, l'oriflamme a cessé d'ombrager l'autel, et les tombes ont pris un aspect de rajeunissement qui décolore la vieille épopée de trois races de rois se déroulant dans ces sépulcres noircis. Je vois à peine quelques débris qui me rappellent Suger. On n'a pas respecté ta vieille image, digne abbé de Saint-Denis, avec ta mitre en tête et tes deux doigts de marbre roides qui bénissaient les générations depuis tant de siècles ! Tout a été mutilé, fracassé. Noble abbé, ouvre-moi une fois encore les vieilles traditions de tes chroniques, afin que je puisse pénétrer dans ce mystérieux moyen âge, qui nous apparaît comme une épopée fantastique où se pressent les légendes, les vies des saints, les exploits de chevalerie et les magnifiques œuvres dont je vois s'effacer chaque jour les débris !

 

Saint-Denis en France, juin 1839.